dimanche, mars 25, 2018

L'ART DE PERDRE ( Alice ZENITER)

L'Algérie dont est originaire sa famille n'a longtemps été pour Naïma qu'une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant , dans une société française traversée par des questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines. Mais quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire familiale qui jamais ne lui a  été racontée?
Son grand-père, Ali, un montagnard kabyle, est mort avant qu'elle ait pu lui demander pourquoi l'Histoire avait fait  de lui un "harki"?  Yema, sa grand-mère , pourrait peut-être répondre  mais pas dans une langue  que Naïma comprenne. Quant à Hamid, son père, arrivé en France à l'été 1962, dans les camps de transit hâtivement mis en place, il ne parle plus de l'Algérie de son enfance. Comment faire resurgir un pays de silence?
Dans une fresque romanesque puissante et audacieuse, Alice Zeniter raconte le destin , entre la France  et l'Algérie, des générations successives d'une famille prisonnière d'un passé tenace.
 
...Si l'on croit Naïma, l'Algérie a toujours  été là, quelque part. C'était une somme de composantes: son prénom, sa peau brune, ses cheveux noirs, les dimanches chez Yéma. page 13 
 
Sous prétexte d'un coup d'éventail que le dey d'Alger donna au consul de France dans un moment de colère - à moins que ne se fût agi d'un chasse-mouche, les versions divergent - la conquête de l'Algérie par l'armée française commence en 1830, au début de l'été, dans une chaleur écrasante qui ne fera que croître. page 17
 
L'Algérie, à l'été 1830, est clanique. Elle a des histoires. Or quand l'Histoire se met au pluriel, elle commence à flirter avec le conte et la légende. page 18
 
L'accroissement  de l'exploitation d'Ali et de ses frères est facilité par le fait que les familles qui partagent avec eux les territoires de la crête ne savent que faire des parcelles minuscules et  éparses que leur ont laissées des années d'expropriation et de séquestres. La terre est morcelée, émiettée jusqu'à la misère. .."Si tu as de l'argent, montre-le". C'est ce qu'on dit ici, en haut comme en bas de la montagne. Et c'est un commandement étrange parce qu'il exige que l'on dépense toujours l'argent pour pouvoir l'exhiber. En montrant qu'on est riche, on le devient moins. Ni Ali, ni ses frères ne penseraient à mettre de l'argent de côté pour le faire "fructifier" ou pour les générations à venir, pas même pour les coups durs. L'argent se dépense dès qu'on en a. Il devient bajoues luisantes, ventre rond, étoffes chamarrées, bijoux dont l'épaisseur  et le poids fascinent les Européennes  qui les exposent  dans des vitrines sans jamais les porter. L'argent n'est  rien en soi. Pages 24 et 25

A quatorze ans, la mariée était encore une enfant.  A quinze ans, elle devient  Yema, mère. Là encore, elle se considère chanceuse: son premier enfant est un fils...Ali a un fils...Hamid Page 32

"L'indépendance, ce n'est pas juste  un rêve pour les enfants, tu sais, lance Youcef. Même les Américains ont dit que tous les peuples devaient être libres. "page 36

..."Parce que Messali  Hadj n'aime pas les Kabyles...Pour lui, l'indépendance  de l'Algérie, ça veut dire  qu'on deviendra tous des Arabes."....- "Et...qu'Est-ce qu'on a contre les Arabes?  -Ils ne nous comprennent pas." dit Ali page 38

C'est à l'Association ( des soldats des deux guerres) qu'il entend parler des attaques  du 1er novembre 1954 et, pour la première fois du FLN. page 42
 
Ce qui intéresse pour l'instant Ali, c'est la conservation de ce qu'il a acquis. Le futur ne l'intéresse que s'il est un présent  étendu. Ali porte à bout de bras son monde, sa famille,  son exploitation, en retenant son souffle pour que rien ne se renverse, que rien ne  bouge. Il a réussi à faire de  sa maison pauvre  une maison pleine et il souhaite que cela dure éternellement. page 52
 
Choisir son camp n'est pas l'affaire  d'un moment et d'une décision unique, précise. Peut-être, d'ailleurs que l'on ne choisit jamais, ou bien moins que ce qu'on le voudrait. Choisir son camp passe par beaucoup de petites choses, des détails. On croit n'être pas en train de s'engager  et pourtant, c'est ce qui arrive. Le langage a une part importante. Les combattants sont appelés, tour à tour,  fellaghas et moudjahidines. Fellag, c'est le bandit de grand chemin, le coupeur de route, l'arpenteur  des mauvaises voies, le casseur de têtes. Moudjahid, en revanche,  c'est le soldat de la guerre sainte. Appeler ces hommes des fellaghas, ou des fellouzes, c'est  les présenter  comme des nuisances,  et estimer  naturel de ses défendre  contre eux. Les qualifier de moudjahidnes,  c'est en faire des héros. page 60

Dès sa formation, le FLN a interdit aux Algériens de traiter  avec l'administration française, de voter,  d'exercer des fonctions électorales et surtout de toucher la pension d'ancien combattant. page 61
 
En septembre 1956, Ali se rend à Alger pour affaires. Il cherche un appartement à acheter. Officiellement, il veut franchir le dernier pas qui le sépare de la réussite et avoir une existence dans la plus grande ville du pays. Dans la paysannerie, le succès se mesure - paradoxalement - à la distance que l'on peut prendre avec la terre. La faire travailler par d'autres, puis par des machines, c'est-à-dire ne plusse courber sur le champ.Ensuite, ne plus vérifier soi-même que le travail est bien fait, ne plus besoin d'approcher le champ. Enfin, confier jusqu'à la vente à d'autres. N'avoir plus besoin de rien faire. Pouvoir être partout. Ou nulle part.
C'est ce dernier point qui constitue la raison officieuse de la venue d'Ali à Alger, il pense que la situation au village pourrait se détériorer. ...page 94

Les lourdes vitres du Milk Bar sont soufflées par une explosion spectaculaire...A l'intérieur, il y a des corps partout...Ali se relève, sonné. Sans même réfléchir, il part en courant. Il s'enfuit avant que n'arrive la police ou l'armée...Quelques jours plus tard, la bataille d'Alger commence. Ali n'achètera jamais son appartement.  pages 95, 96, 97
 
