lundi, juillet 29, 2013

CINQ FEMMES CHINOISES ( Chantal Pelletier )

"Cinq vies de l'enfance à la maturité, cinq portraits de Chinoises d'aujourd'hui ( Xiu, Daxia, Mei, Fang, Baoying)  qui s'extirpent des noirceurs d'une Chine  secouée par les guerres, les famines, les atrocités pour accéder à une modernité clinquante et contemporaine. Suivant les destins  croisés de ses héroïnes, Chantal Pelletier donne un aperçu de l'élan et du dynamisme qui sont en train de transformer la Chine en pays le plus riche du monde, et du prix fort que les individus ont à payer dans  ce combat sans merci.
Sont évoqués avec réalisme, des sujets rarement abordés à propos de la Chine contemporaine: l'accession des femmes à des postes de responsabilités, la sexualité, l'homosexualité, la dureté des rapports familiaux. "

"Moi, je préfère pleurer à l'arrière d'une BMW que d'être heureuse sur un vélo. " Réplique d'une Chinoise  de vingt-deux ans, candidate à un jeu de téléréalité, citée  dans un article de Philippe Grangereau  paru dans Libération  le 21 septembre 2011.

Xiu est enrôlée dans l'école de gymnastique à quatre ans et demi pour sa souplesse, sa pugnacité. Papa et maman la voient une fois par semaine, ils sont fiers, leur fille a été distinguée par la révolution, mère de tous. page 11

Au nouvel an 1968, Xiu passe quelques jours chez papa-maman. Le temps lui paraît long dès la première journée dans la pièce crasseuse et sombre où ils vivent  avec son frère de six ans. Elle déteste sa mère éplorée, son père contusionné. Il a désobéi, ce qu'elle ne peut imaginer...Des ombres casquettées aboient, quatre coups de fusil claquent, trouent de rouge la veste de son père qui tombe face contre terre, comme serti dans la boue...Sa mère la prévient qu'elle est renvoyée  de l'école de gymnastique. Elle ne comprend pas comment elle peut vivre ailleurs, autrement, sans l'ordre, sans les rails, dans la crasse, là ou est inscrite partout la désobéissance du père. pages 13, 14

Elle se garde dire qu'elle est déjà mariée quand l'associé , impressionné par sa détermination et son pragmatisme, souhaite l'épouser.  Libres d'émotions gaspilleuses d'énergie, ils sont d'accord pour s'allier et avancer  vers une fortune consistante.  Ils se jurent efficacité et ambition comme d'autres se promettent amour et enfants.  Xiu respire. Elle tait, sans effort, à son mari qu'elle a une fille Daxia, elle est si loin.  Elle doit calculer pour savoir l'âge de sa progéniture et s'étonne: dix-huit ans? Elle préfère ne plus y penser, ne pas revenir en arrière. Depuis qu'elle s'est enfuie de Shanghai, elle regarde droit devant. L'essentiel est de progresser. pages 24, 25

Xiu convainc une agence italienne d'architecture de Hong Kong de prendre sa fille en stage. Daxia accepte mais refuse de partager l'appartement coquet et spacieux du couple  au bord d'une plage de  Stanley. page 27

La veille, son  frère l'a appelée du Brésil, où il vit depuis cinq ans avec une jeune Péruvienne.  Nous avons reconstruit la Chine  pour pouvoir en partir, il a dit.  Xiu a écarté ses lèvres sur ses dents. C'était presque un sourire. page 32

Juin 1989. ...Les pères parlent à voix basse;, la police craint des émeutes, boucle certains quartiers de Shanghai. Il y aurait eu des morts à Pékin , autour de la Place de la Porte-de-le-Paix- Céleste.  Au syndicat, on parle de chars et de fusillades auxquels il est interdit de croire. page 58

Hannuo raconte à sa nièce (Mei, amie d'enfance  de Daxia) un monde qui n'est pas Shanghai. Elle garde les enfants d'un couple d'Allemands qu'elle a suivi depuis le Henan, elle gagne sa vie sans se salir, ne revient pas puante de l'usine de plastiques: un deuxième employée s'occupe du ménage, une troisième de la cuisine. page 60

Hannuo est malade. ..Sa patronne la conduit un jour à la consultation médicale de son ambassade. le médecin diagnostique le sida.  On a fouillé les bras de Hannuo avec des seringues infectées quand  elle vendait son sang pour aider ses parents dans le Henan, contre un trafic de sang contaminé. page 62

A vingt-cinq ans, Mei est une femme indépendante qui parle japonais, anglais, s'est offert des voyages organisés à Macao, Qingdao, a rendu visite à Daxia une fois à Hong Kong, une fois à Pékin. Pour le  reste, Mei  guette l'occasion  sans la trouver. Les hommes la veulent mais elle ne veut pas. Elle les supporte, une nuit, deux nuits , pas davantage. trop suffisants, pressés, moches...Elle va s'inventer sans patron, vendre des choses pour ne pas en être une. Elle ne sera  pas bradée comme épouse, comme flacon de sang, comme bouche lécheuse. Elle aura son mot à dire dans plusieurs langues...Mei se passionne pour le shopping, connait toutes les marques d'Europe, d'Asie et d'Amérique., toutes les vitrines de  Nanjing Road. page 65

(Fang, la fille de Daxia) Elle est l'épouse de Dong Bai, n'économise  plus sur sa nourriture pour acheter des vêtements. Elle a , pour bonne, une Philippine , travaille à mi-temps pour ne pas attendre son mari toute la journée dans  leur appartement spacieux au quarante-unième étage  d'un immeuble au sommet d'une colline de Hong Kong. page 82

Cheng naît en 1990...Dès que Cheng a deux ans, les beaux-parents de Fang lui font comprendre  que son fils n'est pas pour elle, qu'il appartient à leur clan. page 83

jeudi, juillet 25, 2013

LA LETTRE PERDUE (Martin Hirsch)

" Lorsque je suis rentré au service de l'Etat, il y a vingt-cinq ans, mon père m'a écrit, peu avant sa mort, une lettre dont je ne suis jamais séparé. Jusqu'à sa mystérieuse perte, la nuit où j'ai quitté le gouvernement. Après le désarroi, sa disparition a  déclenché une quête éperdue. Je suis remonté aux racines mes plus intimes de mon engagement: morceau par morceau , j'ai reconstitué un puzzle fait de souvenirs, de rencontres, d'apprentissages, de hasards, d'indiscipline, parfois d'angoisse, de moments cocasses et d'autres tragiques. J'ai ainsi pu résoudre cette énigme que je n'avais jamais su déchiffrer: Qu'est-ce qui déclenche l'engagement?  De quoi se nourrit le refus de l'indifférence? Chemin faisant, j'ai cherché à répondre à une question lancinante: Comment se transmet cette curieuse alchimie qui pousse à agir? Parce que je suis convaincu  que notre société, confrontée à des défis vertigineux, a besoin d'un sursaut d'engagement, que chacun de nous doit produire en cherchant les lettres perdues.
Celle de mon père n'avait pas encore dit son dernier mot".

