mardi, mars 13, 2018

DIEGO ET FRIDA ( J.M.G. LE CLEZIO. Prix Nobel en 2008
 
Lorsque Frida annonce  son intention d'épouser Diego Rivera, son père a ce commentaire acide : " ce seront les noces d'un éléphant et d'une colombe". Tout le monde reçoit avec scepticisme la nouvelle du mariage  de cette fille turbulente  mais de santé fragile avec le "génie" des muralistes mexicains, qui a le double de son âge, le triple de son poids , une réputation "d'ogre" et de séducteur, ce communiste athée qui ose peindre, à la gloire des Indiens,  des fresques où il incite les ouvriers à prendre  machettes et  fusils pour jeter à bas  la trinité démoniaque du Mexique - le prêtre, le bourgeois, l'homme de loi.
Diego et Frida raconte l'histoire d'un couple hors du commun. Histoire de leur rencontre, le passé chargé de Diego et l'expérience de la douleur et de la solitude pour Frida. Leur foi dans la révolution, leur rencontre avec Trotski et Breton, l'aventure américaine et la surprenante fascination exercée par Henry Ford. Leur rôle enfin dans le renouvellement du monde de l'art. 
Etrange histoire d'amour, qui se construit  et s'exprime par la peinture , tandis que Diego et Frida  poursuivent une œuvre à la fois dissemblable et complémentaire. L'art et la révolution sont les seuls points communs de ces deux êtres qui ont exploré toutes les formes de la déraison. Frida est, pour Diego , cette femme douée de magie entrevue chez sa nourrice indienne et, pour Frida, Diego est l'enfant tout-puissant que son ventre n'a pas su porter. Ils forment tous deux un couple indestructible, mythique, aussi parfait et contradictoire  que la dualité mexicaine originelle, Ometecuhtli et Omecihuatl.
 
Le 5 octobre 1910, alors que Porfirio Diaz prépare la célébration du centenaire de l'Indépendance dans les fastes inégalées de la monarchie absolue, un événement sans précédent dans l'histoire  du monde bouleverse le Mexique où rien n'a changé  depuis la chute des royaumes indiens aux mains des conquérants espagnols. A l'appel de Francisco Madero, le peuple se soulève et plonge le pays dans une guerre brève et furieuse, qui coûte plus d'un million de morts et renverse l'ordre établi.
La révolution mexicaine est la première  révolution sociale qui annonce  celle de la Russie et marque le début des temps modernes. page 13

Quinze hacendados se partagent de gigantesques domaines. ...les propriétaires règnent en maîtres absolus , possédant rivières et villages indiens, si vastes  qu'ils doivent s'y déplacer  grâce à leurs propres chemins de fer. Leur fortune est inimaginable.  Ils recrutent leurs percepteurs  en Angleterre, envoient blanchir  leur linge à Paris et font venir d'Autriche leur gigantesques coffres-forts.
Le Mexique est alors encore une terre conquise où dominent les étrangers.  Ceux-ci se partagent les empires commerciaux: les mines  et les cimenteries aux Américains, l'armement et la quincaillerie aux Allemands, l'alimentation aux Espagnols, les tissus et les commerces en gros aux Français. Les Anglais et les Belges ont le monopole des chemins de fer, et les champs pétrolifères  sont aux mains de dynasties  américaines...page 14

Quand la révolution éclate  au Mexique, Diego a déjà vingt-quatre ans....Frida  Khalo elle, a trois ans au moment où l'appel de Maduro. page 16

Diego rencontre Frida , pour la première fois, en 1923, alors qu'il commence à travailler  sur les fresques commandées par le Ministère de l'Education ... Puis en 1928 page 25

Anita Brenner , pour présenter le peintre muraliste à ses compatriotes new-yorkais, fera de lui un portrait saisissant:(New York Times  d'avril 1933) "Il a, écrit-elle, la douceur et la corpulence  de l'Italien, la langue bien pendue et l'air savant de l'Espagnol, la couleur de peau et les petites mains carrées de l'Indien mexicain, le regard vif et intelligent du Juif, les silences du Russe..et cette qualité unique chez lui, un charme généreux, un esprit onctueux, une façon d'apprivoiser les idées que donne chaque interlocuteur l'impression qu'il ne s'adresse qu'à lui". page 30

Ce qui étonne Frida, ce qui la séduit avant tout, c'est bien tout cela: Diego est l'image même de l'homme, archétype dominateur et sensuel, faible jusqu'à la puérilité devant les femmes, égoïste et jouisseur, instable et jaloux, un affabulateur, un mythomane, mais aussi incarnation de la force, de l'ardeur, de la puissance, de la tendresse d'une innocence presque surnaturelle. page 35

