jeudi, juillet 25, 2013

LA LETTRE PERDUE (Martin Hirsch)

" Lorsque je suis rentré au service de l'Etat, il y a vingt-cinq ans, mon père m'a écrit, peu avant sa mort, une lettre dont je ne suis jamais séparé. Jusqu'à sa mystérieuse perte, la nuit où j'ai quitté le gouvernement. Après le désarroi, sa disparition a  déclenché une quête éperdue. Je suis remonté aux racines mes plus intimes de mon engagement: morceau par morceau , j'ai reconstitué un puzzle fait de souvenirs, de rencontres, d'apprentissages, de hasards, d'indiscipline, parfois d'angoisse, de moments cocasses et d'autres tragiques. J'ai ainsi pu résoudre cette énigme que je n'avais jamais su déchiffrer: Qu'est-ce qui déclenche l'engagement?  De quoi se nourrit le refus de l'indifférence? Chemin faisant, j'ai cherché à répondre à une question lancinante: Comment se transmet cette curieuse alchimie qui pousse à agir? Parce que je suis convaincu  que notre société, confrontée à des défis vertigineux, a besoin d'un sursaut d'engagement, que chacun de nous doit produire en cherchant les lettres perdues.
Celle de mon père n'avait pas encore dit son dernier mot".

J'ai appris , depuis toujours, que l'engagement ne veut pas dire soumission à une quelconque autorité. C'est plutôt l'apprentissage d'une certaine distance vis-à-vis du pouvoir. page 148

"Je ne dis pas , naturellement, que ton action soit seule cause de ce que je suis devenu. Ce serait exagéré ( et je tombe même dans cette exagération ). Quand j'aurais été élevé absolument à l'écart de ton influence, il est fort possible que je n'eusse pu devenir un homme selon ton cœur".  Franz Kafka Lettre au père. page 7

J'avais jusqu'à présent fui la question de l'origine. Combien de fois des journalistes m'avaient demandé d'où  venait mon engagement, pourquoi le combat contre la pauvreté, pourquoi le service public, pourquoi l'engagement associatif. L'éducation? la famille? un événement déclencheur? Une rencontre particulière? un maître? une indignation précise? La foi peut-être? J'éludais. Par pudeur.  page 17

J'ai repensé à ce que Stéphane Hessel avait exprimé avec tant de force, lorsque je l'avais invité à participer, aux côtés de Simone Veil, au lancement du service civique devant cinq cents jeunes réunis  au théâtre du Rond-Point: "Il est plus difficile pour vous que pour nous de s'engager. Pour notre génération, il était facile de dire où étaient le bien et le mal. maintenant , les deux sont entremêlés." page 19

(L'auteur fait des études de médecine, il est interne à Saint-Vincent- De-Paul en 1984)  J'ai compris le rapport entre l'homme debout et l'homme couché, la relation du fort au faible. En médecine, j'ai appris que celui qui vous fait face est souvent intimidé, intériorisant spontanément un rapport d'infériorité. Parce qu'on a une blouse blanche, parce qu'on a un diplôme, parce qu'on est chef, parce qu'on est directeur, parce qu'on détient les signes de reconnaissance, parce qu'on est riche, parce qu'on sait faire des discours et que l'autre bafouille. J'ai appris  que, dans cette situation comme dans beaucoup d'autres, notre responsabilité est d'abolir cette relation de supériorité qui s'instaure naturellement. J'ai appris qu'il ne faut pas chercher à établir un rapport de force mais au contraire tout entreprendre pour le  neutraliser. j'ai appris que celui qui est en position de force doit faire le premier pas. pages 37, 38

Un coup de fil d'un ministre, voulant régler le sort des enfants pauvres, en les gratifiant d'un cadeau de Noël, lors d'une opération qu'il entendait mener avec Emmaüs. Mon refus fut catégorique:" les enfants pauvres n'ont pas besoin qu'un ministre leur donne un cadeau pour Noël, mais que leurs parents aient de quoi leur offrir. Donc, qu'ils puissent tirer un revenu décent d'une combinaison de leur travail et de la solidarité." page 44

