jeudi, décembre 24, 2009

CET AUTRE ( Kapunscinski)

...Le voyage est rarement synonyme de passion. L'homme est par nature sédentaire, il a privilégié ce mode de vie avec l'apparition de l'agriculture et de l'art de construire des villes. L'homme quitte le plus souvent son nid sous la contrainte: guerres, épidémies, sécheresse, incendies. parfois , il est chassé pour ses convictions, parfois, il part pour trouver du travail ou offrir une chance à ses enfants. Mais, chez la plupart des gens, l'espace engendre l'inquiétude, l'angoisse , la peur de la mort....Quand je parle de voyage, j'exclus évidemment l'aventure touristique. Pour nous, reporters, le voyage est une vocation, un effort, une peine, un sacrifice, une tâche difficile, un projet ambitieux. pages16, 17
Le voyage volontaire, le voyage comme mode de vie est aussi rare que l'envie d'apprendre. Les gens s'intéressent généralement peu aux autres. Dans l'histoire de l'humanité, il existe des civilisations entières qui n'ont jamais manifesté le moindre intérêt pour le monde extérieur. L'Afrique n'a jamais construit de navires pour voguer et aller voir ce qui se passe au-delà des mers qui l'entourent. Ses habitants n'ont même jamais essayé d'atteindre l'Europe, située à proximité. La civilisation chinoise a été encore plus loin: elle s'est isolée par une muraille immense. Il faut reconnaître que les civilisations "équestres" - les Perses, les Arabes, les Mongols - avaient une philosophie différente. Leur but n'était pas de connaître le monde, mais de le conquérir par la force et de l'asservir. Dans cette marche des civilisations, l'Europe constitue une exception. En effet, elle est la seule à avoir manifesté dès le début de l'histoire de la Grèce, une curiosité pour le monde, une volonté de l'envahir, de le dominer mais aussi de le connaître, et pour ses meilleurs esprits, exclusivement de le connaître, de le comprendre, de l'approcher afin de former une communauté humaine. pages 18, 19
En bref, le premier Européen , un Grec, même s'il considérait le non-Grec comme un être rustre et incompréhensible (barbaros), avait conscience que l'Autre était quelqu'un. (voir Hérodote)Page 20
L'image de l'Autre qu'ont les Européens se lançant à la conquête de la planète est celle d'un sauvage nu, cannibale et païen, que l'homme blanc a le droit et même le devoir d'humilier et d'écraser...Conquérir, coloniser, dominer, soumettre sont des réflexes qui se répètent dans toute l'histoire du monde. L'esprit humain ne parvient à la notion d'égalité que tardivement, des milliers d'années après l'apparition des premières traces de l'homme sur Terre. En parlant des Autres, des relations aux Autres, je limite mes propos aux rapports interculturels et interraciaux, car il s'agit du domaine que j'ai eu le plus souvent l'occasion de traiter. Pages 23, 24
C'est à l'époque des Lumières, de l'humanisme, de la découverte révolutionnaire que le non-Blanc, le non-chrétien et le sauvage, cet Autre monstrueux si différent de nous, devient également un homme. page 26
L'anthropologie est tournée vers l'Autre, elle lui est exclusivement consacrée. Elle repose sur l'idée de la compréhension de l'Autre par la connaissance de l'Autre, l'idée de l'acceptation de la diversité, de l'altérité come traits constitutifs de l'espèce humaine. page 31
...La connaissance des Autres...Non seulement il convient d'aller chez eux, mais il faut aussi vivre parmi eux ou avec eux. page 35
Pendant cinq siècles, l'Europe a dominé le monde, politiquement et économiquement, mais aussi culturellement. Elle a imposé une croyance, des lois, des échelles de valeur, des modèles de comportement, des langues. Nos relations avec l'Autre ont toujours été asymétriques, de notre côté constammant dominatrices, apodictiques , paternalistes...Pourtant au milieu du XXè siècle s'amorce un processus de décolonisation, deux tiers de l'humanité, sur le papier du moins, obtiennent le statut de citoyens libres. Désormais, ils retournent à leurs racines, ressuscitent leurs cultures qu'ils mettent en avant avec fierté et dans lesquelles ils puisent leurs forces. page 45
Le fait d'être conscient que, en parlant avec l'Autre, nous communiquons avec une personne qui au même moment, voit le monde et le comprend différemment de nous est fondamental pour créer une atmosphère de dialogue positif. page 49-50
L'homme et la culture se construisent dans le contact avec les Autres. page 51
...Je souhaiterais esquisser- de manière forcément superficielle- non pas un portait de l'Autre en général, mais de mon Autre à moi, de celui que j'ai rencontré...La première chose qui attire l'attention, c'est la sensibilité de mon Autre à la couleur, la couleur de la peau. La couleur est l' un des principaux critères selon lesquels on va classer et évaluer les hommes...Le nationalisme constitue le deuxième aspect de la vision du monde de mon Autre...Le nationalisme est l'un des "ismes" les plus puissants que l'homme ait connus à la fin du XXè siècle...A l'instar du racisme, le nationalisme est un instrument d'identification et de classification dont mon Autre se sert à la moindre occasion. C'est un outil fruste et primitif qui écrase et aplatit l'image de l'Autre. Le nationaliste ne voit dans l'Autre qu'une seule chose: l'appartenance nationale...Dans cet univers de nationalismes exacerbés, je n'ai pas de nom, je n'ai pas de profession, je n'ai pas d'âge, je suis polonais, point final...La troisième composante de la vision du monde de mon Autre est la religion. L'aspect religieux se manifeste à deux niveaux: celui d'une foi générale, non verbalisée, dans l'existence et la présence d'une transcendance, d'une force agissante, d'un Etre suprême, d'un Dieu et celui d'une religion comme institution, comme forme sociale ou même politique...Voilà le portrait de mon Autre. Si le destin le met sur la route d'un Autre - Autre que lui - trois caractéristiques seront pour lui déterminantes: la race, la nationalité, la religion. pages 65, 66
"Au début de l'avènement de la conscience du moi se trouve la présence du toi et peut-être même la présence plus générale du nous. C'est seulement dans le dialogue, la dispute, l'opposition et aussi le désir d'intégrer une nouvelle communauté que se crée la conscience de mon moi comme être indépendant, séparé de l'autre. Je sais qui je suis, car je sais que l'autre est." Tischner. page 78
La rencontre est une épreuve qui mérité d'être mémorisée et elle peut être une expérience fondamentale. page 83
Pour Levinas," l'homme est un être qui parle". Le dialogue est donc au centre de sa réflexion. le but de ce dialogue doit être la compréhension mutuelle, et le but de cette compréhension un rapprochement mutuel, ces deux derniers s'obtenant par la connaissance. Quel est le préliminaire de ce processus? de cette équation? C'est la volonté de connaître l'Autre, d'aller à sa rencontre, d'entamer la conversation avec lui. Toutefois, dans la pratique, c'est extrêmement difficile...page 84
Quand on est arraché à sa culture, on en paie le prix fort. C'est pourquoi il est si important de posséder une identité forte et définie, ainsi que la ferme conviction de la force, de la valeur et de la maturité de cette identité. A cette condition seulement, l'homme peut affronter une autre culture avec sérénité. page 101
Il n'existe pas de cultures inférieures ni supérieures, il n'existe que des cultures différentes qui, chacune , à leur manière, satisfont les besoins et les attentes de ceux qui les partagent. Pour l'ethnologue, l'Autre, celui qui appartient à une autre race ou à une autre culture, est un individu dont le comportement se caractérise par la dignité, le respect de valeurs établies, de traditions et de coutumes. page 102

lundi, décembre 21, 2009

LA RIVIERE ET SON SECRET ( Zhu Xiao Mei)

Un récit d'un jeune Chinoise , admise au Conservatoire de Pékin. En 1966, à 14 ans, elle est envoyée dans des camps de rééducation et devient une bonne révolutionnaire. Après la révolution Culturelle, elle part pour les Etats-Unis d'Amérique, devient une grande pianiste, vient en France, se fait naturaliser Française .
C'est une narration de sa vie, à la fin du livre, quelques réflexions sur ce qu'elle a vécu.

samedi, décembre 05, 2009

L'ENIGME DU RETOUR (Dany Laferrière)

Je me souviens que je me jetais au lit pour tenter d'étouffer cette faim qui me dévorait les entrailles. Aujourd'hui, je dors plutôt afin de quitter mon corps et calmer ma soif des visages d'autrefois....Dormir pour me retrouver dans ce pays que j'ai quitté un matin sans me retourner. pages 22, 23

J'ai toujours pensé que c'était le livre qui franchissait les siècles pour parvenir jusqu'à nous. Jusqu'à ce que je comprenne...que c'est le lecteur qui fait le déplacement. Ne nous fions pas trop à cet objet couvert de signes que nous tenons en main et qui n'est là que pour témoigner que le voyage a bien eu lieu. page 32

(une interview avec une jeune journaliste) "En fin de compte, vous n'écrivez que sur l'identité? -Je n'écris que sur moi-même.- Vous l'avez déjà dit, ça. - ça n'a pas l'air d'avoir été entendu. - Vous avez l'impression que les gens ne vous écoutent pas? -Les gens lisent pour se chercher et non pour découvrir un autre. - Paranoïaque? - on ne l'est jamais assez. - Pensez-vous qu'un jour vous serez lu pour vous-même? - C'était ma dernière illusion avant de vous croiser". page 33

La mort de mon père achève un cycle.page 37

Il arrive toujours ce moment. Le moment de partir. On peut bien traîner encore un peu à faire ses adieux inutiles et à ramasser des choses qu'on jettera en chemin. Le moment nous regarde et on sait qu'on ne reculera pas. page 39

