jeudi, octobre 31, 2019

CEUX QUI PARTENT (Jeanne Bénameur) 2019

Tout ce que l'exil fissure pour ouvrir de nouveaux chemins.  En cette année 1910, sur Ellis Island, aux portes de New York, ils sont une poignée à l'éprouver, chacun au creux de sa langue encore, comme dans le premier vêtement du monde.
Il y a Donato et sa fille, Emilia, les lettrés italiens, Gabor, l'homme qui veut fuir son clan ,l'Arménienne épargnée qui rêve d'inventer les nouvelles tenues des libres Américaines.
Retenus un jour et une nuit sur Ellis Island, les voilà confrontés à l'épreuve de l'attente. Ensemble. Leurs routes se mêlent, se dénouent ou se lient. mais tout dans ce temps suspendu, prend une intensité qui marquera leur vie entière.
 Face à eux, Andrew Jonsson, New-Yorkais, père islandais, mais fier d'une ascendance qui remonte aux premiers pionniers. Dans l'objectif de son appareil, ce jeune photographe amateur tente de capter ce qui lui échappe depuis toujours, ce qui le relierait à ses ancêtres, émigrants eux aussi. Quelque chose que sa famille riche et oublieuse n'aborde jamais.
Avec lui, la ville-monde cosmopolite et ouverte à tous les progrès de ce XXème siècle qui débute.
L'exil comme l'accueil exigent de la vaillance. Ceux qui partent et ceux de New-York n'en manquent pas. A chacun dans cette ronde nocturne, ce tourbillon d'énergie et de sensualité, de tenter de trouver la forme de son exil, d'inventer dans son propre corps les fondations de son nouveau pays. Et si la nuit était une langue, la seule langue est universelle.
 
Il (le jeune photographe) s'est habitué maintenant aux arrivées à Ellis Island. Il sait que la parole est contenue face aux étrangers, que chacun se blottit encore dans sa langue maternelle comme dans le premier vêtement du monde. La peau est livrée au ciel nouveau. La parole, on la préserve.
Les émigrants parlent entre eux, seulement entre eux. page 12
 
Toutes ces voix qui crient, hèlent , sermonnent les petits, cherchent qui le mari, qui l'enfant ou la mère, la sœur, la femme. Toutes ces voix sont celles de gens comme elle (Emilia). Sur le paquebot, ils étaient mélangés, Polonais, Italiens, quelques Russes aussi, juifs pour la plupart fuyant les horreurs des pogroms.  page 18
 
Et lui-même, Donato, (père d'Emilia)  est seul, sur le rivage où l'on abandonne tous ceux qu'on a aimés et qu'il faut quitter. Car émigrer, c'est laisser les ancêtres et ceux qu'on a aimés, dans une terre où l'on ne retournera pas. En cet instant, tout son corps le ressent douloureusement. page 23
 
Comme les grands oiseaux qui vont chercher l'asile propice pour faire leur nid, ils sont partis mais les hommes n'ont pas la liberté des ailes. La nature ne les a pas pourvus pour se déplacer au-dessus des mers et des terres.  Il leur faut faire confiance  à d'autres hommes pour être transportés. page 27
 
Les morts ne parlent pas. Ils se manifestent comme ils peuvent.  Dans la couleur du ciel, la page d'un livre qui s'ouvre au bon endroit, le parfum inattendu qui vient surprendre les habitudes...page 29
 
Partir, c'est respirer autrement. page 31
 
Qu'ont-ils laissé là-bas?
Tout. Tout simplement. Maison meubles, vaisselle et le reste et tout ce qui ne compte pas. page 33

L'Amérique, elle l'a voulue parce qu'elle a senti  que là, elle  pourrait être libre. Là, le sort des femmes était différent. Tous les jours, avant le départ, elle se disait qu'elle s'habillerait autrement, se coifferait autrement, dénouerait ses cheveux, les couperait peut-être, et qu'elle irait dans les grandes rues avec  les autres. Elle respirerait un autre air et ça changerait tout. page 40
 
Il faut parfois accepter de ne plus être sûr de repartir. C'est le sort de ceux qui partent. page 44
Se rendre utile, c'est se sauver . Elle a appris cela très tôt. page 44
 
...Parce qu'on ne peut pas rester chacun sur la rive sinon à quoi d'être là, ensemble vivants? 
Il faut bien lutter contre la peur d'être aspirés par une histoire.  Ecouter jusqu'au bout, malgré le péril des mots. Parce que les mots sont puissants, elle le sait. Ils peuvent marquer pour toujours. Est-ce qu'entendre la douleur des autres, c'est devoir la porter sur son dos, et ne plus jamais, plus jamais, connaître la légèreté de l'existence? page 54 (Emilia  est avec une femme arménienne, toute sa famille a été massacrée.)
 