L'officier  ramène sur le sol les quatre pieds de sa chaise puis il déclare avec tendresse:
-Je veux le Loup de Tablat.
-Qui?
-Le lieutenant du FLN qui est là-haut. je suis sûr que tu l'as déjà rencontré. Et si ce n'est pas le cas, tu  connais sûrement quelqu'un dans ton village qui pourra m'en parler. Donne-moi un nom.
La phrase fit sursauter Ali plus sûrement qu'une gifle ou une insulte. C'est une chose qu'on peut demander  aux enfants, aux brebis galeuses,  ceux que la solidarité ne lie pas au groupe. Mais ce n'est pas une chose que l'on demande à un homme, à un chef de  famille, à l'un des piliers du village. Il regarde avec mépris l'officier et répond sèchement:
- Je ne peux pas t'aider.
- Alors moi non plus.
Le capitaine a cessé de sourire...Page 107

Oui, Ali sait  qu'il regarde un outil de propagande élaboré par la puissance coloniale, il n'est pas stupide, il n'est pas né de la dernière pluie, mais il se trouve que la France  et lui ont un ennemi commun et que la propagande  est un excellent combustible pour la colère. page 113

Ce soir-là, Hamid demande à son père ce qu'il pense de l'amour. En temps normal, Ali lui aurait dit  qu'il n'avait pas de temps pour ces enfantillages mais, amolli par l'anisette, il prend le temps de réfléchir.
- Le mariage, c'est un ordre, une structure. L'amour c'est toujours le chaos - même dans la joie. ..
- L'amour? c'est bien oui dit Ali à son fils, c'est bon pour le cœur, ça fait vérifier qu'il est là. Mais c'est comme la saison d'été, ça passe. Et après il fait froid. page 114
 
(Youcef) "J'ai souffert comme un chien pendant les quinze  premières années de ma vie. Je ne voulais pas continuer. Le FLN me promet que la souffrance  peut s'arrêter si on chasse les Français. Les Français promettent  que la souffrance pourra  s'arrêter si  je vais à l'école, que j'apprenne à lire et à écrire, si je passe un diplôme de technicien, si je trouve un travail dans une bonne entreprise, si j'achète un appartement dans le centre-ville, si je renonce à Allah, si je mets des chaussures fermées et un chapeau  de roumi,  si je perds mon accent, si je n'ai que deux ou trois enfants, si je donne mon argent au banquier au lieu de le mettre sous mon lit." page 131
 
Entre le moment où Ali pose le pied en France, au mois de septembre 1962, et celui auquel Naïma réalise  qu'elle ne connaît pas le récit de  sa famille,...page 165
 
Au moment des élections, pourtant, on paraît se souvenir d'eux. Les politiques locaux affrètent des bus pour qu'ils aillent voter. Maires, députés, sénateurs,, ils viennent serrer les mains  dans le camp et promettre. page 203

Parfois, Ali ne supporte plus le camp ni la forêt et il marche le long de la départementale pendant une heure ou deux à la recherche d'autre chose. page 204

(La famille est arrivée à Flers) Malgré tout,  Ali et Yéma  n'habitent pas  l'appartement, ils l'occupent. page 218

Le livre de français posé devant Hamid  est destiné aux tout-petits...C'est l'instituteur qui a sorti, pour lui, ce manuel de la bibliothèque. Hamid tente de mettre de côté sa honte (il a onze ans)...Malgré la peur, malgré la honte, malgré le mal de tête, il y a aussi de la magie  dans le lent apprentissage  que fait Hamid. les premières phrases qu'il parvient à déchiffrer, celles qui s'énoncent lentement et dans lesquelles chaque syllabe pèse  son poids d 'importance, la beauté du son qui écarte ses lèvres comme un objet physique trop gros pour sortir de sa bouche,  des phrases-là lui resteront toute sa vie.
Tata tape le tapis.
Papi  fume la pipe.
En classe, Hamid  est assis au fonde  de la classe avec deux autres gamins du Pont-Feron, là où l'instituteur  peut venir leur parler  sans déranger les autres...L'instituteur se glisse jusqu'à eux après avoir expliqué aux autres  les pages d'exercice et il leur explique  patiemment les consignes. Souvent, les têtes rieuses  des  premiers rangs s e retournent  et les trois retardataires  vivent comme une humiliation l'aide supplémentaire  dont ils ont besoin...L'instituteur les trouve même courageux , aucun ne lâche prise.  Quand la cloche sonne, il les regarde repartir ensemble  vers les barres qu'il ne voit pas , leurs livres sous le bras, et il lui arrive souvent de penser  qu'à leur place, il ne reviendrait pas le lendemain. pages 221, 222, 223

"Et toi, ton père, il fait quoi? Et le tien?
- Et le tien?
-Il travaille à l'usine dit Hamid.
-  Laquelle?
-  A Messei.
- Oui, mais il fait quoi?
-  Il fabrique rien. Il travaille à l'usine.
Hamid ne saisit pas  ce que veut dire son interlocuteur...Page 224

(Hamid veut aller à l'usine voir ce que fait son père) réveillé à l'aube, Hamid monte dans la voiture  qui les conduit  à Messei, un carnet à la main et un  crayon soigneusement  taillé à l'oreille. Il prend très au sérieux son travail de reporter. ...Au bout de quelques heures,  dans la bâtiment, le bruit et la chaleur ont rendu sa tête cotonneuse . Il a du mal à penser ...Il ( son père) distribue  du "mon frère" et du "mon oncle"  aux Arabes,  du "Monsieur " aux Français. Hamid   se sent  mal à l'aise  devant cette version affaiblie d'Ali. Il voudrait lui dire " ce ne sont pas tes frères, ni tes oncles,   et eux là-bas,  ce ne sont pas des messieurs plus que toi".  pages 226, 227

A la fin de l'année scolaire, Hamid  obtient son passage en sixième. L'instituteur  écrit au bas du bulletin  que ni Ali, ni  Yema ne pourront lire: "  Hamid a accompli au cours de l'année un travail remarquable. Il a souligné  le dernier mot  deux fois. Lorsque la cloche sonne, il retient le petit garçon et lui offre quelques livres piochés au hasard sur les étagères de la classe - il n'avait pas prévu ce geste, pas prévu l'émotion qui l'étreindrait .Page 235
 
Ils parlent de moins en moins à leurs parents de toute manière. La langue crée un éloignement progressif. L'arabe est resté pour un eux, un langage d'enfant qui ne couvre que les réalités d'enfance. Ce qu'ils vivent aujourd'hui, c'est le français qui le nomme, c'est le français qui lui donne forme, il n'y a pas de traduction possible. Alors, quand ils s'adressent à leurs parents, ils savent qu'ils amputent de toute une maturité nouvelle et qu'ils redeviennent des gamins de Kabylie ...page 256
 