La véritable opposition n'est pas entre les pays, si différents soient-ils, mais entre ceux qui ont l'habitude de vivre sous d'autres latitudes (même dans une condition d'infériorité) et ceux qui n'ont jamais fait face à une culture autre que la leur. Seul le voyage sans billet de retour peut nous sauver de la famille, du sang ou de l'esprit de clocher. Ceux qui n'ont jamais quitté leur village s'installent dans un temps immobile qui peut se révéler, à la longue, nocif pour la planète...Si on veut vraiment partir , il faut oublier l'idée même de valise. Les choses ne nous appartiennent pas. On les a accumulées par simple souci de confort. c'est ce confort qu'il faut questionner avant de franchir la porte. pages 41, 42.
Dans ma vie d'avant, la nourriture était la préoccupation quotidienne. Tout tournait autour du ventre. Dès qu'on avait de quoi manger, tout était réglé. C'est une chose impossible à comprendre pour ceux qui ne l'ont pas vécue. page 46
Aujourd'hui, à 56 ans, je réponds non à tout. Il m' a fallu plus d'un demi-siècle pour retrouver cette force de caractère que j'avais au début. La force du non. Faut s'entêter. Se tenir debout derrière son refus. Presque rien ne mérite un oui. Trois ou quatre choses au cours d'une vie. Sinon, il faut répondre non sans hésitation. page 58
Je ne veux plus penser. Simplement voir, entendre et sentir. Et tout noter avant de perdre la tête, intoxiqué par cette explosion de couleurs, d'odeurs et de saveurs tropicales. Cela fait si longtemps que je ne fais pas partie d'un tel paysage. page 82
C'est bien moi sur la photo jaunie ce jeune homme maigre de Port-Au-Prince de ces terribles années 70. Si l'on n'est pas maigre à vingt ans en Haïti, c'est qu'on est du côté du pouvoir. Pas seulement à cause d'une nutrition déficiente, mais de cette constante angoisse qui vous travaille au ventre. page 96
La pire connerie, paraît-il, c'est de comparer une époque à une autre. Le temps de l'un à celui de l'autre. Les temps individuels sont des droites parallèles qui ne se croisent jamais.page 108
C'est ici que le riche doit collecter l'argent du pauvre. Et il ne peut déléguer une telle opération, étant donné le niveau moral du pays. Les gens n'ont aucun scrupule à garder pour eux l'argent qu'ils croient que vous avez volé. Le débat si chaudement discuté ces jours-ci dans les quartiers pauvres où la morale chrétienne a planté ses crocs depuis toujours se présente sous la forme d'une redoutable question: est-ce du vol que de voler un voleur? L'Etat répond que oui. L'Eglise aussi. page 126
Ces envoyés des organismes humanitaires arrivent à Port-Au-Prince toujours pleins de bonnes intentions. Des missionnaires laïques qui vous regardent droit dans les yeux tout en vous débitant leur programme de charité chrétienne. Ils se répandent dans les médias à propos des changements qu'ils comptent apporter pour soulager la misère des pauvres gens. Le temps de faire un petit tour des bidonvilles et des ministères pour prendre le pouls de la situation. Ils comprennent si vite les règles du jeu (se faire servir par une nuée de domestiques et glisser dans sa grande poche une partie du budget alloué au projet qu'ils pilotent) qu'on se demande s'ils n'ont pas ça dans le sang - un atavisme de colon. Leur parade quand ils sont mis en face du projet initial, c'est qu'Haïti est inapte au changement. Poutant, ils continuent dans la presse internationale à dénoncer la corruption du pays...Si Haïti a connu trente-deux coups d'Etat dans son histoire, c'est parce qu'on a tenté de changer les choses au moins trente-deux fois....page 132, 133
On a passé en revue les obsessions des autres peuples. Pour les Nord-Américains, on a pensé que c'était l'espace (le Far-Ouest, la conquête de la Lune, la route 66). Pour les Sud-Américains, c'est le temps (Cent Ans de solitude). Pour les Européens, c'est la guerre (deux guerres mondiales en un siècle, ça marque un esprit). Pour nous, c'est la faim. Le problème..., c'est qu'il est difficile d'en parler si on ne l'a pas vécue...On ne parle pas de la faim parce qu'on n'a pas mangé depuis un moment. On parle de celui qui n'a jamais mangé à sa faim tout le temps, ou juste assez pour survivre et en être obsédé. page 14o
Ma vie va en zigzag depuis ce coup de fil nocturne m'annonçant la mort d'un homme dont l'absence m'a modelé. Je me laisse aller sachant que ces détours ne sont pas vains. Quand on ne connaît pas le lieu où on va, tous les chemins sont bons. page 172
C'est toujours la main qui révèle nos origines sociales.page 176
Je note en croisant une petite foule en prière qu'on parle de Jésus sans arrière-pensée mystique, comme s'il s'agissait d'un type qu'on a l'habitude de croiser au coin de la rue.Si on attend tout de lui, on se contente finalement de peu. La moindre surprise est accueillie comme un miracle. L'équilibre mental vient du fait qu'on peut passer, sans sourciller, d'un saint catholique à un dieu vaudou. Quand Saint Jacques refuse d'accorder telle faveur, on va vite faire la même demande à Ogou qui est le nom secret donné à Saint Jacques quand le prêtre a exigé aux fidèles de renier le vaudou pour pouvoir entrer dans l'Eglise. pages 234, 235...
On ne meurt pas tant qu' on bouge. Mais ceux qui n'ont franchi la barrière de leur village attendent le retour du voyageur pour estimer si cela valait la peine de partir. page 239
...(Le neveu parle) "Pour nous, vous nagez là-bas dans l'opulence (au Canada)- Pas tout à fait. - Le fait de pouvoir s'exprimer sans peur, c'est pas rien déjà. - Au début, oui, c'est excitant, mais après quelques années, c'est devenu naturel, alors, on aspire à autre chose. C'est une machine compliquée, un être humain. Il a faim. Il trouve à manger et immédiatement, il veut autre chose, ce qui est normal, mais les autres continuent à voir en lui que l'affamé qu'il était en arrivant. - Tante Ninine dit que vous êtes la seule personne qui a passé trois décennies en Amérique du Nord pour revenir à la maison les mains vides. - C'est comme ça. Je suis ainsi. Je ne peux changer les choses. Je fais partie de ceux qui ne prennent pas l'argent au sérieux. Je sais que j'en ai besoin, mais je ne vais pas me rendre esclave de l'argent pour autant. - C'est pas ça! - C'est Tante Ninine qui t'envoie? Un silence. Elle ne lâche jamais sa proie. Je sais. page 259
Je ne m'habituerai jamais à l'extrême courtoisie de ces paysans qui vont vous offrir leur lit avec un drap blanc immaculé pour coucher eux-mêmes à la belle étoile. page 262
(L'auteur est dans le village de son père, au cimetière) Des funérailles sans cadavre. Une cérémonie si intime qu'elle ne concerne que moi. Père et fils, pour une seule fois, seul à seul.
Partir sans laisser de trace. Ni personne pour se souvenir de vous. Seul un dieu mérite pareil destin. page 281
Nous avons deux vies. Une qui est à nous.La seconde qui appartient à ceux qui nous connaissent depuis l'enfance...La langue de la mère. Le pays du père. Le regard hébété du fils qui découvre un jour un tel héritage. page 282
Personne ne m'a demandé d'où je venais ni où j'allais. (On l'a invité au repas qui suit l'enterrement d'une personne inconnue de lui). Mon passé ne compte pas plus que mon futur. On m'a accepté dans ce grave présent sans exiger des comptes. page 284
Nous avons chacun notre dictateur. Lui, c'est le père, Papa Doc. Moi, le fils, Baby Doc. Puis l'exil sans retour pour lui. Et ce retour énigmatique pour moi. Mon père est revenu dans son village natal. Je l'ai ramené. Pas le corps que la glace brûlera jusqu'à l'os. mais l'esprit qui lui a permis de faire face à la plus haute solitude. page 289

mardi, novembre 24, 2009

LE CRI DES OISEAUX FOUS ( Dany Laferrière)

"Nous sommes près d'une dizaine de personnes à bouillir littéralement dans cette cuve montée sur quatre roues. Taxi déglingué...Les gens causent, comme toujours, des mêmes problèmes dans tous les taxis de Port-Au-Prince. Le prix exorbitant du riz, le prix élevé des médicaments périmés, le prix incroyable du loyer, le prix absurde de l'électricité. Prix, prix, prix, prix. L'argent, l'argent, l'argent, l'argent. Le chômage, le chômage, le chômage. Quelle vie! Personne ne dit un mot sur la grève de Ciment d'Haïti. Ce serait dangereux d'en parler avec des inconnus. La presse en parle très peu, d'ailleurs. page 23
(L'auteur répète une pièce de Musset)...C'est un univers très raffiné.De plus, Musset, c'est la France. Je suis imbibé de culture française: raffinée, élégante, luxueuse, bien que la France ne soit pas bien vue en Haïti depuis quelques temps. La nouvelle génération veut retrouver ses racines. "Le français est un carcan pour nous, disent mes copains.. C'est une langue qui ne sert qu'à grimper l'échelle sociale. On parle français pour faire savoir à notre vis-à-vis qu'on n'est pas n'importe qui. Maintenant, on veut autre chose d'une langue. Un rapport différent. Plus authentique." Authenticité, le mot est lâché. Auparavant, le français ne servait qu'à montrer qu'on était allé à l'école, qu'on avait été formé par une culture universelle, qu'on était quelqu'un de civilisé. Maintenat, on veut autre chose. Quelque chose de plus proche de nous. On veut aussi se retrouver entre nous dans une émotion vraie. On veut retrouver nos racines, notre culture et d'abord, notre langue. C'est le débat de ma génération. Alors, Musset et sa musique si française, ne conviennent plus. page 38
(Son ami Gasner a été tué par les tontons macoutes) La mort met-t-elle un terme au mouvement perpétuel? Elle entraîne peut-être vers autre chose. Le voyage immobile. page 88
L'Haïtien est vaudouisant dans l'âme, catholique dans le coeur et franc-maçon dans l'esprit...Je ne rêve pas d'un autre monde. Je rêve dans ce monde. Le seul que j'aie. pages 104, 105
Toute tragédie n'est pas forcémént personnelle, même quand elle devient un drame collectif? Antigone, c'est d'abord le drame personnel d'une jeune femme du nom d'Antigone. Quand un tonton macoute vous pourchasse avec un 38 à cause de vos opinions, est-ce un tragédie personnelle ou une tragédie nationale? Qui est le plus en danger dans une telle situation, vous ou votre pays? C'est le genre de devinettes qu'on vous pose dans les pays pauvres. Le Sphinx, dans ce cas-là, c'est le dictateur. Voilà une situation détestable: votre mort ne vous appartient pas...L'Etat arrête, interroge, emprisonne, torture, fusille. En ligne droite. page 116
La moitié des gens qui habitent cette ville pensent qu'ils ont un destin national, et qu'ils ont mission de changer ce pays. L'autre moitié, armée jusqu'aux dents refuse qu'on y apporte le moindre changement. Une bonne partie des membres du premier groupe finissent avec une balle dans la nuque (la nuque des femmes est le centre du désir tandis que celle des hommes attire la mort.)119
(les discussions dans le bus): Pour eux (les passagers), le monstre est toujours celui qui passe à côté d'un homme en grande difficulté sans tenter de le secourir. page 121
La mort de Gasner m'a transfiguré....Je suis désormais décidé à prendre ma vie en main, à plonger les yeux ouverts dans les eaux les plus tumultueuses. Décidé à jouer le tout pour le tout. C'est cette nuit ou jamais. Je le sens. Je le sais. Un sang neuf coule dans mes veines. page 133
Celui qui voyage ne revient jamais. Car si jamais il revient, tout aura changé. Il ne reconnaîtra rien de ce qu'il avait laissé.Et lui-même, il ne sera plus le même. page 175
La même culture produit les mêmes hommes. La dictature a surtout touché la culture de l'homme. Les femmes ont continué, à quelques exceptions près, à faire ce qu'elles ont fait de tout temps: s'occuper de l'éducation, de la santé, de la maison et de tout ce qui regarde la vie quotidienne. D'ailleurs, j'ai toujours pensé que c'est par la vie quotidienne, que passerait la seule révolution possible, donc que ce sont les femmes qui détiennent les clés du véritable changement social. page 187
La ligne droite n'existe qu'en géométrie.La vie est une ligne brisée.Tout en zigzags. page 191
Un intellectuel, c'est quelqu'un qui est prêt à risquer sa vie pour sa réflexion parce qu'il la croit juste, scientifique...Un intellectuel , c'est quelqu'un qui essaie sa théorie d'abord sur lui-même. Donc, c'est un être courageux. page 234
'(L'auteur prend l'avion pour fuir ceux qui veulent le tuer) Je n'appartiens plus au monde de la dictature. Je suis dans un autre univers. Sous la protection d'un dieu puissant. les dieux du vaudou ne voyagent pas dans le Nord. Ils sont trop frileux. Je serai donc seul pour affronter ce nouveau monde. Comme ça, du jour au lendemain. Un univers avec ses codes, ses symboles. Une ville nouvelle à connaître par coeur. sans guide, ni dieu.Les dieux ne m'acccompagneront pas. L'ancien monde ne pourra m'être d'aucun secours. Au contraire, il me faut tout oublier de mes dieux, de mes monstres, de mes amis, de mes amours, de mes gloires passées, de mon éternel été, de mes fruits tropicaux, de mes cieux, de ma flore, de ma faune, de mes goûts, de mes appétits, de mes désirs, de tout ce qui a fait jusqu'à maintenant ma vie et non sombrer dans la nostalgie du passé ( ce présent que je vis encore et qui deviendra passé dans moins de trente secondes, au moment où l'avion quittera le sol d'Haïti.) Et Montréal ne m'attend pas. page 344

lundi, novembre 16, 2009

VERS L'AUBE (Dominic Cooper)

