mercredi, mars 25, 2020

LA FERME DU BOUT DU MONDE ( Sarah Vaughan)

Cornouailles, une ferme isolée au sommet d'une falaise. Battus par les vents de la lande et les embruns, ses murs abritent depuis trois générations, une famille... et ses secrets.
1939. Will et Alice trouvent refuge auprès de Maggie, la fille du fermier. Ils vivent une enfance protégée des ravages de la guerre. Jusqu'à cet été 1943 qui bouleverse leur destin.
Eté 2014. La jeune Lucy, trompée par son mari, rejoint la ferme de sa grand-mère Maggie. Mais rien ne l'a préparée à  ce qu'elle y découvrira. Deux étés, séparés par un drame inavouable. Peut-on tout réparer soixante-dix ans  plus tard? 
Un roman vibrant. 


Deux heures plus tard, Lucy troquait la sécurité de l'hôpital où elle travaillait depuis cinq ans contre l'anonymat d'une rue fréquentée de Londres: plus de badge, ni de blouse, ses compétences d'infirmière remises en cause, suspendues au verdict d'un médecin du travail. La chaleur de la fin juin, redoublée par les gaz d'échappement, l'étouffait et elle s'est sentie  débordée. Elle n'avait plus de métier. Plus de mari. Qui était-elle?...

Elle partait à la dérive, très loin, vers la mer. page 33

30 juin 1944. Cornouailles
La mer était bleu marine quand Maggie descendait le sentier escarpé pour se baigner dans la crique déserte, en toute fin de journée. Les autres la croyaient dans sa chambre , occupée à réviser ses examens pour son certificat de la semaine suivante. page 38

3 juillet 2014. Cornouailles.
Maggie , depuis le banc , surveille le sentier; elle guette sa petite-fille. le chemin est désert, l'air immobile. Seul le chant d'une alouette et le pas lourd des a fille troublent le calme de cette matinée estivale. Le portail grince et Judith remonte les dalles d'ardoise usées.  page 42
- Lucy!
Le visage écarlate, Judith dévale les dalles d'ardoise du jardin. Elle essuie ses mains rouges sur son tablier et étreint sa fille avec bonheur.
- Regarde-toi! Tu es tellement maigre!
Elle s'écarte, les yeux plissés par l'inquiétude tandis qu'elle saisit les poignets trop fragiles , qu'elle scrute la taille fine et les joues creusées.
- Oh ma chérie! C'est le stress?
- On peut dire ça... page 52

JE N'AI PAS TERMINE CE LIVRE.

mercredi, mars 11, 2020

EMBRASEMENTS ( Kamila Shamsie) 2019

Isma et Eamonn se lient d'amitié aux Etats-Unis dans une ville universitaire.  Tous deux arrivent de Londres et sont d'origine pakistanaise.Mais leurs histoires familiales diffèrent. Le père d'Isma a sacrifié sa vie au djihad, Figure montante du parti conservateur britannique, celui d'Eamonn  est connu pour son rejet du communautarisme.
Rentré en Angleterre, Eamonn rencontre Aneeka, la soeur d'Isma, dont il avait vu une photographie et remarqué la beauté renversante. Très vite, ils sont précipités dans une vertigineuse spirale de passion et de secrets. Jusqu'au jour où Aneeka dévoile à son amant l'existence de son frère jumeau embrigadé par l'Etat islamique, qui cherche désormais à fuir l'enfer de Raqqa. Elle supplie Eamonn d'intercéder pour lui auprès de son père. Mais le tout nouveau ministre de l'Intérieur prône la "tolérance zéro" à l'égard de ceux qui ont trahi la patrie. Dès lors ces deux familles happées par la tourmente médiatique, avancent inéluctablement vers le deuil et l'effondrement. 
L'immortelle tragédie d'Antigone orchestre ce roman et nous entraîne à la suite de personnages, incarnations vibrantes des héros de Sophocle. Confrontés au pire, tant dans la sphère intime que sur l'échiquier international, ils tentent d'échapper à l'étau des loyautés contraires pour s'emparer  de leur destin. Explorant leurs réalités identitaires, familiales, amoureuses et politiques, Embrasements reflète les plus violentes convulsions de notre monde contemporain.

