DIEGO ET FRIDA ( J.M.G. LE CLEZIO. Prix Nobel en 2008
Lorsque Frida annonce son intention d'épouser Diego Rivera, son père a ce commentaire acide : " ce seront les noces d'un éléphant et d'une colombe". Tout le monde reçoit avec scepticisme la nouvelle du mariage de cette fille turbulente mais de santé fragile avec le "génie" des muralistes mexicains, qui a le double de son âge, le triple de son poids , une réputation "d'ogre" et de séducteur, ce communiste athée qui ose peindre, à la gloire des Indiens, des fresques où il incite les ouvriers à prendre machettes et fusils pour jeter à bas la trinité démoniaque du Mexique - le prêtre, le bourgeois, l'homme de loi.
Diego et Frida raconte l'histoire d'un couple hors du commun. Histoire de leur rencontre, le passé chargé de Diego et l'expérience de la douleur et de la solitude pour Frida. Leur foi dans la révolution, leur rencontre avec Trotski et Breton, l'aventure américaine et la surprenante fascination exercée par Henry Ford. Leur rôle enfin dans le renouvellement du monde de l'art.
Etrange histoire d'amour, qui se construit et s'exprime par la peinture , tandis que Diego et Frida poursuivent une œuvre à la fois dissemblable et complémentaire. L'art et la révolution sont les seuls points communs de ces deux êtres qui ont exploré toutes les formes de la déraison. Frida est, pour Diego , cette femme douée de magie entrevue chez sa nourrice indienne et, pour Frida, Diego est l'enfant tout-puissant que son ventre n'a pas su porter. Ils forment tous deux un couple indestructible, mythique, aussi parfait et contradictoire que la dualité mexicaine originelle, Ometecuhtli et Omecihuatl.
Le 5 octobre 1910, alors que Porfirio Diaz prépare la célébration du centenaire de l'Indépendance dans les fastes inégalées de la monarchie absolue, un événement sans précédent dans l'histoire du monde bouleverse le Mexique où rien n'a changé depuis la chute des royaumes indiens aux mains des conquérants espagnols. A l'appel de Francisco Madero, le peuple se soulève et plonge le pays dans une guerre brève et furieuse, qui coûte plus d'un million de morts et renverse l'ordre établi.
La révolution mexicaine est la première révolution sociale qui annonce celle de la Russie et marque le début des temps modernes. page 13
Quinze hacendados se partagent de gigantesques domaines. ...les propriétaires règnent en maîtres absolus , possédant rivières et villages indiens, si vastes qu'ils doivent s'y déplacer grâce à leurs propres chemins de fer. Leur fortune est inimaginable. Ils recrutent leurs percepteurs en Angleterre, envoient blanchir leur linge à Paris et font venir d'Autriche leur gigantesques coffres-forts.
Le Mexique est alors encore une terre conquise où dominent les étrangers. Ceux-ci se partagent les empires commerciaux: les mines et les cimenteries aux Américains, l'armement et la quincaillerie aux Allemands, l'alimentation aux Espagnols, les tissus et les commerces en gros aux Français. Les Anglais et les Belges ont le monopole des chemins de fer, et les champs pétrolifères sont aux mains de dynasties américaines...page 14
Quand la révolution éclate au Mexique, Diego a déjà vingt-quatre ans....Frida Khalo elle, a trois ans au moment où l'appel de Maduro. page 16
Diego rencontre Frida , pour la première fois, en 1923, alors qu'il commence à travailler sur les fresques commandées par le Ministère de l'Education ... Puis en 1928 page 25
Anita Brenner , pour présenter le peintre muraliste à ses compatriotes new-yorkais, fera de lui un portrait saisissant:(New York Times d'avril 1933) "Il a, écrit-elle, la douceur et la corpulence de l'Italien, la langue bien pendue et l'air savant de l'Espagnol, la couleur de peau et les petites mains carrées de l'Indien mexicain, le regard vif et intelligent du Juif, les silences du Russe..et cette qualité unique chez lui, un charme généreux, un esprit onctueux, une façon d'apprivoiser les idées que donne chaque interlocuteur l'impression qu'il ne s'adresse qu'à lui". page 30