J'ai appris , depuis toujours, que l'engagement ne veut pas dire soumission à une quelconque autorité. C'est plutôt l'apprentissage d'une certaine distance vis-à-vis du pouvoir. page 148

"Je ne dis pas , naturellement, que ton action soit seule cause de ce que je suis devenu. Ce serait exagéré ( et je tombe même dans cette exagération ). Quand j'aurais été élevé absolument à l'écart de ton influence, il est fort possible que je n'eusse pu devenir un homme selon ton cœur".  Franz Kafka Lettre au père. page 7

J'avais jusqu'à présent fui la question de l'origine. Combien de fois des journalistes m'avaient demandé d'où  venait mon engagement, pourquoi le combat contre la pauvreté, pourquoi le service public, pourquoi l'engagement associatif. L'éducation? la famille? un événement déclencheur? Une rencontre particulière? un maître? une indignation précise? La foi peut-être? J'éludais. Par pudeur.  page 17

J'ai repensé à ce que Stéphane Hessel avait exprimé avec tant de force, lorsque je l'avais invité à participer, aux côtés de Simone Veil, au lancement du service civique devant cinq cents jeunes réunis  au théâtre du Rond-Point: "Il est plus difficile pour vous que pour nous de s'engager. Pour notre génération, il était facile de dire où étaient le bien et le mal. maintenant , les deux sont entremêlés." page 19

(L'auteur fait des études de médecine, il est interne à Saint-Vincent- De-Paul en 1984)  J'ai compris le rapport entre l'homme debout et l'homme couché, la relation du fort au faible. En médecine, j'ai appris que celui qui vous fait face est souvent intimidé, intériorisant spontanément un rapport d'infériorité. Parce qu'on a une blouse blanche, parce qu'on a un diplôme, parce qu'on est chef, parce qu'on est directeur, parce qu'on détient les signes de reconnaissance, parce qu'on est riche, parce qu'on sait faire des discours et que l'autre bafouille. J'ai appris  que, dans cette situation comme dans beaucoup d'autres, notre responsabilité est d'abolir cette relation de supériorité qui s'instaure naturellement. J'ai appris qu'il ne faut pas chercher à établir un rapport de force mais au contraire tout entreprendre pour le  neutraliser. j'ai appris que celui qui est en position de force doit faire le premier pas. pages 37, 38

Un coup de fil d'un ministre, voulant régler le sort des enfants pauvres, en les gratifiant d'un cadeau de Noël, lors d'une opération qu'il entendait mener avec Emmaüs. Mon refus fut catégorique:" les enfants pauvres n'ont pas besoin qu'un ministre leur donne un cadeau pour Noël, mais que leurs parents aient de quoi leur offrir. Donc, qu'ils puissent tirer un revenu décent d'une combinaison de leur travail et de la solidarité." page 44

...J'explique qu'il n'y a pas de mauvaise motivation pour s'engager. Qu'il ne sert à rien de démêler l'altruisme de l'intérêt. Qu'il n'y a pas de honte à s'engager pour en jouir. Que je n'établis pas de hiérarchie entre un jeune  qui souhaite faire son service civique car il veut participer à une cause et un autre qui en a assez de tourner en rond sans la moindre occupation et qui s'engage dans le service civique  sans savoir de quoi exactement il s'agit. Je connais trop nos ambiguïtés pour exiger des autres une vocation exceptionnelle, une motivation à la pureté désintéressée, le passage préalable à un parcours initiatique. Peut-être que si je n'avais pas voulu séduire E., je n'aurais pas connu le milieu associatif, je n'aurais pas connu Emmaüs. Ai-je été pour autant moins engagé qu'un autre? Je ne le pense pas. C'est probablement l'un des deux  miracles de l'engagement. Le premier est la force de l'engrenage: il n'y a que le premier pas qui coûte, les autres suivent naturellement...L'engagement  comporte du plaisir de s 'imposer volontairement des contraintes. Le second réside dans cette réciprocité bien connue mais trop souvent niée. La théorie du don et du contredon a beau être banale, elle est fondamentale. Que le premier engagé  purement désintéressé me jette la première pierre. la contrepartie de l'engagement est simple.  Elle est unique. C'est la reconnaissance , dans l'ensemble des sens du terme. Cela peut être la reconnaissance de celui que l'on sert. Ce fameux sourire obtenu pour un café offert, une main tendue, un mot gentil prononcé.  Cela peut être aussi la reconnaissance de la société, la reconnaissance de ses proches, la reconnaissance  de celles et de ceux  qui partagent vos valeurs. Et une reconnaissance n'a pas de prix. Pages 51, 52

Je me souviens  que, dans sa lettre, mon père me conjurait de toujours penser à la maxime  de Jean Monnet : "Il faut choisir entre être quelqu'un ou faire quelque chose". Il avait bien raison. page 56

(Hugo dans Les Misérables)  "Premier problème : produire de la richesse. Deuxième problème: celui de la répartir. Le premier contient  la question du travail. le deuxième contient celui du salaire.  Dans le premier problème il s'agit de l'emploi des forces. Dans le second, de la distribution des jouissances. Du bon emploi des forces résulte la puissance publique. De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel. Par bonne distribution,  il faut entendre  non distribution égale , mais distribution équitable. La première  égalité, c'est l'équité. page 65

J'ai été élevé dans les souvenirs de la Résistance.  C'est curieux, parce que je n'avais pas l'impression que mon père était un vantard. Je n'ai pas le sentiment qu'il se glorifiait  de ce qu'il avait accompli si jeune.  Je ne considère pas qu'il m'ait rabâché ses faits d'armes et ses souvenirs d'ancien combattant...Il partageait son histoire  comme s'il voulait que nous puissions  nous approprier ses souvenirs. page 82

(Martin Hirsch est externe en quatrième année de médecine)  "Docteur, on m'a fait une radio avant que je rentre à l'hôpital, savez-vous quand je serai remboursé? -  Non Monsieur, je ne sais pas. - Cela prendra plusieurs semaines? -  Probablement - Mais une ou deux semaines? - Ecoutez , vous m'embêtez avec vos remboursements...Une semaine ou deux, quelle différence?  Et là le patient  me répond d'un filet de voix: -  Une semaine, cela veut dire  que j'ai de nouveau de l'argent  pour manger. Trois semaines, cela veut dire  que je dois trouver une solution pour me nourrir. " J'abandonne ma posture méprisante et regarde cet homme qui vient de m'apprendre ce qu'est la Sécurité Sociale. La Sécurité Sociale, c'est ce qui permet à quelqu'un qui a besoin d'une radio de pouvoir se nourrir aussi. Et si cela ne fonctionnait pas bien, ça implique  que certains assurés ne pourront pas manger. page 106

Dans l'engagement, il y a la prise de risque, la mise en déséquilibre, le dépassement de soi, la participation  un projet collectif, la solidarisation avec une communauté, l'aspiration par le haut, la poursuite d'un idéal, l'envie de transformation. page 119

Déclencher puis valoriser l'engagement. Et ce qui l'accompagne.  La confiance, le sens concret de l'intérêt  général, la capacité de travailler collectivement, la  notion du temps que l'on donne, que l'on prend, que l'on ne perd pas. L'envie de transmettre,  de partager, de construire. Le goût d'apprendre, l'existence  d'autres rapports que ceux  de domination ou d'argent.  page 187

Prôner l'engagement expose  au risque  de  sombrer dans l'incantation la plus vaine, la plus ridicule. Mais le déficit d'engagement est peut-être à la fois,  celui qui crée le plus grand vide  et celui qui est le plus facile à combler.  page 251

lundi, juillet 22, 2013

RACE ET HISTOIRE (Claude Lévi-Strauss)

C'est lors d'une visite de l'exposition " Tous des sauvages" à Daoulas que j'ai acheté ce petit livre d'une centaine de pages. Il fut publié en 1952.

" La diversité des cultures, la place de la civilisation occidentale dans le déroulement historique et le rôle du hasard, la relativité du progrès, tels sont les thèmes majeurs de Race et Histoire. Dans ce texte écrit dans une langue toujours claire et précise, et sans technique exagérée, apparaissent quelques-uns des thèmes majeurs de notre manière contemporaine  de penser l'humanité."