Au moment du lycée, peut-être en seconde ou en première....Hamid arrête de faire le ramadan. Il en a assez de sentir  sa tête tourner, son ventre gargouiller, la concentration sortir de  sa tête en volutes éparses...page 260
 
Auprès d'elle (Clarisse) , il (Hamid) est libre de penser, d'avoir du temps,  d'être efficace...Clarisse a la liberté  de ceux à qui jamais on n'a dit  qu'ils devaient être les meilleurs mais qu'ils  devaient trouver  ce qu'ils aiment. page 306
 
" Nous remplissons la France et nous vidons le pays. Au village, il n'y a plus d'hommes.  Tous ceux qui restent , ce sont les cassés, les tordus. Ceux qui ne peuvent  pas travailler. Ceux qui sont heureux que leur mère, elle les nourrisse. Ou ceux qui sont rentrés de  France  et qui disent que la France  les a fatigués, les a brisés, qu'ils ne peuvent plus rien faire. Et c'est probablement vrai. Quand tu regardes leurs faces, ils ont l'air  vieux. Et c'est vrai. Toi aussi, Ali, tu as l'air vieux.  C'est un effet de la France, c'est comme ça. Il aurait mieux valu  rester à la maison."
- Je ne pouvais pas
- Tu ne sais pas. Peut-être, ils t'auraient tué, peut-être pas. page 321
 
"Je ne peux pas vivre avec toi si tu vis tout seul." Clarisse à Hamid page 335
 
Alors que leurs filles (de Clarisse et de Hamid) font leurs premiers pas  sur le tapis vert de la pelouse,  ils se figent au  sein de cette maison, deviennent des images d'eux-mêmes, saisies, inaltérables. page 356




 
 
 
 

dimanche, mars 18, 2018

LA LECON INTERROMPUE ( Hermann HESSE prix Nobel en 1946)
 
Les cinq nouvelles réunies  ici ont été écrites  au cours  d'une longue période , entre 1896 et 1949. Elles reflètent l'interminable quête de l'homme à la recherche de sa vérité, " le besoin impérieux de saisir les choses dans leur ensemble, d'en discerner les causes, la nostalgie d'un monde  harmonieux  et d'une certitude spirituelle.
Du jeu du miroir avec la nature  de "Mon enfance" à l'amour des livres  dans "Histoire  de mon Novalis", de la conscience  sociale du "Mendiant" aux premières amitiés de "Mon camarade Martin" et "La Leçon interrompue" Hesse explore  ses années  d'apprentissage avec une sensibilité inégalée.

L'ENFANCE ( 1896 - 1903)
L'époque  la plus reculée de mon existence dont je puisse me souvenir avec quelques précisions doit peu à près coïncider avec la fin de ma troisième année. Ce jour-là, mes parents m'avaient mené en promenade sur un escarpement couronné par une ruine d'une étendue et d'une hauteur considérable et qui attirait chaque jour de nombreux citadins. Mon jeune oncle me souleva au-dessus de la balustrade d'un mur  assez élevé et me fit regarder dans le vide qui s'ouvrait à mes pieds. Je fus  alors saisi d'angoisse et de vertige et, dans mon  émoi, je me mis à trembler de tout mon corps, jusqu'à ce qu'on me ramenât à la maison où je fus mis au lit. A dater de ce jour, je fus souvent la proie de rêves angoissés où je revoyais cet abîme et qui me serraient le cœur au point que je gémissais en rêvant et me réveillais tout en larmes. page 18

Il faut ranger parmi les imperfections et les carences  de la vie humaine le fait que notre enfance doive nous devenir étrangère  et tomber dans l'oubli comme un trésor qu'on laisse échapper  en jouant, qui passe par-dessus la margelle d 'un puits et disparaît dans l'eau profonde . page 25

...les récits de ma mère jetaient d'innombrables ponts entre la réalité et ma rêverie et lui ouvraient des mondes variés....A côté des récits de la Bible, dont la résonance et la signification me demeuraient inaccessibles, je me suis largement abreuvé à la source des contes.  pages 29, 30
 
L'existence de bien des personnes gagnerait  en sérieux,  en probité, en déférence, si elles conservaient en elles, au-delà de leur jeunesse, quelque chose de cet esprit de recherche et de ce besoin de  questionner  et de définir.  Qu'est-ce qu'un arc-en-ciel? Pourquoi le vent gémit-il?  D'où vient que les fleurs des prés se fanent  et que ces prés refleurissent? Pourquoi  sommes nous riches alors qua notre voisin le ferblantier  est pauvre? Où le soleil va-t-il le soir?
Souvent quand ma mère était à bout de patience ou de savoir, mon père répondait à mes questions avec complaisance et une finesse sans égales. Page 35
 
Tandis que je pensais  à mon entrée prochaine ( à l'école) dans la vie réelle, j'avais  d'autre part l'impression très vive que j'allais  faire mes adieux à beaucoup de choses, et dans un état de demi-conscience, je revenais avec nostalgie  à ces jours de liberté et de profonde rêverie que j'avais vécus  jusqu' alors. page 41
 
La fréquentation de l'école marqua le commencement  de ma vie sociale  et de mes rapports avec les autres. page 42

Un souvenir d'enfance, lié pour moi à l'odeur des champs fraîchement labourés  et à la verdure naissante  des bois, me revient  chaque printemps à la mémoire  et me force à revivre  pour quelques heures cette époque presque insaisissable  et à demi oublié de ma vie. page 59
 
HISTOIRE DE MON NOVALIS ( 1900)
Lorsque je feuillette les œuvres de quelque ancien poète et que je palpe entre le pouce et l'index le papier lisse, vieilli et familier d'une première édition de Claudius, de Jean-Paul, de Tieck ou de Hoffmann, je ne puis m'empêcher de penser à ces générations disparues pour lesquelles ces pages jaunies ont un jour représentée l'actualité, la vie, l'émotion et la liberté. page 96
 
Ces quelques livres me réconfortent en me parlant du mystère de l'amour, de ce qui demeure à travers la vicissitude des temps. Lorsque je me sens seul, ils me font voisiner avec ces défunts qui ont été leurs amis et dont les figures réapparaissent, formant une chaîne à laquelle je me joins de bon cœur  et avec reconnaissance . page 100
 