- Les Migrants ont une nouvelle voiture. Une BMW. Une BMW dans notre rue. Et ensuite? Un poney? Une cuisinière en fonte?  Une jeune fille au pair?
Quand des locataires avaient emménagé dans la maison où les jumeaux avaient grandi et remplacé les voilages aux fenêtres par des stores  manifestement coûteux, baissés la plupart du temps, Aneeka avait déclaré que, pour la première fois, elle  comprenaient ceux qui réagissaient mal à l'arrivée de migrants dans leur quartier.  Le surnom était resté, malgré les tentatives d'Isma pour en changer.  page 36

  ..Le père d'Eamonn était fréquemment .un sujet de conversation pendant la pause-café mais toujours en tant que "mon père", jamais en tant que figure publique.
Un site d'information  qui sous un bandeau BREAKING NEWS, annonçait un remaniement ministériel, avec notamment la nomination d'un nouveau ministre de l'Intérieur. Et effectivement, c'était bien lui - l'homme auquel elle avait cru qu'Eamonn ressemblait avant de passer assez de matinées avec ce dernier pour découvrir les particularités de son visage et de sa gestuelle. L'article décrivait le ministre tout récemment nommé comme un homme "d'origine musulmane", ce que la presse précisait toujours à son propos, comme s'il avait hardiment rompu avec son identité de musulman. Inévitablement, la phrase se poursuivait par la mention: " ferme sur la sécurité".

Eamonn arrive voir Isma au café.
- Tu es en retard, dit-elle.
- Importantes nouvelles familiales. Il se pencha en avant, souriant, comme un fils fier de son père...
- Mon père vient d'être nommé ministre de l'Intérieur, Karamat Lone. Tu vois qui c'est j'imagine? *Elle fit oui de la tête et avala une gorgée de café, histoire de faire quelque chose. pages 47, 48

"Tu es proche de lui, n'est-ce pas?
- Tu vois bien en quoi consistent les relations  père-fils.
- Pas vraiment.
- Avant tout, un père t'aide à devenir un homme.
Isma n'avait vraiment jamais bien compris en quoi ça consistait....Pour une fille , devenir une femme était inévitable, pour un garçon, devenir un homme était une ambition.. Page 50

"Tu sais que le Coran nous enjoint  de considérer le sexe comme une bénédiction divine? intervint Hira.
- Dans le cadre du mariage!
- Chacun a sa lecture sélective en ce qui concerne le Livre saint.  page 56

"Parle-moi de ton père, dit-il
- Le problème, c'est que je ne vois pas très bien ce que je pourrais t'en dire. Je ne le connaissais pas. Il s'est essayé à beaucoup de choses dans sa vie - la guitare, le commerce, le jeu, l'escroquerie, le djihad - mais c'est dans son rôle de père absent qu'il s'est montré le plus constant.
Elle lui raconta tout ce dont elle se souvenait sans se dérober. page 64

(Aneeka a passé la nuit chez Eamonn) Quand il se décida à se lever,  il la trouva dans le salon, agenouillée sur une serviette en guise de tapis de prière, son  voile un simple foulard, sans épinglage compliqué ni bonnet serré au-dessous. ...Il aurait du^quitter la,pièce immédiatement;mais il ne pouvait s'empêcher de regarder cette inconnue, se prosterner devant Dieu là où, quelques heures auparavant elle se trouvait à genoux pour une toute autre raison.
...-Tu priais pourquoi?  demanda-t-il  quand elle réapparut dans la chambre..
- La prière n'est pas une transaction, monsieur le capitaliste, c'est une façon de bien commencer la journée. pages 90, 91

(Anneeka à Eamonn) " Je n'ai jamais voulu à ton père pour ce qu'il avait dit du mien. Il avait raison - nous nous portons bien mieux sans Adil Pasha (son père). Mais maintenant ça me dérange. parce que quand on y pense, ton père a l'impression d'être intransigeant. Je n'aime pas l'idée que tu aies un père intransigeant. j'ai besoin de savoir s'il est différent avec toi.
....- C'est bien qu'on ait eu cette discussion.  C'est vrai qu'il peut être intransigeant, en particulier  avec des gens qui trahissent son pays. page 101