Le péché originel de l'anthropologie consiste dans la confusion entre la notion purement  biologique de race ( à supposer, d'ailleurs, que, sur ce terrain  limité,  cette notion puisse prétendre à l'objectivité  ce que la génétique moderne conteste)  et les productions  sociologiques et psychologiques des cultures humaines. Aussi, quand nous parlons de contributions des races humaines à la civilisation, ne voulons-nous pas dire que les apports culturels de l'Asie ou de l'Europe, de l'Afrique ou de l'Amérique, tirent une quelconque  originalité du fait que ces continents sont, en gros, peuplés par des habitants de souches raciales différentes. Si cette originalité existe- et la chose n'est pas douteuse- elle tient à des  circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non  à des aptitudes distinctes liées  à la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des jaunes ou des blancs. ...Il y a beaucoup plus  de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités; deux cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer, autant ou davantage,  que deux cultures  relevant de groupes racialement éloignés...pages 10, 11
... Et pourtant, il semble que la diversité des cultures soit rarement  apparue aux hommes pour ce qu'elle est: un phénomène naturel, résultant  des rapports directs et indirects entre les sociétés...L'attitude la plus ancienne, et qui repose  sur des fondements psychologiques solides, puisqu'elle tend à apparaître chez chacun de nous, quand nous sommes placés  dans une situation inattendue, consiste à répudier  purement et simplement les formes  culturelles: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. "Habitudes de sauvages", cela n'est pas de chez nous" , "on ne devrait pas permettre cela" etc..., autant de réactions grossières, qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence  de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères.  Ainsi l'Antiquité  confondait-elle tout ce qui  ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-latine) sous le nom de barbare; la civilisation occidentale  a ensuite utilisé le terme de  sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes, se dissimule un jugement: il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l 'inarticulation des chants d'oiseaux, opposée à la valeur significative du langage humain, et sauvage qui veut dire : "de la forêt", évoque aussi un genre de vie animale, par oppostion à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. page 19

L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique , parfois même du village; à tel point qu'un grand nombre de populations dites "primitives" se désignent  d'un nom signifiant "les hommes"(ou parois - dirons-nous avec plus de discrétion) les "bons" les "excellents", les "complets", impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus - ou même de la nature - humaine, mais sont out au plus composés de "mauvais", de  "méchants" ,de "singes de la terre " ou d"'oeufs de pou". On va souvent jusqu'à priver  l'étranger  de ce dernier degré de réalité,  en ne faisant un "fantôme" ou une  "apparition". Ainsi se réalisent de curieuses situations où les deux interlocuteurs se donnent cruelle ment la réplique. page 21

Le barbare , c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie...La simple proclamation de l'égalité naturelle entre tous les hommes et de la fraternité qui doit les unir, sans distinction de races et de cultures a quelque chose de décevant pour l'esprit, parce qu'elle néglige une diversité de fait, qui s'impose à l'observation et dont il ne suffit pas de dire qu'elle n'affecte pas le fond du problème pour que l'on soit théoriquement et pratiquement autorisé à faire comme si elle n'existait pas. page 22

Le développement  des connaissances préhistoriques et archéologiques  tend à étaler  dans l'espace des formes de civilisation que nous étions portés  à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses: d'abord que le "progrès " (si ce terme convient encore pour désigner une réalité bien différente de celle à laquelle on l'avait d'abord appliqué) n'est ni nécessaire, ni continu; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutation. Ces sauts ne consistent pas à aller toujours plus loin  dans la même direction; ils s'accompagnent  de changement d'orientation...
page 38

...C'est ici que nous touchons du doigt à l'absurdité qu'il y a à déclarer une civilisation supérieure à une autre. Car, dans la mesure où elle serait seule, , une culture ne pourrait jamais être "supérieure " à une autre....Mais aucune culture n'est seule; elle est toujours donnée en coalition avec d'autres, et c'est cela qui lui permet d'édifier des  séries cumulatives...Page 70

Une civilisation est fonction du nombre de cultures avec lesquelles elle participe à l'élaboration - le plus souvent involontaire - d'une commune stratégie. L'Europe du début de la Renaissance était le lieu de fusion et de rencontres des influences les plus diverses: les traditions grecque, romaine, germanique et anglo-saxonne; les influences arabe et chinoise. L'Amérique précolombienne jouissait pas quantitativement  , qualitativement parlant, de moins de contacts culturels puisque les deux Amérique forment ensemble un vaste hémisphère...Une certaine modalité  d'existence des cultures qui n'est autre que la manière  d'être ensemble. pages 72, 73

La civilisation implique la coexistence des cultures offrant entre elles le maximum de diversité et consiste même en leur coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l'échelle mondiale, de cultures préservant chacune leur originalité. page 77

La nécessité de préserver la diversité des cultures dans un monde menacé par la monotonie et l'uniformité n'a certes pas échappé aux institutions internationales...C'est le fait de la diversité qui doit être sauvé, non le contenu historique que chaque époque lui a donné et qu'aucune ne saurait perpétuer au-delà d'elle-même. Il faut donc écouter le blé qui lève, encourager les potentialités secrètes,  éveiller toutes les vocations  à vivre ensemble que l'histoire tient en réserve...La tolérance ...est une attitude dynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à promouvoir ce qui veut être. La diversité des cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous.  page 85



vendredi, juillet 19, 2013

DANS L'EMPIRE DES TENEBRES ( Liao Yiwu)

Livre de 660 pages . J'ai eu des difficultés à poursuivre la lecture et finalement, j'ai fermé le livre assez vite. Pour moi, il y a des longueurs, les  chapîtres  racontent sa vie en cellule, les traitements subis par les gardes et ses collègues, les détails sont parfois insupportables par leur cruauté, leur crudité aussi  ... C'est un récit  sur ses quatre années en prison après avoir publié le poème Massacre à l'aube du jour où l'armée ouvrit le feu sur les étudiants de la  Place Tian'anmen au printemps 1989 à Pékin .
Liao Yiwu , prix Nobel de littérature 2009, est né en 1958
 dans le Sichuan. Son père a été condamné lors de la révolution culturelle en 1966. Marqué par la lecture de Keats et de Baudelaire,, par l'œuvre de Ginsberg et les chants de Bob Dylan,il est devenu dans les années 1980 l'un des poètes remarqués de l'avant-garde chinoise. La tragédie du 4 juin 1989, Place Tian'Anmen , l'a fait basculer dans la dissidence. Libéré en 1994, après ses quatre années de prison, il a vécu comme un marginal, poète, musicien, chanteur et écrivain. Ses livres publiés à Hong Kong, à Taïwan, ou aux Etats-Unis sont interdits en Chine, mais il est l'un des écrivains chinois les plus lus clandestinement. Menacé d'un nouvel emprisonnement, Liao Yiwu s'est enfui en 2011. Il vit aujourd'hui en Allemagne et  a reçu en 2012, le prix pour la Paix des libraires allemands.
"Au moment où j'écris , je vis toujours dans cette porcherie qu'est la Chine et je me languis de pouvoir nettoyer mon âme en profondeur." L'auteur de ces lignes , Liao Yiwu, signe le récit de quatre années d'enfer dans les prisons chinoises. Sa faute: avoir écrit le poème Massacre à l'aube du jour où l'armée ouvrit le feu sur les étudiants de la Place Tian'anmen. " En prison, j'ai connu le vrai visage de la Chine". Le visage des truands et des marginaux, des victimes et des bourreaux, des condamnés à mort que l'on vide de leur sang avant de les exécuter. Texte poignant, brutal, comique, lyrique, effrayant, plein de compassion, enraciné dans les espérances démocratiques martyrisées du printemps 1989. Dans l'empire des ténèbres bouleverse notre regard sur la Chine. C'est pourquoi Pékin a tout fait pour empêcher sa parution, volant à l'auteur ses manuscrits, jusqu'à ce qu'il choisisse l'exil en 2011."

