jeudi, août 31, 2017

ZABOR  ou Les psaumes (Kamel DAOUD)
 
" Orphelin de mère, indésirable chez son père remarié, élevé par une tante célibataire, et un grand-père mutique, Zabor n'avait rien d'un enfant comme les autres. Il a grandi à l'écart de son village aux portes du désert., dormant le jour, errant la nuit, solitaire trouvant refuge dans la compagnie de quelques romans d'une bibliothèque poussiéreuse qui ont offert un sens à son existence. Très tôt en effet, il s'est découvert un don: s'il écrit, il repousse la mort; celui ou celle qu'il enferme dans les phrases de son cahier, gagne du temps de vie.
Ce soir, son demi-frère haï qui vient frapper à sa porte: leur père est mourant et seul Zabor est en mesure, peut-être , de retarder la fatale échéance. Mais a-t-il des raisons  de prolonger la vie d'un homme qui n'a pas su l'aimer?
Fable, parabole, confession vertigineuse, le deuxième roman de Kamel Daoud célèbre l'insolente nécessité de la fiction en confrontant les livres sacrés à la liberté de créer. Telle une Schéhérazade ultime et parfaite, Zabor échappe  au vide en sauvant ses semblables par la puissance suprême de  l'écriture, par l'iconoclaste vérité de l'imaginaire."
 
Ecrire est la seule ruse contre la mort. Page 13
 
L'univers est soit une moquerie soit une énigme. Page 16
 
J'écrivais dans une  langue étrangère qui guérissait les agonisants et qui préservait le prestige des anciens colons. Les médecins l'utilisaient pour leurs ordonnances, mais aussi les hommes de pouvoir, les nouveaux maîtres du pays et les fils immortels. Pouvait-elle être sacrée comme si elle descendait du ciel?  Personne n'avait de réponse  et on hochait la tête comme face à une vieille idole en marbre ou lorsqu'on passait près du cimetière des Français, à l'est.  page 16
 
Chez nous , lire se confondait avec le sens  de la domination, pas le déchiffrement du monde, cela désignait à la fois le savoir, la loi et la possession. Le premier mot du livre sacré est "Lis" mais personne ne s'interroge sur le dernier, me susurrait la voix épuisée du diable... Je me demandais aussi pourquoi l'injonction était faite au lecteur et pas à l'écrivant. Pourquoi le premier de l'ange n'était-il pas  "Ecris" Il y avait mystère. Que lire quand le livre n'est pas encore écrit?  S'agit-il de lire un livre déjà sous les yeux? Lequel? Je me perds. Page 17

L'écriture a été inventée pour fixer la mémoire, c'est la prémisse du don: si on ne veut pas oublier, c'est d'une certaine manière qu'on ne veut pas mourir ou voir mourir autour de soi. Et si l'écriture est venue au monde aussi universellement, c'est qu'elle était un moyen puissant de contrer la mort, et pas seulement un outil de comptables en Mésopotamie. L'écriture est la première rébellion, le vrai feu volé et voilé dans l'encre, pour empêcher qu'on se brûle. Page 19, 20

Tous mes cousins et cousines tournent en rond sans le savoir, s'abîment en prenant de l'âge et finissent par se marier jeunes et se goinfrer jusqu'à la maladie. La seule consolation à leur sort, est la somnolence, ou le paradis après la mort qu'ils peuplent de leurs rêves en répétant les versets qui le décrivent verdoyant et licencieux. Je suis le seul à avoir découvert une brèche dans le mur de nos croyances. J'en suis fier...page 21

On peut le prier (Dieu) en le regardant dans les yeux et pas seulement en courbant l'échine...Mon véritable nom , peut-être  (j'aurais dû commencer par son histoire, l'histoire de ce nom) Zabor.Pas le nom que mon père m'a donné , jeté négligemment, j'en suis sûr, alors qu'il aiguisait des couteaux ou dépeçait son centième mouton de la semaine...page 25

Personne dans notre maison, entre mon grand-père...et ma tante Hadjer, qui ne savait ni lire ni écrire, ...J'étais le premier investi d'un don formidable, dans l'univers consanguin de notre tribu. Je me souviens que, dès mes premières semaines de scolarité, j'accueillis l'écriture, avec les premières lettres de mon prénom secret et l'alphabet arabe, comme une occasion grandiose  de dissimulation et de rêveries. Pages 27, 28
 
La maladie du vieillard (son père) n'était plus un secret depuis des mois mais il avait mis un temps fou à ployer le genou vers le sol. Par orgueil, car il ne pouvait l'accepter, lui qui avait survécu aux colons, à la faim et à l'exil. C'était un homme qui répétait partout que, dans un rêve, Dieu lui avait promis la fortune et des troupeaux innombrables. Un homme terrorisé par le vide, qui tentait de le conjurer par l'abondance. page 42
 
