lundi, novembre 29, 2021

UNE HISTOIRE ITALIENNE ( Laura ULONATI ) 2021

 De sa jeunesse vouée au culte de  Mussolini,  en passant par la seconde guerre d'Abyssinie, jusqu'à son retour en Italie, et au désenchantement, le parcours d'Attalo Mancuso, dresse un portrait exemplaire d'une époque. Presque un devoir de mémoire, contre l'insouciance des gens comme il faut pour qui tout cela était éternel. 

La plus jeune nation d'Europe rêvait à sa part de gâteau colonial. Après avoir réussi à arracher la Somalie et l'Erythrée dans la querelle qui opposait les grandes puissances pour le partage de l'Afrique, l'Italie avait jeté son dévolu sur l'Ethiopie, l'un des rares morceaux du continent que l'appétit vorace de ses concurrentes avait épargné ( non par une mansuétude quelconque, mais grâce à un manque de ressources naturelles.  page 21

Armando Mancuso était pétri de règles d'éducation délirantes, dont la vertigineuse folie faisait défiler sans répit Attalo ( son fils)  comme sur le bord d'un précipice; tenaillé par une permanente culpabilité et la volonté constante d'être irréprochable. Impossible à satisfaire, le père applaudissait chaque fugue du fils....page 24

La mort d'Armando Mancuso laissait  donc Attalo orphelin de père. Mais elle le laissait avant tout sans aucune figure masculine à laquelle se référer, sans modèle édifiant sur lequel régler son jeune pas, pour traverser la périlleuse frontière qu'est l'âge ingrat.  Un exemple que n'aurait pas su incarner en rien, Maddalena, étrangère à son fils depuis l'aube des temps. Dans leur huis clos de la via dei Tintori , la répugnance d'Attalo pour sa mère n'avait fait que grandir....De lui faire supporter la honte de leur pauvreté, de ses ménages , de l'ombre des mains  longues des patrons sur elle; qui l'obligeaient à sortir seule,  à toute heure de la journée , et faisaient jaser tout le quartier. page 31

(En Erythrée)Rien n'était comme Attalo Mancuso se l'était imaginé. Aucune trace  de l'Afrique mythique de Livingstone,  de Stanley ou de Brazza, de ses jungles épaisses et secrètes peuplées  de bêtes fauves et de tribus  sanguinaires. Ici, la terre  était presque nue, dure et sèche, écrasée par les rayons d'un soleil qui ne laissait jamais l'oeil se reposer .....Il se demandait ce qu'il était venu faire  dans ce pays où le Christ lui-même semblait s'être arrêté.... C'est là qu'il fut affecté  à la IIè du corps d'Erythrée du général  Pizio Biroli. ...La force de l'honneur  réveillé alors l'âme égarée d'Attalo Mancuso. Il allait enfin jouer le rôle de sa vie; celui du jeune officier  colonial dévoué  à l'Empire et à ses soldats...Page 63

Pour cinq cents livres, il s'acheta une concubine de douze ans, ainsi qu'un cheval blanc  et un pistolet. page 67..Le gaz moutarde  était le sortilège  de Médée devant lequel  s'évaporait l'ennemi. Son haleine putride s'insinuait partout. , donnant à Mancuso d'affreuses nausées. " Je t'autorise à utiliser tous les moyens -je dis bien tous - sur terre comme dans les airs, pour vaincre toute résistance  ". page 78

Dans un dernier sursaut   de folie, le  négus  rassembla  les débris de son armée  dans la lueur des matins de mars qui illuminait les rives du lac  Ashangui. Il savait la bataille perdue d'avance, mais il voulait se battre  avec valeur, comme le dernier  des rois. Non comme un mercenaire, un bandit de grand chemin, un shifta. qui se cache  , multipliant les coups de main et les razzias. page 86