Moi, je suis venu au monde durant une terrible famine qui a coûté la vie à une trentaine de millions de gens à travers le pays , de 1959 à 1962. Mon père me racontait , comment à l'âge d'un an, que mon petit corps était bouffi  de malnutrition. Un médecin traditionnel de Niushikou , non loin de Chengdu, recommanda à mes parents de me tenir au-dessus d'une marmite pleine d'un infusion bouillante, tous les matins et tous les soirs. la vapeur parvint à extraire un liquide jaunâtre de mon corps, goutte après goutte. Grâce à ce docteur, je survécus.  La faim a hanté toute mon enfance. Elle a entravé ma croissance et handicapé mon développement cognitif. pages 27, 28

Il était presque midi quand je me réveillai le lendemain. (printemps 1989). Axia (son épouse) me dit que les étudiants avaient pris la préfecture (de Fuling)...Les vestiges de la révolution tracts, banderoles déchirées, bouts de papier s'envolaient dans la poussière.  Les grilles d'entrée des bâtiments de la préfecture, hautes de cinq mètres, était fermée. page 41

Une étudiante lançait des slogans: "-A bas les fonctionnaires affairistes" ! "Sanctionnons la corruption! " " Aimer son pays n'est pas un crime!" page 43

La contestation étudiante devint le seul sujet  de conversation, et dans les unités de travail, on discutait sans cesse. On ne regardait plus la télé chez soi mais chez les collègues, on s'invitait à n'importe quelle heure...page 47

Le 3 juin..."Plusieurs  régiments de l'armée sont déjà entrés dans la ville et avancent avec force;  c'en est fini de Tian'Anmen"- "Tais-toi." je me bouchai les oreilles. "Mais les étudiants ne pensent pas qu'ils vont ouvrir le feu, ils croient qu'au pire, ils tireront des balles en caoutchouc"  page 57

A la nuit tombée, trempé de sueur, j'avais terminé le poème Massacre sur le papier, soit huit heures avant que le massacre réel ne se produise...J'entrai dans la bibliothèque quand je vis Michaël (un ami Anglais) torse nu sur le balcon, faisant de grands gestes ...: "Ils ont ouvert le feu! cria-t-il.- Où ça? " Je penchai la tête pour voir..."Ce n'est pas un  bon signe,, murmura Michaël . A Pékin, l'armée est déjà là. pages 59,60

En ouvrant la télévision, je tombai sur les deux meilleurs présentateurs de la télévision du gouvernement central...Habillés de noir, ils donnaient lecture, d'un ton lugubre, de" l'ordre impérial" qui avait été lancé de réprimer fermement les révoltes contre-révolutionnaires...Je proclamai en mandarin : "je m'insurge" Je montai sur scène  ..."Le grand massacre commence par le coeur de Pékin, Quand le premier ministre s'enrhume, le peuple tousse... les premiers vers du poème Massacre.Pages 63, 64, 65

Le 4 juin, je sortis avec Michaël pour poster une lettre. Dans les rues, l'armée patrouillait,  et les habitants étaient terrés chez eux...Les deux semaines qui suivirent furent un cauchemar. page s68, 69

...entre Pékin et la province, il y avait de la distance et la distance  dans le temps et dans l'espace dilue  les traces de sang. Mais moi, finalement, j'avais crié lors de cette nuit sanglante. j'avais été terrorisé aussi, mais j'avais crié ma terreur durant cette nuit. Dans la Chine entière, avoir été le seul poète si téméraire , quelle illusion grandiose:  page 79

En plein  été , la cassette  de Massacre avec moi, j'ai traversé cette tombe gigantesque et silencieuse qu'était alors la Chine. Je ne savais pas  qu'une corde  était déjà  en train de se serrer  lentement autour de mon cou. page 89

Les chenilles du char...Nous étions avec une dizaine  d'étudiantes, toutes très bien habillées. Nous avons suivi un  groupe qui revenait de la Place Tian'Anmen et je ne sais pas comment ça s'est fait, mais nous nous sommes séparées. J'ai vu que l'avenue était noire de casques, comme un fleuve sombre. Puis, il y a eu les tirs des fusils, et les chars qui se sont rués vers nous. Tout le mondes 'est mis à fuir de tous côtés. J'ai couru en direction d'une ruelle mais un  char était sur le point de me rattraper. J'ai sauté sur le trottoir et me suis cachée derrière un arbre. Le char  a foncé dans un mur qu'il a renversé. Il a reculé et a tourné comme une toupie en créant un tourbillon. Nana  et Maohui avaient été écrasées, elles étaient prises dans le métal des chenilles...J'ai été hospitalisée dans deux  hôpitaux successifs... Les journaux,, la télé, mes amis  à l'hôpital disent qu'il n'y a pas eu de morts  ce soir-là. Au début, j'étais furieuse et je protestais, puis, je m'y suis habituée. Finalement, j'ai dû admettre devant tout le monde que ce que j'avais dit était faux et que je ne voulais pas répandre  de fausses rumeurs.  pages 95, 96
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jeudi, juillet 11, 2013

COMMENT J'AI CESSE D'ETRE JUIF ( Shlomo Sand)

Shlomo Sand  est professeur d'histoire contemporaine à l'université de Tel-Aviv. Il a publié ce livre d'une centaine de pages en avril 2013 après avoir publié en 2012 "Comment la terre d'Israël fut inventée".

En ce début du XXI è siècle, à la lecture de journaux, de revues ou de livres, je ne pense pas qu'il soit exagéré d'affirmer que les juifs sont trop souvent présentés comme porteurs de traits de caractères ou de cellules cérébrales particulières et héréditaires qui les distingueraient  de tous les autres humains...De même qu'il est impossible à un Africain de se dépouiller de sa peau, un juif ne pourrait pas renoncer à son essence. page 11

Ma mère fut identifiée comme juive en arrivant en Israël à la fin de 1948, et la mention "juif" fut inscrite sur ma carte d'identité...D'après les lois de l'état d'Israël, tout comme selon la loi juive,  je ne puis cesser d'être juif. page 13

...Rejet absolu du principe  d'une nationalité israélienne  pour n'admettre qu'une nationalité juive. Cette nationalité juive ne peut être acquise que par la seule voie, quasiment inaccessible, d'un acte religieux: toute personne  désireuse de  voir Israël comme son état national doit être née  de mère juive. page 15

Aucun politicien ne peut de nos jours tenir publiquement des propos antijuifs, sauf peut-être en quelques lieux d'Europe centrale ou de la nouvelle sphère islamo-nationaliste.  Aucun organe de presse sérieux ne distillera  des balivernes antisémites, aucune maison d'édition respectable ne publiera un écrivain aussi brillant soit-il, qui ferait l'apologie  de la haine à l'encontre des juifs. Aucune station de radio ou de télévision, publique ou privée, ne laissera  un commentateur  hostile aux juifs  s'exprimer ou paraître à l'écran. Et s'il arrive que des propos diffamatoires à l'encontre des juifs s'insinuent dans les médias, ils sont rapidement et efficacement réprimés. page 18