Un parfum de jeunesse  émanait de cet être dont l'ingénuité n'avait pas encore  été altérée par ces grandes douleurs qui donnent  la consécration de la maturité. page 120
 
...Nous éprouvons  un plaisir assurément non partagé et mélancolique, mais un plaisir tout de même, c'est -à -dire un sentiment  un peu plus fort de notre existence et de notre raison d'être, nous n'avons pas à nous plaindre, bien que nous comprenions tout à fait  ceux de nos confrères qui, lassés de leur isolement, cèdent au désir nostalgique de communauté, d'ordre, de clarté et d'adaptation au monde et se réfugient  dans la sécurité que procurent l'Eglise et la religion ou au moderne succédané. Nous autres qui suivons notre propre  chemin et qui sommes d'irréductibles non-convertis, notre solitude ne nous  vaut pas que des malédictions et des châtiments, nous nous trouvons malgré tout en elle une certaine possibilité de vivre, ce qui signifie , pour l'artiste, une possibilité de créer. Page 144
 
Ma solitude n'est ni bordée, ni vide; certes, elle ne me permet pas de vivre à l'intérieur  de l'une des formes d'existence reconnues valables aujourd'hui, mais en revanche , elle me donne toute possibilité de choisir ...Mais surtout, cette solitude  est le contraire du vide. Elle est pleine d'images..Page 146
 
LE MENDIANT ( 1948 )
Un homme s'avançait à notre rencontre; il avait l'air assez pitoyable et un peu inquiétant. C'était quelqu'un de plutôt jeune, barbu ou plus exactement non rasé depuis longtemps; contrastant avec  la teinte foncée de ses cheveux et de ses poils, ses joues et ses lèvres semblaient d'un rouge vif; ses vêtements et sa tenue avaient quelque chose de négligé et de farouche qui éveillait  en nous autant d'effroi que de curiosité.  page 167
 
Mon père  répondit gentiment au salut qu'il avait marmonné et, tandis que l'arrêt de la voiture réveillait le petit qui ouvrit lentement les yeux, toute mon attention se concentra sur la scène qui se jouait entre ces deux hommes apparemment étrangers l'un à l'autre. Avec plus d'acuité encore que de coutume, je sentis l'opposition profonde entre le dialecte de l'un et le langage châtié , rigoureusement accentué de l'autre, contraste qui faisait apparaître à mes yeux la cloison qui séparait mon père du milieu dans lequel il vivait. D'autre part, c'était très beau de voir avec quelle politesse l'homme interpellé accueillait le mendiant, sans faire le moindre geste de dénégation, sans esquisser un mouvement de recul, s'adressant à lui comme à un frère. page 168

MON CAMARADE MARTIN ( 1949 )
...C'est alors que nous nous sommes retrouvés, Martin et moi, et que nous fûmes tout heureux de nous revoir, car l'un et l'autre, nous étions arrivés à ce moment de l'existence  où la rencontre  avec un ami d'enfance est l'occasion d 'évoquer le temps où l'on était un jeune garçon n'est déjà plus quelque chose de banal; mais un événement exceptionnel, une vraie  aubaine, bref, une petite fête. page 183

L'écriture de Martin, elle aussi, avait souvent fait l'objet de mon admiration et de mon envie. Ses cahiers avaient un aspect ordonné, propre, agréable à regarder; un esprit d'ordre, de symétrie et d'harmonie régnait dans le tracé des caractères, dessinés avec plaisir et une complaisance visible, ainsi que la répartition de leurs colonnes  sur le champ d'exercice  de la page ...page 192

LA LECON INTERROMPUE. (1948)
Dans cette salle de classe que nous n'aimions guère, nous autres écoliers du collège classique de Calw, nous étions, un matin, occupés à quelque travail écrit....Le silence régnait dans la classe qui sentait l'encre, les garçons  et le cuir de soulier, à de rares intervalles, se produisait  un bruit libérateur: ma chute d'un livre sur le plancher de sapin  poussiéreux, le chuchotement  d'une conversation clandestine, le hoquet d'un fou rire étouffé à grand- peine qui obligeait chacun à regarder autour de lui, aucun de ces bruits n'échappait à l'homme qui trônait  devant nous...page 212
 
"Tu vas me faire une commission, dit-il  en me remettant le livret bleu. Ceci est le carnet de notes de Weller. Prends-le et va trouver ses parents. Tu leur diras que je leur fais demander si la signature qui s'y trouve est réellement de la main de son père". ... Le miracle s'était produit. En plein milieu de cette ennuyeuse leçon, le professeur avait eu l'idée de m'envoyer en promenade, dans la belle clarté du matin. J'étais sous le coup de  la surprise et du bonheur...;page 225

mardi, mars 13, 2018

DIEGO ET FRIDA ( J.M.G. LE CLEZIO. Prix Nobel en 2008
 
Lorsque Frida annonce  son intention d'épouser Diego Rivera, son père a ce commentaire acide : " ce seront les noces d'un éléphant et d'une colombe". Tout le monde reçoit avec scepticisme la nouvelle du mariage  de cette fille turbulente  mais de santé fragile avec le "génie" des muralistes mexicains, qui a le double de son âge, le triple de son poids , une réputation "d'ogre" et de séducteur, ce communiste athée qui ose peindre, à la gloire des Indiens,  des fresques où il incite les ouvriers à prendre  machettes et  fusils pour jeter à bas  la trinité démoniaque du Mexique - le prêtre, le bourgeois, l'homme de loi.
Diego et Frida raconte l'histoire d'un couple hors du commun. Histoire de leur rencontre, le passé chargé de Diego et l'expérience de la douleur et de la solitude pour Frida. Leur foi dans la révolution, leur rencontre avec Trotski et Breton, l'aventure américaine et la surprenante fascination exercée par Henry Ford. Leur rôle enfin dans le renouvellement du monde de l'art. 
Etrange histoire d'amour, qui se construit  et s'exprime par la peinture , tandis que Diego et Frida  poursuivent une œuvre à la fois dissemblable et complémentaire. L'art et la révolution sont les seuls points communs de ces deux êtres qui ont exploré toutes les formes de la déraison. Frida est, pour Diego , cette femme douée de magie entrevue chez sa nourrice indienne et, pour Frida, Diego est l'enfant tout-puissant que son ventre n'a pas su porter. Ils forment tous deux un couple indestructible, mythique, aussi parfait et contradictoire  que la dualité mexicaine originelle, Ometecuhtli et Omecihuatl.
 