(Karamat Lone, le père d'Eamonn devant des lycéens, en grande partie musulmans.)
" Il n'y a rien que ce pays vous interdira d'atteindre - médailles olympiques,  capitanat de l'équipe nationale de cricket, vedettariat pop ou couronne de la téléréalité. Et si tout ça ne marche pas,  vous pourrez viser  le ministère de l'Intérieur. Vous êtes, nous sommes britanniques. la Grande Bretagne vous reconnaît comme tels. De même que la plupart d'entre vous. Mais à ceux d'entre vous qui en doutent, laissez-moi vous dire ceci: ne vous isolez pas par votre façon d' s'habiller, par votre façon e penser, par un attachement à des codes de conduite dépassés., par une loyauté  esclave à des idéologies. Car si vous vous conduisez ainsi,  vous serez teité différemment - non par racisme, bien que ça existe encore, mais parce que  vous insistez sur votre différence vis-à-vis des autres dans ce Royaume -Uni multiethnique, multireligieux, multiple, qui est le nôtre. Et regardez tout ce que vous manquerez  en raison de  cette attitude.page 110

"Tu peux vivre avec  beaucoup de choses, mais  pas avec la mort. la mort, c'est vivre sans. page 118

Eamonn et  Emily se tournaient vers leur mère quand ils avaient  envie d'un nouveau gadget, 'une voiture,  et - plus tard - d'un appartement; la relation avait quelque chose de solide , avec  ses options binaires OUI/NON, généralement OUI.  page 131

(Parvaiz , le frère jumeau de Anneeka) Il avait grandi  dans l'idée que son père  était un secret honteux, qui devait être caché du monde extérieur..Page 156

Farooq ami de Parvaiz lui parle du djihad) Quelque soit l'endroit, ils parlaient, ils parlaient. Ou Farooq parlait ou Parvaiz écoutait ces histoires sur son père qu'il avait toujours voulu connaître._ il n'était pas question d'un enfant  qui n'en faisait qu'à sa tête, ni d'un mari irresponsable, mais 'un homme courageux qui avait combattu l'injustice, qui avait su porter son regard au-delà du mensonge des frontières nationales, qui avait remonté le moral de ses camarades dans les moments difficiles....
Pour aider Parvaiz à saisir ces responsabilités plus importantes, Farooq lui parla d'histoire: de la terreur avec laquelle la chrétienté avait assisté à l'ascension de l'Islam, des mille ans de suprématie musulmane, finalement écrasée par ces sortes d'eunuques qu'étaient les Ottomans et les Moghol page 158s oublieux  de la voie de la morale, puis du plaisir sanguinaire avec lequel les chrétiens s'étaient vengés des siècles d'humiliation....il ne semblait pas y avoir un seul endroit u monde musulman qui soit ignoré de Farooq  page 158

Farooq avait ouvert le navigateur pour montrer à Parvaiz la photo du drapeau noir et blanc que ce dernier n'avait vu pour la première fois que quelques mois plus tôt et dont il avait appris à détourner rapidement les yeux quand il le voyait dans les journaux dans le métro afin que personne ne soupçonne ce jeune musulman de s'y intéresser un peu trop. Parvaiz leva les yeux vers Farooq, qui lui fit signe de faire défiler les images à l'aide e son index. Des hommes pêchant, un magnifique coucher de soleil en toile de fond; des enfants sur des balançoires dans une aire de jeux, un jeune homme chevauchant un superbe étalon en pleine ville, dans une rue bordée d'étals de légumes frais, un vieillard au regard intense sous une canopée de raisins verts, tendant le bras pour saisir une grappe; des jeunes gens de différentes origines assis sur un tapis disposé dans un champ...
- Ces autres images sont réelles?
- Bien sûr qu'elles le sont, regarde!
Il revint en arrière sur l'image de la pêche, et  Parvaiz s'aperçut que l'un des hommes ..; était Farooq... page 178
Et puis, il se retrouva en train de préparer son départ..
Comment il en était arrivé là, il n'aurait su le dire. Il avait été trop occupé à changer pour prendre le termps de tracer la courbe de ce changement. Cela faisait longtemps que Farooq et lui ne parlaient plus de football, d'émissions de téléréalité ou de son boulot chez le marchand de  légume. Il n'y avait qu'un seul sujet et il finit par comprendre que ce sujet était sa destination.
- Tu es sûr que je pourrai rentrer si ça ne me plait pas?
- Bine sûr que oui, je suis rentré moi, non?
-Tu ne m'as jamais dit pourquoi?
- J'avais des problèmes de famille à régler....Page 183