Il avait appris dès l'enfance qu'on ne possède pas les gens qu'on aime, même s'ils vous mettent au monde. page 62
 
(Sur Ellis Island) On marque à la craie directement sur le manteau  la ou les lettres qui indiquent les motifs de suspicion. Il connaît par cœur l'étrange alphabet  et en a honte. On ne devrait pas marquer les gens comme u bétail, même à la craie.  La poussière blanche  qu'ils effaceront de leurs vêtements continuera à faire un drôle de nuage  entre leurs yeux et l'Amérique. page 88
 
Elle n'a pas besoin de statue pour sentir la liberté. page 96
 
Etre regardé quand on  a les yeux fermés,  c'est faire confiance. Totale.  page 98
 
Quand on ne sait plus où vivre,  on ne sait plus très bien qui  on est vraiment  non plus. page 122
 
Andrew essaie d'imaginer ce que c'est, une maison e rien là-bas, dans le grand froid. (Ses grands-parents islandais vont venus à New York). Mais il a du mal.  Son père,  il ne peut l'imaginer que tranquille, adossé à cette force que donne l'argent  bien gagné. ...Mais maintenant, tout cet argent qui doit fructifier , pourquoi?  Est-ce-que cela ne suffit pas d'en avoir suffisamment assez gagné pour vivre?  Ne pourrait-il pas, lui, être celui qui ne rapporte pas d'argent en plus?  celui qui suit une autre route où l'argent a juste le poids qui permet de vivre. page 220
 
Mais ils ont tout. (Les parents d'Andrew) Tout pour être heureux maintenant. Elle est loin leur  Islande et tout ce qu'ils y ont vécu! Qu'ils oublient, mais qu'ils oublient! Est-ce si dur d'oublier le malheur?  page 230
 
J'avais (le père d'Andrew) à peine dix ans quand on est arrivés, avec ta grand-mère et tes deux oncles, mes petits frères.  Et c'est là, toujours présent.  Comme si le temps n'était pas passé.  Nous étions  nous aussi des émigrants.
Andrew a le cœur qui bat fort soudain. Sigmundur poursuit.
 Et pauvres. Si pauvres....La traversée avait été un cauchemar....page 236
 
Parler sa langue, c'est vivre avec soi-même,  bien présent dans le monde. page 243

Ces deux-là,(Donato et sa fille Emilia) n'ont rien à voir avec la venue des pauvres Islandais qu'ils étaient et toute la famille.  Ainsi, donc, on peut venir en Amérique juste par choix. On peut choisir de quitter sa terre, sa langue et tout ce qu'on connaît. page 268

Personne n'est à personne. page 273
 
Il (Andrew) est riche désormais de l'histoire de son père, l'histoire qui le relie à la terre d'avant.  page 285
 
Les émigrants ne cherchent pas à conquérir des territoires. Ils cherchent à conquérir le plus profond d'eux-mêmes parce qu'il n'y a pas d'autre façon de continuer  à vivre lorsqu'on quitte tout.
Ils dérangeront le monde où ils posent le pied par cette quête même. page 326.

samedi, octobre 26, 2019

LES AMAZONES (Jim Fergus) 2019

Mille femmes blanches: l'héritage.
 
1875. Un chef cheyenne propose au président Grant d'échanger  mille chevaux contre mille femmes blanches, afin de les marier à ses guerriers. Celles-ci, "recrutées" de force dans les pénitenciers et les asiles du pays, intègrent peu à peu le mode de vie des Indiens, au moment où commencent les grands massacres des tribus.
 
1876. Après la bataille de Little Big Horn, quelques survivants décident de prendre les armes contre cette prétendue" civilisation"  qui vole aux Indiens leurs terres, leur mode de vie, leur culture er leur histoire.  Cette tribu fantôme de femmes rebelles va bientôt passer dans la clandestinité pour livrer une bataille implacable qui se poursuivra de génération en génération.
 
Dans cette ultime volume de la trilogie, Mille femmes, blanches, Jim Fergus mêle avec une rare  maestria la lutte des femmes et des Indiens face à l'oppression , depuis la fin du XIXème siècle jusqu'à aujourd'huiAvec un sens toujours aussi fabuleux de l'épopée romanesque, il dresse des portraits de femmes aussi fortes qu'inoubliables.
 
(J'ai lu précédemment  Mille Femmes blanches, La vengeance des mères. 
 Les Amazones est le dernier de la trilogie. Voir aussi  Marie-Blanche, évocation de la mère française de Jim Fergus.

Il vous faut une ligne droite, du début jusqu'à la fin. Alors que, dans notre culture, le monde est une courbe, avec des ellipses. (Molly, une cheyenne à Jon, un Blanc) page 22
 
Les Indiens sont des gens discrets et effacés. A ce propos, je n'utiliserai pas dans ces pages, le terme d' "Amérindiens", relativement récent. Il nous a été attribué par des Blancs bien intentionnés, de manière à faire valoir que nous étions les premiers habitants du continent qu'ils ont pris.
... Comme je le disais, nous sommes un peuple discret, et personne  ne garde ses secrets aussi bien que nous.  Nous avons appris, il y a fort longtemps, à préserver les nôtres des Blancs, à ne rien divulguer e personnel, de précieux, ou qui puisse être retourné  contre nous. Mais nous sommes aussi réservés les uns  vis-à-vis des autres. Simplement, nous évitons d'aborder certains sujets.  page 52
 
Mais voilà, après la destruction de notre village, après cette balle dans le dos, je suis arrivée à la conclusion que personne ne résistera à l'implacable invasion de la race blanche et aux moyens mis en œuvre pour supprimer ce qui se dresse sur son chemin.  Rien, aucune des maigres possessions de ce vieux peuple indigène, et encore moins le portrait que nous avons pu en faire. page 59

