L'Algérie dont est originaire sa famille n'a longtemps été pour Naïma qu'une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant , dans une société française traversée par des questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines. Mais quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire familiale qui jamais ne lui a été racontée?
Son grand-père, Ali, un montagnard kabyle, est mort avant qu'elle ait pu lui demander pourquoi l'Histoire avait fait de lui un "harki"? Yema, sa grand-mère , pourrait peut-être répondre mais pas dans une langue que Naïma comprenne. Quant à Hamid, son père, arrivé en France à l'été 1962, dans les camps de transit hâtivement mis en place, il ne parle plus de l'Algérie de son enfance. Comment faire resurgir un pays de silence?
Dans une fresque romanesque puissante et audacieuse, Alice Zeniter raconte le destin , entre la France et l'Algérie, des générations successives d'une famille prisonnière d'un passé tenace.
...Si l'on croit Naïma, l'Algérie a toujours été là, quelque part. C'était une somme de composantes: son prénom, sa peau brune, ses cheveux noirs, les dimanches chez Yéma. page 13
Sous prétexte d'un coup d'éventail que le dey d'Alger donna au consul de France dans un moment de colère - à moins que ne se fût agi d'un chasse-mouche, les versions divergent - la conquête de l'Algérie par l'armée française commence en 1830, au début de l'été, dans une chaleur écrasante qui ne fera que croître. page 17
L'Algérie, à l'été 1830, est clanique. Elle a des histoires. Or quand l'Histoire se met au pluriel, elle commence à flirter avec le conte et la légende. page 18
L'accroissement de l'exploitation d'Ali et de ses frères est facilité par le fait que les familles qui partagent avec eux les territoires de la crête ne savent que faire des parcelles minuscules et éparses que leur ont laissées des années d'expropriation et de séquestres. La terre est morcelée, émiettée jusqu'à la misère. .."Si tu as de l'argent, montre-le". C'est ce qu'on dit ici, en haut comme en bas de la montagne. Et c'est un commandement étrange parce qu'il exige que l'on dépense toujours l'argent pour pouvoir l'exhiber. En montrant qu'on est riche, on le devient moins. Ni Ali, ni ses frères ne penseraient à mettre de l'argent de côté pour le faire "fructifier" ou pour les générations à venir, pas même pour les coups durs. L'argent se dépense dès qu'on en a. Il devient bajoues luisantes, ventre rond, étoffes chamarrées, bijoux dont l'épaisseur et le poids fascinent les Européennes qui les exposent dans des vitrines sans jamais les porter. L'argent n'est rien en soi. Pages 24 et 25
A quatorze ans, la mariée était encore une enfant. A quinze ans, elle devient Yema, mère. Là encore, elle se considère chanceuse: son premier enfant est un fils...Ali a un fils...Hamid Page 32
"L'indépendance, ce n'est pas juste un rêve pour les enfants, tu sais, lance Youcef. Même les Américains ont dit que tous les peuples devaient être libres. "page 36
..."Parce que Messali Hadj n'aime pas les Kabyles...Pour lui, l'indépendance de l'Algérie, ça veut dire qu'on deviendra tous des Arabes."....- "Et...qu'Est-ce qu'on a contre les Arabes? -Ils ne nous comprennent pas." dit Ali page 38
C'est à l'Association ( des soldats des deux guerres) qu'il entend parler des attaques du 1er novembre 1954 et, pour la première fois du FLN. page 42
Ce qui intéresse pour l'instant Ali, c'est la conservation de ce qu'il a acquis. Le futur ne l'intéresse que s'il est un présent étendu. Ali porte à bout de bras son monde, sa famille, son exploitation, en retenant son souffle pour que rien ne se renverse, que rien ne bouge. Il a réussi à faire de sa maison pauvre une maison pleine et il souhaite que cela dure éternellement. page 52
Choisir son camp n'est pas l'affaire d'un moment et d'une décision unique, précise. Peut-être, d'ailleurs que l'on ne choisit jamais, ou bien moins que ce qu'on le voudrait. Choisir son camp passe par beaucoup de petites choses, des détails. On croit n'être pas en train de s'engager et pourtant, c'est ce qui arrive. Le langage a une part importante. Les combattants sont appelés, tour à tour, fellaghas et moudjahidines. Fellag, c'est le bandit de grand chemin, le coupeur de route, l'arpenteur des mauvaises voies, le casseur de têtes. Moudjahid, en revanche, c'est le soldat de la guerre sainte. Appeler ces hommes des fellaghas, ou des fellouzes, c'est les présenter comme des nuisances, et estimer naturel de ses défendre contre eux. Les qualifier de moudjahidnes, c'est en faire des héros. page 60
Dès sa formation, le FLN a interdit aux Algériens de traiter avec l'administration française, de voter, d'exercer des fonctions électorales et surtout de toucher la pension d'ancien combattant. page 61
En septembre 1956, Ali se rend à Alger pour affaires. Il cherche un appartement à acheter. Officiellement, il veut franchir le dernier pas qui le sépare de la réussite et avoir une existence dans la plus grande ville du pays. Dans la paysannerie, le succès se mesure - paradoxalement - à la distance que l'on peut prendre avec la terre. La faire travailler par d'autres, puis par des machines, c'est-à-dire ne plusse courber sur le champ.Ensuite, ne plus vérifier soi-même que le travail est bien fait, ne plus besoin d'approcher le champ. Enfin, confier jusqu'à la vente à d'autres. N'avoir plus besoin de rien faire. Pouvoir être partout. Ou nulle part.