( Parvaiz part et arrive à Raqqa) Ce que Farooq ne lui savait pas dit, c'était que tous les nouveaux arrivants devaient passer par un stage de charia de dix jours.;Il y aura encore un pois d'entraînement aux médias..Tout cela semblait un peu lourd, Farooq en convenait , mais bientôt, il serait placé dans un studio , aurait un salaire, ainsi qu'un SUV personnel et une partie de maison,...page 194

On était à la fin du mois de mars. Il avait survécu à l'nnui et à l'offense des cours de charia pendant lesquels il avait appris que tous ceux qui l'aimaient étaient des infidèles ou des apostats , et que toute personne qui n n'appartenait pas à l'une ou l'autre de ces catégories méritait la mort.   page 202

( Parvaiz veut rentrer en Grande Bretagne, il est à Istanbul, s'apprête à entrer à l'ambassade de Grande Bretagne  mais est abattu. Ensuite , son corps doit être inhumé au Pakistan , son pays, la Grande Bretagne refuse le rapatriement su  corps; sa soeur y vient, le récit se termine par la mort de celle-ci et de son  amant, le fils du ministre e l'Intérieur) page 314)

mercredi, mars 04, 2020

PARCE QUE LES FLEURS SONT BLANCHES ( Gerbrand Bakker) 2020

Traduit du Néerlandais.

Leur mère est partie sans laisser d'adresse, mais les jumeaux, Klaas et Kees ainsi que leur petit frère Gerson forment une fratrie heureuse, entourée par leur père, sans oublier leur chien. Jusqu'à ce dimanche matin ordinaire, lorsqu'ils prennent une route de campagne bordée d'arbres fruitiers pour rendre visite à leurs grands-parents. dans la voiture, la discussion pour savoir si les fleurs des poiriers sont roses ou blanches s'anime. Une priorité à droite non respectée, et Gerson, treize ans, se réveille à l'hôpital , aveugle. 
Grâce à son art de saisir l'infiniment humain, en peu de mots, mais avec une gamme infinie de nuances, Gerbrand Bakker nous raconte cette histoire déchirante de ce jeune garçon qui ne parvient pas à vivre dans le noir, mais aussi celle d'une famille unie dans sa volonté de surmonter l'épreuve. Un roman d'une  puissance rare. 

Notre père avait une voiture très vieille et toute petite. Autrefois, nous avions deux voitures, cette très vieille et toute petite, et une grande qui brillait. Un jour, notre mère est partie dans la grande qui brillait, et nous ne les avons jamais revues, ni l'une ni l'autre.
" Elle est à l'étranger, a dit notre père, qui s'appelle Gérard. Avec un autre homme. Un étranger."
Nous étions assez grands pour nous en tenir là, mais Gerson, qui ne l'était pas encore assez, a demandé : "Pourquoi"?
Cinq fois par an, elle nous envoyait une carte. A nos anniversaires et au Nouvel An. Dessus, il n'y avait pas grand-chose d'écrit. Joyeux anniversaire ou bonne année et meilleurs voeux! Nous ne répondions jamais, car nous ignorions où envoyer la carte.
" Pourquoi on ne sait pas? " a demandé Gerson.
Gerard a répondu qu'elle ne nous avait jamais communiqué sa nouvelle adresse. page 15
....- "Mais elle doit bien être quelque part? Où est-elle alors? Pourquoi elle ne l'écrit pas? C'est un beau pays l'Italie? Qu'es-ce qu'ils parlent là-bas? Maman loge chez quelqu'un? Quand est-ce qu'elle revient?  (Gerson, le plus jeune) page 17