" Le général George Crook rassembla ses éclaireurs indiens et, par quelques mots bien sentis, leur expliqua  ce qu'on attendait d'eux pendant la campagne. Il insista sur la fait que ces vastes plaines, ces montagnes et ces vallées seraient bientôt occupées par une population de rudes  travailleurs. le gibier serait exterminé, le bétail prendrait sa place , et il fallait que l'Indien décide, tout de suite, de vivre à la manière des Blancs et de conclure la paix. Ou alors, il disparaîtrait complètement. Quant aux éclaireurs, tant qu'ils se comporteraient bien, ils seraient décemment payés, comme des soldats, mais ils devaient veiller à ne pas sottement dépenser leur solde. qu'ils épargnent le moindre cent et qu'ils achètent vaches et juments! Pendant que l'Indien dormait, veaux et poulains grandiraient  et il se  réveillerait un jour dans la peau d'un homme très riche". page 71 ( capitaine John Gregory Bourke, " Une campagne  d'hiver dans le Wyoming et le Montana".
 
( Chez des fermiers) Se souciaient-ils, se rendaient-ils seulement compte que cette terre, divisée par l'Etat en parcelles de soixante-cinq hectares, afin de la distribuer  à des fermiers comme eux, ou de la vendre au prix de gros à de riches exploitants, avait, pendant mille ans,  été le pays de populations indigènes dont les derniers représentants étaient aujourd'hui, pourchassés, massacrés ou assignés à résidence, afin que les colons puissent en profiter. page 118
 
Nos aïeules rapportaient l'épopée d'un groupe de femmes blanches et d'autres races, venues vivre parmi les Indiens, mais aussi de guerrières qui, en plein galop,  étaient capables de percer  d'une flèche le cœur d'un ennemi.  Mais elles restaient discrètes la -dessus , car ces histoires déplaisaient aux chefs de tribus et aux hommes en général.  Ceux-ci n'aimaient pas qu'on l'on dépeignent nos femmes autrement que comme des épouses dociles, de mères qui ont pour seules occupations de pourvoir aux besoins du foyer, de leur mari,  d'élever les enfants.  page 161
 
Il est des choses que nous gardons en nous toute notre vie, les meilleures comme les pires. page 171
 
(May raconte un épisode de sa vie) Un soir,  mon père est arrivé chez nous, accompagné de plusieurs hommes. Ils m'ont enlevé mes enfants et il m'a fait interner dans un asile de fous. je n'ai trouvé qu'un moyen d'en sortir. Je me suis portée volontaire pour participer à un programme confidentiel dont le but était d'envoyer des femmes blanches, à l'ouest, chez les Cheyennes et leur faire des enfants... L'Etat pensait aussi les convaincre....grâce à nous de déposer les armes, afin de les intégrer dans le monde soi-disant civilisé. Tu connais la suite.  Je t'ai raconté l'attaque de notre village, et je n'ai pas menti. page 243
 
New York Times, 12 avril 2019.

Sur 5 712 femmes portées disparues en 2016, selon le Centre d'informations criminelles des Etats-Unis, seulement 116 ont été enregistrées dans le fichier des personnes disparues du Département de la Justice.
506: le nombre de femmes et de filles indigènes disparues ou assassinées dans 71 villes américaines en 2016, d'après un rapport de novembre de l'Urban Health Institute.
1 sur 3: selon le Département de la Justice, la proportion d'Amérindiennes victimes d'un viol ou d'une tentative de viol soit plus que le double de la moyenne nationale.
84o/o: le nombre de femmes indigènes qui ont subi des violences physiques ou psychologiques au cours  de leur vie, selon le National Institute of Justice ; page 283

A mon avis, personne  ne dit jamais la stricte vérité dans un journal intime. Elle est toujours interprétée d'une façon ou d'une autre. page 307
 
 
J'ai terminé ce livre de 370 pages. Il me semble qu'il y ait bien des longueurs, des redites, les personnages parlent à tour de rôle, ce qui entraîne  de la lassitude, parfois, j'ai eu l'impression que le roman n'avait pas eu tout le soin demandé dans sa rédaction. Cependant , d'excellents passages sur les relations Américains, (les Blancs) et les Indiens, les femmes blanches "envoyées" par le gouvernement pour américaniser les tribus. J'ai préféré les deux libres précédents de la trilogie.

lundi, octobre 14, 2019

BEAUMARCHAIS. UN AVENTURIER DE LA LIBERTE 2019

"L'existence de Beaumarchais est une ivresse de vivre. Une suite de folles journées. Une pièce de théâtre effrénée où les personnages, tous, Beaumarchais, se succèdent, se nourrissent l'un de l'autre, s'allient, se contredisent, se combattent, parfois, se détestent, le plus souvent s'aiment, trop.
Ce serait banal si, vécues par tous ces personnages, toutes ces vies se succédaient sagement. Cet horloger, ce fils d'horloger, ne supporte pas la chronologie. C'est le prince du En Même Temps, cette stratégie qui, quoi qu'on pense, n'est pas moderne: c'était déjà la devise du XVIIIème siècle. Musicien, courtisa, financier, promoteur immobilier, industriel, espion, armateur, auteur d'œuvres tantôt géniales, tantôt très oubliables, éditeur de Voltaire, il devient révolutionnaire malgré lui. Trop gourmand pour ne  pas TOUT vivre à la fois. Et trop joyeux de toutes ces aventures pour en ressentir de la fatigue.
Comme l'écrivait Fernando Pessoa, n'être qu'un est une prison".