Le roman se passe en Ecosse. Beaucoup de descriptions de la nature. Livre sur l'errance et le tourment intérieur.

jeudi, novembre 12, 2009

LE PARADOXE PERSAN (J.F. Colosimo)

"Quiconque s'opposera à l'Iran finira dans le brasier de colère divine." Mahmoud Ahmadinejad, 2005

L'islam s'est avancé à la découverte de lui-même en s'emparant du creuset sémitique, grec, latin qui l'avait dévancé. Double genèse: d'un côté, la révélation finale accordée à Mahomet; de l'autre, le djihad expansionniste de ses disciples, après sa mort, sortant de la Péninsule, partant à la conquête de l'Orient méditerranéen. Difficile superposition de l'événement et de l'avènement.
page 14, 15

L'Arabie saoudite mettra la manne des pétrodollars au service d'un prosélytisme sans précédent en Afrique, en Asie et en Europe centrale. Centre de l'Islam, elle deviendra centre de l'islamisme.page 20

"L'identité d'une culture est aussi charnelle; c'est ce dont le peuple a toujours vécu, qu'il ne saurait jamais perdre." page 35

"Nous avons survécu à toutes les tempêtes et nous avons préservé notre identité à travers toutes les vicissitudes". (la conquête du pays par les Anglais et la dynastie des Pahlavi) Toujours l'évocation de la permanence, quels que seront mes interlocuteurs, chacun égrenant à son tour les mille et un grains du paradoxe persan. Paradoxe géographique, d'abord, où que l'on tourne sa vue. Une civilisation unique a en effet surgi ici entre la Caspienne et le Golfe, le Sud et l'Euphrate. Une image de paradis - ce mot que nous tenons des Perses - un jardin en creux de zones désertiques et de contreforts montagneux. Et donc, un carrefour de civilisations. Un monde des confins aux confins des mondes arabe, slave, chinois, indien. Un passage obligé pour les routes de la soie, jadis; pour les caravanes d'épices, hier; pour les tankers de pétrole, désormais....Paradoxe géopolitique, ensuite. Un verrou militaire et un sas culturel entre l'Est et l'Ouest ont fini par émerger de cette assise singulière. Un charnier pour les rêves d'invasion venus du nord ou du sud, un refuge pour les théologies, les philosophies, les sciences venues de partout ailleurs. Un pic de résistance surtout. Empire au milieu des empires, la Perse a survécu à l'hellénisation d'Alexandre, à la romanisation de Constantin, à l'arabisation d'Omar, à la ruusification de Catherine et à l'européanisation de Victoria, comme elle a dit non , ces dernières années , à l'Amérique de Bush. Paradoxe politico-religieux, enfin. S'imposant comme ligne de démarcation entre l'Occident et l'Orient , ce lieu sans lieu est devenu , au fil des siècles, un sanctuaire pour les dissidences spirituelles. Pages 36, 37
L'Iran est la religion de l'Iran. Il est à lui-même son culte, qu'il a réinventé sous mille formes d'âge en âge. Berceau du manichéisme, refuge de l'hellénisme, il se donne à l'Eglise nestorienne, son propre christianisme. Et, avec son chiisme, son propre islam. Tout empire rêve monde. La Perse, elle, se veut un microcosmejaloux page 45
La Perse sera, en 1906, le premier pays du Moyen-Orient, à se doter d'une constitution et d'un Parlement. La Monarchie s'est mise à rêver d'un Etat fort, à l'occidentale, pour conforter son assise au moment même où le clergé, le Bazar, l'intelligentsia ont commencé à se liguer contre elle en s'inspitant des révolutions et des nationalismes européens...La base du mouvement constitutionnel, c'est la bourgeoisie. D'abord, elle s'empare du commerce, elle s'empare de l'argent, et veut , en conséquence, participer au pouvoir. page 56
Le 21 mars 1935, fête du Norouz, le Nouvel An zoroastrien, Reza Chah Pahlavi, prévient les diplomates en poste à Téhéran, que son pays se nommera désormais l'Iran. page 73
Le chiisme a surgi à la face du monde sous les traits de Ruhollah Khomeyni. Comme une révolution,. Comme une politique. Comme un régime. A tort...La mise sous tutorat théologique du politique: telle est la révélation singulière qu'apporte l'imam Khomeyni apporte au monde. Et c'est une nouveauté....Sur le modèle ascétique du combat intérieur, il désigne le chah et l'Occident comme l'adversaire, mais stigmatise le mauvais musulman, l'impie comme l'ennemi...Ce schéma de la trahison de la croyance par les croyants est celui de tous les fondamentalismes, islamiques ou autres. La modernité détruit....pages 159, 160
"Il n'y aucun doute, attaque Halévy, que les Iraniens cherchent , depuis le chah, à obtenir la capacité de créer, développer et fabriquer des armes nucléaires. Et il n'y a absolument aucun doute que les Iraniens ont concentré leurs efforts à cette fin. Ils ont les ressources intellectuelles et matérielles pour y parvenir, et si leur est arrivé de suspendre leur programme, ils ne l'ont jamais arrêté. Le nucléaire n'est d'ailleurs qu'un élément de leur volonté d'hégémonie au Moyen-Orient. L'Iran désire être une puissance qui soit entendue et la clé de sa pénétration dans le monde sunnite, a résidé dans la question palestinienne."..Page 236
"Le régime iranien actuel....est un système politique déroutant,d'une grande complexité, contradictoire, qui comporte des éléments de fanatisme, mais aussi de diversité, des éléments de modération, mais aussi de grande intolérance." page 240

mercredi, octobre 28, 2009

NOUS COMMENCONS NOTRE DESCENTE (James Meek)

Il doutait désormais que la rencontre de deux regards, et même de deux regards amoureux, pût être autre chose qu'une forme sophistiquée de cécité......Il s'efforçait de rester à l'écart d'Astrid. Il avait abandonné une fois pour toutes son vieil espoir que deux personnes puissent former un couple. Il se souvenait avoir cru un jour que deux êtres sont capables de faire ensemble l'expérience d'une communion avec le monde, expérience à laquelle une âme solitaire accède facilement, ça, il pouvait l'imaginer. Il l'avait vécu. La première fois qu'il était tombé amoureux d'une fille, dans sa jeunesse, il ne lui avait pas adressé la parole. Il était alors parvenu à faire ce qu'il n'aurait jamais pu entrevoir s'ils étaient sortis ensemble: il avait partagé l'extase de la solitude. page 30

-Chaque pays envoie ses voyageurs à l'étranger comme des paroles échangées entre deux personnes. Comme je te parle à toi, maintenant. Le pays voit ses voyageurs partir, j'entends les mots sortir de ma bouche et pénétrer en moi. Mais le pays ne voit pas ce qu'il advient de ses voyageurs quand ils sont arrivés sur une terre étrangère et je n'ai aucun moyen de savoir comment tu accueilles mes paroles....Je ne saurai jamais ce qu'il est advenu des mots. Et le voyageur ne revient jamais. Il devient un autre homme, qui appartient un peu aux lieux dans lesquels il se rend. C'est justement cet aspect-là, cette appartenance, que je ne parviens jamais à rendre aux gens qui sont restés à la maison. Peut-être parce que je n'arrive pas à l'exprimer clairement. Ou peut-être parce qu'ils ne veulent pas savoir. page 82
Le prêtre n'est pas là pour raconter des histoires, et pour les blagues, il est très mauvais . Lui, il essaie de vous vendre des idées. Du point de vue du prêtre, la vérité est plus importante que le bonheur, le passé et le futur sont plus importants que le présent, et les grands idées sont plus importants que vous et moi ou que lundi prochain. Les gens prennent le prêtre au sérieux, même s'ils ont du mal à se concentrer sur ce qu'il dit. Il est plus à l'aise pour s'adresser à un million de personnes qu'à dix, mais n'en a que rarement l'opportunité. page 99

samedi, octobre 17, 2009

UN LEOPARD SUR LE GARROT (J. C. Ruffin)

Et voilà qu'à travers ce lent voyage (en Afrique) que nous accomplissions, chaque horizon franchi faisait surgir devant nous de nouveaux peuples, des hommes dissemblables dans toute leur santé. En coupant vers le Golfe de Guinée, nous traversions des zones de peuplement , disposées en bandes horizontales. Ethnies, langues, coutumes, religions, tout changeait en quelques kilomêtres. Touaregs, Haoussas, Peuls, Bambaras, Yorubas, nous écoutions le devisement du monde, selon la formule de Marco Polo. Et pour la première fois, il ne me parlait pas le langage de la souffrance. Moi qui ai étudié l'être humain abstrait, isolé, l'individu, celui qui sert de support à la science médicale, seul et nu au fond d'un lit, je découvrais l'être en société, fortement déterminé par son groupe, relié aux autres dans l'enceinte de la maison, la clôture du village, le territoire de la tribu, les frontières de la nation. page 133
Et, confusément encore, je compris que je voulais , moi aussi, avoir affaire à tout l'homme...L'être humain qui m'intéressait était celui qui vivait en société, interagissait avec les autres, capable, certes de maladie mais aussi de génie créateur, de révolte, de courage, de foi, de partage et d'affrontement....Je ne serais pas le médecin d'un organe ou d'une maladie. je serais le médecin du tout. page 134
Mais le plus grand mérite de cette mission sans gloire (faire en sorte que Médecins sans Frontière n'existe pas aux USA) fut de m'ouvrir les yeux sur la véritable nature de l'action humanitaire. J'étais venu avec mon idéal, un peu flottant , un peu naïf. Voilà qu'à l'épreuve de l'action, je découvrais autre chose: une guerre de clans, un domaine hautement politique, les jeux d'intérêts et de pouvoir. Mieux valait le savoir tout de suite. page 173
"L'humanitaire est la poursuite de la diplomatie par d'autres moyens que la guerre". (Clausewitz)

mercredi, octobre 14, 2009

EL GUANACO (Francisco Coloane)

"J'ai appris le système des Européens, croyant que j'allais devenir civilisé comme eux. Autrefois, les ONA (tribu indienne) vivaient seuls sur cette île et n'avaient de contact avec personne; ils étaient plus heureux qu'aujourd'hui, parce qu'ils étaient libres de leurs mouvements. Ils disaient "je vais à tel endroit" et ils partaient; s'ils voulaient manger du guanaco, ils mangeaient du guanaco; s'ils voulaient un oiseau, ils mangeaient un oiseau; ils n'avaient pas besoin de tourner autour du pot pendant des heures. A cette époque, j'étais heureux de porter une cape de guanaco, avec la laine à l'extérieur, ça ne tenait pas très chaud mais j'étais propre et plus fort pour affronter le froid,; je ne portais pas la laine du guanaco blanc (le mouton), comme aujourd'hui. Les ONA vivaient longtemps, pleins de santé, robustes, fiers et heureux. Je n'aime pas la civilisation, il y a trop d'inconvénients, on n'est jamais propriétaire de son toit, de sa maison, parce qu'il faut acheter la terre à l'Etat. L'Etat dit que la terre lui appartient, mais la terre appartient aux ONA, alors comment peuvent-ils la vendre? Faut-il être civilisé pour posséder une terre? L'ONA est propriétaire de son arc, de ses flèches, de ses mocassins, de sa cape et de tout ce qu'il y a dans l'air, dans les plaines et au bord de la mer. Autrefois, l'ONA allait partout, personne ne lui demandait: D'où tu viens? Où tu vas? Qu'est-ce -que tu fais? c'était mieux avant les barbelés. L'Indien n'aime pas les barbelés...Pages 19, 20
"Le problème quand on s'arrête, c'est de trouver un point d'appui pour rester debout". page 71

lundi, août 31, 2009

COMPOSITION FRANCAISE (Mona Ozouf)