Le 5 octobre 1910, alors que Porfirio Diaz prépare la célébration du centenaire de l'Indépendance dans les fastes inégalées de la monarchie absolue, un événement sans précédent dans l'histoire  du monde bouleverse le Mexique où rien n'a changé  depuis la chute des royaumes indiens aux mains des conquérants espagnols. A l'appel de Francisco Madero, le peuple se soulève et plonge le pays dans une guerre brève et furieuse, qui coûte plus d'un million de morts et renverse l'ordre établi.
La révolution mexicaine est la première  révolution sociale qui annonce  celle de la Russie et marque le début des temps modernes. page 13

Quinze hacendados se partagent de gigantesques domaines. ...les propriétaires règnent en maîtres absolus , possédant rivières et villages indiens, si vastes  qu'ils doivent s'y déplacer  grâce à leurs propres chemins de fer. Leur fortune est inimaginable.  Ils recrutent leurs percepteurs  en Angleterre, envoient blanchir  leur linge à Paris et font venir d'Autriche leur gigantesques coffres-forts.
Le Mexique est alors encore une terre conquise où dominent les étrangers.  Ceux-ci se partagent les empires commerciaux: les mines  et les cimenteries aux Américains, l'armement et la quincaillerie aux Allemands, l'alimentation aux Espagnols, les tissus et les commerces en gros aux Français. Les Anglais et les Belges ont le monopole des chemins de fer, et les champs pétrolifères  sont aux mains de dynasties  américaines...page 14

Quand la révolution éclate  au Mexique, Diego a déjà vingt-quatre ans....Frida  Khalo elle, a trois ans au moment où l'appel de Maduro. page 16

Diego rencontre Frida , pour la première fois, en 1923, alors qu'il commence à travailler  sur les fresques commandées par le Ministère de l'Education ... Puis en 1928 page 25

Anita Brenner , pour présenter le peintre muraliste à ses compatriotes new-yorkais, fera de lui un portrait saisissant:(New York Times  d'avril 1933) "Il a, écrit-elle, la douceur et la corpulence  de l'Italien, la langue bien pendue et l'air savant de l'Espagnol, la couleur de peau et les petites mains carrées de l'Indien mexicain, le regard vif et intelligent du Juif, les silences du Russe..et cette qualité unique chez lui, un charme généreux, un esprit onctueux, une façon d'apprivoiser les idées que donne chaque interlocuteur l'impression qu'il ne s'adresse qu'à lui". page 30

Ce qui étonne Frida, ce qui la séduit avant tout, c'est bien tout cela: Diego est l'image même de l'homme, archétype dominateur et sensuel, faible jusqu'à la puérilité devant les femmes, égoïste et jouisseur, instable et jaloux, un affabulateur, un mythomane, mais aussi incarnation de la force, de l'ardeur, de la puissance, de la tendresse d'une innocence presque surnaturelle. page 35

L'idée de la révolution, Diego la rencontre  dans la réalité au cours de l'hiver 1906-1907, à Orizaba ,dans l'état de Veracruz quand une manifestation de peones coupeurs de canne à sucre est réprimée dans le sang par l'armée de  Porfirio Diaz. page 41

Pour Diego, la rencontre ( avec l'Occident) sera capitale, captivante; il passe quatorze années de sa vie en France et en Espagne, voyage partout, rencontre tous ceux qui sont en  train de changer  l'art et de créer la peinture moderne. page 43..Diego lui reste toute sa vie marquée par l'expérience européenne. page 44

Frida...appartient à la génération qui est née avec la Révolution et a grandi avec elle. Les idées nouvelles, elle les porte  dans sa chair et dans ses sentiments. page 48

Diego le sait déjà: il n'appartient pas  à l'Occident et le Paris de l'après- guerre ne peut plus le garder. Alors, il  plaque tout. Il s'embarque pour une retour définitif au pays natal. page 53

Frida ne parle pas beaucoup de son passé, elle se livre peu. Elle a , pardessus tout, la qualité inhérente aux femmes mexicaines de sa classe: une grande réserve dans l'extériorisation de ses sentiments, une sorte d'humour grinçant qui est aussi celui de Diego. page 60

"Supporter la douleur" 5 décembre 1925. La seule bonne chose , c'est que maintenant, je commence à m'habituer à souffrir". Sortie de l'hôpital  de la Croix-Rouge, elle retrouve la maison de Coyoacan où elle  doit rester clouée au lit. Alors, elle décide  de peindre. page

Lui, l'ogre, le menteur, le géant de la peinture moderne, qui a vécu déjà deux vies, qui raconte la retraite de Russie  de Napoléon 1er, comme s'il y avait été, qui a vu la révolution et la guerre, quia  rencontré Picasso, Rodin, Modigliani, le voici  tout à coup amoureux d'une jeune fille  qui n'a rien connu d'autre que la vie à Coyoacan et l'Ecole préparatoire qui ne peint que ses amis  qui l'entourent et sa propre image  suspendue au-dessus de son lit. page 97

Le mariage a lieu à Coyoacan le 21 août 1929. page 99

La période qui précède son mariage avec Frida  est la plus productive  pour Diego Rivera. Entre 1925 et 1929. le peintre  travaille  sans discontinuer  et couvre les murs  des bâtiments publics  des plus belles fresques  de la période muraliste. ...Diego a peint le ministère  pendant quatre ans, réalisant  cent vingt-quatre fresques  qui couvrent plus de cinq cents mètres carrés. page 101...Il a mis dans ce travail colossal  l'essentiel de ses idées et de ses formes. page 102

En octobre 1929, il est expulsé du parti communiste...Frida rompt aussi  avec le Parti et les amis  qui condamnent Diego. page 109 (" Le comité central du parti n'apprécie pas que le peintre ait installé ses quartiers dans la villa des Morrow, chez l'ambassadeur des Etats-Unis et a accepté son argent. ") 
 
Elle (Frida) arbore maintenant les costumes des femmes indiennes, longues robes à volants des Tehuantepec - dont on dit qu'elles descendent d'une tribu tsigane - , blouses brodées d'Oxaca de la sierra  huastèque, grands rebozos de soie du Michoacán ou du Jalisco, chemises de satin des femmes otomis de la vallée de Toluca, ou huipils ornés de fleurs multicolores du Yucatan. page 112
 