" Demain, on ira chez Jan et Anna, a-t-il dit ce soir-là.
- D'accord avions-nous répondu, car le lendemain, c'était un dimanche, et le dimanche, est un jour où il faut faire  quelque chose, car un dimanche où on ne fait rien est un jour horrible. Un jour vide, sans événements, qui s'achève sur du foot à la télé.  page 34

Plus tard, ( la famille a eu un accident  en allant chez les grands-parents) nous avons essayer de nous remémorer la conversation que nous avons eue dans la voiture ce fameux dimanche matin. Ce n'est pas grave d'oublier certaines choses. A tout retenir, on deviendrait fou. Mais il y a des jours , surtout des jours où il se passe des choses qui n'arrivent pas normalement, que l'on n'oubliera jamais. Tout ce qui se passe un tel jour prend un sens particulier. Que s''est-il passé exactement? Qui a parlé et que s'est-il dit? Aurions-nous pu faire quelque chose pour l'empêcher? Pleuvait-il? Y avait-il du soleil? Tout, mais alors vraiment tout devient important.  page 36

" Les poiriers sont en fleurs, a-t-il dit. C'est beau.
...."Au fait, comment sais-tu que ce sont des poiriers? a demandé Klaas par pure mauvaise humeur.
- Parce que les fleurs sont blanches, a dit Gerson.
- Et alors? a rétorqué Kees.
- Les poiriers font de fleurs blanches, les pommiers font des fleurs roses.
, - Je ne te crois pas ,  a dit Klaas.
- Moi non plus , a dit Kees.
- Et pourtant, c'est comme ça. , a dit Gerson.
- Ce n'est pas l'inverse? a demandé Gerard qui regardait plus les arbres que la route.
- Il n'y aurait donc que des poiriers par ici, a dit Klaas. Des vergers remplis de poiriers. Pourtant, chez le marchand de fruits et légumes, je vois beaucoup plus de pommes que de poires.
- Regarde devant toi, a dit Gerson à Gerard. Tu as failli aller dans le fossé. " C'était une conversation banale. On aurait aussi bien pu parler de tout autre chose. Mais ce n'était pas le cas. Nous parlions des poiriers. Pour embêter Gerson , Gerard a mordu exprès sur le talus à gauche de la route. ... page 39
Personne n'a rien vu, ça nous a pris au dépourvu.  Nous riions et, quelques secondes plus tard,  nous ne riions plus page 40

A présent, nous trouvions très étrange d'être quatre autour d'un lit et de parler de celui qui était qui était allongé dans ce lit. De ne pas lui parler mais parler de lui.
...."Une personne peut rester des années  dans le coma puis se réveiller un jour sans prévenir."
Avant de  remonter le drap,  Harald ( l'aide-soignant) a effleuré de sa grande main, la poitrine de Gerson
"Bien sûr,  Gerson peut aussi se réveiller demain, a-t-il ajouté  rapidement. Il n'y a rien qu'on puisse faire, on ne peut rien prédire. Attendre, comme tu dis, c'est tout; Et ce n'est pas agréable. " page 63

Nous avons découvert qu'il est sacrément difficile de dire quoi que ce soit sans faire allusion à la vue. Et que lorsqu'une chose est interdite,  et qu'il faut y réfléchir à deux fois, elle vous échappe d'autant plus facilement. Nous avons découvert que nous ne pouvions plus  tenir quelque chose à l'oeil. Plus rien accepter les yeux fermés. Plus question non plus d'avoir les yeux plus gros que le ventre. Les expressions voir clair ou les choses en face, étaient devenues taboues. Même devant le journal télé visé, nous rétractions nos orteils et serrions les fesses dès qu'il était question d'observateurs, de spectateurs ou de témoins oculaires. Nous avons découvert que nous disions certaines choses beaucoup plus souvent que nous le pensions, par exemple: "on verra bien" ou au téléphone, " je vais voir si Gerard est là". Nous devenions fous.  page 104