Quand je réfléchis à la manière dont les Français ont senti, pensé, exprimé leur appartenance collective, deux définitions antithétiques me viennent à l'esprit. Elles bornent le champ de toutes les définitions possibles de l'identité nationale.L'une, lapidaire et souveraine, "la France est la revanche de l'abstrait sur le concret", nous vient de Julien Benda. L'autre, précautionneuse et révérente, "la France est un vieux pays différencié", est signée d'Albert Thibaudet...La France de Benda est un produit de la raison, non de l'histoire. Une nation politique et civique, faite de l'adhésion volontaire des hommes, surgie du contrat, bien moins héritée que construite. Une nation dont la simplicité puissante, obtenue par l'éradication des différences, unit toutes les communautés sous les plis du drapeau. La France est alors la diversité vaincue. De l'autre côté, celui de Thibaudet, la France ni civique, ni politique, est faite de l'identité culturelle des"pays", au sens ancien du terme, qui la composent; fruit des sédimentations d'une très longue histoire; concrète et non abstraite; profuse et non pas simple; faite de l'épaisseur vivante de ses terroirs, de ses paysages, de ses villages, de ses langages, des mille façons de vivre et de mourir qui se sont inscrites dans la figure de l'Hexagone. La France, cette fois, c'est la diversité assumée. pages 14, 15.
...Rien n'était moins endormant, moins tranquillisant que les croyances déposées dans ma corbeille de baptême par trois fées qui ne s'aimaient guère, l'école, l'église et la maison. page 16
Ma grand'mère (paternelle) ...avait une dévotion exhibée, théâtrale, gage de son appartenance à ce qu'elle appelait "le dessus du panier" de la paroisse (de Lamballe) A chaque visite, il lui fallait reprendre, et il nous fallait écouter, les récits de sa participation éblouie au Rosaire perpétuel, avec tout ce que la bourgeoisie comptait de "dames des châteaux". page 25
Notre condition de Bretons, nous le savons bien, nous n'avons eu que la peine de naître pour la trouver à notre berceau. C'est la part non choisie de l'existence, sa première et inéluctable donnée. Mais cette part non choisie appelle des devoirs. Il nous revient d'approfondir nos appartenances, de les cultiver, de les rendre visibles. Et si le reard d'autrui s'avise de transformer ce cadeau original en tare, alors, il nous faut choisir ce que nous avons subi, et retourner notre honte en fierté. page 98
"Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un profond respect pour le passé" . "J'aime le passé, mais je porte envie à l'avenir". (Souvenirs de Renan)
Une cloture invisible semble séparer la classe du monde extérieur. A l'école, ni Raymonde, ni Madeleine, ni Anne, ma préférée celle-ci, une secrète aux longs cheveux noirs, ne dit jamais rien de sa maison, du métier de ses parents, de sa famille...Chacune abandonne sur le seuil son baluchon de singularitésn personne ici n'a d'histoire. L'école est le lieu de la bienheureuse abstraction, on y est hors d'atteinte de ce qui, à l'extérieur, est menaçant ou douloureux...Les rédactions, où nous devons si souvent raconter ce que nous n'avons jamais expérimenté: un pique-nique au bord de l'eau, une tempête en mer, mais rien de tout cela n'est embarrassant, puisqu'on peut loger dans un récit de pure fiction toutes ses lectures.Quelque chose nous chuchote que ce n'est pas la vérité qu'on nous demande à l'école. pages 108, 109
L'égalité...Quelque chose , dans les classes de notre école de Plouha, aurait pu faire douter de cette rassurante égalité...Les places étaient loin d'être laissées au hasard des arrivées du matin ou des coups de coeur de l'année. Chaque mois, la lecture du classement , toujours un peu solennelle, présidait au chambardement de l'espace, martelé par les sabots: chacune, au vu de ses résultats, devait déménager son plumier et ses livres. Pourtant, les très bonnes et très mauvaises élèves gardaient des mois durant leurs palces (contre toute bonne pédagogie, les bons siégeaient aux premiers rangs, les cancres derrière)...Nos maîtresses aimaient parler "de ce qui est à tout le monde" et n'évoquaient jamais nos particularités, individuelles ou collectives. Page 113
Pas un mot de breton...Pas un mot des singularités archéologiques, ethnologiques, folkloriques...Jamais un conte breton. Pas la moindre chanson bretonne. Et rien sur les métiers bretons: on fait silence ici sur les activités de nos parents...Eh bien sûr, pas un mot des convictions religieuses, de la frontère invisible qui fend la commune en deux...Le plus étonnant est le silence que nos maîtresses observent sur les particularités géographiques de notre bourgade. page 114
A cette époque, en tout cas, il me paraissait évident qu'à l'école, c'était la France, non la Bretagne, qu'il fallait apprendre. page 119

dimanche, août 30, 2009

POUR QUI TE PRENDS-TU? (Chi Li )

"Faut pas te tromper d'époque.Ce qui compte, c'est que "l'Etat s'enrichisse et que le peuple soit fort". Quant à nous, oublions nos petits avantages pour penser à l'intérêt général et cessons de parler comme hier." page 55
Li Haomiao avait échoué à son examen d'entrée à l'université, il avait fréquenté un lycée professionnel où il avait étudié les parcs et les jardins. Une fois diplômé, il avait travaillé à l'entretien des parterres et des pelouses qui bordent les rues du centre de Wuhan. Li Haomoao avait un terme de mépris pour désigner son métier:" paysan urbain". Le paysan urbain n'était pas allé travailler depuis longtemps. Son salaire de misère l'avait rendu cynique. Il s'habillait à la mode, roulait sur un VTT dont on ignorait la provenance, il traînait dans tous les quartiers de Wuhan, à l'affût de la moindre occasion de s'enrichir. page 70

mercredi, août 26, 2009

TOUT LE MONDE EST OCCUPE (Christian Bobin)

Les bonnes manières sont des manières tristes. Ariane n'était pas douée pour la tristesse. Elle aimait et elle voulait.Vivre est si bref...Vivre est si rapide, il faut bien mettre un peu d'enthousiasme là-dedans, non? pages 11, 12

(Ariane se marie). Mariage classique. D'abord à la mairie, ensuite l'église. A la mairie, rien à dire, tout est parfait. Calme, froid , républicain. Le maire est en vacances. L'adjoint à la culture le remplace...L'adjoint à la culture ne croit pas aux vertus du mariage. Cela tombe bien, on ne lui demande pas de croire, on lui demande seulement de réciter quelques articles de loi, sans mettre le ton, surtout sans mettre le ton...Une heure plus tard, l'église. Après la loi, la grâce. Deux noeuds valent mieux qu'un. J'ignore combien dans cette assemblée croient en Dieu - prêtre compris (pensée d'Ariane)...Le prêtre oublie son émotion, rattrape sa croyance in extremis, redevient prêtre, accomplit son travail qui n'est pas mince: parler avec énergie pour que les mots de Dieu (oui, excusez du peu: les mots de Dieu, les grands rayonnnements du soleil), renversent cette muraille de parfums, de pensées et de costumes pour atteindre, sans perdre de leur puissance, quelques âmes. Au moins une. Une seule et ce sera gagné...Allez, Dieu est venu, Dieu est parti, on sort. Ariane et son mari les premiers, une pluie de roses sur leurs têtes, du soulagement pour tous, la fête va commencer - à moins qu'elle ait déjà eu lieu- comme on voudra. page 14
Les livres, pour les effacer, il suffit de ne jamais les ouvrir. Les gens, c'est pareil: pour les effacer, il suffit de ne jamais leur parler. page 22
"Les mots sont comme les gens. Leur manière de venir à nous en dit long sur leurs intentions... Il faut , comme toi, jouir d'une vie de luxe pour s'étonner que les gens se révoltent pour un peu plus de pain et de justice...Ce que les gens appellent l'ordre: un état confortable pour eux, et pour eux seuls..." page 66
Pour parler, il ne suffit pas deparler, il faut être entendu. page 99

samedi, août 22, 2009

TITIKAKA (Bertrand Houette)

Bertrand Houette est un spécialiste de l'histoire inca.
Le roman est une fiction qui se greffe sur des faits réels rapportés dans des Chroniques du XVIè siècle.
Le récit commence en 1532, date de l'arrivée des Espagnols sous la direction de Francesco Pizarro et de Diego de Almagro . Le pays inca est en pleine guerre civile. L'arrivée des étrangers met un terme à cette lutte...Le livre se ferme sur août 1544.
Multiplicité des personnages, divisions entre les ethnies compliquent le récit et, à mon avis, le rendent un peu confus. Cependant le roman est intéressant et on se demande que sera le dénouement de l'histoire.

lundi, août 03, 2009

LE TRESOR DE LA SIERRA MADRE (B. Traven)

Quand la nourriture vient à manquer, le sentiment que la mendicité est indigne d'un Américain vous quitte pour de bon. page 40.