Le 10 novembre 1930, Diego et Frida débarquent à San Francisco où les attend Ralph Stackpole, un sculpteur grâce  à qui Diego Rivera a été invité à venir réaliser des peintures murales aux Etats - Unis. ....Tant d'événements se sont produits en ces quatre années: il y a eu le voyage en Russie, et la désillusion qui a suivi; il y a eu surtout l'expulsion de Diego du Comité Central du Parti communiste, par  la faute  de Freeman , un homme médiocre qui jalouse  l'indépendance du peintre; il y a eu une autre éviction, celle de Diego Rivera  de la direction de l'Académie de San Carlos où son enseignement a été jugé révolutionnaire. Autour de lui, il a senti se resserrer la trame des mesquineries , des petits complots....pages 121, 122

Lors de son retour à Mexico, l'été 1931, Diego reprend son travail acharné sur  les murs du Palais National. page 130...
Au retour de San Francisco, Diego et Frida  avaient  retrouvé le Mexique  dans une condition catastrophique. La récession économique 1928-1929 frappait naturellement au premier chef les pays pauvres. La guerre civile ravageait les campagnes  du Centre-Ouest  au Michoacán, au Jalisco, au Nayarit depuis la loi scélérate  de Calles et les persécutions contre la religion catholique, avait enfoncé la partie la plus riche du pays dans la misère et le chaos et divisait le pays en deux. Une autre persécution, dirigée contre les communistes  - la mise hors la loi du parti  et la rupture avec l'Union soviétique, consécutives à la tentative  de coup d'état des  nordistes  et du communiste Guadalupe Rodriguez, assassiné au Durango, avait rendu toute vie politique impossible. "page 136

Pour Diego, l'aventure américaine doit être totale, sans ambiguïté. ce qui l'attire, ce n'est pas la force de l'argent, ni l'espoir de la liberté. C'est la possibilité de pénétrer , par sa peinture, cette masse humaine qui a su édifier l'empire industriel le plus puissant de toute l'histoire,  d'entrer dans le secret de cette formidable machine, d'approcher ses rouages, de comprendre l'origine de son énergie,  d'agir comme un ferment dans la formation de cette pensée collective de mettre son art au service de la révolution qui se prépare. page 138

Diego est revenu de Moscou avec la certitude que seul Trotski est digne héritier du message de Marx et  de Lénine.  page 140

La date du premier Mai, choisie pour l'inauguration (du centre Rockefeller)  avaleur de symbole  pour le peintre , qui veut unir les Etats-Unis  à la grande Révolution russe. page 177

Tandis que Diego vit sa vie sensuelle, dévore tous ceux  et toutes celles qui l'approchent et continue inlassablement à recouvrir les murs des signes et des symboles d'une histoire qui l'emporte, Frida  sait que, loin de son soleil, elle ne peut que se refroidir et descendre dans l'enfer du néant. page 203

La peinture est devenue alors une nécessité pour Frida , sa  seule raison de survivre à la séparation.....page 207

L'histoire de la guerre que Diego et Frida  se livrent  à partir de 1935 et jusqu'en 1940 est beaucoup plus qu'une simple anecdote à la manière de ces déboires conjugaux où alternent crises, réconciliations et mensonges....Au terme de cet affrontement, Diego et Frida  en seront totalement changés, et leur vie ne  sera plus jamais la même, puisqu'il ne suffit pas  de vouloir changer la société, mais qu'il faut nécessairement faire la révolution à l'intérieur de soi-même. page 211

...le 9 janvier 1937, Léon Trotski et sa femme, Natalia Sedova  débarquent du bateau-citerne Ruth, dans la torpeur tropicale du port de Tampico...page 212

Etrangement, c'est la rencontre  de Rivera , Trotski et André Breton qui scelle la rupture du couple. page215

Le voyage à Paris, en 1937, est en quelque sorte la cristallisation  de la rupture , de toutes les ruptures...A Paris, elle est accueillie avec enthousiasme par les surréalistes et par les grands peintres  page 221

...le 20 août 1940, Ramon Mercader pénètre  dans la maison de Trotski , se fait recevoir dans son bureau et tue le leader révolutionnaire  d'un coup de pic à glace  dans la crâne. page 229
 
Pour survivre, Diego et Rivera peignent des tableaux  de commande , des portraits de bourgeois fortunés de Mexico et de leur progéniture...page 240
 
...l'histoire de ce couple est exemplaire. Les aléas de l'existence , les mesquineries, les désillusions ne peuvent pas interrompre cette relation, non de dépendance, mais d'échange perpétuel, pareille au sang qui coule et l'air qu'ils respirent. La relation amoureuse  de Diego et Frida est semblable au Mexique lui-même, à la terre, au rythme des saisons, au contraste  des climats et des cultures. Frida est le Mexique archaïque, la déesse terre descendue parmi les hommes, dans le rythme lent et religieux  de la danse, portant le masque des ancêtres, cette Indienne géante qui donne son lait come un suc du ciel, et qui enlace l'enfant dans ses bras puissants comme les cordillères. Elle est la voix silencieuse des femmes courbées sur les meules de lave, dans les marchés, des porteuses de terre - les mariquitas - qui errent dans les rues des quartiers riches et font aboyer les chiens des maisons seigneuriales. Elle est le regard esseulé et terrifié des enfants, le corps ensanglanté  des parturientes, la silhouette des magiciennes aux cheveux blancs accroupies dans les cours des viviendas  et psalmodiant les incantations et les malédictions conçues  au fond de leur éternelle solitude. Elle est l'esprit  créateur de l'Amérique indienne, qui ne doit rien au monde occidental, mais qui puise au fond d'elle-même, comme en  les arrachant à sa propre chair, les morceaux d'une conscience  très ancienne, chargée du sang des mythes et vibrant  de l'onde infatigable de la mémoire. page 268
 
Frida mourut le 13 juillet 1954,exactement sept jours après avoir accompli quarante-sept ans. page 298
Trois ans et quatre mois après Frida, le 24 novembre 1957, Diego meurt  d'une attaque cérébrale dans son atelier  de San Angel. page 308

 
 

mardi, mars 06, 2018

LA TRESSE (Laetitia Colombani) 2018

Trois femmes, trois vies, trois continents. Une même soif de liberté.
INDE: Smita est une Intouchable. Elle rêve de voir sa fille échapper à sa condition misérable et entrer à l'école.
SICILE: Giula travaille dans l'atelier de son père. Lorsqu'il est victime d'un accident, elle découvre que l'entreprise familiale est ruinée.
CANADA: Sarah, avocate réputée, va être promue à la tête de son cabinet  quand elle apprend qu'elle est gravement malade.
Liées sans la savoir par ce qu'elles ont de plus intime, Smita, Giula et Sarah refusent le sort qui leur est réservé et décident de se battre. Vibrantes d'humanité, leurs histoires tissent une tresse d'espoir et de solidarité.
 
