mercredi, mars 04, 2020

PARCE QUE LES FLEURS SONT BLANCHES ( Gerbrand Bakker) 2020

Traduit du Néerlandais.

Leur mère est partie sans laisser d'adresse, mais les jumeaux, Klaas et Kees ainsi que leur petit frère Gerson forment une fratrie heureuse, entourée par leur père, sans oublier leur chien. Jusqu'à ce dimanche matin ordinaire, lorsqu'ils prennent une route de campagne bordée d'arbres fruitiers pour rendre visite à leurs grands-parents. dans la voiture, la discussion pour savoir si les fleurs des poiriers sont roses ou blanches s'anime. Une priorité à droite non respectée, et Gerson, treize ans, se réveille à l'hôpital , aveugle. 
Grâce à son art de saisir l'infiniment humain, en peu de mots, mais avec une gamme infinie de nuances, Gerbrand Bakker nous raconte cette histoire déchirante de ce jeune garçon qui ne parvient pas à vivre dans le noir, mais aussi celle d'une famille unie dans sa volonté de surmonter l'épreuve. Un roman d'une  puissance rare. 

Notre père avait une voiture très vieille et toute petite. Autrefois, nous avions deux voitures, cette très vieille et toute petite, et une grande qui brillait. Un jour, notre mère est partie dans la grande qui brillait, et nous ne les avons jamais revues, ni l'une ni l'autre.
" Elle est à l'étranger, a dit notre père, qui s'appelle Gérard. Avec un autre homme. Un étranger."
Nous étions assez grands pour nous en tenir là, mais Gerson, qui ne l'était pas encore assez, a demandé : "Pourquoi"?
Cinq fois par an, elle nous envoyait une carte. A nos anniversaires et au Nouvel An. Dessus, il n'y avait pas grand-chose d'écrit. Joyeux anniversaire ou bonne année et meilleurs voeux! Nous ne répondions jamais, car nous ignorions où envoyer la carte.
" Pourquoi on ne sait pas? " a demandé Gerson.
Gerard a répondu qu'elle ne nous avait jamais communiqué sa nouvelle adresse. page 15
....- "Mais elle doit bien être quelque part? Où est-elle alors? Pourquoi elle ne l'écrit pas? C'est un beau pays l'Italie? Qu'es-ce qu'ils parlent là-bas? Maman loge chez quelqu'un? Quand est-ce qu'elle revient?  (Gerson, le plus jeune) page 17

" Demain, on ira chez Jan et Anna, a-t-il dit ce soir-là.
- D'accord avions-nous répondu, car le lendemain, c'était un dimanche, et le dimanche, est un jour où il faut faire  quelque chose, car un dimanche où on ne fait rien est un jour horrible. Un jour vide, sans événements, qui s'achève sur du foot à la télé.  page 34

Plus tard, ( la famille a eu un accident  en allant chez les grands-parents) nous avons essayer de nous remémorer la conversation que nous avons eue dans la voiture ce fameux dimanche matin. Ce n'est pas grave d'oublier certaines choses. A tout retenir, on deviendrait fou. Mais il y a des jours , surtout des jours où il se passe des choses qui n'arrivent pas normalement, que l'on n'oubliera jamais. Tout ce qui se passe un tel jour prend un sens particulier. Que s''est-il passé exactement? Qui a parlé et que s'est-il dit? Aurions-nous pu faire quelque chose pour l'empêcher? Pleuvait-il? Y avait-il du soleil? Tout, mais alors vraiment tout devient important.  page 36

" Les poiriers sont en fleurs, a-t-il dit. C'est beau.
...."Au fait, comment sais-tu que ce sont des poiriers? a demandé Klaas par pure mauvaise humeur.
- Parce que les fleurs sont blanches, a dit Gerson.
- Et alors? a rétorqué Kees.
- Les poiriers font de fleurs blanches, les pommiers font des fleurs roses.
, - Je ne te crois pas ,  a dit Klaas.
- Moi non plus , a dit Kees.
- Et pourtant, c'est comme ça. , a dit Gerson.
- Ce n'est pas l'inverse? a demandé Gerard qui regardait plus les arbres que la route.
- Il n'y aurait donc que des poiriers par ici, a dit Klaas. Des vergers remplis de poiriers. Pourtant, chez le marchand de fruits et légumes, je vois beaucoup plus de pommes que de poires.
- Regarde devant toi, a dit Gerson à Gerard. Tu as failli aller dans le fossé. " C'était une conversation banale. On aurait aussi bien pu parler de tout autre chose. Mais ce n'était pas le cas. Nous parlions des poiriers. Pour embêter Gerson , Gerard a mordu exprès sur le talus à gauche de la route. ... page 39
Personne n'a rien vu, ça nous a pris au dépourvu.  Nous riions et, quelques secondes plus tard,  nous ne riions plus page 40