L'idée de la révolution, Diego la rencontre  dans la réalité au cours de l'hiver 1906-1907, à Orizaba ,dans l'état de Veracruz quand une manifestation de peones coupeurs de canne à sucre est réprimée dans le sang par l'armée de  Porfirio Diaz. page 41

Pour Diego, la rencontre ( avec l'Occident) sera capitale, captivante; il passe quatorze années de sa vie en France et en Espagne, voyage partout, rencontre tous ceux qui sont en  train de changer  l'art et de créer la peinture moderne. page 43..Diego lui reste toute sa vie marquée par l'expérience européenne. page 44

Frida...appartient à la génération qui est née avec la Révolution et a grandi avec elle. Les idées nouvelles, elle les porte  dans sa chair et dans ses sentiments. page 48

Diego le sait déjà: il n'appartient pas  à l'Occident et le Paris de l'après- guerre ne peut plus le garder. Alors, il  plaque tout. Il s'embarque pour une retour définitif au pays natal. page 53

Frida ne parle pas beaucoup de son passé, elle se livre peu. Elle a , pardessus tout, la qualité inhérente aux femmes mexicaines de sa classe: une grande réserve dans l'extériorisation de ses sentiments, une sorte d'humour grinçant qui est aussi celui de Diego. page 60

"Supporter la douleur" 5 décembre 1925. La seule bonne chose , c'est que maintenant, je commence à m'habituer à souffrir". Sortie de l'hôpital  de la Croix-Rouge, elle retrouve la maison de Coyoacan où elle  doit rester clouée au lit. Alors, elle décide  de peindre. page

Lui, l'ogre, le menteur, le géant de la peinture moderne, qui a vécu déjà deux vies, qui raconte la retraite de Russie  de Napoléon 1er, comme s'il y avait été, qui a vu la révolution et la guerre, quia  rencontré Picasso, Rodin, Modigliani, le voici  tout à coup amoureux d'une jeune fille  qui n'a rien connu d'autre que la vie à Coyoacan et l'Ecole préparatoire qui ne peint que ses amis  qui l'entourent et sa propre image  suspendue au-dessus de son lit. page 97

Le mariage a lieu à Coyoacan le 21 août 1929. page 99

La période qui précède son mariage avec Frida  est la plus productive  pour Diego Rivera. Entre 1925 et 1929. le peintre  travaille  sans discontinuer  et couvre les murs  des bâtiments publics  des plus belles fresques  de la période muraliste. ...Diego a peint le ministère  pendant quatre ans, réalisant  cent vingt-quatre fresques  qui couvrent plus de cinq cents mètres carrés. page 101...Il a mis dans ce travail colossal  l'essentiel de ses idées et de ses formes. page 102

En octobre 1929, il est expulsé du parti communiste...Frida rompt aussi  avec le Parti et les amis  qui condamnent Diego. page 109 (" Le comité central du parti n'apprécie pas que le peintre ait installé ses quartiers dans la villa des Morrow, chez l'ambassadeur des Etats-Unis et a accepté son argent. ") 
 
Elle (Frida) arbore maintenant les costumes des femmes indiennes, longues robes à volants des Tehuantepec - dont on dit qu'elles descendent d'une tribu tsigane - , blouses brodées d'Oxaca de la sierra  huastèque, grands rebozos de soie du Michoacán ou du Jalisco, chemises de satin des femmes otomis de la vallée de Toluca, ou huipils ornés de fleurs multicolores du Yucatan. page 112
 
Le 10 novembre 1930, Diego et Frida débarquent à San Francisco où les attend Ralph Stackpole, un sculpteur grâce  à qui Diego Rivera a été invité à venir réaliser des peintures murales aux Etats - Unis. ....Tant d'événements se sont produits en ces quatre années: il y a eu le voyage en Russie, et la désillusion qui a suivi; il y a eu surtout l'expulsion de Diego du Comité Central du Parti communiste, par  la faute  de Freeman , un homme médiocre qui jalouse  l'indépendance du peintre; il y a eu une autre éviction, celle de Diego Rivera  de la direction de l'Académie de San Carlos où son enseignement a été jugé révolutionnaire. Autour de lui, il a senti se resserrer la trame des mesquineries , des petits complots....pages 121, 122

Lors de son retour à Mexico, l'été 1931, Diego reprend son travail acharné sur  les murs du Palais National. page 130...
Au retour de San Francisco, Diego et Frida  avaient  retrouvé le Mexique  dans une condition catastrophique. La récession économique 1928-1929 frappait naturellement au premier chef les pays pauvres. La guerre civile ravageait les campagnes  du Centre-Ouest  au Michoacán, au Jalisco, au Nayarit depuis la loi scélérate  de Calles et les persécutions contre la religion catholique, avait enfoncé la partie la plus riche du pays dans la misère et le chaos et divisait le pays en deux. Une autre persécution, dirigée contre les communistes  - la mise hors la loi du parti  et la rupture avec l'Union soviétique, consécutives à la tentative  de coup d'état des  nordistes  et du communiste Guadalupe Rodriguez, assassiné au Durango, avait rendu toute vie politique impossible. "page 136