Je déteste le vent parce qu'il est le symbole du précaire, du nomade. page 43
 
Je suis né quand j'ai compris que j'étais orphelin et que je devais tout recommencer, seul. Page 44
 
Des prieurs revenaient de la mosquée et certains me regardent , peu surpris. Je suis le fantôme du village. Je n'accomplis plus les prières depuis des années, ni le carême et je ne récite aucune invocation quand j'éternue ou quand je trébuche. L'appel du muezzin ne me concerne pas car je réveille les morts, pas les dormeurs , à ma façon. Page 53
 
On était un pays libre depuis deux décennies déjà mais le souvenir de la faim est un tatouage inquiet dans ma mémoire.
A certains moments de mon adolescence, je ne pouvais tolérer le moindre mot sorti de la bouche de mes proches , leurs soupirs, le récit de leur pèlerinage, de leurs orgasmes, de leurs salaires payés par l'Etat. Tout était odieux, petit et provoquait  ma moquerie. Je devins persiffleur par dépit. Rien n'échappait à ma risée... Un monde destiné à l'abattoir et au ridicule prétentieux dans sa façon d'expliquer le monde, dépourvu de récits capables de le sauver, sauf celui de son Livre sacré, récité sans cesse , pour conjurer l'angoisse. Je trouvais encore plus humiliant cette idée de paradis éternel qui vidait notre univers  et le transformait en salle d'attente, en campement de nomades. page 60
 
J'échange avec ma tante à propos de ma famille, de mes demi-frères et de mes rêves; (Cette fois, elle garde le silence. ..Je demande des nouvelles de la santé du vieillard . Elle me répond que ses fils vont le tuer, qu'ils n'attendent que sa mort mais qu'ils seront déçus. Je traduis il respire encore... Un blanc s'étend au milieu de la conversation et tous deux, nous savons que nous parlons d'elle. "Ce n'est pas le moment" répond-elle à ma question muette, puis elle ajoute: "Elle a deux enfants. Que vas-tu faire d'eux?" Je ne réponds pas, car moi-même, je ne sais pas.  La paternité m'angoisse comme la perte du sang. La responsabilité que j'ai  de maintenir vivants les miens m'oblige à la virginité et à l'abnégation. Je me mens aussi, car je veux sauver cette femme, lui rendre son corps et que je n'ai jamais pensé à ses enfants. Mais il y a d'autres obstacles: son statut de femme divorcée, mon père et mon secret intime, c'est-à-dire ma chair différente  quand je suis confronté à la nudité. Ma tante le sait, mais on n'en parle plus depuis mon enfance. Je ne suis pas circoncis, distinct des autres par le corps et par l'esprit. Par accident ou par peur, j'ai refusé le Pacte de chair, en quelque sorte. Hadjer (la tante)  craint le scandale, l'insulte, le déshonneur, et l'hallali des malveillants si cela s'ébruitait, ce qui serait possible avec une femme dans mon lit de vierge. Est-ce que je me sens humilié? Non, seulement, indécis  sur mon avenir , quelque chose se réveille en moi quand je convoque le visage de cette femme, mais ce n'est peut-être qu'une tentation sur mon chemin de consacré. page 64
 
Et où était situé le village de ma mère? On y arrivait en laissant sa peau entre les épines. "C'est ce qui l'a tuée." Comment étais-je revenu au village?  "Un oncle t'a ramené et t'a posé au  seuil de la maison de  la maison du haut, puis a disparu en laissant un peu d'argent et un passe-montagne en laine rouge, le bonnet cosmonaute". page 67
 
J'ai ouvert un livre sur les mythes perses . Je l'ai lu jusqu'au matin et j'ai conclu une nouvelle lettre à Djemila qui ne savait ni lire, ni écrire, pour lui expliquer mon ardeur et ma notion de salut. Inutilement. Est-ce-que j'aime cette femme?  Oui, je me sens coupable quand j'évoque son sort  et je sais que, pour elle, écrire ne suffira jamais à l'arracher à la mort et à lui redonner un corps entier. A vingt-quatre ans, , elle est divorcée (répudiée peut-être) avec deux fillettes et condamnée à vivre comme une décapitée en ne montrant que sa tête par la fenêtre. page 71
 
J'avais quatre ans et c'était mon premier jour dans la maison du bas où on avait décidé de nous exiler. Hadjer, déjà vieille à cette époque, s'affairait autour du fourneau pour préparer un café. Mon père avait réparé l'arrivée d'eau, avait jeté un regard sur la cour sèche et sans herbes, m'avait observé un moment pendant que je jouais avec des cailloux blancs, avait même ouvert la bouche pour dire quelque chose ...mais il tourna le dos - pour vingt ou trente ans, d'ailleurs...Ma tante eut l'intelligence de retenir son émotion, comme pour m'obliger à mûrir un peu et à quitter l'enfance pleurnicharde de l'abandonné. page 78
 
