lundi, juillet 13, 2009

LE DEREGLEMENT DU MONDE (Amin Maalouf) 2009

"Avec la fin de la confrontation entre les deux blocs, (celui de l'Est et celui de l'Ouest) nous sommes passés d'un monde où les clivages étaient principalement idéologiques et où le débat était incessant, à un monde où les clivages sont principalement identitaires et où il y a peu de place pour le débat. Chacun proclame ses appartenances à la face des autres, lance des anathèmes, mobilise les siens, diabolise ses ennemis...Il ne s'agit pas, pour autant, de regretter le climat intellectuel qui régnait du temps de la Guerre froide...Il me paraît néanmoins légitime de déplorer que le monde en soit sorti "par le bas"., je veux dire moins d'universalisme, moins de rationalité, moins de laïcité; vers des appartenances héréditaires aux dépens des opinions acquises; et donc vers moins de libre débat. page 23
Soit nous saurons bâtir en ce siècle une civilisation commune à laquelle chacun pourra s'identifier, soudée par les mêmes valeurs universelles, guidée par une foi puissante en l'aventure humaine, et enrichie de toutes nos diversités culturelles; soit nous sombrerons ensemble dans une commune barbarie. Ce que je reproche aujourd'hui, au monde arabe, c'est l'indigence de sa conscience morale; ce que je reproche à l'Occident, c'est sa propension à transformer sa conscience morale en instrument de domination. page 32
Si la tragédie des Arabes, c'est d'avoir perdu leur place parmi les nations, et de se sentir incapables de la retrouver, la tragédie des Occidentaux, c'est d'avoir accédé à un rôle planétaire démesuré qu'ils ne peuvent plus assumer pleinement mais dont ils ne peuvent non plus se dépêtrer. Page 36
Pour plusieurs générations successives, dont la mienne, et notamment pour ceux d'entre nous qui sont nés dans les contrées du Sud, la lutte contre le sous-développement était la suite logique de la lutte pour l'indépendance. page 44
L'une (des conséquences de l'affaiblissemnt de la part relative de l'Occident dans l'économie mondiale) des plus inquiétantes, c'est que la tentation paraît désormais grande pour les puissances occidentales, et surtout pour Washington, de préserver par la supériorité militaire ce qu'il n'est plus possible de préserver par la supériorité économique ni par l'autorité morale. page 46.
Les effets quasi miraculeux de la construction européenne, qui ont permis de relever en peu de temps l'Irlande, l 'Espagne, le Portugal ou la Grèce avant de s'étendre à grands pas vers l'Europe centrale et orientale, n'ont jamais réussi à traverser le mince détroit de Gibraltar pour passer de l'autre côté de la Méditerranée, où se dresse à présent un haut mur qui, pour être invisible, n'en est pas moins réel, cruel et dangereux, comme celui qui divisait naguère l'Europe. Sans doute, la crise millénaire du monde musulman en est-elle pour partie responsable...Mais il n'est pas certainement le seul. Car si l'on tourne le regard vers le Nouveau Monde, ce vaste territoire où l'islam n'a jamais pris racine, on obtient un phénomène similaire, à savoir l'incapacité des Etats-Unis à étendre leur prospérité au Sud du Rio Grande vers le Mexique voisin; au point qu'ils se sont sentis obligés de bâtir leur propre mur protecteur, palpable celui-là, et qui leur vaut méfiance et ressentiment de la part de toute l'Amérique latine, laquelle est portant - faut-il le rappeler?- aussi chrétienne que l'Europe ou l'Amérique du Nord.pages 53-54
Je demeure persuadé, pour ma part, que la civilisation occidentale a été, plus que toute autre, créatrice de valeurs universelles; mais elle s'est montrée incapable de les transmettre convenablement . Un manquement dont l'humanité entière paie aujourd'hui le prix.
L'explication commode, c'est que les autres peuples n'étaient pas prêts à recevoir une telle "greffe" (celle de la démocratie). C'est là une idée inusable qui se transmet d'une génération à l'autre, d'un siècle à l'autre, et qu'on ne discute pas tant elle semble être l'évidence même. Sa dernière formulation en date concerne l'Irak. "L'erreur des Américains , nous dit-on, c'est d'avoir voulu imposer la démocratie à un peuple qui n'en voulait pas"!...Chaque fois que les Iraniens ont eu l'occasion de voter, ils y sont allés par millions, au péril de leur vie. Connaît-on une seule autre population au monde qui aurait accepté de faire la queue devant les bureaux de vote en sachant avec certitude qu'il y aurait des attentats suicides et des voitures piégées? Et c'est cette population que l'on dit qu'elle ne voulait pas de la démocratie?