' Mancuso a été blessé) Malgré sa blessure, il sottotenente insista pour  continuer à avancer. Il voulait entrer  dans la capitale, participer à la marche triomphale. ..;le négus avait rassemblé les journalistes pour leur annoncer  que la prise de la capitale  ne signifiait en rien la fin de la guerre; qu'ils allaient se retirer dans les montagnes et réorganiser une armée.; qu'ils engageraient avec l'aide de Dieu, de nouveaux combats. page 94  "Chemises noires de la révolution, j'annonce  au peuple italien et au monde entier: l'Ethiopie est italienne. Chemises noires, saluons , après quinze siècles, la réapparition de l'Empire sur  es fatales collines de Rome.! En serez-vous dignes? page 95 Le 30 juin 1936, le négus neghesti Hailé Selassié , roi d'un peuple incendié, se présenta seul devant la Société des Nations. ...des rires inhumains  résonnaient dans  la salle de conférences , seules réponses  des délégués  aux ignobles  provocations fascistes. " Je prie Dieu Tout- Puissant d'épargner aux autres nations  les souffrances  effroyables  qui ont été infligées à mon peuple. " Et il se retira sur le chemin de l'exil, prophète solitaire sous les huées et les crachats. page 98

Depuis son retour d'Abyssinie, Attalo  Mancuso d'Altavilla avait travaillé sans répit..;Il avait multiplié les relations , courtisé sans relâche les  notables du Parti , noyauté le gotha , jusqu'à devenir  le mondain le plus en vue  du sérail. page 105

L'irae deorum  ( Colère divine)  s'abattit sur  Attalon Mancusond'Altavilla....Le MinCulpo ( Ministère de la Culture populaire) lui retira d'abord sa carte u Parti, puis sa carte de presse. L'anathème fit rapidement le vide autour de lui ....Il partit se mettre au vert. ...Il obtint un poste de professeur de littérature et de Directeur de l'Institut italien de Tirana....page 108

Mettre en valeur le rôle positif de la colonisation, Mancuso d'Altavilla se demandait  ce qu'il allait bien pouvoir écrire. Le progrès, la modernité, le développement économique; la juste cadence du monde occidental, imposée au son des hurlements de douleur?  Il laissait son esprit divaguer....L'Italie avait trouvé de nouveaux barbares, de nouveaux  sous-hommes chez les Noirs à civiliser. page 116

L'heure était à la défense de la pureté du lignage et l'article premier de cette nouvelle série de lois se voulait on ne peut plus clair:  " Le mariage d'un citoyen italien de race aryenne avec une personne appartenant  à une autre race est interdit. "  Ainsi, dans cette société schizophrène qu'était  celle de la colonie, de cet Empire blanc dans un monde noir, le "problème métis"  se posa avec une difficulté des plus ardues....page 119



samedi, novembre 20, 2021

FURIES (Julie RUOCCO) 2021

 En mission à la frontière turque, Bérénice, archéologue française dévoyée en receleuse d' antiquités, se heurte à l'expérience de la guerre. dans la convulsion des événements, elle recueille la fille d'une réfugiée, et fait la rencontre d'Asim, pompier syrien devenu fossoyeur. Poussé par l'avènement de l'Etat islamique, ce dernier  s'est exilé en Turquie, où il fabrique de faux passeports. Aux morts enterrés dans son pays, il tente de redonner vie par la résurrection de leurs noms. La grandeur de sa tâche est à la mesure de sa folie. Celle de maintenir une mémoire vive, au moment même de son effondrement. Cette cause, qui perdure au-delà du seul parti individuel, les mènera jusqu'au Rojava, sur les trace des guerrières peshmergas et de leur combat vers la liberté.  Entre ce que Bérénice déterre et ce qu'Asim ensevelit, , il y a l'élan d'un peuple qui se lève et qui a cru à sa révolution. Quand les événements s'emballent et qu'ils contractent  les existences, seules les coïncidences peuvent retisser  ce qui a été défait par la guerre. Sondant notre histoire contemporaine à la recherche des Furies antiques, le roman de Julie Ruocco rend un hommage puissant aux femmes qui ont fait les révolutions arabes, à leur quête de justice. 