Comme l'a prouvé Jean Starobinski, dans un livre admirable, le XVIIIè siècle a inventé la liberté.
Liberté du savoir.
Liberté du citoyen, fac e à la religion.
Liberté d'un peuple (américain) , face à l'anglaise nation colonisatrice.
Liberté de l'auteur, écrivain ou journaliste , face à la censure.
Liberté de l'artiste, jusqu'alors contraint d'imiter l'Antique.
Liberté du jardinier, jusqu'alors obligé de tenir les rênes courtes à la nature au lieu de la laisser vivre.
Liberté du commerçant, jusqu'alors empêché par les octrois, les frontières internes e tles privilèges.
Liberté de l'entrepreneur, prisonnier des corporations.
Et bien d'autres libertés.
A commencer par celle de penser (contre toutes les censures) , celle de tout explorer ( pour étancher une inépuisable curiosité), celle de toucher à tout, (pour quelle raison s'en priver puisqu'on est touché par tout?)
N'oublions pas, il va sans dire, la liberté  de mœurs.
 
Mais la liberté engendre le désordre.pages 11, 12.
 
Cent fois ruiné, cent et une fois refait....
Que dire de sa vie? Elle est la vie même.
Un mouvement perpétuel, un feuilleton jamais ralenti, une folle journée, pour reprendre le premier titre de son Mariage ( de Figaro) page 13
 
Le risque de l'excellence pédagogique, c'est de fabriquer des clones. page 20
 
Une montre, c'est le temps. Et le temps, c'est l'ennemi, celui qui creuse des rides et jaunit le teint, cette bête malfaisante qui se moque des pouvoirs et les ronge peu à peu avant de les traverser. page 29
 
Figaro....feindre d'ignorer ce qu'on sait, des a voir tout ce qu'on ignore; d'entendre ce qu'on ne comprend pas, ne pas ouïr ce qu'on entend, surtout de pouvoir au-delà de ses forces; avoir souvent pour grand secret de cacher qu'il n'y en a point; S'enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond, quand on n'est, comme on dit, que creux et vide; jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions et pensionner des traîtres; amollir des cachets; intercepter des lettres; et tâcher d'ennoblir la pauvreté de moyens, par l'importance des objets. Voilà toute le politique, ou je meurs. (Le Mariage de Figaro, acte III, scène 5)

Ainsi va la vie: quelques moments clefs, où tout se concentre, s'accélère et se décide. page 106
 
Sur les bords de la tamise, on parle beaucoup d'Amérique. Il paraîtrait que les colonies qu'y poosède l'Angleterre réclament leur indépendance! le chef des rebelles s'appellerait Washington et on annonce la venue d'un de ses proches, un quaker nommé Franklin, par ailleurs inventeur du paratonnerre.  page 113
 
Le 5 mars 1770, à Boston, les caisses de thé officiel, livrées par la Compagnie des Indes Orientales, sont jetées à la mer. La révolte commence et prend vite de l'ampleur. Jusqu'à la déclaration d'Indépendance, le 4 juillet 1776, à Philadelphie.
Les Etats-Unis d'Amérique sont fils du déchirement de l'Europe. page 117
 
Pour l'heure, ils veulent doter Paris d'un système de pompes et de  canalisations qui permettent de distribuer l'eau partout et sans effort.
- Nous allons créer une société. Voulez-vous en être?
Beaumarchais n'hésite pas. De cette nouvelle compagnie des eaux,  ancêtre dès 1781, de Veolia et de
Suez,  il devient non seulement actionnaire, mais le plus actif des ambassadeurs. page 134
 

 

vendredi, octobre 11, 2019

LES CHOSES ( Georges PEREC)

Notre époque s'est reconnue dans le roman de Georges Pérec. De là, son succès immédiat et le fait que son titre ait passé dans le langage courant.
Pour nous, désormais, l'idée du bonheur est liée aux "choses" que l'on acquiert: divans de cuir, chaussures anglaises, vêtements de cashmere, chaînes de haute fidélité, tapis hindous, tables campagnardes et fauteuils Louis XIII.
Mais de quel prix nous faut-il les payer? Choisirons-nous la liberté ou les choses?  Tel est notre dilemme.
Ce livre a reçu le Prix Renaudot en 1965
 
Il leur semblerait parfois qu'une vie entière pourrait s'écouler harmonieusement entre ces murs couverts de livres, entre ces objets si parfaitement domestiqués qu'ils auraient fini par les croire de tout temps créés à leur unique usage, entre ces choses belles et simples, douces, lumineuses. Ils ne connaîtraient pas la rancœur, ni l'amertume, ni l'envie.  page 16
 
Ils auraient aimé être riches. Ils croyaient qu'ils auraient pu l'être. Ils auraient su s'habiller, regarder, sourire comme des gens riches. Ils auraient eu le tact, la discrétion nécessaires. Ils auraient oublié leur richesse, auraient su ne pas l'étaler......page 19