Le pétrole de même que l'or ne vaut rien à l'état naturel. Il n'acquiert de valeur qu'une fois transporté là où le besoin se fait sentir. page 42
Pat (le chef des constructions de derricks) les contraignait à des nuits très courtes. Ils travaillaient jusqu'à onze heures du soir à la lueur des lampes à gaz et à cinq heures du matin, ils étaient de nouveau à trimer. "Il faut profiter de la fraîcheur matinale" disait-il en les réveillant. Le midi, ils avaient à peine avalé leur café et commencé à se curer confortablement les dents que Pat s'activait et les pressait:" Bien sûr qu'il fait chaud, les gars. Je le sais. C'est les tropiques, ici. mais au Texas aussi, il fait chaud parfois. Dieu sait que je n'y suis pour rien. Je dois mener ce satané contrat. Plus vite nous aurons fini, plus vite nous sortirons de cet enfer et retournerons en ville pour nous boire des verres bien frais."...Ces contrats permettaient à Pat McCormick d'amasser une petite fortune...Il gagnait. Il gagnait toujours. Il pouvait bâtir deux camps dans un délai qui ne permettait même pas à ses concurrents d'en construire un seul. page 63
(Dobbs et son compagnon en ont assez du pétrole et rêvent de chercher de l'or).Quoi qu'il en soit, disait Howard, (le vieil homme), quoi qu'il en soit l'or est quelque chose de diabolique, croyez-moi, les gars. D'abord, il change complètement votre caractère. Quand vous en trouvez, votre âme change du tout au tout. C'est inévitable. Vous aurez beau en avoir amassé plus que vous n'en pourrez porter, eh bien, je mets ma main à couper, plus vous en aurez, plus vous désirerez en avoir. C'est tout à fait comme jouer à la roulette. Encore un tour. Et ainsi de suite, encore et encore. On ne distingue plus le bien du mal. On perd tout jugement. Voilà ce qu'est l'or..."Celui qui n'est jamais allé chercher de l'or ne sait pas comment ça se passe, là-bas, une fois sur place. Je sais par expérience qu'il est plus facile de quitter une table de jeu quand la chance est avec vous que d'abandonner sa concession après y avoir déjà pris un bon magot"...page 74
"Tant que vous ne trouvez rien, la noble fraternité continue d'exister" page 76 (dit Howard, un vieux chercheur d'or.)
"L'or est aussi bénit que maudit. Tout dépend de la personne qui le possède... Ce que les gens ne comprennent pas , c'est qu'on peut tout à fait se passer d'or...L'or ne change pas l'homme mais le pouvoir qu'il lui donne, change son âme. Et pourtant, ce pouvoir n'est qu'imaginaire; si les autres hommes ne le reconnaissent pas, il perd tout effet." page 91
A débattre de l'enregistrement de leur titre ( de propriété de la concession), ils comprirent que leur statut social avait changé. Chaque once d'or supplémentaire les éloignait du prolétariat pour les rapprocher de la classe moyenne des nantis; Jusque là, ils n'avaient jamais rien possédé méritant d'être protégé des voleurs. Avec les richesses, venait le désir de les mettre à l'abri. Le monde ne ressemblait plus à celui qu'ils habitaient quelques semaines plus tôt. Ils appartenaient désormais à la minorité de l'humanité. Ceux qu'il avaient considéré comme leurs frères de misère, ils les tenaient dorénavant pour des ennemis dont il fallait se méfier...Ils avaient franchi le premier pas qui fait de l'homme l'esclave de son bien. page 109
L'or que les élégantes portent aux doigts, ou qui couronne la tête d'un roi, cet or est bien souvent passé entre les mains de créatures dont la seule vue donnerait le frisson au roi ou aux élégantes. Assurémént, ce métal est plus souvent lavé dans le sang des hommes que dans l'eau savonneuse. Un noble souverain, désireux de montrer sa grandeur d'âme, agirait très sagement en portant une couronne de fer. L'or est fait pour les voleurs et les escrocs. Voilà pourquoi ce sont eux qui en possèdent la plus grande partie.Le reste appartient à ceux qui ne se soucient pas de sa provenance ou des mains par lesquelles il est passé. page 124
En quatre cents ans de pouvoir absolu, l'Eglise catholique s'est davantage préoccupé de remplir les coffres de Rome de richesses purement matérielles que d'inculquer à ses sujets les véritables principes de l'Evangile. Les gouvernements des pays modernes et civilisés ont une conception différente de l'éducation tout à fait différente de celle de l'Eglise, et ces gouvernements ont également une oponion bien à eux quant au plus apte à gouverner, de l'Etat ou de l'Eglise. page 162
Ces hommes (des brigants) ne sont jamais à court d'idées et savent comment les mettre en pratique. Depuis leur enfance, les églises leur montrent le chemin à suivre. Elles sont pleines de peintures et de statues représentant toutes les tortures auxquelles les blancs, les chrétiens, les inquisiteurs et les abbés ont pu penser. Ces images conviennent parfaitement à un pays dans lequel la plus puissance des religions a voulu montrer qu'il était tout à fait possible de tenir des hommes en esclavage, sans leur assigner d'autre but que d'accroître la gloire et les richesses des dirigeants. Que signifie l'âme humaine pour cette grande Eglise? Dans les pays civilisés, les fidèles ne se posent pas de questions sur l'origine de sa grandeur et la provenance de ses richesses. Voilà pourquoi il ne faut pas blâmer ces bandits pour leur cruauté...page 181
Personne n'a été loyal envers eux ( les bandits) ; comment pourraient-ils l'être envers toi? Il est impossible qu'ils tiennent leurs promesses puisque celles qu'on leur a faites n'ont jamais été tenues. Ils se contenteront de prononcer un Ave Maria avant de te massacrer, ils se signeront, et il en ira de même quand ils auront fini. Nous ne serions pas très différents d'eux si nous avions été les victimes, nous aussi, au cours des quatre cents dernières années, de la tyrannie et de la superstition, du despotisme, de la corruption et d'une religion pervertie. pages 189, 190
L'or ne vaut rien s'il n'est pas là où les hommes en ont besoin. page 202
(Un riche fermier indien) J 'ai au-dessus de ma tête un soleil d'or, la nuit, une lune d'argent et la paix règne sur mes terres. A quoi bon rechercher d'autres richesses? L'or et l'argent n'apportent aucun bienfait. Toi, que t'apporteront-ils. Vous autres blancs, vous tuez, vous volez, vous mentez et vous trahissez par l'amour de l'or. Bien qu'il vous pousse à vous détester, vous croyez qu'il vous apportera l'amour des autres. Pleins de haine et de jalousie, vous souillez la beauté de la vie par la possession de l'or. Nous aimons regarder ce métal. Sa beauté est éternelle. Il nous sert à parer nos dieux et nos femmes. Nous aimons contempler des bagues, des colliers et des bracelets qui en sont faits, mais nous avons toujours été maîtres de notre or, pas ses esclaves, et nous lui accordons aucune valeur car il ne se mange pas. Notre peuple a mené bien des guerres, mais jamais pour la possession de l'or. Nous avons lutté pour de la terre, pour des rivières, pour des gisements de sel, pour des lacs, et surtout pour nous défendre des tribus sauvages qui essayaient de s 'emparer de nos champs ou de nos récoltes...page 210
Si un gouvernement ne permet pas que les individus aient leurs idées, en matière économique ou politique, et s'il vient à s'effondrer, les populations, incapables de faire face à des conditions nouvelles seront plongées dans le chaos. page 222