Smita s'éveille, avec un sentiment étrange, une urgence douce, un papillon inédit dans le ventre. Aujourd'hui est une journée dont elle se souviendra toute sa vie. Aujourd'hui, sa fille va entrer à l'école.
A  l'école, Smita n'y a jamais mis les pieds. Ici, à Ballapur, les gens comme elle n'y vont pas. Smita est une Dalit.  Intouchable. De ceux dont Gandhi appelait les enfants de Dieu. Hors caste, hors système, hors tout. Une espèce à part, jugée trop impure pour se mêler aux autres, un rebut indigne qu'on prend soin d'écarter. page 15
...Le père de Smita  n'était pas un homme bon comme Nagarajan, il était irascible et violent. Il battait son épouse , comme tous le font ici. Il le répétait souvent: une femme n'est pas l'égale de son mari, elle lui appartient. Elle est sa propriété, son esclave. Elle doit se plier à sa volonté. Assurément, son père aurait préféré sauver sa vache , plutôt que sa femme. page 19

Giula. Voilà près d'un siècle que sa famille vit de la cascatura, cette coutume sicilienne ancestrale qui consiste à garder les cheveux qui tombent ou que l'on coupe, pour en faire des perruques ou postiches.
Le jour de ses seize ans, Giula a choisi de quitter le lycée pour rejoindre son père à l'atelier. page 26

Lorsqu'elle lit, Giula ne voit pas le temps passer . page 29.

Sarah. Mère de famille, cadre supérieur, working-girl, it- girl, wonder-woman, autant d'étiquettes que les magazines féminins collent sur le dos des femmes qui lui ressemblent , comme autant de sacs pesant sur ses épaules. page 31

A huit heures précisément, elle gare sa voiture dans le parking, devant le panneau portant son nom: Sarah Cohen, Johnson and Lockwood. page 32

Lorsqu'elle se regardait dans le miroir, Sarah voyait une femme de quarante ans à qui tout avait réussi: elle avait trois beaux enfants, une maison bien tenue dans un quartier huppé, une carrière que beaucoup lui enviaient. page 40

Smita. C'est aujourd'hui. Il ne faut pas être en retard. Dans la cour, derrière la cahute, Smita aide Lalita à se laver....Elle lui tend le sari qu'elle a cousu pour elle, des nuits durant. Une voisine lui a offert le tissu. Elle n' a pas les moyens  d'acheter l'uniforme  que portent ici les écoliers , mais qu'importe. Sa fille sera belle pour son entrée à l'école, se dit-elle. page 40
Smita... dessine sur le front un rond rouge  vermillon. ( le troisième œil) Il faut que le cercle soit parfait, c'est une technique délicate...Page 45

Giula. C'est donc vrai. Le papa  a eu un accident la veille, pendant sa tournée. pour une raison inexpliquée, sa Vespa a quitté la route. ...Il est entre la vie et la mort. page 50
Aujourd'hui, on fête Santa Rosalia...Giula n'a pas le cœur à la fête...Il faut prier dit la mamma. page 51
Profitant que sa mère s'arrête pour saluer une voisine qui s'enquiert de l'état du papa, Giula s'écarte du défilé. Elle se réfugie dans une ruelle à l'ombre, pour se rafraîchir à l'eau d'une fontaine...Deux carabinieri en uniforme apostrophent un homme, à la peau sombre. De forte stature, il porte un turban noir, que les gardiens de l'ordre le somment d'enlever.  page 53

Sarah. Sarah vient de tomber . Dans la salle du tribunal, au  milieu d'une plaidoirie. page 55

Smita. En entrant dans la cahute, Smita remarque immédiatement l'expression de sa fille. ...Lalita est assise dans un coin, les genoux serrés contre sa poitrine. Elle a le regard fixe , rivé au sol. Sur son visage, une expression  que sa mère ne connaît pas, un mélange indéfinissable de colère et de tristesse pages 64, 65
Le sari neuf..qui a fait sa fierté est déchiré, abîmé, souillé. Smita tressaille , en découvrant le dos de l'enfant : il est zébré de marques rouges. Des traces de coups. la peau est fendue par endroits, à vif...
- Qui t'a fait ça? Dis-moi! qui t'a frappée?
- Le maître....
- Pourquoi? ...
- Il voulait que je balaie la classe...
- Qu'est- ce que tu dis? !
- Il voulait que je balaye devant les autres .J'ai dit non ; pages 68, 69

Sarah. En face d'elle, le médecin a des sourcils noirs et broussailleux....La taille d'une mandarine dit-il. C'est là. C'est bien là. Sarah a pourtant tout fait pour reculer l'échéance, ne pas s'avouer la douleur lancinante, la fatigue extrême. Elle en a chassé l'idée à chaque fois qu'elle se présentait. page 83
A la fin de l'entretien, il lui demande si elle a des questions. Sarah secoue la tête et sourit, de ce sourire qu'elle connaît bien et affiche en toutes circonstances, ce sourire qui veut dire:  ne vous en faîtes pas, ça ira. page 84
Elle brosse à grands traits sa stratégie d'attaque de la maladie. Elle ne va rien dire. A personne. Au cabinet, nul ne doit savoir. page 85

Smita. Une pensée s'est imposée à Smita, comme une injonction du ciel. Il faut quitter le village. Lalita ne retournera pas à l'école après qu'elle a refusé de balayer la classe  devant ses camarades. page 87

Giula. Kamal et Giula se voient tous les jours à présent. Ils ont pris l'habitude de se retrouver à la bibliothèque à l'heure du déjeuner. page 96
Kamal est un être mystérieux. Giula ne sait rien de lui, ou si peu. Il n'évoque jamais sa vie d'avant, celle qu'il a dû abandonner pour venir ici. page 99

Smita. Elle part cette nuit. Elle l'a décidé. ou plutôt; la vie l'a décidé pour elle.  page 115
Elle s'agenouille devant le petit autel consacré à Vishnou, et prie pour implorer sa protection. page 116

Giula. Giula s'attendait à tout sauf à ça.
Le contenu du tiroir est là, étalé devant elle, dans le bureau du papa: des lettres d'huissier, des injonctions de payer, des courriers recommandés à n'en plus finir. La vérité la frappe comme une gifle. elle tient  en un mot: la faillite. L'atelier croule sous les dettes. La maison Lanfredi est ruinée. page 122
 