Mais l'horizon de leurs désirs était impitoyablement bouché, leurs grandes rêveries impossibles n'appartenaient qu'à l'utopie.
Ils vivaient dans un appartement minuscule et charmant, au plafond bas, qui donnait sur un jardin.  page 20

Ils ne pensaient  qu'en termes de tout ou rien. page 24

Ils aimaient la richesse avant d'aimer la vie. page 28

Il leur semblait qu'ils maîtrisaient de plus en plus leurs désirs: il savaient ce qu'ils voulaient; ils avaient des idées claires, ils avaient ce que serait le bonheur, leur liberté. page 30

Pour la première fois, ils gagnèrent quelque argent. Leur travail ne leur plaisait pas: aurait-il pu leur plaire? Il ne les ennuyait pas trop non plus. Ils avaient l'impression de beaucoup y apprendre. D'année en année, il les transforma.
..Ils n'avaient rien; ils découvrirent les richesses du monde. page 40

Ils changeaient ; ils devenaient autres. page 43

Ils ne s'en cachaient pas: ils étaient des gens pour L'Express...L'Express leur offrait tous les signes de confort: les gros peignoirs de bain, les plage sà la mode, la cuisine intelligente...page 53

Plutôt que d'acheter en solde, comme cela se pratiquait partout, trois fois l'an, ils préféraient les secondes mains.  page 56

Leur plus grand plaisir était d'oublier ensemble (avec les amis), c'est-à-dire de se distraire. Ils adoraient boire d'abord, et ils buvaient beaucoup , souvent, ensemble.  page 61
Ils étaient épris de liberté. Il leur semblait que le monde entier était à leur mesure. page 62
 
Les gens qui choisissent de gagner d'abord de l'argent, ceux qui réservent pour plus tard, pour quand ils seront riches, leurs vrais projets, n'ont pas forcément tort. Ceux qui ne veulent que vivre, et qui appelle vie la liberté la plus grande, la seule poursuite du bonheur, l'exclusif assouvissement de leurs désirs ou de leurs instincts, l'usage immédiat des richesses illimitées du monde - Jérôme et Sylvie avaient fait leur ce vaste programme -  ceux-là seront toujours malheureux. page 80
 
Tout leur donnait tort, et d'abord, la vie elle-même. Ils voulaient jouir de la vie, mais , partout autour d'eux, la jouissance se confondait avec la propriété. page 83
 
L'économique, parfois, les dévorait tout entiers.  Ils ne cessaient pas d'y penser.  Leur vie affective même, en dépendait étroitement.  page 86
 
C'était une nostalgie un peu hypocrite: la guerre d'Algérie avait commencé avec eux, elle continuait sous leurs yeux.  Elle ne les affectait qu'à peine. Ils agissaient parfois, mais ils se sentaient rarement obligés d'agir. Longtemps, ils ne pensèrent pas que leur vie, leur avenir, leurs conceptions puissent un jour s'en trouver bouleversés.  page 92
 
Ils voulaient la surabondance; ils rêvaient de platines Clément, de plages désertes pour eux seuls, de tours du monde, de palaces....Ils étaient enfoncés dans un gâteau dont ils n'auraient jamais que les miettes.....
Ils se disaient que l'amitié les protégeait. La cohésion du groupe constituait une garantie sûre, un point de repère stable. page 104
 
Ils ne méprisaient pas l'argent. Peut-être, au contraire, l'aimaient-ils trop: ils auraient aimé la solidité, la certitude, la voie limpide vers le futur. Ils étaient attentifs à tous les signes de la permanence: ils voulaient être riches. page 108
 
Ils croyaient imaginer le bonheur; ils croyaient que leur invention était libre, ..;Ils croyaient qu'il leur suffisait de marcher pour que leur marche soit un bonheur. Mais  ils se retrouvaient seuls, immobiles, un peu vides. page 131
 
Ils tentèrent de fuir.
On ne peut vivre longtemps dans la frénésie. ..Leur impatience était à bout. Ils crurent comprendre  ,, un jour, qu'il leur fallait un refuge. page 137
 
Ils rêvaient de vivre à la campagne, à l'abri de toute tentation.  leur vie serait frugale et limpide. Ils auraient une maison à pierres blanches...page 138

Ils partirent donc.  On les accompagna à la gare. , et le 23 octobre , au matin,  avec quatre malles de livres et un lit de camp, ils embarquaient à Marseille, à bord du Commandant-Crubellier, à destination de Tunis. page 141
Ils étaient heureux d'être partis. Il leur semblait qu'ils  sortaient d'un enfer  de métros bondés, de nuits trop courtes,  de maux de dents, d'incertitudes. Ils n'y voyaient pas clair. Leur vie n'avait été qu'une espèce de danse incessante sur une corde tendue, qui ne débouchait sur rien...Ils se sentaient épuisés. Ils partaient pour s'enterrer, pour oublier,  pour s'apaiser. page 142

Puis Sylvie commença la classe. Jour après jour, ils s'installèrent.  page 145
Jérôme avait d'abord essayer  de trouver du travail....Ce fut peine perdue. ...Le salaire de Sylvie leur permettait de vivre  petitement: c'était à Sfax, le mode de vie le plus répandu. page 152
 
Sfax était une ville opaque.Les portes ne s'ouvriraient jamais. page 155
Ils cherchaient autour d'eux des signes de connivence. Rien ne leur répondait. page 156
 