lundi, juillet 13, 2009

LE DEREGLEMENT DU MONDE (Amin Maalouf) 2009

"Avec la fin de la confrontation entre les deux blocs, (celui de l'Est et celui de l'Ouest) nous sommes passés d'un monde où les clivages étaient principalement idéologiques et où le débat était incessant, à un monde où les clivages sont principalement identitaires et où il y a peu de place pour le débat. Chacun proclame ses appartenances à la face des autres, lance des anathèmes, mobilise les siens, diabolise ses ennemis...Il ne s'agit pas, pour autant, de regretter le climat intellectuel qui régnait du temps de la Guerre froide...Il me paraît néanmoins légitime de déplorer que le monde en soit sorti "par le bas"., je veux dire moins d'universalisme, moins de rationalité, moins de laïcité; vers des appartenances héréditaires aux dépens des opinions acquises; et donc vers moins de libre débat. page 23
Soit nous saurons bâtir en ce siècle une civilisation commune à laquelle chacun pourra s'identifier, soudée par les mêmes valeurs universelles, guidée par une foi puissante en l'aventure humaine, et enrichie de toutes nos diversités culturelles; soit nous sombrerons ensemble dans une commune barbarie. Ce que je reproche aujourd'hui, au monde arabe, c'est l'indigence de sa conscience morale; ce que je reproche à l'Occident, c'est sa propension à transformer sa conscience morale en instrument de domination. page 32
Si la tragédie des Arabes, c'est d'avoir perdu leur place parmi les nations, et de se sentir incapables de la retrouver, la tragédie des Occidentaux, c'est d'avoir accédé à un rôle planétaire démesuré qu'ils ne peuvent plus assumer pleinement mais dont ils ne peuvent non plus se dépêtrer. Page 36
Pour plusieurs générations successives, dont la mienne, et notamment pour ceux d'entre nous qui sont nés dans les contrées du Sud, la lutte contre le sous-développement était la suite logique de la lutte pour l'indépendance. page 44
L'une (des conséquences de l'affaiblissemnt de la part relative de l'Occident dans l'économie mondiale) des plus inquiétantes, c'est que la tentation paraît désormais grande pour les puissances occidentales, et surtout pour Washington, de préserver par la supériorité militaire ce qu'il n'est plus possible de préserver par la supériorité économique ni par l'autorité morale. page 46.
Les effets quasi miraculeux de la construction européenne, qui ont permis de relever en peu de temps l'Irlande, l 'Espagne, le Portugal ou la Grèce avant de s'étendre à grands pas vers l'Europe centrale et orientale, n'ont jamais réussi à traverser le mince détroit de Gibraltar pour passer de l'autre côté de la Méditerranée, où se dresse à présent un haut mur qui, pour être invisible, n'en est pas moins réel, cruel et dangereux, comme celui qui divisait naguère l'Europe. Sans doute, la crise millénaire du monde musulman en est-elle pour partie responsable...Mais il n'est pas certainement le seul. Car si l'on tourne le regard vers le Nouveau Monde, ce vaste territoire où l'islam n'a jamais pris racine, on obtient un phénomène similaire, à savoir l'incapacité des Etats-Unis à étendre leur prospérité au Sud du Rio Grande vers le Mexique voisin; au point qu'ils se sont sentis obligés de bâtir leur propre mur protecteur, palpable celui-là, et qui leur vaut méfiance et ressentiment de la part de toute l'Amérique latine, laquelle est portant - faut-il le rappeler?- aussi chrétienne que l'Europe ou l'Amérique du Nord.pages 53-54
Je demeure persuadé, pour ma part, que la civilisation occidentale a été, plus que toute autre, créatrice de valeurs universelles; mais elle s'est montrée incapable de les transmettre convenablement . Un manquement dont l'humanité entière paie aujourd'hui le prix.
L'explication commode, c'est que les autres peuples n'étaient pas prêts à recevoir une telle "greffe" (celle de la démocratie). C'est là une idée inusable qui se transmet d'une génération à l'autre, d'un siècle à l'autre, et qu'on ne discute pas tant elle semble être l'évidence même. Sa dernière formulation en date concerne l'Irak. "L'erreur des Américains , nous dit-on, c'est d'avoir voulu imposer la démocratie à un peuple qui n'en voulait pas"!...Chaque fois que les Iraniens ont eu l'occasion de voter, ils y sont allés par millions, au péril de leur vie. Connaît-on une seule autre population au monde qui aurait accepté de faire la queue devant les bureaux de vote en sachant avec certitude qu'il y aurait des attentats suicides et des voitures piégées? Et c'est cette population que l'on dit qu'elle ne voulait pas de la démocratie?
Autre moitié de l' affirmation, à savoir que les Etats-Unis auraient voulu imposer la démocratie en Irak, me paraît contestable. On pourrait aligner beaucoup de raisons plus ou moins crédibles...Mais de tous les observateurs sérieux...aucun n'a jamais rapporté le moindre bout de phrase pouvant suggérer que la motivation réelle de l'invasion ait pu être d'instaurer la démocratie en Irak. pages 55, 56, 57.
Le communautarisme est une négation de l'idée même de citoyenneté, et on ne peut bâtir un système politique civilisé sur un tel fondement. Autant, il est crucial de prendre en compte les différents composantes d'une nation, mais de manière subtile, et souple, et implicite, afin que chaque citoyen se sente représenté; autant il est pernicieux , et même destructeur, d'instaurer un système de quotas qui partage durablement la nation en tribus rivales.page 58
L'enfant sait faire la différence entre une mère adoptive et une marâtre. les peuples savent faire la différence entre libérateurs et occupants.
Contrairement à l'idée reçue, la faute séculaire des puissances européennes n'est pas de vouloir imposer ses valeurs au reste du monde , mais très exactement l'inverse: d'avoir constamment renoncé à respecter leurs propres valeurs dans leurs rapports avec les peuples dominés. Tant qu'on n'aura pas levé cette équivoque, on courra le risque de retomber dans les mêmes travers. La première de ces valeurs, c' est l'universalité, à savoir que l'humanité est une. Diverse, mais une. De ce fait, c'est une faute impardonnable que de transiger sur les principes fondamentaux sous l'éternel prétexte que les autres ne seraient pas prêts à les adopter. Il n'y a pas de droits de l'homme pour l'Europe, et d'autres droits de l'homme pour l'Afrique, l'Asie, ou pour le monde musulman. Aucun peuple sur terre n'est fait pour l'esclavage, pour la tyrannie, pour l'arbitraire, pour l'ignorance, pour l'obscurantisme, ni pour l'asservissement des femmes. Chaque fois que l'on néglige cette vérité de base, on trahit l'humanité, et on se trahit soi-même. page 62, 63
Son drame (celui de l'Occident), aujourd'hui comme hier, et depuis des siècles, c'est qu'il a été constamment partagé entre son désir de civiliser le monde et celui de le dominer- deux exigences inconciliables. Partout il a énoncé les principes les plus nobles, mais il s'est soigneusement abstenu de les appliquer dans les territoires conquis. page 66
Pour toute société, et pour l'humanité dans son ensemble, le sort des minorités n'est pas un dossier parmi d'autres; il est avec le sort des femmes, l'un des révélateurs les plus sûrs de l'avancement moral ou de la régression. Un monde où l'on respecte chaque jour un peu mieux la diversité humaine, où toute personne peut s'exprimer dans la langue de son choix, professer paisiblement ses croyances et assurer sereinement ses origines sans encourir l'hostilité ni le dénigrement, que ce soit de la part des autorités ou de la population, c'est un monde qui avance, qui progresse, qui s'élève. page 69
...Les repères communs se perdaient...la désintégration de l'Union soviétique et du "camp socialiste", l'émergence d'un monde où les clivages identitaires ont pris le pas sur les clivages idéologiques, et l'avènement d'une super puissance unique, qui exerce de fait, sur toute l'étendue de la planète, une "suzeraineté" mal acceptée. page 93
La légitimité, c'est ce qui permet aux peuples et aux individus d'accepter, sans contrainte excessive, l'autorité d'une institution, personnifiée par des hommes et considérée comme porteuse de valeurs partagées. page 107
Pour toute société humaine, l'absence de légitimité est une forme d'apesanteur qui dérègle tous les comportements. Notre planète est un tissage serré de populations différentes, toutes conscientes de leur identité, conscientes du regard qu'on leur porte, conscientes des droits à conquérir et à préserver, persuadées d'avoir besoin des autres et d'avoir également besoin de s'en protéger.
Aujourd'hui, le rôle de la culture est de fournir à nos contemporains les outils intellectuels et moraux qui leur permettrons de survivre - rien de moins. page203
Nous ne pouvons plus nous permettre de connaître "les autres" de manière approximative, superficielle, grossière. Nous avons besoin de les connaître avec subtilité, de près, je dirai même dans leur intimité. Ce qui ne peut se faire qu'à travers leur culture. Et d'abord à travers leur littérature. L'intimité d'un peuple, c'est sa littérature. C'est là qu'il dévoile ses passions, ses aspirations, ses rêves, ses frustrations, ses croyances, sa vision du monde qui l'entoure, sa perception de lui-même et des autres, y compris de nous-mêmes. Parce que, en parlant " des autres" , il ne faut jamais perdre de vue que nous-mêmes, qui que nous soyons, nous sommes aussi "les autres" pour tous les autres. page 206
( les religions: quelques phrases sur la culture) "L'encre du savant vaut mieux que le sang du martyr" dit le Prophète de l'Islam. Et dans le Talmud : "Le monde ne se maintient que par le souffle des enfants qui étudient". page 208
Lorsque Marx désignait la religion comme "opium du peuple", il ne le faisait pas avec dérision, ni avec dédain comme l'ont souvent fait ses disciples. Il n'est peut-être pas inutile de se remémorer sa phrase entière, qui disait: "La détresse religieuse est à la fois l'expression d'une vraie détresse et une protestation contre cette détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée, le coeur d'un monde sans coeur, l'âme d'un monde sans âme. Elle est l'opium du peuple." De son point de vue, il fallait abolir ce "bonheur illusoire" pour que les gens s'emploient à bâtir un bonheur réel. page 211
Une grande leçon du siècle qui vient de s'achever, c'est que les idéologies passent et que les religions demeurent. Moins leurs croyances d'ailleurs que leurs appartenances; mais sur le socle de l'appartenance se reconstruisent des croyances. Ce qui rend les religions presque indestructibles, c'est qu'elles offrent aux adeptes un ancrage identitaire durable. page 217
Ma conviction profonde, c'est que toutes les doctrines, religieuses ou profanes, portent en elles les germes du dogmatisme et de l'intolérance; chez certaines personnes ces germes se déploient, chez d'autres, ils demeurent latents...Les textes sacrés disent à chaque étape de l'Histoire ce que les hommes ont envie d'entendre. page 219
Ma conviction profonde, c'est que l'on accorde trop de poids à l'influence des religions sur les peuples et pas assez à l'influence des peuples sur les religions...Le christianisme s'est romanisé...Si le christianisme a contribué à faire de l'Europe ce qu'elle est devenue, l'Europe a également contribué à faire du christianisme ce qu'il est devenu. page 234
Pendant des siècles, l'Occident s'est montré incapable d'appliquer aux autres peuples, notammant à ceux dont il tenait le destin dans ses mains, les principes qu'il appliquait aux siens, et qui faisait sa grandeur. C'est ainsi, par exemple, que la france coloniale, pour éviter d'accorder aux habitants de ses départements d'Algérie une citoyennenté à part entière, les avait confinés dans le statut de "Français musulmans" - une appellation passablement aberrante de la part d'une république laïque...Les empires coloniaux bâtis par les nations européeenes au XIXè et au XXè siècle n'ont jamais été que des extensions de soi-même, des écoles de racisme appliqué et de transgression morale qui ont préparé la voie aux guerres, aux génocides et aux totalitarismes qui allaient ensanglanter l'Europe. Pages 241, 242
C'est d'abord auprès des immigrés que la grande bataille de notre époque devra être menée, c'est là qu'elle sera perdue ou gagnée. (pour l'Occident) page 245
Ce dont un immigré a soif, cest d'abord de dignité. Et même précisément, de dignité culturelle. La religion en constitue un élément, et il est légitime que les croyants veuillent pratiquer leur culte dans la sérénité. Mais, pour l'identité culturelle, la composante la plus irremplaçable est la langue. C'est souvent parce que sa langue est délaissée, y compris par lui-même, qu'un immigré éprouve le besoin d'afficher les signes de sa croyance...L'appartenance religieuse est exclusive, l'appartenance linguistique ne l'est pas; tout être humain a vocation à rassembler en lui plusieurs traditions linguistiques et culturelles. pages 263, 264
Depuis que les identités ont pris le pas sur les idéologies, les sociétés humaines réagissent souvent aux événements politiques en fonction de leurs appartenances religieuses; la Russie est redevenue ouvertement orthodoxe; l'Union européenne se reconnaît implicitement comme un rassemblement de nations chrétiennes; les mêmes appels au combat retentissent dans tous les pays musulmans. page 268
Pour bâtir peu à peu une civilisation commune, fondée sur les deux principes intangibles et inséparables que sont l'universalité des valeurs essentielles et la diversité des expressions culturelles...Pour moi, respecter une culture, c'est encourager l'enseignement de la langue qui la porte, c'est favoriser la connaissance de sa littérature, de ses expressions théâtrales, cinématographiques, musicales, picturales, architecturales, artisanales, culinaires, etc... page 274
Notre planète est un tissage serré de populations différentes, toutes conscientes de leur identité, conscientes du regard qu'on leur porte, conscientes du droit à acquérir ou à préserver, persuadées d'avoir besoin des autres et d'avoir également besoin de s'en protéger. page 294

mardi, mai 05, 2009

LES PLAINES DE L'ESPOIR (Alexis Wright)

Quelque part, dans le Nord de l'Australie, une jeune Aborigène est un jour arrachée à sa mère pour, comme tant d'autres, être placée à l'orphelinat d'une mission religieuse qui se chargera de lui "blanchir" l'âme. Folle de douleur, la mère se suicide; dès lors, plane, sur la mission une sorte de malédiction, symbolisée par l'inquiétante présence de corbeaux sur un arbre.
Au début, la mère d'Ivy avait été placée dans le quartier des hangars de tôle ondulée qui abritaient plusieurs familles entassées, ainsi que des femmes seules, avec ou sans enfants. C'est là qu'Ivy lui avait été enlevée. L'enfant avait été classée parmi les "métis" par les patrons de la Mission, et à ce titre, ne pouvait rester avec les autres. Leur raisonnement était le suivant: "Ce serait une mauvaise influence sur ces enfants. Nous devrions être en mesure de les sauver de leurs semblables. Si nous réussissons, nous pourrons les placer dans le monde extérieur, afin qu'ils fassent quelque chose de leur vie. Et il va de soi qu'ils choisiront d'épouser des Blancs. Le Ciel soit loué. Car leurs enfants seront plus Blancs qu'eux et par là même davantage susceptibles d'être rachetés à l'image de Dieu le Père Tout Puissant. page20
Beverley, la femme de Jipp (le pasteur) se prélassait à l'ombre de son jardin., dans le décor enchanteur des violes et des roses obtenus, au prix de durs efforts, par ses pétunias et ses dahlias boutons. Elle n'imaginait pas devoir quitter la Mission définitivement. Que feraient les habitants s'ils s'en allaient? Ces gens étaient entre leurs mains: pour des hommes tels qu' Errol, (le pasteur, son mari) servir Dieu en sauvant ses âmes noires d'elles-mêmes, en les sauvant du paganisme, était la plus sublime des vocations...La preuve en était faite. Il suffisait de voir tous les fidèles se presser le dimanche et les mines pieuses des enfants. page 25
"On respecte la loi...on respecte toujours la loi...seulement, on fait plus comme avant...c'est tout." déclara-t-il (Elloit, un Aborigène de la Mission)aux femmes silencieuses. page 65
Une bonne correction de temps à autre, voilà ce qui ferait le plus grand bien à cette gamine, se disait-elle. Mais personne n'avait plus le droit de fouetter les enfants. C'était les missionnaires qui s'en chargeaient. Avec une lanière de cuir. Instruction et punitions sous toutes leurs formes relevaient de leur domaine. page 67
La nuit se décompose en différents stades de chaleur. Au début, la terre retient l'énergie du soleil, irradiant une chaleur inconfortable.- il est impossible de dormir sur ce sol brûlant. Des heures plus tard, il se rafraîchit: la terre sèche, friable, soupire et s'étire en immenses bâillements. C'est le moment qu'attendent les créatures et les hommes, ces grands diables de pierre rouge, pour s'étendre sur la mère endormie. L'heure où résonnent les craquements et les gémissements des grands esprits qui s'éveillent. Rochers, arbres, collines et rivières- tous sont éveillés à cette heure-là. Délivrés de leur torpeur de la journée, les esprits de la terre circulent d'un endroit à un autre. L'air, le ciel s'animent de ces esprits ancestraux. Tout en supportant patiemment une nouvelle nuit de veille, Elliot savait qu'il valait mieux chanter leurs chants et implorer leur bienveillance. Personne n'était plus capable de veiller sur la terre, pas en permanence du moins, comme cela se faisait autrefois. La vie avait tellement changé depuis que les Blancs s'étaient tout approprié. C'était comme une guerre, une guerre non déclarée. Et les Aborigènes étaient enfermés dans leurs camps d'internement, comme des prisonniers des deux guerres mondiales. Mais personne ne parlait de guerre: c'était comme ça, un point c'est tout. Protection, assimilation...autant de mots différents qui tous équivalaient à l'annihilation. L'homme blanc était disposé à payer pour avoir le tout. Mais il ne voulait pas payer pour la culture de l'homme noir, pour sa pensée. Ni pour la lente disparition de la langue de l'homme noir qui avait perdu tout lien à son pays traditionnel...devenu une terre d'élevage de bétail ou une mine prospère. Les Blancs voulaient que tout le monde devienne blanc, pense blanc. De peau, tout. Et ils étaient prêts à promettre des dédommagements, même s'ils estimaient que le préjudice était négligeable. Ils n'avaient pas l'impression d'en avoir pour leur argent- c'était autre chose que d'acheter des graines ou du bétail. Mais personne ne pouvait changer la loi...- aucun étranger ne pouvait changer l'essence de la terre. Aucun Blanc n'en avait le pouvoir. pages96, 97
Elliot sentait chez ces gens (lors de son voyage) une autorité qui exigeait de lui une forme de politesse qu'il réservait d'ordinaire aux missionnaires. page 132

lundi, mai 04, 2009

LES MAREES DU FAOU (Philippe LE GUILLOU)