"Bonjour, a crié le voisin assez fort, comme s'il pensait que Gerson était sourd. Je me dis que j'allais venir voir comment tu allais.
....ça peut aller, avons-nous entendu Gerson répondre.
- Tant mieux a dit le voisin.
Il tenait toujours la main de Gerson.
" Oui, tant mieux" a dit Gerson.
Il y a eu un silence. le voisin a enfin lâché la main de Gerson.
...."Tu vas bien alors, a dit le voisin, qui ne savait manifestement comment aborder la situation.  C'est ton père qui m'a dit que tu étais dans le jardin. Il profite du soleil, qu'il m'a dit. " page 112

On dit parfois que le temps guérit toutes les blessures. Un cliché terrible, que les gens sortent quand ils ne savent pas vraiment plus quoi dire.  C'est strictement faux en plus. Il y a des gens qui meurent de leurs blessures et, quand vous êtes mort, il n'y a plus grand-chose à faire. Gerson était vivant, ses blessures guérissaient et il devait maintenant s'habituer aux séquelles de ses blessures. Mais comment s'habituer à ne plus jamais voir? Et nous, comment pouvions-nous nous habituer à avoir un frère aveugle?Comment Gerard pouvait-il s'habituer à avoir un fils aveugle?
Et puis: quand a-t-on fini de s'habituer? Par exemple, étions-nous habitués au départ de notre mère?  Nous pensions souvent à elle, elle nous manquait parfois, nous étions fâchés contre elle. A notre avis, nous n'étions pas encore habitués à ce qu'elle ne soit plus là. Où est le terminus de  l'habitude? page 119

Il y avait quelque chose dont Gerson ne parlait pas, et cela nous étonnait. L'accident. page 122

Quand je rêve, je vois. Mes rêves s'en moquent que je sois devenu aveugle.  Je me demande comment ça se passe  chez les aveugles de naissance. Je dors beaucoup. Enormément. On dirait Gerard; lui aussi dort quand il se sent perdu. page 130

Lundi matin, 9 août. Gerard a pris un jour de congé. cela n'avait pas posé de problème, car nous n'étions pas partis en vacances cet été-là. Nous pensions que Gerard ne s'était pas rendu compte que c'était le même trajet que début mai, seulement trois mois plus tard. Nous nous trompions. Juste avant l'endroit où Gerard avait quitté la route principale, trois mois auparavant.  Gerson a dit  que la grande route l'ennuyait.  Peu après, il a ajouté qu'il voulait prendre la même route que ce fameux dimanche de mai.
" Mais sans accident, a-t-il dit, juste après la sortie.
- Oui, bien sûr, " a marmonné Gerard.
....(Klaas a voulu que l'on s'arrête.)

" Tuas raison, a-t-il dit.
- Qui ? a demandé Gerson.
-Toi.
- A propos de quoi?
- Ce sont des poires.
- Les poiriers font des fleurs blanches, a dit Gerson.
- Oui a répondu Klaas.
Gerard a redémarré. En silence, nous nous dirigions vers le carrefour.
" On y est presque? a demandé Gerson
- Oui,  a répondu Gerard.
Puis, il s'est passé quelque chose que nous n'oublierons jamais.  Juste avant d'atteindre le carrefour, Gerard s'est de nouveau rangé sur le côté.  Non parce que quelqu'un d'entre nous l'avait demandé, masi ( c'est ce que nous pensons, nous n'avons jamais demandé confirmation à Gerra)  parce qu'il ne pouvait pas continuer. Comme si le carrefour était un obstacle infranchissable, un cheval récalcitrant.
" C'est ici?  a demandé Gerson.
- Oui, a répondu Gerard d'une voix blanche.
- C'est ici que l'homme et la voiture sont arrivés de la droite.
- Oui.
- Elle était de quelle couleur?
- Rouge, a dit Gerard. Rouge foncé......
Puis le silence s'est installé un petit moment. Légèrement incliné vers l'avant, Gerard avait les coudes appuyés sur le volant. Il fixait le carrefour  sans le voir. Nous deux, nous regardions vers la droite....Gerson a levé le bras gauche et a posé  la main sur l'épaule de Gerard.
" Tu n'y es pour rien" a-t-il dit doucement.
Il a laissé sa main quelques instants..Très lentement, Gerard s'est redressé. Il ne disait rien.;;Gerard a tournée la clé de contact et s'est raclé la gorge. Avant d'enfoncer la pédale de l'accélérateur, il a regardé à gauche et à droite. Nous avons traversé le carrefour, l'obstacle était franchi. page 178.