C'était le jour où elle avait  enterré son père. Elle ne savait pas encore qu'elle venait de faire la connaissance  de "l'Assyrien." page 11

Des drapeaux noirs flottaient sur Palmyre. Bérénice  n'avait suivi que très distraitement  la montée de cette marée...Des cohortes fanatiques se dressaient du fond des âges pour en finir avec la civilisation, pour anéantir tout ce en quoi elle et son père croyait. A la télévision, les masses continuaient  de s'abattre sur les statues, les pierres étaient défigurées à coups de pic. ...Palmyre était tombée. Elle était seule au monde , prisonnière de ruines qui n'existaient plus.  pages 16, 17 Alors, quand l'Assyrien était venu à elle pour lui demander de ramener les débris de Palmyre, de Mossoul, elle avait accepté. page 19

Décidément, elle n'avait jamais été archéologue mais une voleuse.  Rien qu'une profanatrice qui déplaçait ls objets d'un monde à l'autre. Ce que la pierre empaquetée de sable du chantier qu'elle représentait, elle avait attendu  d'être rentrée chez elle pour le découvrir. ...C'était une effigie de Furie qu'elle tenait entre ses doigts. L'une des fille de Gaia et du sang d'Ouranos mutilé.(Lors d 'une fouille, elle a découvert un bijou ancien mais l'a gardé). page 24

La ville s'était transformée en plaie ouverte sur les enfers. ..L'humanité avait été labourée par la guerre et toutes les chairs mélangées fumaient  d'une même vapeur page 36...L'aberration des  souvenirs. Les écoles avaient fermé à cause des fanatiques ou des bombes. Le gaz, ça faisait longtemps qu'il n'y en avait plus. Les maisons étaient  glacées par le manque de tout. Les jours s'étiraient dans la suie et la faim. page 38

Pour les régimes meurtriers, l'homme qui a goûté à la liberté est plus dangereux que le chien qui a goûté au sang. page 45

En ce temps-là, tout était encore possible.  Il y avait cru, il avait dansé, espéré de toutes forces. ...Son peuple s'était levé, mais le monde était resté assis.  page 47

Cela faisait des mois que les djihadistes s'étaient installés, des mois qu'il était sans nouvelles  de Tayn (sa soeur)  Tous les jours, Asin se levait et se couchait  avec ce sentiment de vertige, les mêmes questions dont il ne voulait pas imaginer les réponses. ...Dehors, l'abject avait rendu floues les limites entre la prison et l'extérieur. Les barreaux étaient partout dans les esprits, la peur déteignait sur tout. page 63

Le quotidien peut rapidement devenir un tissu de parjures. Oh, rien d'abord, mille petites lâchetés, des mesquineries anodines et sans force qu'on traîne et qui deviennent de plus en plus lourdes au fil des années. Un dégoût de soi que l'on garde comme une gêne obscure , et puis, on se rappelle  ce main qu'on a refusé de tendre, la phrase qu'on n'a pas prononcée, l'acte mille fois rejouer qui aurait peut-être fait la différence. page 103

Les jours passaient et le soleil indifférent à tout continuait de se lever. Asin était orphelin de sa soeur. Pas seulement lui, pensait-il, le pays, le monde avait été privé de Tayn.  Sa perte était un crime permanent, un scandale renouvelé toutes les heures qui les éloignait toujours un peu plus de la paix. Comment pouvait-il y avoir reconstruction après ça?  Comment rassembler au nom de qui? page 112

( Asin a récupéré la clé USB de sa soeur après son assassinat le jour de ses noces) Asin tremblait de fièvre. Dans ce même dossier,  à la suite d 'une série d'articles,  sa soeur avait dressé une liste de lieux où les exécuteurs  d'Assad, puis les milices islamistes avaient  pris l'habitude de se débarrasser des corps. page 120

Rien n'est mauvais par essence dans la nature, il n'y a que les hommes qui l'enlaidissent à force de mal voir et mal nommer. page 149