Le regard que l'on porte sur l'enfance est ce qu'il y a dans l'être de plus intime, de plus révélateur et de plus secret aussi que le désir, la quête spirituelle ou les failles et les mystères qui nous poussent à créer. page 20
Il (Gabriel, le grand'père maternel de l'auteur) s'installait sur un banc, il regardait le large, seul ou en compagnie de quelques anciens de la Marine qu'il trouvait là, cette petite société parlait peu, elle contemplait, jusqu'à l'hébétude, les rouleaux d'écume et les courants qui ridaient le flot. Rien ne valait pour lui ces instants d'adoration muette. La mer, en fin de journée, était blonde, presque dorée, c'était d ela bière ou une émulsion d'or qui arrivait des lointains de Camaret et de la Pointe des Espagnols, elle remplissait le port, la saignée de la rivière, elle venait lècher les assises de l'église, dont elle inondait régulièrement les fondations. Gabriel n'avait pas besoin de parler. Les cochou ne l'intéressaient plus. Il retrouvait la prégnance de ce mouvement mystérieux, les cadences de cette horloge marine qui avait rythmé sa vie tout au long des longues missions. Il ne savait plus où il était, mais une certitude l'éperonnait: il n'était pas au Faou, sur le môle de l'église, entouré de vieux ivrognes ressassant. Il était ailleurs, très loin, très en amont, auprès d'une eau blonde et mousseuse, dans les ports de l'ancienne Chine peut-être. Des femmes aux yeux verts et au corps de soie l'attendaient .Il était bien loin de ce Finistère où il avait souffert, où on l'avait désigné du doigt parce qu'il n'était pas tout à fait comme les autres. page 70

mardi, avril 07, 2009

LE RAPPORT DE BRODECK (Philippe Claudel)

Moi, tout petit, j'aime les questions , et les chemins qui mènent à leurs réponses. Parfois, d'ailleurs, je finis par ne connaître que le chemin, mais ce n'est pas si grave: j'ai déjà avancé. page42
Je me souviens d'avoir pensé que les yeux n'ont pas d'âge, et que l'on meurt avec ses yeux d'enfant, toujours, ses yeux qui, un jour, se sont ouverts sur le monde et ne l'ont plus lâchés. page 60
La vérité, c'est que la foule est elle-même un monstre. Elle s'enfante, corps énorme composé de milliers d'autres corps conscients. Et je sais auusi qu'il n'y a pas de foules heureuses. Il n'y a pas de foules paisibles. Et même derrière les rires, les sourires, les musiques, les refrains, il y a du sang qui s'échauffe, du sang qui s'agite, qui tourne sur lui-même et se rend fou d'être ainsi bousculé et brassé dans son propre tourbillon. page219
Savant dans les livres, il (un professeur) était aveugle au monde. page 227

dimanche, mars 29, 2009

LE PREMIER SIECLE APRES BEATRICE ( Amin Maalouf)

Quand on me dit qu'une personne est arrivée, je suis tentée de demander où, et par quels moyens, et dans quel but. Seuls se félicitent ceux qui se savent incapables d'aller plus loin. page 135
Les médias reflètent ce que disent les gens et les gens reflètent ce que disent les médias. Ne va-t-on jamais se lasser de cet abrutissant jeu de miroirs?
L'amour comme dérobade, l'étreinte comme ultime argument, la jouissance en points de suspension.
Quand nous étions ensemble, dans son salon, à repenser le monde, il m'incitait à écarter les idées ambiantes "comme on écarte les épluchures d'un fruit, mais sans égard pour les épluchures". page 132.
Elle finit par me persuader qu'il fallait à tout être une bonne chute avant d'aborder l'autre versant de sa vie. Pour les individus, les sociétés humaines, et pour l'espèce aussi. Le second souffle est peut-être à ce prix. page 253
Un travailleur du Sud installé dans le Nord était appelé"immigré"; un travailleur du Nord installé dans le Sud était appelé "expatrié". page 259
Lorsqu'on lance une bouteille à la mer, on souhaite bien entendu que quelqu'un la repêche; mais on ne l'accompagne pas à la nage. page 298

jeudi, mars 26, 2009

LE MOMENT FRATERNITE (Régis Debray)