La différence majeure entre identité religieuse et identité nationale réside dans le concept de souveraineté: pour le fidèle religieux "authentique", le souverain se situe toujours à l'extérieur de son identité personnelle tandis que chez le fidèle de la nationalité, le sentiment de souveraineté en est la partie intégrante. Face à l'ancien Seigneur et Maître de l'univers, la nation, érigée  en maîtresse de ses actions et responsable de ses actes, est ainsi devenue le principal objet de révérence. page 27

...Le juif est juif pour toujours, mais pas du fait des pratiques et des normes cultuelles auxquelles il se soumet, il est perçu comme juif, non pas par ce qu'il fait, par ce qu'il crée, par ce qu'il pense ou dit, mais à cause d'une essence éternelle, inhérente à sa personnalité spécifique et mystérieuse ( des scientifiques sionistes y ajouteront la génétique). page 28

A l'origine, on trouve une croyance  divine monothéiste qu'il est encore difficile  de définir comme juive et qu'il serait plus  exact de qualifier de yahviste. Elle avait commencé à prendre forme au Vè siècle avant J.C., probablement , quelque temps après que l'élite politique et cléricale de Jérusalem fut exilée à Babylone. page 44

La judéité, en tant qu'antithèse  de l'identité chrétienne, remplissait efficacement  cette fonction. Il y avait, certes, des différences: la judéophobie se donnait plus libre cours à Paris  qu'à Londres, à Berlin qu'à Paris, à Vienne qu'à Berlin et à Budapest, Varsovie, Kiev ou Minsk plus qu'en Occident . (De 1850 à 1950)

A la différence  d'autres communautés juives dans le monde, la population juive  d'Europe de l'Est avait conservé des modes de vie et de culture absolument distincts de ceux de leurs voisins. page 54

Plus on creuse la question, plus on reconnaît qu'il n'existe  pas de bagage culturel juif autre que religieux. page 72

Pour justifier la colonisation en Palestine, le sionisme a invoqué la Bible, présentée comme un titre de propriété juridique sur terre. page 73

Le service militaire obligatoire a été tout aussi important. parallèlement à l'enseignement, il a constitué un puissant creuset d'identité et de cultures originales. page 76

Il m'arriva assez souvent, en diverses circonstances - dîners en ville, cours à l'université, discussions ponctuelles -  de demander : " Combien de personnes les nazis  ont-ils assassinées, dans les camps de concentration et d'extermination, et par les autres massacres non-conventionnels qu'ils ont perpétrés?" La même réponse tombait sans exception: six millions.  Lorsque je soulignais que ma question portait sur le nombre de personnes en général,  et pas seulement sur le nombre de juifs, mes interlocuteurs marquaient leur surprise, et il était rare que quelqu'un connût la réponse.Tout spectateur de Nuit et Brouillard...réalisé dans les années 1950, pourrait répondre onze millions de morts. mais ce nombre des victimes  "non conventionnelles" est effacé du disque dur  de la mémoire collective occidentale....L'essentiel est de savoir pourquoi le  nombre "total" a complètement disparu, et comment  seul , subsiste et est entretenu , le nombre "juif". pages 83, 84

Dans un film français de neuf heures, Shoah...on laisse le spectateur dans l'ignorance  que cinq millions de Polonais  y ont été assassinés: deux millions et demi d'origine juive et deux millions et demi de catholiques. Que le camp d'Autschwitz ait été construit, à l'origine, pour des prisonniers polonais non-juifs ne méritait pas non plus d'être indiqué dans Shoah. ...Si l'on évoque les proportions, le nombre de Roms (tziganes) assassinés,  sur l'ensemble de leurs communautés,  s'avère très proche de celui des victimes juives; pourtant, ils n 'ont pas droit à une mention dans la Shoah lanzmanienne. pages 86,87

La nouvelle politique sioniste  et pseudo-juive, ...revendiquait la spécificité, l'exclusivité et la propriété nationale totale sur la souffrance. page 90

Il y a pléthore de bourreaux comme Hitler, tandis qu'il n'y a jamais eu de victimes comme les juifs et il  n'y en aura jamais plus. (selon la rhétorique sioniste) page 91

Ce n'est pas un hasard si Abraham Yitzhack Hacoben Hook, principal architecte du processus de nationalisation de la religion juive au XXè siècle,  et premier grand rabbin de la communauté
de colons en Palestine, avant la création de l'état d'Israël, a pu écrire: "La différence entre une âme d'Israël , avec son authenticité, ses souhaits intérieurs son aspiration, sa qualité  et sa vision,  et  l'âme  de tous les non-juifs, à tous les niveaux,  est plus grande et plus profonde que la différence entre l'âme d'un homme et celle d'un animal; parmi ces derniers, il n'y a qu'une différence quantitative, tandis  qu'entre ceux-ci  et les premiers, existe une différence qualitative spécifique ". Les écrits du rabbin Hook servent aujourd'hui encore de guide spirituel à la communauté des colons nationaux religieux installés dans les territoires occupés. page 103

Etre "juif" en Israël, c'est avant tout ne pas être arabe...Le sionisme  avait ...défini les juifs comme un "peuple" d'origine unique...dans l'état laïc en voie d'être créé, le mariage civil fut donc interdit, seules furent consacrées les unions religieuses. Un juif ne peut qu'épouser une juive, le musulman ne pourra épouser qu'une musulmane, et cette loi durement ségrégative s'applique aussi  aux chrétiens et aux druzes. Un couple de juifs sans enfants ne peut adopter un enfant "non-juif" (musulman ou chrétien) qu'en le convertissant à la loi rabbinique. pages 112, 113

Depuis la fin des années 1970 et plus encore  dans les années 1980, on insiste sur le fait  que l'état d'Israël est juif et non pas israélien. Le premier qualificatif  recouvre les juifs du monde entier, le second n'inclut  "que" l'ensemble des citoyens vivant en Israël: musulmans, chrétiens, druzes et juifs sans distinction...L'état s'est de plus en plus judéocentré. page 115

Que signifie donc être "juif" dans l'état d'Israël? Etre juif en Israël signifie être un citoyen privilégié qui jouit de prérogatives refusées  à ceux qui ne sont pas juifs, et particulièrement aux Arabes. Si l'on est juif, on peut s'identifier  à l' Etat qui se dit le reflet de l'essence juive. Si l'on est juif, on peut acheter des terrains alors qu'un citoyen non-juif n'aura pas le droit de les acquérir...Si l'on est juif, on peut être ministre des Affaires étrangères et résider  à titre permanent  dans une colonie située à l'extérieur des frontières juridiques d'Israël, à côté de voisins palestiniens privés de tous droits civiques et dépourvus  de souveraineté sur eux-mêmes. Si l'on est juif, on peut installer des colonies sur des terres qui ne nous appartiennent pas, mais aussi circuler en Judée, en Samarie sur des routes  de contournements, là où les habitants locaux n'ont pas le droit d'aller et de venir librement, à l'intérieur de leur patrie. Si l'on est juif, on ne sera pas arrêté aux barrages, on ne sera pas torturé, personne ne viendra fouiller notre maison en pleine nuit, on ne sera pas pris par erreur  comme cible de tir, on ne verra pas sa maison démolie par erreur...Tous ces actes qui s'accumulent depuis près de quarante ans, ne sont  destinés et réservés qu'aux Arabes. page 122