On ne naît jamais seul, il y aura toujours dix personnes derrière nous. page 154

" La peur , avait-elle écrit ( Tayn) est obscurité et solitude. Elle est un manque absolu de repères qui nous isole, nous prive de nos forces. " page 178

Entre deux entretiens, Bérénice  comparaît les dates avec sa propre vie. Ces années d'indifférence  où la Furie dormait dans sa valise. Elle n'avait pas entendu l'orage, elle n'avait pas entendu le vent se lever lorsque d'autres étaient sortis offrir leu nom à crier  dans les nuits de révolte. Longtemps, Bérénice avait cru que l'histoire, c'était un peuple qui se levait, mais elle n'avait jamais pensé à ce qui arriverait après.  Après la résurrection des spectres et l'indifférence des nations. Il avait fallu la soeur d'un faussaire pour  qu'elle puisse mettre des mots sur  cette trahison. page 191

Sans doute, le monde existe  parce que les générations se sont succédé pour le raconter. Je crois que des vies peuvent être libérées du  néant parce que quelqu'un les aura entendues.je crois à la fraternité  des mots et des peuples qui se lèvent et chantent alors que tout se tait autour d'eux. Il y a des hommes et des femmes qui se sont tenus droits dans la tempête avant d'être engloutis. Il faudra bien que quelqu'un les raconte. - Pourquoi toi? - Peut-être parce que pendant longtemps, je n'ai rien écouté, j'ai refusé de les voir, de les entendre. Aujourd'hui, je ne veux pas parler à leur place, je veux seulement parler d'eux. Je veux parler....page 213

" Tu parles de la guerre comme les hommes, avec des  noms d'empereurs et de batailles. Tu penses qu'elle transforme et évolue au fil des siècles, que c'est elle qui  change  le monde et les peuples. Mais regarde autour de toi,  le monde n'a pas changé.  Les hommes se battent pour les mêmes arpents de terres et ils  meurent  au pie des mêmes montagnes. Les haines s'allument et s'éteignent, les fleuves, eux,  s'écoulent toujours dans le même sens. Ne crois pas que les vainqueurs et les perdants d'aujourd'hui sont différents de ceux qui ont gagné ou perdu avant eux. Cette guerre, c'est la même depuis le début du monde et elle a toujours été totale et permanente.  page 248


jeudi, novembre 11, 2021

LE MODE AVION ( Laurent Nunez) 2021.

 Choulier et Meinhof étaient de jeunes professeurs de grammaire, discrets, charmants, ambitieux et doués: mais par - delà le goût de l'apprentissage, la volupté de l'étude, la passion de la transmission, tous ces beaux  et nobles sentiments dont leurs proches les félicitaient - et qu'ils ne ressentaient vraisemblablement pas -, ils auraient aimé découvrir quelque chose, apposer leurs deux noms sur un nouveau continent mental, déterrer un trésor philologique, construire un beau système philosophique, présenter au monde , enfin, une théorie incroyablement neuve. 

J'ai ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent.  Plus leur volume est remarquable, et moins on les remarque. ....Près de la pharmacie que tenait ma grand-mère, sur un des ronds-points inutiles et fleuris, se dresse ainsi une énorme statue noire. ...Elle représente Etienne Choulier, "homme de sciences qui a honoré Fontan de sa présence de 1937 à 1955", s'il faut croire la plaque commémorative. page 13.." tu t'intéresses à Choulier maintenant....Personne n'a fait  attention à Choulier lorsqu'il était installé chez nous; c'était lui-même un ours. Mais quand ses trouvailles ont été validées par l'Académie,  et avec tout ce qu'il y a eu dans les journaux, à la télé, tu te doutes bien qu'une partie de sa gloire est retombée sur le village".  page 14