A présent, nous trouvions très étrange d'être quatre autour d'un lit et de parler de celui qui était qui était allongé dans ce lit. De ne pas lui parler mais parler de lui.
...."Une personne peut rester des années  dans le coma puis se réveiller un jour sans prévenir."
Avant de  remonter le drap,  Harald ( l'aide-soignant) a effleuré de sa grande main, la poitrine de Gerson
"Bien sûr,  Gerson peut aussi se réveiller demain, a-t-il ajouté  rapidement. Il n'y a rien qu'on puisse faire, on ne peut rien prédire. Attendre, comme tu dis, c'est tout; Et ce n'est pas agréable. " page 63

Nous avons découvert qu'il est sacrément difficile de dire quoi que ce soit sans faire allusion à la vue. Et que lorsqu'une chose est interdite,  et qu'il faut y réfléchir à deux fois, elle vous échappe d'autant plus facilement. Nous avons découvert que nous ne pouvions plus  tenir quelque chose à l'oeil. Plus rien accepter les yeux fermés. Plus question non plus d'avoir les yeux plus gros que le ventre. Les expressions voir clair ou les choses en face, étaient devenues taboues. Même devant le journal télé visé, nous rétractions nos orteils et serrions les fesses dès qu'il était question d'observateurs, de spectateurs ou de témoins oculaires. Nous avons découvert que nous disions certaines choses beaucoup plus souvent que nous le pensions, par exemple: "on verra bien" ou au téléphone, " je vais voir si Gerard est là". Nous devenions fous.  page 104

"Bonjour, a crié le voisin assez fort, comme s'il pensait que Gerson était sourd. Je me dis que j'allais venir voir comment tu allais.
....ça peut aller, avons-nous entendu Gerson répondre.
- Tant mieux a dit le voisin.
Il tenait toujours la main de Gerson.
" Oui, tant mieux" a dit Gerson.
Il y a eu un silence. le voisin a enfin lâché la main de Gerson.
...."Tu vas bien alors, a dit le voisin, qui ne savait manifestement comment aborder la situation.  C'est ton père qui m'a dit que tu étais dans le jardin. Il profite du soleil, qu'il m'a dit. " page 112

On dit parfois que le temps guérit toutes les blessures. Un cliché terrible, que les gens sortent quand ils ne savent pas vraiment plus quoi dire.  C'est strictement faux en plus. Il y a des gens qui meurent de leurs blessures et, quand vous êtes mort, il n'y a plus grand-chose à faire. Gerson était vivant, ses blessures guérissaient et il devait maintenant s'habituer aux séquelles de ses blessures. Mais comment s'habituer à ne plus jamais voir? Et nous, comment pouvions-nous nous habituer à avoir un frère aveugle?Comment Gerard pouvait-il s'habituer à avoir un fils aveugle?
Et puis: quand a-t-on fini de s'habituer? Par exemple, étions-nous habitués au départ de notre mère?  Nous pensions souvent à elle, elle nous manquait parfois, nous étions fâchés contre elle. A notre avis, nous n'étions pas encore habitués à ce qu'elle ne soit plus là. Où est le terminus de  l'habitude? page 119

Il y avait quelque chose dont Gerson ne parlait pas, et cela nous étonnait. L'accident. page 122

Quand je rêve, je vois. Mes rêves s'en moquent que je sois devenu aveugle.  Je me demande comment ça se passe  chez les aveugles de naissance. Je dors beaucoup. Enormément. On dirait Gerard; lui aussi dort quand il se sent perdu. page 130

Lundi matin, 9 août. Gerard a pris un jour de congé. cela n'avait pas posé de problème, car nous n'étions pas partis en vacances cet été-là. Nous pensions que Gerard ne s'était pas rendu compte que c'était le même trajet que début mai, seulement trois mois plus tard. Nous nous trompions. Juste avant l'endroit où Gerard avait quitté la route principale, trois mois auparavant.  Gerson a dit  que la grande route l'ennuyait.  Peu après, il a ajouté qu'il voulait prendre la même route que ce fameux dimanche de mai.
" Mais sans accident, a-t-il dit, juste après la sortie.
- Oui, bien sûr, " a marmonné Gerard.
....(Klaas a voulu que l'on s'arrête.)