Supportant mal que les lois israéliennes  m'imposent l'appartenance à une ethnie fictive,  supportant encore plus mal d'apparaître auprès du reste  du monde comme membre  d'un club d'élus,  je souhaite démissionner et cesser de me considérer comme juif...Par mon refus d'être juif, je représente une espèce en voie de disparition. En insistant  sur le fait que seul mon passé historique était juif, que mon présent quotidien est israélien, pour le meilleur et pour le pire, et qu'enfin mon futur et celui de mes enfants, tel qu'en tout cas je le souhaite,, doit être guidé par des principes universels, ouverts et généreux, je sais que je vais à l'encontre  des modes dominantes orientées vers  l'ethnocentrisme...J'ai conscience de vivre dans l'une des sociétés les plus racistes du monde occidental. le racisme est bien sûr omniprésent, mais en Israël, on le trouve dans l'esprit des lois, on l'enseigne dans les écoles, il est diffusé dans les médias...Vivre dans une telle société m'est devenu insupportable mais je l'avoue, il ne m'est pas moins difficile d'habiter ailleurs . je fais partie du produit culturel, linguistique et même mental de l'entreprise sioniste, et je ne peux m'en défaire.  par ma vie quotidienne et ma culture de base, je suis israélien. pages 134, 135

vendredi, juillet 05, 2013

LE PARADIS -un peu plus loin (Mario Vargas Llosa)

"Le 7 avril 1803 , naît à Paris la militante féministe et ouvriériste Flora Tristan, fille d'un officier péruvien au service du roi d 'Espagne et d'une bourgeoise parisienne. Un siècle plus tard, le 8 mai 1903, son petit-fils, Paul Gauguin, meurt seul et presque aveugle dans son faré des Iles Marquises. Le curieux rapport entre les deux dates, tout comme les liens de parenté entre le peintre et l'activiste politique ne sont ici qu'un point de départ d'un récit qui met en scène leurs vies parallèles et leur destin commun. Sous la plume de Mario Vargas Llosa, Flora Tristan  et Paul Gauguin deviennent Flora l'Andalouse et Paul le Maori - deux êtres libertaires, passionnés et profondément humains, mais hantés par une quête de l'absolu qui leur donne une dimension tragique. Ils iront jusqu'au bout de leurs rêves et ils paieront cher leur audace. Pourtant, leur chute semble aussi admirable que leur envol, car elle est porteuse d'espoir. Ce roman nous dit que le Paradis qu'ils cherchaient se trouve toujours un peu plus loin, mais il le fait dans une langue qui nous le rend très proche: celle des grandes utopies politiques et artistiques qui ont marqué les temps modernes."

Que se serait-il passé si le colonel Don Mario Tristan avait vécu de longues années? Tu n'aurais pas connu la pauvreté, Florita. Grâce à une bonne dot, tu serais mariée à un bourgeois et tu vivrais  peut-être, dans une belle villa entourée  de jardins , à Vaugirard. Tu ignorerais  ce que c'est d'aller au lit les boyaux tordus par la faim, tu ne connaîtrais pas le sens des concepts tels que discrimination et  exploitation. L'injustice serait pour toi un mot abstrait. Mais peut-être tes parents t'auraient-ils donné de l'instruction....Encore que rien n'est moins sûr: une jeune fille de bonne famille n'était éduquée  que pour décrocher un mari, devenir une bonne mère et une maitresse de maison accomplie. Tu ignorerais toutes ces choses que tu avais dû apprendre par nécessité. ...Tu n'aurais jamais éprouvé la curiosité  de savoir comment était le monde au-delà de cette enclave où tu vivrais confinée, à l'ombre de tes parents, de ton époux, de tes enfants. Machine à enfanter, esclave heureuse, tu irais à la messe le dimanche, tu communierais les premiers vendredis du mois,  et, serais , à ton âge , une matrone bien en chair avec une passion irrésistible pour le chocolat et les neuvaines. Tu ne serais pas allée au Pérou, tu n'aurais pas connu l'Angleterre...Et bien entendu, tu n'aurais jamais pris conscience  de l'esclavage des femmes, ni aurais eu l'idée que, pour te libérer, il était indispensable qu'elles s'unissent aux damnés de la terre afin de mener  à bien une révolution pacifique , aussi importante pour l'avenir de l'humanité que l'apparition du christianisme voici mille huit cent quarante-quatre ans. pages 18, 19

Son cœur (celui de Paul Gauguin) se serra: était-elle partie? ? ici, les femmes se mariaient et se  démariaient comme on change de chemise. Dans ce domaine, au moins, les efforts de missionnaires et des pasteurs pour pousser les Maoris à adopter la stricte  famille chrétienne  étaient assez vains. En matière domestique, les indigènes n'avaient pas tout à fait perdu l'esprit de leurs ancêtres. Un beau jour, le mari ou la femme décampait, et personne n'était surpris. page 36

Flora vit que ces visages  fatigués se réjouissaient  de l'entendre dire qu'une fois  constituée l'Union Ouvrière dans toute la France, et plus tard dans toute l'Europe, ils auraient tant de force que les gouvernements et les parlements transformeraient  en loi le droit au travail. Une loi  qui les défendrait  contre le chômage à tout jamais...Il n'était pas facile de les convaincre. Ils redoutaient en étendant aux femmes , le droit au travail, de voir le chômage augmenter...Elle ne put les persuader non plus qu'il fallait interdire dans les usines et les ateliers le travail des enfants de moins de dix ans, pour que ceux-ci puissent aller à l'école apprendre à lire et à écrire. page 64

"Non, Madame, vous ne pratiquez pas la charité, la corrigea Flora. Vous distribuez des aumônes, ce qui est fort différent." page 66

Il sentit que le milieu artistique parisien faisait le vide autour de lui, ou le traitait avec condescendance. Rien ne l'avait autant déprimé, lors de cette exposition, que la façon cruelle dont son vieux maître et ami  Camille Pisarro, avait liquidé sommairement ses théories et les toiles  de Tahiti: " Cet art n'est pas le vôtre, Paul. Revenez à ce que vous étiez. Vous êtes un être civilisé et votre devoir est de peindre des choses harmonieuses, non d'imiter l'art barbare des cannibales. Ecoutez-moi, vous faites fausse route, cesser de piller les sauvages d'Océanie et redevenez vous-même. "...Même le geste affectueux de Degas qui t'acheta deux toiles , ne te remonta pas le moral. La sévère opinion de Pisarro était partagée par beaucoup d'artistes., de critiques, de collectionneurs:  ce que tu avais peint là-bas, était le reflet  des superstitions et des idolâtries d'êtres primitifs, à des années lumière de la civilisation. page 121

(Flora est sur le bateau pour le Pérou, escale au Cap Vert.) Tous les Blancs et métis de la Praia gagnaient leur vie  en chassant, achetant et vendant des esclaves. La traite était la seule  industrie de cette colonie portugaise où tout ce que vit et entendit Flora, où tous les gens  qu'elle connut durant ces dix jours de calfatage des cales, lui produisirent commisération  effroi, colère , horreur. page 195

Le Pérou était une république depuis quelques années, mais tout dans cette ville, où les Blancs se faisaient passer pour nobles et rêvaient de l'être, dénonçait la colonie. Une ville pleine d'églises, de couvents et de monastères, d'Indiens et de Noirs allant nu-pieds, une ville aux pavés ébréchés dans des rues rectilignes au milieu desquelles coulait une rigole où les gens jetaient leurs ordures, ...et au milieu de baraques misérables et de campements faits de planches, de paille et de rebuts, se dressaient  soudain , majestueuses et princières, les maisons des riches. Celle de Don Pio Tristan (l'oncle de Flora)était l'une d'elles . Page 245