Etienne Choulier n'était pas venu seul à Fontan. Il y avait avec lui Stefan Meinholf...Ces deux hommes s'étaient rencontrés en janvier ou février 1935, à la cantine de la Sorbonne. ....Choulier enseignait donc la grammaire à des étudiants chevelus, très sûrs d'eux et bavards. ..Ses cours l'ennuyaient presque autant que ses étudiants. Il aimait les agacer , les voir douter....C'était un professeur très peu impliqué, c'est- à- dire qu'il parlait beaucoup mais qu'il ne s'exprimait guère page 18....Un jour toutefois, celui avait été le plus jeune agrégé de France, sentit une main toucher son épaule....Choulier venait de rencontrer Meinhof. page  19 

Ces deux-là comprirent qu'ils se ressemblaient beaucoup. L'un avait  trente ans, l'autre en avait vingt-cinq: ils n'avaient pas exactement le même âge mais ils éprouvaient déjà , devant les êtres et la vie, exactement le même ennui. Tous deux n'attendaient rien de l'existence, ni l'amour, ni la gloire, ni même la richesse, ni même le plaisir. Ils cherchaient autre chose.....Ils voulaient trouver. page 21 Tous deux étaient de jeunes professeurs de grammaire, discrets, ambitieux et doués. 

Ils enseignaient d'ailleurs avec de moins en moins de plaisir. ...Ils murmuraient souvent:" A tant laver les oreilles des ânes, on perd son temps et son savon". page 23...Ils voulaient réfléchir sur la langue et sur ses mystères. Ils voulaient enfin regarder le langage en face. page 30   C'était encore l'époque où l'on pouvait vivre sans travailler - à condition de quitter la ville pour la campagne. Choulier et Meinhof, agrégés, célibataires, sans enfants,  sans vices, avaient tous deux mis un peu d'argent de côté. Ils décidèrent de prendre congé du monde, c'est-à-dire , exactement de la Sorbonne et de leurs étudiants. ...Ils arrivèrent à Fontan le lundi 19 juillet 1937.  page 32

"Nous ne sommes rien. Ce que nous cherchons, est tout. " Voilà tout est dit franchement en  dix mots. Le jeune linguiste connaissait ces vers par coeur, depuis des années.  page 43

" Nous cherchions dans les livres. Nous cherchions à prouver la vitalité du langage à travers la pensée de gens qui sont morts . "" Choulier  s'enhardit : " A présent, c'est fini. ...nous ne devons plus être de petits Sorbonnards exilés de la Sorbonne...Creusons, cherchons, mais en nous-mêmes à présent et non plus dans les livres. Parce que c'est notre  projet!" ( Ils brûlent tous les livres apportés de Paris) page 49

(Au café du village) Choulier " Ce que vous me dîtes, me plaît bien. Je rigole avec vous. ...Nous nous ressemblons beaucoup. Toi, André, tu élèves des brebis? Moi, j'élève des théories. Toi, Dominique, tu plantes des betteraves. Moi, je plante des thèses, enfin des hypothèses, et j'espère que ça poussera un peu dans les champs. ! " Tout le monde rigolait  dans le café et l'on se resservait à boire. . " Mais voilà le problème , reprenait Choulier d' une voix plus grave...le problème que vous n'avez ni avec vos betteraves, ni avec vos brebis, ; une pensée se présente  dans ma tête quand elle veut et non pas quand je veux. Vous comprenez? J'ai beau attendre, j'ai beau en rêver jour et nuit, j'ai beau tout faire,  - absolument tout - pour que le miracle ait lieu, je ne peux forcer les choses. " Meinhof ? Il préférait rester au mas. Il y travaillait mieux, oui  et les animaux avaient besoin de lui. page 55

(Un soir, rentrant au mas, un peu ivre, il fait une découverte)  Choulier s'est arrêté comme devant un mur. , mais c'est justement  parce qu'un mur devant lui s'est écroulé. Dans la nuit obséquieuse, le linguiste voit loin, enfin. Il tremble pour rester à l'écoute de cette chose qui demeure dans sa tête. Enfin! elle est là.! elle est  là, cette découverte qu'il cherche depuis des années, depuis sa naissance. page 65 Il n'oublia pas cette nuit du 123 avril 1939, Choulier venait de trouver , ou d'inventer  ou de démontrer, ou juste de comprendre ( quel verbe convient ?) sa propre théorie. Celle que nous connaissons désormais  sous el nom de "premier théorème de Choulier". ..."La demande précision chrono-  linguistique". ( Donner l'heure aux gens. )page 69