...J'explique qu'il n'y a pas de mauvaise motivation pour s'engager. Qu'il ne sert à rien de démêler l'altruisme de l'intérêt. Qu'il n'y a pas de honte à s'engager pour en jouir. Que je n'établis pas de hiérarchie entre un jeune  qui souhaite faire son service civique car il veut participer à une cause et un autre qui en a assez de tourner en rond sans la moindre occupation et qui s'engage dans le service civique  sans savoir de quoi exactement il s'agit. Je connais trop nos ambiguïtés pour exiger des autres une vocation exceptionnelle, une motivation à la pureté désintéressée, le passage préalable à un parcours initiatique. Peut-être que si je n'avais pas voulu séduire E., je n'aurais pas connu le milieu associatif, je n'aurais pas connu Emmaüs. Ai-je été pour autant moins engagé qu'un autre? Je ne le pense pas. C'est probablement l'un des deux  miracles de l'engagement. Le premier est la force de l'engrenage: il n'y a que le premier pas qui coûte, les autres suivent naturellement...L'engagement  comporte du plaisir de s 'imposer volontairement des contraintes. Le second réside dans cette réciprocité bien connue mais trop souvent niée. La théorie du don et du contredon a beau être banale, elle est fondamentale. Que le premier engagé  purement désintéressé me jette la première pierre. la contrepartie de l'engagement est simple.  Elle est unique. C'est la reconnaissance , dans l'ensemble des sens du terme. Cela peut être la reconnaissance de celui que l'on sert. Ce fameux sourire obtenu pour un café offert, une main tendue, un mot gentil prononcé.  Cela peut être aussi la reconnaissance de la société, la reconnaissance de ses proches, la reconnaissance  de celles et de ceux  qui partagent vos valeurs. Et une reconnaissance n'a pas de prix. Pages 51, 52

Je me souviens  que, dans sa lettre, mon père me conjurait de toujours penser à la maxime  de Jean Monnet : "Il faut choisir entre être quelqu'un ou faire quelque chose". Il avait bien raison. page 56

(Hugo dans Les Misérables)  "Premier problème : produire de la richesse. Deuxième problème: celui de la répartir. Le premier contient  la question du travail. le deuxième contient celui du salaire.  Dans le premier problème il s'agit de l'emploi des forces. Dans le second, de la distribution des jouissances. Du bon emploi des forces résulte la puissance publique. De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel. Par bonne distribution,  il faut entendre  non distribution égale , mais distribution équitable. La première  égalité, c'est l'équité. page 65

J'ai été élevé dans les souvenirs de la Résistance.  C'est curieux, parce que je n'avais pas l'impression que mon père était un vantard. Je n'ai pas le sentiment qu'il se glorifiait  de ce qu'il avait accompli si jeune.  Je ne considère pas qu'il m'ait rabâché ses faits d'armes et ses souvenirs d'ancien combattant...Il partageait son histoire  comme s'il voulait que nous puissions  nous approprier ses souvenirs. page 82

(Martin Hirsch est externe en quatrième année de médecine)  "Docteur, on m'a fait une radio avant que je rentre à l'hôpital, savez-vous quand je serai remboursé? -  Non Monsieur, je ne sais pas. - Cela prendra plusieurs semaines? -  Probablement - Mais une ou deux semaines? - Ecoutez , vous m'embêtez avec vos remboursements...Une semaine ou deux, quelle différence?  Et là le patient  me répond d'un filet de voix: -  Une semaine, cela veut dire  que j'ai de nouveau de l'argent  pour manger. Trois semaines, cela veut dire  que je dois trouver une solution pour me nourrir. " J'abandonne ma posture méprisante et regarde cet homme qui vient de m'apprendre ce qu'est la Sécurité Sociale. La Sécurité Sociale, c'est ce qui permet à quelqu'un qui a besoin d'une radio de pouvoir se nourrir aussi. Et si cela ne fonctionnait pas bien, ça implique  que certains assurés ne pourront pas manger. page 106

Dans l'engagement, il y a la prise de risque, la mise en déséquilibre, le dépassement de soi, la participation  un projet collectif, la solidarisation avec une communauté, l'aspiration par le haut, la poursuite d'un idéal, l'envie de transformation. page 119

Déclencher puis valoriser l'engagement. Et ce qui l'accompagne.  La confiance, le sens concret de l'intérêt  général, la capacité de travailler collectivement, la  notion du temps que l'on donne, que l'on prend, que l'on ne perd pas. L'envie de transmettre,  de partager, de construire. Le goût d'apprendre, l'existence  d'autres rapports que ceux  de domination ou d'argent.  page 187

Prôner l'engagement expose  au risque  de  sombrer dans l'incantation la plus vaine, la plus ridicule. Mais le déficit d'engagement est peut-être à la fois,  celui qui crée le plus grand vide  et celui qui est le plus facile à combler.  page 251

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