Sans le savoir, ni le vouloir, tu avais peint une taata vahiné au centre de ton meilleur tableau. Un hommage à ce qui  avait disparu, à ce qu'on avait volé aux Tahitiens. Pendant toutes ces années passées ici , tu n'avais pas rencontré une seule personne qui se souvînt du passé, des coutumes, des relations, de la vie quotidienne d'antan...Cette culture avait disparue. page 275

Les lois sacrées prévalent sur les sentiments; sinon, il n'y aurait pas de civilisation. page 281

Tu n'étais pas allé en Bretagne à la recherche du catholicisme préservé par l'antimodernité à tout crin et le passéisme du peuple breton qui, ces années-là, résistait silencieusement, fermement, aux assauts que la République menait contre le cléricalisme  pour importer de France une sécularisation radicale...La Bretagne t'avait séduit dès l'abord, par sa rusticité, ses superstitions, ses rites affirmés et ses coutumes ancestrales...page 311

Tu voulais pour  La vision après le sermon un cadre religieux, et tu l'avais proposé au curé de Pont-Aven. Le curé avait refusé en alléguant que ces couleurs - où avait-on vu en Bretagne, cette terre rouge sang? - allaient à l'encontre du recueillement  de rigueur dans les lieux de culte. Et le curé de Nizon l'avait repoussée, lui aussi, encore plus irrité, en estimant qu'un tel tableau  susciterait incrédulité et scandale parmi ses paroissiens. page 318

(Gauguin quitte Tahiti pour les Marquises) Personne n'alla lui dire adieu au port de Papeete le 10 septembre 1901, quand il monta  sur La Croix-du-Sud qui partait pour  Hiva Oa. page 325

Camille Pisarro avait lu quelques livres  et brochures de Flora Tristan et en parlait  avec tant de respect qu'il t'avait fait t'intéresser pour la première fois à  cette grand'mère maternelle dont tu ne savais rien. ta mère ne t'en avait jamais parlé. Lui gardait-elle rancune? A juste titre: elle ne s'était jamais occupée de sa fille Aline. Elle l'avait laissée aux mains des nourrices, tandis qu'elle faisait la révolution. page 421



lundi, juillet 01, 2013

LE REVE DU CELTE ( Mario Vargas Llosa)

"Le thème central de ce roman est la dénonciation de la monstrueuse exploitation de l'homme par l'homme dans les forêts du Congo -alors province privée du roi Léopold II de Belgique - et dans l'Amazonie péruvienne -chasse gardée des comptoirs britanniques jusqu'au début du XXè siècle. Personnage controversé, intransigeant, peu commode, auteur d'un célèbre rapport sur l'Afrique qui porte son nom, l'aventurier et révolutionnaire irlandais Roger Casement, ( 1864-1916) découvre au fil de ses voyages, l'injustice sociale mais aussi les méfaits du colonialisme qu'il saura voir aussi dans son propre pays. Au rêve d'un monde sans colonies, qui guidera son combat, viendra ainsi s'ajouter, celui d'une Irlande indépendante. . Tous les deux vont marquer la trajectoire de cet homme intègre et passionné dont l'action humanitaire deviendra vite une référence incontournable mais que son action politique conduira à mourir tragiquement dans la disgrâce et l'oubli. "

...Inscrire les bateaux au mouillage et en partance, les marchandises que déchargeaient les négociants d'Anvers - fusils, munitions, chicottes, vin, images pieuses, crucifix, verroterie multicolore et celles qu'ils emportaient en Europe: les immenses piles de caoutchouc, les pièces d'ivoire et les peaux de bêtes. Voilà le troc qui, jadis, dans son imagination juvénile, devait sauver les Congolais du cannibalisme, des marchands arabes de Zanzibar qui contrôlaient la traite des esclaves et leur ouvrir les portes de la civilisation! page 43

Encore un an, et les puissances occidentales offriraient sur un plateau à Léopold II, lors de la conférence de Berlin de 1885, cet Etat indépendant du Congo de plus de deux millions et demi de kilomètres carrés - quatre-vingt-cinq fois la taille de la Belgique. Mais déjà le roi des Belges s'était mis à administrer le territoire dont on allait lui faire cadeau pour qu'il y applique ses principes rédempteurs sur les vingt millions de Congolais qui, croyait-on, l'habitaient. Le monarque à la barbe peignée avait embauché pour ce faire le grand Stanley, devinant avec sa prodigieuse aptitude à détecter les faiblesses humaines, que l'explorateur était capable aussi bien de grandes prouesses que de formidables vilenies si le prix était à la hauteur de ses appétits...Stanley et ses accompagnateurs devaient expliquer à ces chefs de tribu à moitié nus, tatoués et emplumés, le visage et les bras parfois traversés d'épines et le sexe protégé par un tube de roseau, les intentions bienveillantes des Européens: ils viennent les aider à améliorer leurs conditions de vie, les libérer des fléaux tels que la maladie du sommeil, les éduquer et leur ouvrir les yeux sur les vérités de ce monde et de l'autre, grâce à quoi leurs enfants et petits-enfants accéderaient à une vie décente, juste et libre. page 45

Stanley faisait signer aux chefs de tribu et aux sorciers des contrats , rédigés en français , où ils s'engageaient à fournir main d'œuvre, logement, guide et subsistance aux fonctionnaires, porte-parole et employés de l'AIC dans les travaux qu'ils entreprendraient pour la réalisation des buts qui étaient les siens. Ils signaient d'une croix, d'une barre, d'une tache ou d'un petit dessin, sans rechigner et sans savoir ce qu'il signaient ni même ce que signifiait signer, séduits par les colliers, les bracelets et les babioles de verre bariolé qu'ils recevaient , ainsi que par l'eau-de-vie que Stanley les invitait à boire d'abondance pour célébrer cet accord. "Ils ne savent pas ce qu'ils font , mais nous, nous savons, nous, que c'est pour leur bien et que cela justifie la tromperie" pensait le jeune Roger Casement. ...Avec les années, il s'en était écoulé dix-huit depuis l'expédition qu'il avait faite sous ses ordres en 1884- Roger Casement était arrivé à la conclusion que le héros de son enfance et de sa jeunesse était un des coquins les plus dénués de scrupules qu'ait excrété l'Occident sur le continent africain...Il allait et venait à travers l'Afrique en semant la désolation et la mort - brûlant et pillant les villages, fusillant les indigènes, écorchant le dos de ses porteurs avec ses chicottes tressées de peau d'hippopotame qui avaient laissé des milliers de cicatrices sur les corps d'ébène de toute la géographie africaine - et d'un autre, ouvrant des routes au commerce et à l'évangélisation dans d'immenses territoires pleins de fauves, de bêtes vénéneuses et d'épidémies qui semblaient l'épargner, lui, comme un de ces titans des légendes homériques et des histoires bibliques. pages 46, 47

Tout cela pour leur bien, évidemment, avait ajouté Stanley, en hochant la tête en direction des huttes coniques du hameau; en marge duquel se dressait le campement. Des missionnaires viendront qui les tireront du paganisme et leur enseigneront qu'un chrétien ne doit pas manger son prochain. Des médecins les vaccineront contre les épidémies et les soigneront mieux que leurs sorciers. des compagnies qui leur donneront du travail. Des écoles où ils apprendront les langues civilisées. Où on leur enseignera à s'habiller,; à prier le Dieu véritable, à parler en chrétien et non dans leurs dialectes de babouins. Ils remplaceront peu à peu leurs coutumes barbares par celles d'êtres modernes et civilisés. S'ils savaient; ce que nous faisons pour eux, ils nous baiseraient; les pieds...page 49