Ils étaient au cœur du vide, ils étaient installés dans no man's land, de rues  rectilignes, de sable jaune, de lagunes.....;qu'ils ne comprenaient pas, car jamais, dans leur vie passée, ils ne s'étaient préparés à devoir un jour s'adapter, se transformer,  se modeler sue un paysage, un climat, un mode   de vie: pas un instant. page 159
Leur vie était comme une trop longue habitude, comme un ennui presque serein: une vie sans rien. page 160
 
Ils n'achetaient rien.(ils visitent une vile en Tunisie)..Aucun de ces objets, pour somptueux qu'ils fussent parfois, ne leur donnait une impression de richesse.....tout ce qu'ils voyaient demeurait étranger, appartenait à un autre monde, ne les concernait pas. page 168
 
Ils reviendrons donc...Ils reverrons Paris...Ils iront à Bordeaux, prendre la direction d'une agence....Ce ne sera pas la fortune. Ils ne seront pas présidents-directeurs généraux...;Ils présenterons bien. ils seront bien logés, bien nourris, bien vêtus. Ils n'auront rien à regretter.
Ils auront leur divan Chesterfield, leurs fauteuils de cuir naturel souple ...leurs tables rustiques, leurs lutrins, leurs moquettes, leurs tapis de soie, leurs bibliothèques de chêne clair.
Ils auront les pièces immenses et vides....Ils auront les faïences, les couverts d'argent, les nappes de dentelle, les riches reliures en cuir rouge.
Ils n'auront pas trente ans. Ils auront la vie devant eux. ...
Ils partiront, Ils abandonnerons tout. Ils fuiront. Rien ne saura les retenir. pages 182, 183

mardi, octobre 01, 2019

RITOURNELLE DE LA FAIM ( J.M.G. Le Clézio) 2008

" Ma mère, quand elle m'a raconté la première du Boléro, a dit son émotion, les cris, les bravos et les sifflets, le tumulte. Dans la même salle, quelque part, se trouvait un jeune homme qu'elle n'avait jamais rencontré, Claude Lévi-Strauss. Comme lui, longtemps après, ma mère m'a confié que cette musique avait changé sa vie.
Maintenant, je comprends pourquoi. Je sais ce que signifiait pour sa génération cette phrase répétée, serinée, imposée par le rythme et le crescendo. Le Boléro n'est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim. Quand il s'achève dans la violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour les survivants étourdis.
J'ai écrit cette histoire en mémoire d'une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne de vingt ans. "
 
Je connais la faim, je l'ai ressentie. Enfant, à la fin de la guerre, je suis avec ceux qui courent sur la route à côté des camions des Américains, je tends mes mains pour attraper des barrettes de chewing-gum, le chocolat, les  paquets se pain que les soldats lancent à la volée. Enfant, j'ai une telle soif de gras que je bois l'huile des boîtes de sardines, je lèche avec délices la cuiller d'huile de foie de morue que ma grand-mère me donne pour me fortifier. J'ai un tel besoin de sel que je mange à pleines mains les cristaux de sel gris dans le bocal de la cuisine.
Enfant, j'ai goûté pour la première fois au pain blanc. Ce n'est pas la miche du boulanger - ce pain-là, gris plutôt que bis, fait avec de la farine avariée et de la sciure de bois, a failli me tuer quand j'avais trois ans. ....
C'est d'une autre faim qu'il sera question dans l'histoire qui va suivre. pages 11 et 13
 
Un quart d'heure de marche Monsieur Soliman marche bien . Il marche bien droit, son chapeau noir  vissé sur son crâne, avec sa canne à bec d'argent qui ne touche pas le sol. ...Il la (Ethel) juche sur ses épaules pour aller se promener au jardin public et, comme il est très grand, elle peut toucher les branches basses des arbres. page 18
 
De toute façon, Monsieur Soliman  était comme ça; Il disait quelque  chose une fois, et il ne répétait jamais. page 25

Pour Ethel, les disputes entre son père et sa mère, les ragots qui couraient sur la liaison de son père avec Maude, et Monsieur Soliman couché sur son lit, habillé comme s'il allait partir en voyage. Ethel avait entendu la bonne Ida raconter à sa mère qu'il avait demandé qu'on l'habille chaque matin et qu'on lace ses souliers, parce qu'il savait qu'il était  en train de mourir. page 33
 
Ethel avait honte d'être riche, d'habiter un grand appartement au rez-de-chaussée, d'avoir une chambre pour elle, avec une porte-fenêtre qui s'ouvrait sur un jardin fleuri. (Xénia son amie est une Russe, sa mère a fui,( Saint-Petersbourg) la Russie après la mort en prison de son mari) page 34

Elles s'asseyaient sur un banc, à l'ombre des platanes....Elles parlaient de partir . Xénia voulait le Canada, la neige, les forêts....Ethel parlait de Maurice, de la propriété d'Alma comme si cela existait encore. Elle racontait la collecte des fruits zabo, les graines de baobab, et les baignades dans les ruisseaux froids, au milieu de la forêt. Elle en parlait comme si elle l'avait vécu, mais  c'étaient des bribes, qu'elle avait recueillies de la  bouche de la tante Milou, de la tante Pauline, les éclats d'Alexandre quand il parlait créole. Xénia n'écoutait pas vraiment. Parfois, elle coupait court...page 45
 