"Le mystique ...se prépare à la mort, ...le religieux prépare les obsèques"
L'adepte d'un courant spirituel s'adresse à l'Invisible en tant qu'individu; le fidèle d'une religion, en tant que membre d'une communauté. Le premier dit "Je"; le second dit "nous". "Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour." Et au Notre Père chrétien correspond la Fatiha musulmane: "C'est Toi que nous adorons..." page 25
Serait religion ce qui se fonde sur le sacré; serait sacré ce qui se trouve à la base de toute expérience religieuse: décevante tautologie. page 30
...L'article défini singulier : le sacré. Il fait d'un attribut historique une susbtance éternelle et d'un construit, un donné.... Si l'on rencontre du sacré, partout où s'est formée une communauté durable, c'est en vertu d'actes humains de sacralisation. Le sacral n'est pas l'émancipation d'un être, mais le produit d'un faire. pages 31, 32 (l'auteur donne des exemples: le mur des Lamentations, le mur des Fédérés, l'Arc de Triomphe etc...)
C'est fait dans ce but, le sacré: pour raccorder l'atome à la molécule et l'éphémère au durable; pour donner souffle long à une fraternité; pour la prolongation de soi via l'affiliation à un nous qui me précède et me survivra. page 34
N'oubliez pas de regarder à vos pieds. L'essentiel se joue au ras du sol: pas-de-porte, barrière, grille, soubassement à gradins, terre-plein, chasse-roue. Aborder le sacré par les bordures est sans doute la meilleure façon de ne pas se perdre dans l'obscur, et même si l'on n'observe que ce que l'on comprend, la photographie des surfaces et des volumes n'a pas moins à révéler que la psychologie des profondeurs....Alternance et cadence sont inhérentes à la marche des jours, mais rythmer l'espace est plus méritoire, et peut-être plus révélateur...Nos rites de passage seraient sans ces seuils, lignes et contours permettant de banaliser l'indistinct et scander l'uniforme. page 35
Là où il y a du sacré, il y a une enceinte . Et là où la clôture s'efface -ligne, seuil, ou dénivelé- le sacré disparaît. (Rome lors de sa création " a été ceinte par le sillon d'une charrue promenée autour d'une colline pour tracer le sillon primordial délimitant un espace inviolable, la Rome carrée.)"
Remontons jusqu'au paradis: il vient du persan ancien, paradaiza , qui signifie enclos, et par extension jardin.
Sacraliser, c'est remparer. Mettre sous tension une portion d'étendue. Entourer d'une barrière, d'une grille, d'une balustrade. pages 41,42
"Reconnais-tu le temple au péristyle immense..." ; sans colonnade, pas de temple. Le jubé dans l'église isole le choeur de la nef, la clôture fait le cloître, isolat de terre ferme qui se console de ne pas être une île au moyen de murs, porteries, chancels, grilles intérieures et autres sas de précaution. page 43
Il s'est dit de la mort qu'elle transforme la vie en destin. page45
L'a-t-on assez dit: saint n'est pas sacré. A ne pas confondre. le saint ne verse pas le sang, le sacré s'y retrempe. Le saint est bon, le sacré n'est ni bon, ni méchant ( ou il est l'un et l'autre, ce qui revient au même) . Ce n'est pas un signe de moralité, mais une contrainte d'organisation. Peu importe qu'il ait bonne mine ou non. Depuis qu'en Occident, la foi a détrôné la Loi, en bonne doctrine, saint( holy, en anglais) se dit des personnes, et sacré (sacred) , des choses. Un saint homme fait son salut au milieu des hommes, un ustensile sacré se range ailleurs que des objets usuels. Le premier voudra effacer la distance, le second, la marquer. page 54
Là où il y a un nous, il y a une sacralité; et là où le nous se disloque, le sacré s'estompe.
...Aussi l'endroit où, pour une heure ou deux, peuvent s'oublier les agendas - Notre-Dame de Paris, portail d'Auschwitz, ghât de Bénarès - est-il par nature un lieu de rassemblement, oratoire ou chanté: pélérinage, meeting, synode, commémoration. C'est tout le paradoxe de ce type d'enceintes protégées, que de sortir tout un chacun de sa prison individuelle. page 61
Le lieu est sacré quand il fait lien, mais c'est le lien qui fait le lieu et non l'inverse. (Le mur des Fédérés, le Mémorial des martyrs de la déportation). ...C'est le pélérin qui fait le sanctuaire, et le croyant, le saint. page 64
Moins un peuple a de territoire, plus il a besoin de mémoire. page 71 (Arafat et la Palestine, les Juifs et l'état d'Israël)
Il n'y a pas de sacré en soi et par soi, car ce dernier le serait partout et pour tous...Il y a des langues sacrées, il n'y en a pas d'universelle. Le latin qui ne l'était pas au départ dans la Rome antique, en est devenu une, mais pas pour les boudhistes. L'hébreu est une langue sacrée, mais pas pour les catholiques. L'arabe, langue sacralisée par la fermeture d'un texte incréé - dicté par Dieu - , ne l'est pas pour un Scandinave ou un Chinois Han. La Voie sacrée qui mène à verdun, est pour les Allemands , une route comme une autre. Et les vaches hindoues sont chez nous, du bétail. page72
Sacraliser, avons-nous vu, c'est enclore pour rassembler, c'est se démarquer, sinon se barricader. Page 75
Prendre acte qu'il y a un os sous la peau de chaque culture - et pour nous, pas d'appartenance plénière sans un fond d'allégeance bornée (nous ne pensons pas, donc nous sommes) - cela veut dire qu'au coeur de toute espérance, de toute fierté collective, il y a de quoi désespérer un esprit libre ( je pense donc je suis). Page 78
Il n'y a pas de sacralité sans une absence cruciale, vers laquelle lever les yeux. Là où et quand ce point sublime s'efface, le sacré s'estompe.
Un nous fait corps quand , rassemblé, il voit autre chose et plus que ce qu'il a sous les yeux. Il est donc, dans son intérêt de lever la tête, pour regarder plus loin, en arrière ou en avant. page 81 (les pierres levées, les poteaux sacrés, la hampe de bois, de pierre ou de métal, pyramides, ziggourats, pagodes, campaniles, clochers, flèches, minarets, beffrois): ce autour de quoi nous nous réunissons le plus aisément....c'est un centre qui tire vers le haut. Page 82
Pas de lien visible sans un Invisible par-dessus, pas d'inter sans supra. Pour qu'un je et un tu fassent un nous, nettement circonscrit, il leur faut un Autre, et qui possible, ne soit pas au beau milieu, en chair et en os. Une communauté fraternelle, c'est l'arrachement synchrone de plusieurs moi; Vers un je-ne-sais-quoi, un point de référence qui n'est pas marié avec la théologie ou la métaphysique, ou qui peut en divorcer. (la Sortie d'Egypte, la fuite à Médine, la Résurrection, Thanks-giving Day, prise du palais d'Hiver) page 86
L'horizontale seule veut dire: évanescent, inconsistant, pas fiable. Le transport sacré s'appelle , lui, enthousiasme, mot à ressort formé de théos, un dieu. (le sport : pas de flèche, pas de vericale, pas d'appel d'air, sans passé, sans futur, il n'y a pas d'après quand il n'y a pas d'avant)
page 90
Les absolus passent, non la demande d'absolu. Quand le Père Eternel s'éclipse, suivi par la Patrie et le Progrès, on voit les Droits de l'Homme prendre la posture du Commandeur. page 99
L'opaque voyage plus loin que le transparent. ... Un moi peut s'inventer; un nous ne s'improvise pas. page 111
Le nous des nations démocratiques, tout sécularisé qu'il se veuille, a trouvé son principe unificateur dans la consécration des droits de l'homme. Cette apothéose a engendré dans une communauté occidentale plus ou moins ressoudée une nouvelle religion civile. page 113
L'Europe démocratique a enfanté son nous contemporain dans de terribles souffrances, qui ont nom Coventry, Auchwitz et mur de Berlin. page 125
Prosélyte ou nationale, toute foi naît d'un dépouillement et meurt dans la pourpre. page 129
Malgré la présence de nombreux chrétiens dans les institutions humanitaires qui laïcisent la charité, malgré la remise en selle d'un vocabulaire évangélique, disons préindustriel - déshérités pour travailleurs, exclus pour exploités, lutte contre la pauvreté pour développement...-, malgré l'atmosphère "divine surprise" d'une revanche tardive, mais longtemps attendue, des élans du coeur sur le "cynisme matérialiste", il n'y a pas, stricto sensu, d'alignement doctrinal entre les sacralités de hier et d'aujourd'hui. Sauf à gommer les siècles et nos archives. (Pie VI avait qualifié les 17 articles de la Déclaration française des "contraires à la religion et à la société", Pie IX disait que l'humanité irait à sa perte avec les droits de l'homme, Pie X en 1910 trouvait blasphématoire un rapprochement entre l'Eglise et les droits de l'homme, voir aussi la controverse de Valladolid) page 136
Le "je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger" est d'un poète latin non d'un chrétien. page 137
Quand une croyance vit de sa belle vie, les croyants ne savent pas qu'ils croient: ils font ce qui se fait. page 145
Le monde est à l'évidence plein de trous noirs, et les religions sont là , depuis la nuit des temps pour les combler. page 151
Au modèle messianique standard, la variante du jour ( les droits de l'homme) apporte trois contributions majeures : l'absence d'église,; l'élimination des ordres contemplatifs par les ordres actifs,; et un remodelage en profondeur de la mission....A chaque époque son médium, son style et son sanctuaire; Dieu avait la cathédrale; le savoir, l'amphi; l'info a le plateau....Notre nouvelle société d'encouragement au Bien a pour particularité de n'en avoir pas de visible, portant plutôt blue-jean et jogging que col romain ou kippa. page 153
"L'humanitaire, dit Rony Brauman, en boutade,c'est les droits de l'homme, plus les antibiotiques. page 164
Le "allez soigner toutes les nations" fait d'évidence écho au "allez enseigner toutes les nations" page 168
Nos premiers ethnologues, lexicographes, hygiénistes, géographes furent des religieux chrétiens....Le missionnaire d'antan...s'immergeait dans la société indigène, apprenait les langues locales, enquêtait sur les moeurs et se souciait de comprendre, pour être compris d'eux, Hurons, et Algonquins, Annamites et Malgaches. C'est par lui que s'est noué le premier croisement des cultures. (Mattéo Ricci) page 171 (L'auteur met en comparaison les membres des ONG qui ne peuvent s'acculturer car peu de temps dans un pays)
Avec la redécouverte des droits de l'homme comme remède au totalitarisme, le bonheur des riches ne faisait plus le malheur des pauvres.. Mieux : le salut de ces derniers étant suspendu à la grandeur d'âme des premiers, l'ancien garde-chiourme devenait le champion des forçats. Qui ne préfère la bonne à la mauvaise conscience?. Il ne faut jamais sous-estimer - relire Pascal et La Rochefoucauld - la revanche jubilatoire des amours-propres dans le choix de nos abnégations. page 178
(Les droits de l'homme) nos tables de la Loi sont devenues l'alpha et l'oméga de la vie publique en vertu du privilège qu'elles ont d'irradier les esprits sans avoir à informer le réel jour après jour, à travers un système praticable de lois et de règlements. page 179
Le gouvernant, pour faire vrai, doit croire et faire croire en même temps, et se faire voir en train de croire. ( lire Tartuffe) page 197
Nazisme et stalinisme avaient communié dans le mépris de l'individu, tandis qu'en démocratie, c'est l'individu qui est à protéger contre les abus du pouvoir, les immixtions de la police dans sa vie privée, ses communications téléphoniques, son honneur et ses secrets...le mépris de l'argent est le privilège des riches, le dédain de l'Etat se porte bien dans les Etats providence, comme le mépris du national dans les nations bien établies , qui n'ont plus rien à craindre des voisins. page 213
L'agenda est aux droits civiques, et sans retour aux droits des peuples, ceux de l'homme resteront un vain mot. L'antinationalisme confusionnel fait oublier qu'il n'y a pas de démocratie là où il n'y a pas de nation, et l'anti-étatisme, qu'il n'y a pas souvent de nations sans Etat; que seul un Etat de droit (une administration, une police, une justice autonome, un cadastren des archives) peut faire respecter les libertés personnelles; que toutes ces aubaines, l'alphabétisation, les chemins de fer, la transition démographique, les routes, le vote des femmes ne furent pas chez nous une manne tombée du ciel; que ce qui nous a demandé cinq bons siècles en Europe ne peut se réaliser partout ailleurs avant la fin de l'année (sinon, on vous coupe les vivres); et que bombarder les ponts, les usines, les ministères et les routes d'un pays pauvre ou occupé, même en parachutant après coup des parlements gonflables et des isoloirs en kit, n'est pas la meilleure façon de parvenir au but. page 215

samedi, mars 07, 2009

L'ARMEE DES OMBRES (Joseph Kessel)

La Résistance en France pendant la dernière guerre mondiale.

Un des chefs d'oeuvre de Kessel mais aussi le roman-symbole de la Résistance que l'auteur présente ainsi:
" La France n'a plus de pain, de vin, de feu. Mais surtout elle n'a plus de lois. La désobéissance civique , la rébellion individuelle ou organisée sont devenues devoirs envers la patrie. Le héros national , c'est le clandestin, c'est l'homme dans l'illégalité."préface

mardi, février 24, 2009

LES NEGRES N'IRONT JAMAIS AU PARADIS (Tanella Boni)

Tanella Boni est née à Abidjan. Dans ce roman, elle explore l'ambiguïté des rapports post-coloniaux.

Depuis des années, je vis dans l'air du temps. J'utilise l'ordinateur et l'Internet comme outils de travail. Je remarque que cela n'a nullement amélioré les rapports que j'entretiens avec les autres. page 12
A treize ans, je commençai à me passionner pour l'Afrique, ce continent si lointain, où l'aventure était permise, le rêve enchanté et les forêts impénétrables...Je lus les aventures de Savorgnan de Brazza, René Caillé, Faidherbe. plus tard, cette liste s'allongea dans ma mémoire...Je rêvais de suivre leurs traces. Je crois avoir tenu parole. J'ai emprunté d'autres sentiers plus tortueux. l'amour des plantes m'a guidé trois fois en Côte d'Ivoire. Là, j'ai croisé d'autres cultures fort éloignées de la mienne. J'ai aussi appris les rouages et les ficelles du métier d'éditeur en travaillant au service des pouvoirs locaux. Dans un ministère, j'étais , malgré la peau blanche que j'ai reçue en partage, un nègre intelligent, concevant, organisant, planifiant toutes les tâches jusqu'au moindre détail. J'étais devenu la voix du ministre, sa conscience, sa main, sa chemise. J'étais sa quinte de toux. J'étais sa canne et son verre de bière pendant les cocktails. J'écoutais aux portes, je prenais note entre deux conversations. J'apprenais vite et bien. J'étais un nègre parfait, béni des dieux. Moi, Amédée. C'est de cette époque que date mon surnom de Dieu, ça faisait bien, ça faisait classe. Tout le monde respectait Dieu, le nègre du ministre. J'appris surtout toutes les ficelles du négoce ou comment on devient riche en mettant les autres à son service. Comment paraître généreux en profitant au maximum des ressources inexploitées des plus pauvres. Ceux qui donnent tout en pensant qu'ils le font pour Dieu, celui des chrétiens, celui des musulmans, ou tout autre Dieu dont j'ignore l'existence. Moi, Dieu en personne, j'oubliais que j'étais d'abord Amédée-Jonas, un humain toujours menacé par la mort....Mais j'étais un homme aguerri, initié à toutes sortes de combat, en Afrique, en Asie, dans toutes les jungles du monde. A un moment de mon itinéraire, je suis passé de la vie de nègre à celui d'éditeur, cela m'a porté chance et je ne m'en plains pas... Je ne traite pas avec des va-nu-pieds, des clochards, des gens perdus pour la vie. Je cherche comme partenaires ceux qui savent calculer, construire, profiter de la vie, suivre le chemin de leurs propres intérêts sans jamais, bien entendu, le faire exprès. Faire croire à la beauté du geste et de l'acte, telle est ma devise. pages 50-51
Il ya Nègre et nègre. Les Nègres majestueux n'ont rien à envier aux qualités et aux tares des autres cultures. Puis les nègres tâcherons, répandus partout dans le monde, nés pour servir, collés à l'estomac des requins ou à la canne des chefs. Quelle que soit la couleur de leur peau, ils gagnent leur vie à l'ombre des baobabs et des fromagers, arbres royaux. Comme moi, dans un ministère, naguère, à l'ombre des portes. Ils savent tenir les rênes du double langage, ces petits nègres, mes frères. Ils se montrent doux comme des agneaux, ils se glissent partout comme des serpents, prêts à se courber, à s'incruster, punaises et ventouses, mais ils gardent le sourire e tiennent leur coeur à portée de main afin de secourir les plus faibles. Arrivistes de première classe, ils seront toujours logés au soleil. Moi, Dieu tout court, sans préfixe, ni suffixe, je suis un petit nègre de cette race subalterne, caméléon sans couleur de peau, toujours mutant, moi qui crains d'être hors jeu pour le voyage au paradis. page 67
La rencontre entre l'Europe et l'Afrique n'est pas gravée dans les traités de paix ou de guerre. Elle l'est, peut-être par la présence de religions venues d'ailleurs, incrustées dans les âmes et dans les gestes. Elle est moins visible dans la langue qui s'acclimate, poreuse, aérée, acquérant le sens du rythme, se perdant dans la syntaxe nouvelle, se tordant le cou pour mieux renaître sous la peau et la plume de l'autre qui l'écrit mieux que moi. page 92