...Après cet échange avec Henry Morton Stanley, la sainte Trinité des 3 C avait volé en éclats. Jusqu'à lors, il croyait que le colonialisme; se justifiait par eux: christianisme, civilisation et commerce. page 50

Après ses visites aux tribus, Roger éprouvait un malaise qui devait augmenter avec les années. Au début, il le faisait de bon gré , car cela satisfaisait sa curiosité de connaître quelque chose des us et coutumes, dialectes, parures, nourriture et se familiariser avec les danses, les chants et pratiques religieuses de ces peuples qui semblaient stagner au fond des siècles, chez qui une innocence primitive, saine et directe, se mêlait à des rituels cruels, comme les sacrifices des jumeaux dans certaines tribus, ou de tuer; un nombre déterminé de serviteurs - des esclaves presque toujours - pour ensuite les enterrer près de leurs chefs...Il sortait de ces négociations; avec un malaise indéfinissable, l'impression de jouer un double jeu avec ces hommes d'un autre temps, qui quels que soient ses efforts, ne pourraient jamais comprendre grand-chose, et, par conséquent, malgré toutes les précautions qu'il prenait pour atténuer ce que ces accords avaient d'abusif, avec la mauvaise conscience d'avoir agi à l'inverse de ses convictions, de la morale et de ce "principe premier", ainsi qu'il appelait Dieu. page 71

Vous auriez dû figurer comme co-auteur de ce livre (Au cœur des ténèbres) Casement, avait-il affirmé (Conrad), en lui serrant les épaules. C'est vous qui m'avez dessillé les yeux. Sur l'Afrique, sur l'Etat indépendant du Congo. Et sur la bête féroce qu'est l'homme. page 70

Le pire, le pire, Casement, ça été d'être témoin des horreurs qui se passent quotidiennement dans ce maudit pays. Horreurs que commettent les démons noirs et les démons blancs, où qu'on tourne les yeux. (conversation à Londres avec Joseph Conrad: auteur de Au cœur des ténèbres); page 71

C'est la corruption morale, la corruption de l'âme qui envahit tout dans ce pays, avait-il répété (Conrad) d'une voix sombre, caverneuse, comme saisi d'une vision apocalyptique. page 88

J'ai fini par croire tout ce qu'on me raconte d'atroce et de terrible. Si j'ai appris une chose au Congo, c'est qu'il n'existe pas de pire animal sanguinaire que l'homme. page 114

(Le capitaine Junieux: "Nous sommes venus pour quoi faire alors? Je sais apporter la civilisation, le christianisme et le libre commerce. Vous croyez encore à ça, Monsieur Casement? - Plus du tout, répliqua aussitôt Roger Casement. J'y croyais avant, oui. De tout mon cœur. J'y ai cru longtemps, avec toute la naïveté du garçon idéaliste que j'étais. Que l'Europe venait en Afrique sauver les vies et les âmes, civiliser les sauvages. Je sais maintenant que je me suis trompé...J'essaie de me racheter de ce péché de jeunesse... C'est la raison qui me fait tenir le compte, dans le plus grand détail, des abus commis ici au nom de la prétendue civilisation." page118

Comment se pouvait-il que la colonisation soit devenue cet horrible pillage, cette inhumanité vertigineuse où des gens qui se disaient chrétiens torturaient, mutilaient, tuaient des êtres sans défense et les soumettaient à des cruautés aussi atroces, enfants et vieillards compris? page 124

EN AMERIQUE DU SUD "Expliquez-moi ce que sont les "raids"? dit Casement. -Aller à la chasse aux Indiens dans leurs villages pour qu'ils viennent recueillir le caoutchouc sur les terres de la compagnie..." page 186

"Des coups de fouet, des mutilations, des viols et des assassinats murmura Henry Fielgald. c'est cela que vous appelez la modernité au Putumayo, monsieur le préfet? page 194

"Si un jour cette forêt atteint le niveau d'Europe occidentale, ce sera grâce à des hommes comme Julio C. Arana. dit le préfet (Casement a été chargé par le gouvernement britannique d'enquêter sur les exactions d'Arana.)page 195

Mutilations, assassinats, coups de fouet, récita Casement. Ds dizaines, voire des centaines de personnes. Ce sont des accusations qui ont ému le monde entier. page 199

Roger se sentait, dans l'espace et dans le temps, transporté au Congo. Les mêmes horreurs, le même mépris de la vérité. La différence était que Zumeata parlait en espagnol et les fonctionnaires belges en français. page 201

Ce soir, dans son insomnie, après ces dix jours à Iquito passés à interroger des gens de toute condition, à prendre en note des douzaines d'opinions recueillies ici et là auprès d'autorités, de juges, de militaires, de patrons de restaurants, pécheurs, proxénètes, vagabonds, prostituées et employés de bordels et de bars, Roger Casement se dit que l'écrasante majorité des Blancs et des métis d'Iquito, Péruviens et étrangers, pensaient comme Victor Israël. Pour eux, les Indiens d'Amazonie n'étaient pas, à proprement parler , des êtres humains, mais une forme inférieure et méprisable de l'existence, plus proche des animaux que des gens civilisés. C'est pourquoi il était légitime de les exploiter, de les fouetter, de les séquestrer, de les emmener de force dans les exploitations de caoutchouc, ou s'ils résistaient, de les tuer comme on abat un chien qui a la rage. page 242

(Casement a fait venir en Angleterre deux Indiens pour les sauver d'une mort certaine car poursuivis)Roger avait décidé d'accéder à la requête quotidienne d'Omarina et d'Arédomi: retourner en Amazonie. Tous deux étaient profondément malheureux dans cette Angleterre où ils se sentaient perçus comme des anomalies humaines, des animaux de foire qui étonnaient, amusaient, émouvaient et parfois effrayaient des personnes qui ne les traiteraient jamais comme des égaux, mais toujours comme des étrangers exotiques. Pendant son voyage de retour à Iquito, Roger penserait fort à cette leçon que la réalité lui avait administrée sur le caractère paradoxal et in définissable de l'âme humaine. Les eux garçons avaient voulu échapper à l'enfer amazonien où ils étaient maltraités et où on les faisait travailler comme des bêtes sans presque leur donner à manger. Il avait fait un geste et dépensé une bonne part de son patrimoine pour leur payer un billet vers l'Europe et assurer leur entretien depuis six mois, en pensant qu'en leur donnant accès à une vie décente, il allait les sauver. Et là pourtant, bien que pour des raisons différentes, Ils étaient aussi loin du bonheur ou du moins, d'une vie acceptable, qu'au Putumayo. Même si on ne les frappait pas, leur manifestant au contraire quelque tendresse, ils se sentaient étrangers, seuls et conscients qu'ile n'appartiendraient jamais à ce monde. page 339

Herbert était le seul ami véritable qu'il se soit fait en Afrique. Contrairement aux autres Européens recrutés par Stanley pour cette expédition au service de Léopold II, qui n'aspiraient qu'à tirer de l'Afrique argent et pouvoir, Herbert aimait l'aventure pour l'aventure. C'était un homme d'action , mais il avait une passion pour l'art et approchait les Africains avec une curiosité respectueuse. Il s'enquerrait de leurs croyances, coutumes et objets religieux, de leurs vêtements et parures, qui l'intéressaient d'un point de vue non seulement esthétique et artistique, mais aussi intellectuel et spirituel. page 396

Il avait lu et entendu dire que la politique, comme tout ce qui se rattache au pouvoir, fait émerger parfois le meilleur de l'être humain - l'idéalisme, l'héroïsme, l'esprit de sacrifice, la générosité - mais aussi ce qu'il y a de pire: la cruauté, l'envie, le ressentiment. page 451