Pourquoi Monsieur Soliman était-il resté étranger à tout cela? Il avait rompu les amarres, il avait quitté l'île à l'âge de dix-huit ans, n'était jamais retourné. Il dédaignait ses concitoyens , les trouvait mesquins, ragoteurs, inintéresssants. Un jour, Ethel lui avait posé la question : "Grand-père, pourquoi avez-vous quitté l'île Maurice? Ce n'est pas joli là-bas?" IL l'avait regardée avec perplexité, comme s'il n'avait jamais pensé à la question. Puis, il a dit simplement: "Petit pays, petites gens" Mais il  n'avait rien expliqué.  page 50
 
"Il faut dire qu'avec lui (Hitler) le pays a changé, j'ai un ami qui est allé à Berlin dernièrement, il dit que, depuis l'arrivée du chancelier, l'Allemagne est devenue propre et agréable, il y a des fleurs partout, même dans les fermes et les petits villages"
- Vous n'allez pas nous faire croire que c'est le paradis!
- Tout de même, il a ouvert des plages sur la Baltique à un million de  travailleurs, c'est mieux que ce qu'ont fait les socialistes, non? page 74
 
Ethel pouvait le détester (Alexandre son père, ) à cause du mal qu'il avait fait à sa mère, ( Justine) de ses mensonges, et de ses trahisons envers sa mère, de ses rodomontades. Mais  elle n'arrivait pas à s'éloigner, à le regarder avec froideur, comme un étranger.
Peut-être que , maintenant qu'il était au bord de la ruine, sur le point de tomber, elle se sentait plus proche de lui qu'elle ne l'avait jamais été. Lui revenait le jugement sévère de Monsieur Soliman sur le mari de  sa nièce: " Un fruit sec, n'a jamais rien fait de bon. Sauf toi! " page 81

(Au salon) Sans doute, était-elle , du fait de son âge, la seule qui écoutait sans rien dire. Pour les autres, ils avaient passé la plus grande partie de leur vie, et les
mots n'étaient que du bruit et du vent. Ils n'avaient pas vraiment de réalité. Peut-être même qu'ils servaient à masquer la vie. page 83

(Le terrain que monsieur Soliman avait prévu pour Ethel a été détourné par son père pour y construire un immeuble). Elle faisait tout cela avec une fièvre, comme si elle avait hâte que le vieux jardin de Monsieur Soliman fût effacé par cette construction hideuse et coûteuse, qui devait, à ce que disait son père, lui assurer une rente jusqu'à la fin de ses jours et même au-delà. page 102
 
Les déjeuners de la rue Corentin se prolongeaient mais on sentait que l'ambiance n'était plus tout à fait la même. Malgré la discrétion des convives, la rumeur de la catastrophe en cours s'était répandue....On faisait des économies sur tout. Sur les repas, le vin, les sorties, et même les cigarettes. Alors, aux déjeuners, c'était plutôt du cari sec et des lentilles , avec très peu de viande, très peu d'alcools. page 104
 
Elle avait dix-huit ans. Elle n'avait rien vécu, rien connu et pourtant, c'était elle qui savait tout, qui comprenait tout, et Alexandre et Justine qui étaient semblables à des enfants. Semblables à des adolescents égoïstes et capricieux. page 105

Il fallait quitter l'enfance, devenir adulte. Commencer à vivre. Tout cela pour qui? Pour ne plus  faire semblant, alors. Pour être quelqu'un, devenir quelqu'un. Pour s'endurcir, pour oublier. page 109

Tous ruinés., beaucoup sont morts dans la dèche. Les vieilles tantes n'avaient rien. Milou surtout qui ne s'était pas mariée, qui avait vécu toute sa vie de la charité de son frère et ses sœurs. Les autres ne valaient guère mieux. Elles aussi avaient tout perdu, au jeu, au mariage, elles s'étaient fait escroquer avec bonheur. page 118

On ne choisit pas son histoire. Elle t'est donnée, sans que tu la cherches, et tu ne dois pas, tu  ne peux pas la refuser. page 122

Xénia se serait moquée d'elle: tu as eu une vie trop facile, trop d'argent, trop de tout. C'est pourquoi tu ne sais pas ce que tu veux. Le monde est à prendre , ou à perdre, ça ne dépend que de toi-même. Etc...page 128

La vente à l'encan avait débuté au retour de la Bretagne. Dans le salon, comme après un deuil. Les meubles rassemblés, les bâches, le piano Erard, le couvercle relevé pour que les marchands puissent essayer chaque touche.. Page 132

(La famille quitte Paris, comme réfugiée,  les Allemands lui ont permis de partir.) On allait vers le sud, peut-être qu'on ne reviendrait jamais. Ethel avait un goût d'amertume. page 148

La faim, une sensation étrange, durable, invariable, presque familière pourtant. Comme un hiver qui ne finirait pas.
Du gris, du terne. Nice, autrefois, quand les tantes mauriciennes en parlaient, c'était un lieu de délices, la mer très bleue, les palmes, le soleil, Carnaval au plâtre, les batailles de fleurs et de citrons, les soirées lisses sous un ciel de velours, et cette courbe illuminée qu'elles admiraient depuis la jetée-promenade. Pauline disait: "Ma rivière de diamants" page 152