Autre moitié de l' affirmation, à savoir que les Etats-Unis auraient voulu imposer la démocratie en Irak, me paraît contestable. On pourrait aligner beaucoup de raisons plus ou moins crédibles...Mais de tous les observateurs sérieux...aucun n'a jamais rapporté le moindre bout de phrase pouvant suggérer que la motivation réelle de l'invasion ait pu être d'instaurer la démocratie en Irak. pages 55, 56, 57.
Le communautarisme est une négation de l'idée même de citoyenneté, et on ne peut bâtir un système politique civilisé sur un tel fondement. Autant, il est crucial de prendre en compte les différents composantes d'une nation, mais de manière subtile, et souple, et implicite, afin que chaque citoyen se sente représenté; autant il est pernicieux , et même destructeur, d'instaurer un système de quotas qui partage durablement la nation en tribus rivales.page 58
L'enfant sait faire la différence entre une mère adoptive et une marâtre. les peuples savent faire la différence entre libérateurs et occupants.
Contrairement à l'idée reçue, la faute séculaire des puissances européennes n'est pas de vouloir imposer ses valeurs au reste du monde , mais très exactement l'inverse: d'avoir constamment renoncé à respecter leurs propres valeurs dans leurs rapports avec les peuples dominés. Tant qu'on n'aura pas levé cette équivoque, on courra le risque de retomber dans les mêmes travers. La première de ces valeurs, c' est l'universalité, à savoir que l'humanité est une. Diverse, mais une. De ce fait, c'est une faute impardonnable que de transiger sur les principes fondamentaux sous l'éternel prétexte que les autres ne seraient pas prêts à les adopter. Il n'y a pas de droits de l'homme pour l'Europe, et d'autres droits de l'homme pour l'Afrique, l'Asie, ou pour le monde musulman. Aucun peuple sur terre n'est fait pour l'esclavage, pour la tyrannie, pour l'arbitraire, pour l'ignorance, pour l'obscurantisme, ni pour l'asservissement des femmes. Chaque fois que l'on néglige cette vérité de base, on trahit l'humanité, et on se trahit soi-même. page 62, 63
Son drame (celui de l'Occident), aujourd'hui comme hier, et depuis des siècles, c'est qu'il a été constamment partagé entre son désir de civiliser le monde et celui de le dominer- deux exigences inconciliables. Partout il a énoncé les principes les plus nobles, mais il s'est soigneusement abstenu de les appliquer dans les territoires conquis. page 66
Pour toute société, et pour l'humanité dans son ensemble, le sort des minorités n'est pas un dossier parmi d'autres; il est avec le sort des femmes, l'un des révélateurs les plus sûrs de l'avancement moral ou de la régression. Un monde où l'on respecte chaque jour un peu mieux la diversité humaine, où toute personne peut s'exprimer dans la langue de son choix, professer paisiblement ses croyances et assurer sereinement ses origines sans encourir l'hostilité ni le dénigrement, que ce soit de la part des autorités ou de la population, c'est un monde qui avance, qui progresse, qui s'élève. page 69
...Les repères communs se perdaient...la désintégration de l'Union soviétique et du "camp socialiste", l'émergence d'un monde où les clivages identitaires ont pris le pas sur les clivages idéologiques, et l'avènement d'une super puissance unique, qui exerce de fait, sur toute l'étendue de la planète, une "suzeraineté" mal acceptée. page 93
La légitimité, c'est ce qui permet aux peuples et aux individus d'accepter, sans contrainte excessive, l'autorité d'une institution, personnifiée par des hommes et considérée comme porteuse de valeurs partagées. page 107
Pour toute société humaine, l'absence de légitimité est une forme d'apesanteur qui dérègle tous les comportements. Notre planète est un tissage serré de populations différentes, toutes conscientes de leur identité, conscientes du regard qu'on leur porte, conscientes des droits à conquérir et à préserver, persuadées d'avoir besoin des autres et d'avoir également besoin de s'en protéger.