" Tuas raison, a-t-il dit.
- Qui ? a demandé Gerson.
-Toi.
- A propos de quoi?
- Ce sont des poires.
- Les poiriers font des fleurs blanches, a dit Gerson.
- Oui a répondu Klaas.
Gerard a redémarré. En silence, nous nous dirigions vers le carrefour.
" On y est presque? a demandé Gerson
- Oui,  a répondu Gerard.
Puis, il s'est passé quelque chose que nous n'oublierons jamais.  Juste avant d'atteindre le carrefour, Gerard s'est de nouveau rangé sur le côté.  Non parce que quelqu'un d'entre nous l'avait demandé, masi ( c'est ce que nous pensons, nous n'avons jamais demandé confirmation à Gerra)  parce qu'il ne pouvait pas continuer. Comme si le carrefour était un obstacle infranchissable, un cheval récalcitrant.
" C'est ici?  a demandé Gerson.
- Oui, a répondu Gerard d'une voix blanche.
- C'est ici que l'homme et la voiture sont arrivés de la droite.
- Oui.
- Elle était de quelle couleur?
- Rouge, a dit Gerard. Rouge foncé......
Puis le silence s'est installé un petit moment. Légèrement incliné vers l'avant, Gerard avait les coudes appuyés sur le volant. Il fixait le carrefour  sans le voir. Nous deux, nous regardions vers la droite....Gerson a levé le bras gauche et a posé  la main sur l'épaule de Gerard.
" Tu n'y es pour rien" a-t-il dit doucement.
Il a laissé sa main quelques instants..Très lentement, Gerard s'est redressé. Il ne disait rien.;;Gerard a tournée la clé de contact et s'est raclé la gorge. Avant d'enfoncer la pédale de l'accélérateur, il a regardé à gauche et à droite. Nous avons traversé le carrefour, l'obstacle était franchi. page 178.

Anna et Jean sont nos grands-parents paternels. Quant à nos grands-parents maternels, nous ne les avons plus jamais revus depuis le départ de notre mère. D'un seul coup, nous avons perdu non pas une mais trois personnes. D'après ce que nous savons, cette grand-mère et ce grand-père se sont disputés avec Gerard. Ils l'ont accusé du départ de notre mère. C'est totalement absurde, bien sûr, mais la conséquence en est  qu'ils ont disparu de nos vies à nous aussi. Alors qu'ils s'étaient disputés avec Gerard, pas avec  nous.  page 183

Ce soir là, le soir du 10 août, après le café et les chocolats sur la terrasse du jardin de Jan et Anna, il devait être huit heures et demie, Gerson a dit qu'il allait se balader un peu. Avec  sa nouvelle canne. Nous nous sommes levés immédiatement.
" Non a-t-il dit, j'y vais tout seul."
..."Je vais faire le tour de l'étang, a dit Gerson.
- ça va aller, tout seul a demandé Anna, plus à Jan  et nous qu'à Gerson.
 - Bien sûr, a répondu Gerson. Combien de fois je n'ai pas fait le tour de l'étang. Et j'emmène Daan avec moi. Ou Daan m'emmène avec lui.
- Eh bien , vas-y alors, a dit  Anna avec hésitation.
- Daan, viens.....page 196

( Gerson s'est noyé dans le lac le 10 août)
Nous sommes fin novembre. L'automne est tardif. Hier, ils ont enfin posé la pierre. Jusqu'à lors, il n'y avait qu'un petit monticule de terre au-dessus de Gerson.
Au début, Klaas ne voulait pas de texte du tout. Juste le nom de Gerson.  Kees s'était mis en quête d'une belle phrase de circonstance, ou de quelques phrases courtes. , dans le gros recueil d'histoires d'animaux. Mais tout était trop long ou pas assez bien.
....Voici ce qu'il est écrit dessus:
GERSON TOLGAARDER
28.7.1990 - 10.8. 2004

Toujours AOUT
TOUJOURS LE SOLEIL
TOUJOURS NOTRE COEUR VIDE.

On ne mettra pas de dalle., nous avons donc un carré de terre libre où planter quelque chose au printemps. On ne sait pas encore quoi....
....Après l'enterrement, malgré sa peur des fossés et de la route, Daan est resté plusieurs jours sur le monticule de terre au-dessus de la tombe de Gerson. Chaque soir, nous devions le ramener presque de force...
Gerard était terriblement silencieux.
....Début décembre. Ce matin, Gerard a lavé la voiture. dans un grand nuage de vapeur; il fait froid dehors. ...Puis, nous avons mangé des crêpes....Nous ne savions pas à quoi pensait Gerard, personne ne  disait mot. Au bout d'un moment, il s'est raclé la gorge.
" On va chercher Marianne" a-t-il dit.
Lui aussi pensait à l'Italie.
Ce serait exagéré de dire que nous avons dû  nous creuser pour savoir qui était Marianne; bien sûr que nous avions qui était Marianne, mais quand même. Gerard n'avait pas prononcé son nom depuis son départ. Quand il nous parlait d'elle, il disait toujours "votre mère". Son nom n'avait plus résonné depuis des années dans la maison.  Peu après , il s'est corrigé:
" On doit chercher Marianne".
Bien sûr qu'il le faut. Via l'ambassade néerlandaise. Via des appels  dans les journaux.
....Daan qui dormait d'un sommeil un peu agité, a dressé les oreilles et aboyé une fois, brièvement. Il avait peut-être reconnu le son du nom de notre mère. Puis, il s'est de nouveau recroquevillé, avec un soupir satisfait, le nez entre les pattes.  pages 211, 212

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