Anna et Jean sont nos grands-parents paternels. Quant à nos grands-parents maternels, nous ne les avons plus jamais revus depuis le départ de notre mère. D'un seul coup, nous avons perdu non pas une mais trois personnes. D'après ce que nous savons, cette grand-mère et ce grand-père se sont disputés avec Gerard. Ils l'ont accusé du départ de notre mère. C'est totalement absurde, bien sûr, mais la conséquence en est  qu'ils ont disparu de nos vies à nous aussi. Alors qu'ils s'étaient disputés avec Gerard, pas avec  nous.  page 183

Ce soir là, le soir du 10 août, après le café et les chocolats sur la terrasse du jardin de Jan et Anna, il devait être huit heures et demie, Gerson a dit qu'il allait se balader un peu. Avec  sa nouvelle canne. Nous nous sommes levés immédiatement.
" Non a-t-il dit, j'y vais tout seul."
..."Je vais faire le tour de l'étang, a dit Gerson.
- ça va aller, tout seul a demandé Anna, plus à Jan  et nous qu'à Gerson.
 - Bien sûr, a répondu Gerson. Combien de fois je n'ai pas fait le tour de l'étang. Et j'emmène Daan avec moi. Ou Daan m'emmène avec lui.
- Eh bien , vas-y alors, a dit  Anna avec hésitation.
- Daan, viens.....page 196

( Gerson s'est noyé dans le lac le 10 août)
Nous sommes fin novembre. L'automne est tardif. Hier, ils ont enfin posé la pierre. Jusqu'à lors, il n'y avait qu'un petit monticule de terre au-dessus de Gerson.
Au début, Klaas ne voulait pas de texte du tout. Juste le nom de Gerson.  Kees s'était mis en quête d'une belle phrase de circonstance, ou de quelques phrases courtes. , dans le gros recueil d'histoires d'animaux. Mais tout était trop long ou pas assez bien.
....Voici ce qu'il est écrit dessus:
GERSON TOLGAARDER
28.7.1990 - 10.8. 2004

Toujours AOUT
TOUJOURS LE SOLEIL
TOUJOURS NOTRE COEUR VIDE.

On ne mettra pas de dalle., nous avons donc un carré de terre libre où planter quelque chose au printemps. On ne sait pas encore quoi....
....Après l'enterrement, malgré sa peur des fossés et de la route, Daan est resté plusieurs jours sur le monticule de terre au-dessus de la tombe de Gerson. Chaque soir, nous devions le ramener presque de force...
Gerard était terriblement silencieux.
....Début décembre. Ce matin, Gerard a lavé la voiture. dans un grand nuage de vapeur; il fait froid dehors. ...Puis, nous avons mangé des crêpes....Nous ne savions pas à quoi pensait Gerard, personne ne  disait mot. Au bout d'un moment, il s'est raclé la gorge.
" On va chercher Marianne" a-t-il dit.
Lui aussi pensait à l'Italie.
Ce serait exagéré de dire que nous avons dû  nous creuser pour savoir qui était Marianne; bien sûr que nous avions qui était Marianne, mais quand même. Gerard n'avait pas prononcé son nom depuis son départ. Quand il nous parlait d'elle, il disait toujours "votre mère". Son nom n'avait plus résonné depuis des années dans la maison.  Peu après , il s'est corrigé:
" On doit chercher Marianne".
Bien sûr qu'il le faut. Via l'ambassade néerlandaise. Via des appels  dans les journaux.
....Daan qui dormait d'un sommeil un peu agité, a dressé les oreilles et aboyé une fois, brièvement. Il avait peut-être reconnu le son du nom de notre mère. Puis, il s'est de nouveau recroquevillé, avec un soupir satisfait, le nez entre les pattes.  pages 211, 212