Ce qui étonne Frida, ce qui la séduit avant tout, c'est bien tout cela: Diego est l'image même de l'homme, archétype dominateur et sensuel, faible jusqu'à la puérilité devant les femmes, égoïste et jouisseur, instable et jaloux, un affabulateur, un mythomane, mais aussi incarnation de la force, de l'ardeur, de la puissance, de la tendresse d'une innocence presque surnaturelle. page 35
L'idée de la révolution, Diego la rencontre dans la réalité au cours de l'hiver 1906-1907, à Orizaba ,dans l'état de Veracruz quand une manifestation de peones coupeurs de canne à sucre est réprimée dans le sang par l'armée de Porfirio Diaz. page 41
Pour Diego, la rencontre ( avec l'Occident) sera capitale, captivante; il passe quatorze années de sa vie en France et en Espagne, voyage partout, rencontre tous ceux qui sont en train de changer l'art et de créer la peinture moderne. page 43..Diego lui reste toute sa vie marquée par l'expérience européenne. page 44
Frida...appartient à la génération qui est née avec la Révolution et a grandi avec elle. Les idées nouvelles, elle les porte dans sa chair et dans ses sentiments. page 48
Diego le sait déjà: il n'appartient pas à l'Occident et le Paris de l'après- guerre ne peut plus le garder. Alors, il plaque tout. Il s'embarque pour une retour définitif au pays natal. page 53
Frida ne parle pas beaucoup de son passé, elle se livre peu. Elle a , pardessus tout, la qualité inhérente aux femmes mexicaines de sa classe: une grande réserve dans l'extériorisation de ses sentiments, une sorte d'humour grinçant qui est aussi celui de Diego. page 60
"Supporter la douleur" 5 décembre 1925. La seule bonne chose , c'est que maintenant, je commence à m'habituer à souffrir". Sortie de l'hôpital de la Croix-Rouge, elle retrouve la maison de Coyoacan où elle doit rester clouée au lit. Alors, elle décide de peindre. page
Lui, l'ogre, le menteur, le géant de la peinture moderne, qui a vécu déjà deux vies, qui raconte la retraite de Russie de Napoléon 1er, comme s'il y avait été, qui a vu la révolution et la guerre, quia rencontré Picasso, Rodin, Modigliani, le voici tout à coup amoureux d'une jeune fille qui n'a rien connu d'autre que la vie à Coyoacan et l'Ecole préparatoire qui ne peint que ses amis qui l'entourent et sa propre image suspendue au-dessus de son lit. page 97
Le mariage a lieu à Coyoacan le 21 août 1929. page 99
La période qui précède son mariage avec Frida est la plus productive pour Diego Rivera. Entre 1925 et 1929. le peintre travaille sans discontinuer et couvre les murs des bâtiments publics des plus belles fresques de la période muraliste. ...Diego a peint le ministère pendant quatre ans, réalisant cent vingt-quatre fresques qui couvrent plus de cinq cents mètres carrés. page 101...Il a mis dans ce travail colossal l'essentiel de ses idées et de ses formes. page 102
En octobre 1929, il est expulsé du parti communiste...Frida rompt aussi avec le Parti et les amis qui condamnent Diego. page 109 (" Le comité central du parti n'apprécie pas que le peintre ait installé ses quartiers dans la villa des Morrow, chez l'ambassadeur des Etats-Unis et a accepté son argent. ")
Elle (Frida) arbore maintenant les costumes des femmes indiennes, longues robes à volants des Tehuantepec - dont on dit qu'elles descendent d'une tribu tsigane - , blouses brodées d'Oxaca de la sierra huastèque, grands rebozos de soie du Michoacán ou du Jalisco, chemises de satin des femmes otomis de la vallée de Toluca, ou huipils ornés de fleurs multicolores du Yucatan. page 112
Le 10 novembre 1930, Diego et Frida débarquent à San Francisco où les attend Ralph Stackpole, un sculpteur grâce à qui Diego Rivera a été invité à venir réaliser des peintures murales aux Etats - Unis. ....Tant d'événements se sont produits en ces quatre années: il y a eu le voyage en Russie, et la désillusion qui a suivi; il y a eu surtout l'expulsion de Diego du Comité Central du Parti communiste, par la faute de Freeman , un homme médiocre qui jalouse l'indépendance du peintre; il y a eu une autre éviction, celle de Diego Rivera de la direction de l'Académie de San Carlos où son enseignement a été jugé révolutionnaire. Autour de lui, il a senti se resserrer la trame des mesquineries , des petits complots....pages 121, 122
Lors de son retour à Mexico, l'été 1931, Diego reprend son travail acharné sur les murs du Palais National. page 130...