C'est ce dernier point qui constitue la raison officieuse de la venue d'Ali à Alger, il pense que la situation au village pourrait se détériorer. ...page 94
Les lourdes vitres du Milk Bar sont soufflées par une explosion spectaculaire...A l'intérieur, il y a des corps partout...Ali se relève, sonné. Sans même réfléchir, il part en courant. Il s'enfuit avant que n'arrive la police ou l'armée...Quelques jours plus tard, la bataille d'Alger commence. Ali n'achètera jamais son appartement. pages 95, 96, 97
L'officier ramène sur le sol les quatre pieds de sa chaise puis il déclare avec tendresse:
-Je veux le Loup de Tablat.
-Qui?
-Le lieutenant du FLN qui est là-haut. je suis sûr que tu l'as déjà rencontré. Et si ce n'est pas le cas, tu connais sûrement quelqu'un dans ton village qui pourra m'en parler. Donne-moi un nom.
La phrase fit sursauter Ali plus sûrement qu'une gifle ou une insulte. C'est une chose qu'on peut demander aux enfants, aux brebis galeuses, ceux que la solidarité ne lie pas au groupe. Mais ce n'est pas une chose que l'on demande à un homme, à un chef de famille, à l'un des piliers du village. Il regarde avec mépris l'officier et répond sèchement:
- Je ne peux pas t'aider.
- Alors moi non plus.
Le capitaine a cessé de sourire...Page 107
Oui, Ali sait qu'il regarde un outil de propagande élaboré par la puissance coloniale, il n'est pas stupide, il n'est pas né de la dernière pluie, mais il se trouve que la France et lui ont un ennemi commun et que la propagande est un excellent combustible pour la colère. page 113
Ce soir-là, Hamid demande à son père ce qu'il pense de l'amour. En temps normal, Ali lui aurait dit qu'il n'avait pas de temps pour ces enfantillages mais, amolli par l'anisette, il prend le temps de réfléchir.
- Le mariage, c'est un ordre, une structure. L'amour c'est toujours le chaos - même dans la joie. ..
- L'amour? c'est bien oui dit Ali à son fils, c'est bon pour le cœur, ça fait vérifier qu'il est là. Mais c'est comme la saison d'été, ça passe. Et après il fait froid. page 114
(Youcef) "J'ai souffert comme un chien pendant les quinze premières années de ma vie. Je ne voulais pas continuer. Le FLN me promet que la souffrance peut s'arrêter si on chasse les Français. Les Français promettent que la souffrance pourra s'arrêter si je vais à l'école, que j'apprenne à lire et à écrire, si je passe un diplôme de technicien, si je trouve un travail dans une bonne entreprise, si j'achète un appartement dans le centre-ville, si je renonce à Allah, si je mets des chaussures fermées et un chapeau de roumi, si je perds mon accent, si je n'ai que deux ou trois enfants, si je donne mon argent au banquier au lieu de le mettre sous mon lit." page 131
Entre le moment où Ali pose le pied en France, au mois de septembre 1962, et celui auquel Naïma réalise qu'elle ne connaît pas le récit de sa famille,...page 165
Au moment des élections, pourtant, on paraît se souvenir d'eux. Les politiques locaux affrètent des bus pour qu'ils aillent voter. Maires, députés, sénateurs,, ils viennent serrer les mains dans le camp et promettre. page 203
Parfois, Ali ne supporte plus le camp ni la forêt et il marche le long de la départementale pendant une heure ou deux à la recherche d'autre chose. page 204
(La famille est arrivée à Flers) Malgré tout, Ali et Yéma n'habitent pas l'appartement, ils l'occupent. page 218
Le livre de français posé devant Hamid est destiné aux tout-petits...C'est l'instituteur qui a sorti, pour lui, ce manuel de la bibliothèque. Hamid tente de mettre de côté sa honte (il a onze ans)...Malgré la peur, malgré la honte, malgré le mal de tête, il y a aussi de la magie dans le lent apprentissage que fait Hamid. les premières phrases qu'il parvient à déchiffrer, celles qui s'énoncent lentement et dans lesquelles chaque syllabe pèse son poids d 'importance, la beauté du son qui écarte ses lèvres comme un objet physique trop gros pour sortir de sa bouche, des phrases-là lui resteront toute sa vie.