Aujourd'hui, le rôle de la culture est de fournir à nos contemporains les outils intellectuels et moraux qui leur permettrons de survivre - rien de moins. page203
Nous ne pouvons plus nous permettre de connaître "les autres" de manière approximative, superficielle, grossière. Nous avons besoin de les connaître avec subtilité, de près, je dirai même dans leur intimité. Ce qui ne peut se faire qu'à travers leur culture. Et d'abord à travers leur littérature. L'intimité d'un peuple, c'est sa littérature. C'est là qu'il dévoile ses passions, ses aspirations, ses rêves, ses frustrations, ses croyances, sa vision du monde qui l'entoure, sa perception de lui-même et des autres, y compris de nous-mêmes. Parce que, en parlant " des autres" , il ne faut jamais perdre de vue que nous-mêmes, qui que nous soyons, nous sommes aussi "les autres" pour tous les autres. page 206
( les religions: quelques phrases sur la culture) "L'encre du savant vaut mieux que le sang du martyr" dit le Prophète de l'Islam. Et dans le Talmud : "Le monde ne se maintient que par le souffle des enfants qui étudient". page 208
Lorsque Marx désignait la religion comme "opium du peuple", il ne le faisait pas avec dérision, ni avec dédain comme l'ont souvent fait ses disciples. Il n'est peut-être pas inutile de se remémorer sa phrase entière, qui disait: "La détresse religieuse est à la fois l'expression d'une vraie détresse et une protestation contre cette détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée, le coeur d'un monde sans coeur, l'âme d'un monde sans âme. Elle est l'opium du peuple." De son point de vue, il fallait abolir ce "bonheur illusoire" pour que les gens s'emploient à bâtir un bonheur réel. page 211
Une grande leçon du siècle qui vient de s'achever, c'est que les idéologies passent et que les religions demeurent. Moins leurs croyances d'ailleurs que leurs appartenances; mais sur le socle de l'appartenance se reconstruisent des croyances. Ce qui rend les religions presque indestructibles, c'est qu'elles offrent aux adeptes un ancrage identitaire durable. page 217
Ma conviction profonde, c'est que toutes les doctrines, religieuses ou profanes, portent en elles les germes du dogmatisme et de l'intolérance; chez certaines personnes ces germes se déploient, chez d'autres, ils demeurent latents...Les textes sacrés disent à chaque étape de l'Histoire ce que les hommes ont envie d'entendre. page 219
Ma conviction profonde, c'est que l'on accorde trop de poids à l'influence des religions sur les peuples et pas assez à l'influence des peuples sur les religions...Le christianisme s'est romanisé...Si le christianisme a contribué à faire de l'Europe ce qu'elle est devenue, l'Europe a également contribué à faire du christianisme ce qu'il est devenu. page 234
Pendant des siècles, l'Occident s'est montré incapable d'appliquer aux autres peuples, notammant à ceux dont il tenait le destin dans ses mains, les principes qu'il appliquait aux siens, et qui faisait sa grandeur. C'est ainsi, par exemple, que la france coloniale, pour éviter d'accorder aux habitants de ses départements d'Algérie une citoyennenté à part entière, les avait confinés dans le statut de "Français musulmans" - une appellation passablement aberrante de la part d'une république laïque...Les empires coloniaux bâtis par les nations européeenes au XIXè et au XXè siècle n'ont jamais été que des extensions de soi-même, des écoles de racisme appliqué et de transgression morale qui ont préparé la voie aux guerres, aux génocides et aux totalitarismes qui allaient ensanglanter l'Europe. Pages 241, 242
C'est d'abord auprès des immigrés que la grande bataille de notre époque devra être menée, c'est là qu'elle sera perdue ou gagnée. (pour l'Occident) page 245
Ce dont un immigré a soif, cest d'abord de dignité. Et même précisément, de dignité culturelle. La religion en constitue un élément, et il est légitime que les croyants veuillent pratiquer leur culte dans la sérénité. Mais, pour l'identité culturelle, la composante la plus irremplaçable est la langue. C'est souvent parce que sa langue est délaissée, y compris par lui-même, qu'un immigré éprouve le besoin d'afficher les signes de sa croyance...L'appartenance religieuse est exclusive, l'appartenance linguistique ne l'est pas; tout être humain a vocation à rassembler en lui plusieurs traditions linguistiques et culturelles. pages 263, 264
Depuis que les identités ont pris le pas sur les idéologies, les sociétés humaines réagissent souvent aux événements politiques en fonction de leurs appartenances religieuses; la Russie est redevenue ouvertement orthodoxe; l'Union européenne se reconnaît implicitement comme un rassemblement de nations chrétiennes; les mêmes appels au combat retentissent dans tous les pays musulmans. page 268
Pour bâtir peu à peu une civilisation commune, fondée sur les deux principes intangibles et inséparables que sont l'universalité des valeurs essentielles et la diversité des expressions culturelles...Pour moi, respecter une culture, c'est encourager l'enseignement de la langue qui la porte, c'est favoriser la connaissance de sa littérature, de ses expressions théâtrales, cinématographiques, musicales, picturales, architecturales, artisanales, culinaires, etc... page 274
Notre planète est un tissage serré de populations différentes, toutes conscientes de leur identité, conscientes du regard qu'on leur porte, conscientes du droit à acquérir ou à préserver, persuadées d'avoir besoin des autres et d'avoir également besoin de s'en protéger. page 294