Sarah. C'est maintenant officiel, tout le monde le sait: Sarah Cohen est malade.
Malade , autant dire vulnérable, fragile, susceptible de laisser tomber un dossier, de ne pas se donner à fond sur une affaire, de prendre un congé longue durée.
Malade, autant dire: pas fiable, sur qui on ne peut compter. Pire, qui peut vous claquer dans les doigts dans un mois, u n an, qui sait? Sarah l'entend un jour dans un couloir, cette phrase terrible, à peine chuchotée: oui, qui sait? page 132
 
Smita. Smita fuit, la petite main de Lalita dans la sienne, à travers la campagne  endormie....Dépêche-toi! Elles doivent rejoindre la grande route .  page 135
 
Non loin, la femme en blanc est en train de donner des biscuits secs à ses enfants. Elle s'approche  et leur propose de partager son repas. Smita lève les yeux vers elle, surprise; elle n' a pas l'habitude  qu'on lui vienne en aide. Lacksmama et ses jeunes fils sont en partance pour Vrindavan, une petite ville au sud de Delhi, connue comme la ville des veuves blanches. Elle confie avoir perdu son mari, il y a quelques fois, décédé de la grippe. Après sa mort, elle a été rejeté par sa belle-famille chez qui elle vivait. page 146
 
Giula. Lorsque Giula a annoncé à sa mère et à ses sœurs que l'atelier était ruiné, Francesca  s'est mise à pleurer. Adela  n'a rien dit. La mamma est restée silencieuse, avant de s'effondrer. page 149
 
Elle va devoir annoncer la fermeture de l'atelier aux ouvrières. elle sait que c'est à elle de la faire., elle ne peut compter ni sur ses sœurs, ni sur sa mère. page 155

Sarah. Sarah le sait maintenant: elle est stigmatisée. dans cette société qui prône la jeunesse et la vitalité, elle comprend que les malades, les faibles n'ont pas leur place. Elle qui appartient  au monde  des puissants est en train  de basculer, de changer  de camp. page 160

Smita. Elle rassemble leurs affaires à la hâte - elle a dormi sur leur sac , pour le protéger des voleurs. Elle attrape la main de Lalita, et s'élance en direction des wagons de troisième classe. page 167

Giula. "J'ai peut-être la solution, dit-il (Kamel) , pour l'atelier. ...Si le code des Sikhs leur interdit  de se couper les cheveux, il n'est pas de même pour les Hindous , dans son pays. Eux les coupent au contraire, par milliers, dans les temples en offrande à leurs divinités. ...Les cheveux, eux, sont ramassés et vendus sur les marchés. certains ont même fait commerce de cette activité. Si la matière première vient à manquer ici, conclut-il, il faut aller la chercher là-bas. Importer. La seule façon de sauver l'atelier. page 174

Smita. Pour se rendre au temple...3600 marches , environ 15 kilomètres, trois heures d'effort! ...Vishnou a veillé sur elles. Il les a menées jusqu'ici. page 180

Sarah. Voici trois jours que Sarah ne sort plus de son lit. Sarah a toujours été  maîtresse de ses choix, des orientations de sa vie, elle était une exécutive woman come on dit ici...Dorénavant, elle subit. page 184
Ils lui disent tous: "sois forte, ils lui disent "tu vas t'en sortir", ils disent  "on est tous avec toi" mais leurs gestes indiquent le contraire. page 185
Ses cheveux , plus que tout, la désolent. Elle les perd maintenant par poignées...Un homme  rasé peut être sexy, un e femme  chauve sera toujours malade.  page 191
Sarah quitte la maison. c'est aujourd'hui, elle l'a décidé. Elle sait  exactement où aller. page 192

Smita. A la vue de ces centaines de têtes rasées à la chaîne, Lalita prend peur. Elle se met à pleurer. Elle ne veut pas donner ses cheveux, elle les aime trop....Leur tour arrive. Le barbier fait signe à Smita d'avancer. Celle-ci s'exécute avec dévotion...Tandis que les mèches tombent, une à une, à ses pieds, Smita ferme les yeux....Lorsque Smita ouvre les yeux, son crâne est lisse comme un œuf...Lalita s'avance à son tour devant le barbier...En changeant la lame, l'homme jette un coud d'œil  admiratif à la tresse de la fillette, qui lui descend jusqu'à la taille....page 204

Giula. Les ouvrières ont été invitées à choisir entre une nouvelle orientation de l'atelier, impliquant l'importation de cheveux indiens, ou sa fermeture et un licenciement négocié, une maigre prime leur étant concédée...Par sept voix contre trois, la majorité a tranché....Par l'intermédiaire de Kamal, elle a  noué un contact en Inde...Aujourd'hui, Kamal  se tient près de Giula. Il a tenu à l'accompagner à l'aéroport....Giula se dit  que leur avenir est, tout entier, dans la soute de cet avion de marchandises....Elle saisit une mèche délicatement; des cheveux longs, très longs, noir de jais. Des cheveux de femmes assurément. pages 208, 209, 210
 
Sarah. Le moment venu est arrivé. Sarah marche vers le salon dans les rues enneigées. Elle aurait pu prendre un taxi, mais elle a choisi de marcher...;Aller là-bas, cela veut dire beaucoup, cela signifie: accepter enfin sa maladie. Ne plus la rejeter, ne plus la nier...Elle pousse la porte du salon. Une femme élégante l'accueille poliment..."Je vais vous montrer nos modèles"....La femme attrape la troisième boîte. Elle contient un dernier modèle, en cheveux humains précise-t-elle....Des cheveux indiens, indique le femme. Ils ont été traités, décolorés et teints en Italie, en Sicile exactement, puis fixés cheveu par cheveu, sur une base en tulle dans un petit atelier...80 heures de travail pour 150 000 cheveux environ. Un produit rare. de la belle ouvrage comme on dit dans le métier......Elle portera la perruque dès aujourd'hui...Devant son image dans la glace,  Sarah est prise d''une certitude: elle va vivre. Elle va voir grandir ses enfants. Elle les verra adolescents, adultes, parents....Elle apprendra à vivre autrement, elle profitera de ses enfants, posera des jours de congé...Elle ne sera plus jamais une femme coupée en deux. pages 213, 214, 215
 
En s'éloignant du salon, Sarah pense à cette femme du bout du monde, en Inde, qui a donné ses cheveux, à ses ouvrières siciliennes qui les ont patiemment démêlés et traités. A celle qui les a assemblés...page 220