Au retour de San Francisco, Diego et Frida avaient retrouvé le Mexique dans une condition catastrophique. La récession économique 1928-1929 frappait naturellement au premier chef les pays pauvres. La guerre civile ravageait les campagnes du Centre-Ouest au Michoacán, au Jalisco, au Nayarit depuis la loi scélérate de Calles et les persécutions contre la religion catholique, avait enfoncé la partie la plus riche du pays dans la misère et le chaos et divisait le pays en deux. Une autre persécution, dirigée contre les communistes - la mise hors la loi du parti et la rupture avec l'Union soviétique, consécutives à la tentative de coup d'état des nordistes et du communiste Guadalupe Rodriguez, assassiné au Durango, avait rendu toute vie politique impossible. "page 136
Pour Diego, l'aventure américaine doit être totale, sans ambiguïté. ce qui l'attire, ce n'est pas la force de l'argent, ni l'espoir de la liberté. C'est la possibilité de pénétrer , par sa peinture, cette masse humaine qui a su édifier l'empire industriel le plus puissant de toute l'histoire, d'entrer dans le secret de cette formidable machine, d'approcher ses rouages, de comprendre l'origine de son énergie, d'agir comme un ferment dans la formation de cette pensée collective de mettre son art au service de la révolution qui se prépare. page 138
Diego est revenu de Moscou avec la certitude que seul Trotski est digne héritier du message de Marx et de Lénine. page 140
La date du premier Mai, choisie pour l'inauguration (du centre Rockefeller) avaleur de symbole pour le peintre , qui veut unir les Etats-Unis à la grande Révolution russe. page 177
Tandis que Diego vit sa vie sensuelle, dévore tous ceux et toutes celles qui l'approchent et continue inlassablement à recouvrir les murs des signes et des symboles d'une histoire qui l'emporte, Frida sait que, loin de son soleil, elle ne peut que se refroidir et descendre dans l'enfer du néant. page 203
La peinture est devenue alors une nécessité pour Frida , sa seule raison de survivre à la séparation.....page 207
L'histoire de la guerre que Diego et Frida se livrent à partir de 1935 et jusqu'en 1940 est beaucoup plus qu'une simple anecdote à la manière de ces déboires conjugaux où alternent crises, réconciliations et mensonges....Au terme de cet affrontement, Diego et Frida en seront totalement changés, et leur vie ne sera plus jamais la même, puisqu'il ne suffit pas de vouloir changer la société, mais qu'il faut nécessairement faire la révolution à l'intérieur de soi-même. page 211
...le 9 janvier 1937, Léon Trotski et sa femme, Natalia Sedova débarquent du bateau-citerne Ruth, dans la torpeur tropicale du port de Tampico...page 212
Etrangement, c'est la rencontre de Rivera , Trotski et André Breton qui scelle la rupture du couple. page215
Le voyage à Paris, en 1937, est en quelque sorte la cristallisation de la rupture , de toutes les ruptures...A Paris, elle est accueillie avec enthousiasme par les surréalistes et par les grands peintres page 221
...le 20 août 1940, Ramon Mercader pénètre dans la maison de Trotski , se fait recevoir dans son bureau et tue le leader révolutionnaire d'un coup de pic à glace dans la crâne. page 229
Pour survivre, Diego et Rivera peignent des tableaux de commande , des portraits de bourgeois fortunés de Mexico et de leur progéniture...page 240
...l'histoire de ce couple est exemplaire. Les aléas de l'existence , les mesquineries, les désillusions ne peuvent pas interrompre cette relation, non de dépendance, mais d'échange perpétuel, pareille au sang qui coule et l'air qu'ils respirent. La relation amoureuse de Diego et Frida est semblable au Mexique lui-même, à la terre, au rythme des saisons, au contraste des climats et des cultures. Frida est le Mexique archaïque, la déesse terre descendue parmi les hommes, dans le rythme lent et religieux de la danse, portant le masque des ancêtres, cette Indienne géante qui donne son lait come un suc du ciel, et qui enlace l'enfant dans ses bras puissants comme les cordillères. Elle est la voix silencieuse des femmes courbées sur les meules de lave, dans les marchés, des porteuses de terre - les mariquitas - qui errent dans les rues des quartiers riches et font aboyer les chiens des maisons seigneuriales. Elle est le regard esseulé et terrifié des enfants, le corps ensanglanté des parturientes, la silhouette des magiciennes aux cheveux blancs accroupies dans les cours des viviendas et psalmodiant les incantations et les malédictions conçues au fond de leur éternelle solitude. Elle est l'esprit créateur de l'Amérique indienne, qui ne doit rien au monde occidental, mais qui puise au fond d'elle-même, comme en les arrachant à sa propre chair, les morceaux d'une conscience très ancienne, chargée du sang des mythes et vibrant de l'onde infatigable de la mémoire. page 268
Frida mourut le 13 juillet 1954,exactement sept jours après avoir accompli quarante-sept ans. page 298
Trois ans et quatre mois après Frida, le 24 novembre 1957, Diego meurt d'une attaque cérébrale dans son atelier de San Angel. page 308
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