vendredi, juillet 05, 2013

LE PARADIS -un peu plus loin (Mario Vargas Llosa)

"Le 7 avril 1803 , naît à Paris la militante féministe et ouvriériste Flora Tristan, fille d'un officier péruvien au service du roi d 'Espagne et d'une bourgeoise parisienne. Un siècle plus tard, le 8 mai 1903, son petit-fils, Paul Gauguin, meurt seul et presque aveugle dans son faré des Iles Marquises. Le curieux rapport entre les deux dates, tout comme les liens de parenté entre le peintre et l'activiste politique ne sont ici qu'un point de départ d'un récit qui met en scène leurs vies parallèles et leur destin commun. Sous la plume de Mario Vargas Llosa, Flora Tristan  et Paul Gauguin deviennent Flora l'Andalouse et Paul le Maori - deux êtres libertaires, passionnés et profondément humains, mais hantés par une quête de l'absolu qui leur donne une dimension tragique. Ils iront jusqu'au bout de leurs rêves et ils paieront cher leur audace. Pourtant, leur chute semble aussi admirable que leur envol, car elle est porteuse d'espoir. Ce roman nous dit que le Paradis qu'ils cherchaient se trouve toujours un peu plus loin, mais il le fait dans une langue qui nous le rend très proche: celle des grandes utopies politiques et artistiques qui ont marqué les temps modernes."

Que se serait-il passé si le colonel Don Mario Tristan avait vécu de longues années? Tu n'aurais pas connu la pauvreté, Florita. Grâce à une bonne dot, tu serais mariée à un bourgeois et tu vivrais  peut-être, dans une belle villa entourée  de jardins , à Vaugirard. Tu ignorerais  ce que c'est d'aller au lit les boyaux tordus par la faim, tu ne connaîtrais pas le sens des concepts tels que discrimination et  exploitation. L'injustice serait pour toi un mot abstrait. Mais peut-être tes parents t'auraient-ils donné de l'instruction....Encore que rien n'est moins sûr: une jeune fille de bonne famille n'était éduquée  que pour décrocher un mari, devenir une bonne mère et une maitresse de maison accomplie. Tu ignorerais toutes ces choses que tu avais dû apprendre par nécessité. ...Tu n'aurais jamais éprouvé la curiosité  de savoir comment était le monde au-delà de cette enclave où tu vivrais confinée, à l'ombre de tes parents, de ton époux, de tes enfants. Machine à enfanter, esclave heureuse, tu irais à la messe le dimanche, tu communierais les premiers vendredis du mois,  et, serais , à ton âge , une matrone bien en chair avec une passion irrésistible pour le chocolat et les neuvaines. Tu ne serais pas allée au Pérou, tu n'aurais pas connu l'Angleterre...Et bien entendu, tu n'aurais jamais pris conscience  de l'esclavage des femmes, ni aurais eu l'idée que, pour te libérer, il était indispensable qu'elles s'unissent aux damnés de la terre afin de mener  à bien une révolution pacifique , aussi importante pour l'avenir de l'humanité que l'apparition du christianisme voici mille huit cent quarante-quatre ans. pages 18, 19

Son cœur (celui de Paul Gauguin) se serra: était-elle partie? ? ici, les femmes se mariaient et se  démariaient comme on change de chemise. Dans ce domaine, au moins, les efforts de missionnaires et des pasteurs pour pousser les Maoris à adopter la stricte  famille chrétienne  étaient assez vains. En matière domestique, les indigènes n'avaient pas tout à fait perdu l'esprit de leurs ancêtres. Un beau jour, le mari ou la femme décampait, et personne n'était surpris. page 36

Flora vit que ces visages  fatigués se réjouissaient  de l'entendre dire qu'une fois  constituée l'Union Ouvrière dans toute la France, et plus tard dans toute l'Europe, ils auraient tant de force que les gouvernements et les parlements transformeraient  en loi le droit au travail. Une loi  qui les défendrait  contre le chômage à tout jamais...Il n'était pas facile de les convaincre. Ils redoutaient en étendant aux femmes , le droit au travail, de voir le chômage augmenter...Elle ne put les persuader non plus qu'il fallait interdire dans les usines et les ateliers le travail des enfants de moins de dix ans, pour que ceux-ci puissent aller à l'école apprendre à lire et à écrire. page 64