L'argent commençait à manquer. Les économies que Justine avait réunies en vendant ce qui avait échappé à l'avidité des huissiers avaient  été bien entamées au début de l'hiver...
I^l fallait aller de plus en plus loin, de plus en plus tôt. Au marché, tout coutait cher. Tout se vendait. Ethel achetait des feuilles de navet, des feuilles de courge, des feuilles de chou....Vers midi, il ne restait plus grand-chose. Entre les étals vides circulaient des ombres, des vieux, des pauvresses.. ;page 154
 
Ethel a réfléchi. D'une certaine façon, c'était justice. (Ce qui arrivait à sa famille). Tous, ils étaient châtiés, abandonnés, trahis, comme un retour de leur orgueil passé. Les volages, les "artistes", les affairistes, les margoulins, les prédateurs. Et aussi, tous ceux qui avaient professé avec orgueil leur supériorité morale et intellectuelle, les royalistes, les fourriéristes, les racistes, les suprématistes, les mysticistes, les spiritistes,, disciples de Swedenborg, de Claude de Saint-Martin..., les maurassiens, camelots du roi, mordréliens, pacifistes, munichois, collaborationnistes, , anglophobes, celtomanes, ologarchistes, synarchistes, anarchistes,impérialistes, cagoulards et ligueurs. Pendant toutes ces années, ils avaient tenu le haut du pavé, ils s'étaient pavanés à leurs tribunes, ils avaient gardé le crachoir, avec leurs discours anti- juifs, anti-nègres, anti-arabes,, leurs rotomontades, leurs airs  de justiciers et de matamores. Tous ceux qui, comme Alexandre Brun, tremblaient pour leurs privilèges attendaient le Grand Soir, la révolution bolcheviste, le complot des anarchistes...."La France n'est plus une patrie pour les sans-patrie".
Maintenant, leur monde s'était écroulé, émietté. Il avait été réduit à une eau de canal. page 156

On ne mourrait pas sous les bombes des Américains et des Anglais. Mais on mourrait petit à petit, de ne pas manger, de ne pas respirer, de ne pas être libre, de ne pas  rêver. page 160
 
(Ethel est chez Maud, à Nice, en visite. Cette dernière a aimé Alexandre, le père d'Ethel, elle est "persona non grata" dans la famille) Maud avait préparé un goûter à sa façon, thé de va-savoir- quoi et, en évidence sur la table, dans une assiette, une unique pomme rouge.
Ethel a partagé le fruit avec parcimonie, Maud et elle croquant chaque tranche sans la peler, Maud toutefois avec un seul côté de sa bouche édentée. L'histoire de la pomme a rempli la conversation ce jour-là. page 168
 
(Ethel et ses parents quittent Nice pour se cacher dans  la montagne, car comme citoyens britanniques, ils n'étaient plus en sécurité à Nice) Ethel regardait ses parents, Justine allongée sur l'espèce de sofa qui lui servait de lit, au fond de la pièce à vivre, Alexandre calé dans son fauteuil de rotin, la tête appuyée sur un oreiller, près du poêle éteint, un numéro du Temps qui datait de l'an quarante ouvert entre ses  mains, en train de rêver,  de s'absenter. page 174
 
(La guerre est finie) Une seule fois, Laurent a rendu visite aux Brun, dans l'appartement sous les toits. Justine a accueilli Laurent d'un "notre sauveur" excessif, et Alexandre n'a pas semblé le reconnaître. Il n'est pas sorti de son mutisme, mais au moment du départ, il a serré les mains de Laurent sans vouloir les lâcher, une expression angoissée dans ses yeux. Peut-être qu'il comprenait qu'il était en train de perdre Ethel pour toujours.
Avant de repartir pour Paris, ...Laurent a demandé à Ethel: " Tu viendras vivre avec moi au Canada? "Ethel n'a pas répondu. Elle n'a pas demandé qu'il définisse ce qu'il voulait dire par "vivre avec moi". Etre sa maîtresse , sa femme? page 181

Laurent et Ethel se sont mariés très vite, presque sans réfléchir.  page 185
 
Paris au mois d'août, était écrasé de chaleur, ivre de la liberté nouvelle. Des drapeaux, des banderoles. Sur les chaussées encore désertes, les blindés des Britanniques, des Américains, des Canadiens, suivis par les autos déglinguées des F.F.I.. page 186
 
(Ethel a donné rendez-vous à Xénia) "Et toi, de ton côté?"
Elle venait de parler de son mariage, de l'entreprise de haute couture qu'elle voulait créer, de l'appartement que Daniel avait acheté dans un beau quartier, près de la tour Effel. Elle n'écoutait Ethel que d'une oreille distraite. Elle avait des tics nerveux qu'Ethel ne lui connaissait pas, elle se grattait la tempe droite, elle faisait claquer les jointures de ses doigts. page 192

Ma mère m'a raconté la première du Boléro, a dit son émotion...M'a confié que cette musique avait changé sa vie.
Maintenant, je comprends pourquoi. je sais ce que signifiait cette phrase répétée, serinée, imposée par le rythme et le crescendo. Le Boléro n'est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim. Quand il s'achève dans la violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour les survivants étourdis.
J'ai écrit cette histoire en mémoire d'une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne à vingt ans. page 205