Tata tape le tapis.
Papi fume la pipe.
En classe, Hamid est assis au fonde de la classe avec deux autres gamins du Pont-Feron, là où l'instituteur peut venir leur parler sans déranger les autres...L'instituteur se glisse jusqu'à eux après avoir expliqué aux autres les pages d'exercice et il leur explique patiemment les consignes. Souvent, les têtes rieuses des premiers rangs s e retournent et les trois retardataires vivent comme une humiliation l'aide supplémentaire dont ils ont besoin...L'instituteur les trouve même courageux , aucun ne lâche prise. Quand la cloche sonne, il les regarde repartir ensemble vers les barres qu'il ne voit pas , leurs livres sous le bras, et il lui arrive souvent de penser qu'à leur place, il ne reviendrait pas le lendemain. pages 221, 222, 223
"Et toi, ton père, il fait quoi? Et le tien?
- Et le tien?
-Il travaille à l'usine dit Hamid.
- Laquelle?
- A Messei.
- Oui, mais il fait quoi?
- Il fabrique rien. Il travaille à l'usine.
Hamid ne saisit pas ce que veut dire son interlocuteur...Page 224
(Hamid veut aller à l'usine voir ce que fait son père) réveillé à l'aube, Hamid monte dans la voiture qui les conduit à Messei, un carnet à la main et un crayon soigneusement taillé à l'oreille. Il prend très au sérieux son travail de reporter. ...Au bout de quelques heures, dans la bâtiment, le bruit et la chaleur ont rendu sa tête cotonneuse . Il a du mal à penser ...Il ( son père) distribue du "mon frère" et du "mon oncle" aux Arabes, du "Monsieur " aux Français. Hamid se sent mal à l'aise devant cette version affaiblie d'Ali. Il voudrait lui dire " ce ne sont pas tes frères, ni tes oncles, et eux là-bas, ce ne sont pas des messieurs plus que toi". pages 226, 227
A la fin de l'année scolaire, Hamid obtient son passage en sixième. L'instituteur écrit au bas du bulletin que ni Ali, ni Yema ne pourront lire: " Hamid a accompli au cours de l'année un travail remarquable. Il a souligné le dernier mot deux fois. Lorsque la cloche sonne, il retient le petit garçon et lui offre quelques livres piochés au hasard sur les étagères de la classe - il n'avait pas prévu ce geste, pas prévu l'émotion qui l'étreindrait .Page 235
Ils parlent de moins en moins à leurs parents de toute manière. La langue crée un éloignement progressif. L'arabe est resté pour un eux, un langage d'enfant qui ne couvre que les réalités d'enfance. Ce qu'ils vivent aujourd'hui, c'est le français qui le nomme, c'est le français qui lui donne forme, il n'y a pas de traduction possible. Alors, quand ils s'adressent à leurs parents, ils savent qu'ils amputent de toute une maturité nouvelle et qu'ils redeviennent des gamins de Kabylie ...page 256
Au moment du lycée, peut-être en seconde ou en première....Hamid arrête de faire le ramadan. Il en a assez de sentir sa tête tourner, son ventre gargouiller, la concentration sortir de sa tête en volutes éparses...page 260
Auprès d'elle (Clarisse) , il (Hamid) est libre de penser, d'avoir du temps, d'être efficace...Clarisse a la liberté de ceux à qui jamais on n'a dit qu'ils devaient être les meilleurs mais qu'ils devaient trouver ce qu'ils aiment. page 306
" Nous remplissons la France et nous vidons le pays. Au village, il n'y a plus d'hommes. Tous ceux qui restent , ce sont les cassés, les tordus. Ceux qui ne peuvent pas travailler. Ceux qui sont heureux que leur mère, elle les nourrisse. Ou ceux qui sont rentrés de France et qui disent que la France les a fatigués, les a brisés, qu'ils ne peuvent plus rien faire. Et c'est probablement vrai. Quand tu regardes leurs faces, ils ont l'air vieux. Et c'est vrai. Toi aussi, Ali, tu as l'air vieux. C'est un effet de la France, c'est comme ça. Il aurait mieux valu rester à la maison."
- Je ne pouvais pas
- Tu ne sais pas. Peut-être, ils t'auraient tué, peut-être pas. page 321
"Je ne peux pas vivre avec toi si tu vis tout seul." Clarisse à Hamid page 335
Alors que leurs filles (de Clarisse et de Hamid) font leurs premiers pas sur le tapis vert de la pelouse, ils se figent au sein de cette maison, deviennent des images d'eux-mêmes, saisies, inaltérables. page 356