"Non, Madame, vous ne pratiquez pas la charité, la corrigea Flora. Vous distribuez des aumônes, ce qui est fort différent." page 66

Il sentit que le milieu artistique parisien faisait le vide autour de lui, ou le traitait avec condescendance. Rien ne l'avait autant déprimé, lors de cette exposition, que la façon cruelle dont son vieux maître et ami  Camille Pisarro, avait liquidé sommairement ses théories et les toiles  de Tahiti: " Cet art n'est pas le vôtre, Paul. Revenez à ce que vous étiez. Vous êtes un être civilisé et votre devoir est de peindre des choses harmonieuses, non d'imiter l'art barbare des cannibales. Ecoutez-moi, vous faites fausse route, cesser de piller les sauvages d'Océanie et redevenez vous-même. "...Même le geste affectueux de Degas qui t'acheta deux toiles , ne te remonta pas le moral. La sévère opinion de Pisarro était partagée par beaucoup d'artistes., de critiques, de collectionneurs:  ce que tu avais peint là-bas, était le reflet  des superstitions et des idolâtries d'êtres primitifs, à des années lumière de la civilisation. page 121

(Flora est sur le bateau pour le Pérou, escale au Cap Vert.) Tous les Blancs et métis de la Praia gagnaient leur vie  en chassant, achetant et vendant des esclaves. La traite était la seule  industrie de cette colonie portugaise où tout ce que vit et entendit Flora, où tous les gens  qu'elle connut durant ces dix jours de calfatage des cales, lui produisirent commisération  effroi, colère , horreur. page 195

Le Pérou était une république depuis quelques années, mais tout dans cette ville, où les Blancs se faisaient passer pour nobles et rêvaient de l'être, dénonçait la colonie. Une ville pleine d'églises, de couvents et de monastères, d'Indiens et de Noirs allant nu-pieds, une ville aux pavés ébréchés dans des rues rectilignes au milieu desquelles coulait une rigole où les gens jetaient leurs ordures, ...et au milieu de baraques misérables et de campements faits de planches, de paille et de rebuts, se dressaient  soudain , majestueuses et princières, les maisons des riches. Celle de Don Pio Tristan (l'oncle de Flora)était l'une d'elles . Page 245

Sans le savoir, ni le vouloir, tu avais peint une taata vahiné au centre de ton meilleur tableau. Un hommage à ce qui  avait disparu, à ce qu'on avait volé aux Tahitiens. Pendant toutes ces années passées ici , tu n'avais pas rencontré une seule personne qui se souvînt du passé, des coutumes, des relations, de la vie quotidienne d'antan...Cette culture avait disparue. page 275

Les lois sacrées prévalent sur les sentiments; sinon, il n'y aurait pas de civilisation. page 281

Tu n'étais pas allé en Bretagne à la recherche du catholicisme préservé par l'antimodernité à tout crin et le passéisme du peuple breton qui, ces années-là, résistait silencieusement, fermement, aux assauts que la République menait contre le cléricalisme  pour importer de France une sécularisation radicale...La Bretagne t'avait séduit dès l'abord, par sa rusticité, ses superstitions, ses rites affirmés et ses coutumes ancestrales...page 311

Tu voulais pour  La vision après le sermon un cadre religieux, et tu l'avais proposé au curé de Pont-Aven. Le curé avait refusé en alléguant que ces couleurs - où avait-on vu en Bretagne, cette terre rouge sang? - allaient à l'encontre du recueillement  de rigueur dans les lieux de culte. Et le curé de Nizon l'avait repoussée, lui aussi, encore plus irrité, en estimant qu'un tel tableau  susciterait incrédulité et scandale parmi ses paroissiens. page 318

(Gauguin quitte Tahiti pour les Marquises) Personne n'alla lui dire adieu au port de Papeete le 10 septembre 1901, quand il monta  sur La Croix-du-Sud qui partait pour  Hiva Oa. page 325

Camille Pisarro avait lu quelques livres  et brochures de Flora Tristan et en parlait  avec tant de respect qu'il t'avait fait t'intéresser pour la première fois à  cette grand'mère maternelle dont tu ne savais rien. ta mère ne t'en avait jamais parlé. Lui gardait-elle rancune? A juste titre: elle ne s'était jamais occupée de sa fille Aline. Elle l'avait laissée aux mains des nourrices, tandis qu'elle faisait la révolution. page 421



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