Pour donner l'heure, il existe deux façons: l'une imprécise ( puisqu'il faut préciser du matin ou de l'après-midi ou du soir. ) , l'autre, rigoureuse, ne demandant aucune autre information, se suffisant à  elle-même. mais comment fait-on pour donner les minutes? ....Page 74 

Pour l'instant, Choulier paraissait tenir son pari: après plusieurs années de recherche, à Fontan, loin de la Sorbonne et des autres professeurs carriéristes, il avait bien découvert  quelque chose d'inédit et d'irréfutable, lové au creux de sa langue. page 81 ( Choulier est venu à la Sorbonne faire des recherches pour savoir si sa  découverte en est une ) En sortant définitivement de la Sorbonne, quatre jours plus tard, le linguiste n'en revenait pas.  Il avait feuilleté des centaines d'ouvrages et de revues, consulté d'innombrables tables de matière, déchiffré de minuscules notes de bas de page, et c'était incroyable: partout, il n'y avait rien.  Rien sur la bizarre formulation du temps dans la langue française. Rien sur la double  manière de donner l'heure. page 93....Comme il avait eu raison de s'enfuir loin de la Sorbonne, de partir à la recherche de quelque chose dont il ignorait absolument tout. ! A présent, il avait  le sentiment enfin devenu lui-même., puisque ce qu'il avait découvert  provenait  du plus profond de lui-même. page 96

Meinhof avait  longuement réfléchi  à la théorie de son confrère: elle n'était pas peut-être révolutionnaire mais elle était neuve. page 106

Il est rare qu'un pays se rapproche d'un autre. Je veux dire physiquement. Cela doit bien arriver avec leur truc de la dérive des continents. ....Au début de cet été 1940 très concrètement, brutalement, un pays se serra contre  un autre pays. Incroyable: l'Italie n'était plus qu'à quelques  centaines de mètres du mas Chinon. page 130 Meinhof et Choulier étaient obligés de bien s'entendre, ou de faire comme s'ils s'entendaient bien: ils avaient décidé de ne plus sortir du mas. Trop dangereux. ...Les deux linguistes  s'adaptèrent  à ces circonstances exceptionnelles. page 131

Si Meinhof paraissait un autre homme, Choulier lui aussi avait changé. Ces derniers mois, il semblait avoir repris son parti d'une si longue attente, et il restait sagement là, prisonnier  de la situation, pris au piège hors de la zone occupée . Juste après sa grande trouvaille il  avait trépigné, serré les poings ,  pleuré de rage, s'agaçant en silence contre Meinhof, ne comprenant pas pourquoi , l'autre qui  semblait travailler beaucoup ne trouvait rien. Mais, à présent , au bout de quatre années d'exil, il semblait calme et serein. , - immensément patient. ....On était en juin1941...page 139

(Meinhof a fait une découverte) " Toute discussion - dans n'importer quelle langue - n'est possible  que parce qu'il existe entre deux interlocuteurs,  ce qu'on appelle un  principe de coopération. Ainsi, les props de chacun doivent s'intégrer  (toujours plus ou moins, mais toujours )  avec les propos de l'autre. : " Tu pars un peu cet été? -  Je voudrais bien visiter l'Italie."   Ce qu'ils disent doit  se conformer à ce que nous attendons qu'ils disent; et leur prise de parole  doit intervenir au bon moment. page  147