Pour Diego, l'aventure américaine doit être totale, sans ambiguïté. ce qui l'attire, ce n'est pas la force de l'argent, ni l'espoir de la liberté. C'est la possibilité de pénétrer , par sa peinture, cette masse humaine qui a su édifier l'empire industriel le plus puissant de toute l'histoire,  d'entrer dans le secret de cette formidable machine, d'approcher ses rouages, de comprendre l'origine de son énergie,  d'agir comme un ferment dans la formation de cette pensée collective de mettre son art au service de la révolution qui se prépare. page 138

Diego est revenu de Moscou avec la certitude que seul Trotski est digne héritier du message de Marx et  de Lénine.  page 140

La date du premier Mai, choisie pour l'inauguration (du centre Rockefeller)  avaleur de symbole  pour le peintre , qui veut unir les Etats-Unis  à la grande Révolution russe. page 177

Tandis que Diego vit sa vie sensuelle, dévore tous ceux  et toutes celles qui l'approchent et continue inlassablement à recouvrir les murs des signes et des symboles d'une histoire qui l'emporte, Frida  sait que, loin de son soleil, elle ne peut que se refroidir et descendre dans l'enfer du néant. page 203

La peinture est devenue alors une nécessité pour Frida , sa  seule raison de survivre à la séparation.....page 207

L'histoire de la guerre que Diego et Frida  se livrent  à partir de 1935 et jusqu'en 1940 est beaucoup plus qu'une simple anecdote à la manière de ces déboires conjugaux où alternent crises, réconciliations et mensonges....Au terme de cet affrontement, Diego et Frida  en seront totalement changés, et leur vie ne  sera plus jamais la même, puisqu'il ne suffit pas  de vouloir changer la société, mais qu'il faut nécessairement faire la révolution à l'intérieur de soi-même. page 211

...le 9 janvier 1937, Léon Trotski et sa femme, Natalia Sedova  débarquent du bateau-citerne Ruth, dans la torpeur tropicale du port de Tampico...page 212

Etrangement, c'est la rencontre  de Rivera , Trotski et André Breton qui scelle la rupture du couple. page215

Le voyage à Paris, en 1937, est en quelque sorte la cristallisation  de la rupture , de toutes les ruptures...A Paris, elle est accueillie avec enthousiasme par les surréalistes et par les grands peintres  page 221

...le 20 août 1940, Ramon Mercader pénètre  dans la maison de Trotski , se fait recevoir dans son bureau et tue le leader révolutionnaire  d'un coup de pic à glace  dans la crâne. page 229
 
Pour survivre, Diego et Rivera peignent des tableaux  de commande , des portraits de bourgeois fortunés de Mexico et de leur progéniture...page 240
 
...l'histoire de ce couple est exemplaire. Les aléas de l'existence , les mesquineries, les désillusions ne peuvent pas interrompre cette relation, non de dépendance, mais d'échange perpétuel, pareille au sang qui coule et l'air qu'ils respirent. La relation amoureuse  de Diego et Frida est semblable au Mexique lui-même, à la terre, au rythme des saisons, au contraste  des climats et des cultures. Frida est le Mexique archaïque, la déesse terre descendue parmi les hommes, dans le rythme lent et religieux  de la danse, portant le masque des ancêtres, cette Indienne géante qui donne son lait come un suc du ciel, et qui enlace l'enfant dans ses bras puissants comme les cordillères. Elle est la voix silencieuse des femmes courbées sur les meules de lave, dans les marchés, des porteuses de terre - les mariquitas - qui errent dans les rues des quartiers riches et font aboyer les chiens des maisons seigneuriales. Elle est le regard esseulé et terrifié des enfants, le corps ensanglanté  des parturientes, la silhouette des magiciennes aux cheveux blancs accroupies dans les cours des viviendas  et psalmodiant les incantations et les malédictions conçues  au fond de leur éternelle solitude. Elle est l'esprit  créateur de l'Amérique indienne, qui ne doit rien au monde occidental, mais qui puise au fond d'elle-même, comme en  les arrachant à sa propre chair, les morceaux d'une conscience  très ancienne, chargée du sang des mythes et vibrant  de l'onde infatigable de la mémoire. page 268
 
Frida mourut le 13 juillet 1954,exactement sept jours après avoir accompli quarante-sept ans. page 298
Trois ans et quatre mois après Frida, le 24 novembre 1957, Diego meurt  d'une attaque cérébrale dans son atelier  de San Angel. page 308

 
 

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