Eté 1944: n'y tenant plus, et n'ayant absolument aucune nouvelle de leurs collègues parisiens, Choulier et Meinhof décidèrent de se rendre à Menton, où on leur avait assuré que le bureau de la Poste possédait un téléphone. ...Ils décrochèrent  enfin le combiné et demandèrent très poliment  La revue des Deux Mondes, puis Esprit, Europe, La NRF. Ils s'expliquèrent. Ils déchantèrent. Ce fut une terrible claque. Oh pour Choulier, c'tait facile. Les gens à l'autre bout  du fil l'applaudirent pour se théorie chrono-linguistique....Mais pour son ami, c'était une autre affaire.   Meinhof était un nom qui sonnait terriblement  allemand.  " Et alors? tonnait  ce dernier. Et alors?  qu'est-ce que cela fait si j'ai un nom un peu teuton? page 165...C'est alors - et alors seulement, je vous jure -  dans ce hall de la Poste de Sospel, en ce tout début de mois de septembre 1944..., qu'Etienne Choulier et  Stefan Meinhof entrevirent le réel, comprenant qu'ils avaient passés à travers quelque chose d'horrible, que tout le monde appelait La Deuxième Guerre Mondiale - un chaos global auquel aucun des deux  jamais ne put se référer, ne  l'ayant  jamais vécu. page 167

"Enfin Choulier, que pouvons-nous faire?  On refuse de nous publier! On refuse  même de nous répondre au téléphone! Et puis, il m'est impossible de réparer les actes que je n'ai pas commis.  Alors, franchement, non, je ne vois pas de solution.  - Tu abandonnes? Ces barbares ne peuvent ruiner nos vies si facilement.  - Je n'ai pas dit cela. j'ai dit que je ne voyais pas de solution. - Il y en a une pourtant.....Enfin, je crois. Elle n'est pas simple! Elle n'est pas pas belle. Mais c'est la seule assurément. Je te demande juste d'y réfléchir. .....On pourrait très bien  publier  les deux articles sous le même nom. ...- Je ne sais que répondre.  Etre obligé de mentir parce qu'on vit dans un monde de menteurs.....Page 182

" Cette nuit a porté conseil. J'ai bien réfléchi, et nous allons faire ainsi que tu l'as proposé. " L'autre parut surpris, presque ahuri. Il sourit u n peu. Rien d'autre. page 199

Choulier avait gagné. Il présenta les deux théories sous son seul nom., écloses dans deux cerveaux  très différents. ...En juillet, (1947) le  Tout Paris ne parlait que de lui. page 201...C'était un homme comblé par tous les honneurs. Quelle blague tout de même! les gens  d'alors se pensaient chouléristes,: ils étaient meinhofiens. page 204

Les eux hommes périrent en 1955 dans un horrible incendie - et cela fit bien sûr  les gros titres de journaux. " Qui a tué le grand linguiste? " page 208



lundi, novembre 08, 2021

LE RIRE DES DEESSES ( Amanda DEVI) 2021

 La Ruelle est le quartier d'une ville pauvre de l'Inde où travaillent les prostituées. Parmi elles, Veena et sa fille de dix ans, Chinti, enfant solaire délaissée par sa mère. Les autres femmes protègent la fillette, surtout Sadhana, une hijra, femme rejetée par la société pour être née dans un corps d'homme. Leurs destins basculent le jour où Shivnath un homme de Dieu corrompu, tombe amoureux de Chinti, la kidnappe et l'emmène à Bénarès pour en faire sa déesse. Il ne se doute pas que les femmes de la Ruelle sont sur ses traces. Et que derrière leurs saris scintillants se cachent des guerrières. Des bas-fonds de l'Inde à sa capitale spirituelle, Amanda Devi nous entraîne dans un roman haletant et fouille les questions de notre temps: la place des femmes et des transsexuels; le règne des hommes et la sororité; les folies de la foi; la pédophilie,  la religion; la colère et l'amour. Avec son style tranchant et poétique, elle brise le silence des dieux pour se faire entendre et résonner le cri de révolte des femmes.  - le rire des déesses. 

Après avoir lu une trentaine de pages, j'ai fermé le roman, à la lecture  de femmes qui ne sont que des choses etc...la lie d'une société.....pour vivre ...c'est d'une tristesse inouîe.