La première histoire de mon père , la vraie, est celle de la misère avant l'Indépendance. A cette époque, la pauvreté était si coriace que les femmes du douar se promenaient , affolées, les cuisses serrées, pour éviter les hommes violents mais aussi les enfants qui tentaient de revenir vers leur ventre pour se dérober à la faim. Manger les mères de l'intérieur, faute de pommes de terre ou de pain. On suçait les os, on volait les racines aux arbres...Pour trouver du travail chez les colons, il fallait se lever tôt, traverser presque un continent, arriver le premier chez le patron des fermes à l'est du village et attendre qu'il vous choisisse pour prendre soin de ses chevaux ou ramasser les récoltes dans le givre.  page 81
 
Je crois en Dieu mais je ne cherche pas à lui parler. page 86
 
Ecrire, c'est écouter un son, le préserver et tourner autour sans cesse, pour tenter d'en rendre la mélodie, s'en approcher le plus possible  pour le conduire de l'oreille à la bouche. page 90
 
...Je ne distinguai qu'une silhouette derrière un rideau, élancée, les hanches larges, , puis le rideau s'écarta et j'aperçus une femme aux cheveux  noirs...Les yeux de cette femme étaient étranges, fascinants comme des puits mais éteints, tristes. Elle semblait regarder le monde à travers ses paupières baissées. La mère de Nebbia était là mais dérobée , à moitié incarnée, comme morte. J'en fus saisi car me revinrent des rumeurs à son sujet, l'interdiction qu'elle avait de sortir, d'aller aux bains ou de rire  dans les mariages. Après le divorce, la femme s'immole lentement et devient  le centre de vigilance qui la dépèce. Elle n'est plus que feu à surveillé, sexe rusé, honte possible. Dès la répudiation, sa tête est  tranchée,, séparée de son corps et elle se consacre  à effacer celui-ci, à le rendre flou et  grossier sous les étoffes, à le vider des ses sens et de ses frissons...dans la rue, la répudiée est surveillée de près autant par les siens que par les hommes désoeuvrés. Cette femme n'appartenait à personne, elle devait aiguiser  appétits et médisances. pages 110, 111
 
Le mal existe-t-il? Je ne crois pas.  Il n'est qu'une conséquence.  L'effet d'une cause. page 112
 
Le destin est un cahier comportant des fautes que l'on peut corriger....Nous sommes les mots d'un grand récit, consigné quelque part, mais nous sommes, en quelque sorte, responsables de nos conjugaisons. page 112

L'histoire de Hadjer est magnifique: née brune et menue dans un pays qui aimait les peaux blanches et les femmes aux fortes hanches, elle se découvrit disgracieux depuis l'origine. Au fil des temps, personne ne vint réclamer sa main, malgré ses allées et venues aux bains, se danses endiablées durant les  mariages et le zèle des entremetteuses. Elle avait une longue chevelure, une belle peau et de grands yeux mais cela ne suffisait à briser le sort. 
page 115

Ma tante Hadjer,  sa solution fut fabuleuse: elle épousa , un jour, dans sa tête, un homme de haute taille au regard langoureux et aux longs cils, colérique, comme la force, viril mais doux car orphelin. Il s'appelait Amitabh Bachexhan, était indien, de religion hindoue, et toujours révolté. Hadjer en devint secrètement folle, je le compris à ses gémissements quand elle le regardait sur  l'écran. Page 116

C'est elle (Hadjer) qui insista pour que j'aille à l'école; c'est elle qui me conduisit, par des chemins désordonnés, vers ce don auquel elle ne croit qu'à demi, je pense. Quand j'eus cinq ans, elle m'habilla d'un tablier noir, me peigna les cheveux avec une vigueur vigoureuse pour mon crâne, m'aspergea de parfum fade,  et m'expliqua que je devais couper à travers sept ruelles vers l'ouest, avant de traverser "la route aux voitures". page 134
 
Je traçais sous son œil (le maître) , pendant qu'il inspectait nos rangs, un trait vertical à l'encre mauve, buvard sous la main. La pointe de la plume crissa sur le papier et s'arrêta...On devait refaire le même geste encore et encore., jusqu'à le maîtriser entre les lignes fines du cahier. Pour quel dessein? Je ne saisissais pas à cet âge, le lien entre l'encre et l'éparpillement du monde. La cordée de l'écriture. J'appris à écrire dans l'obéissance, sans accéder à l'inédit. L'écriture, l'alphabet restaient cantonner dans la case de l'exercice répétitif. page 137
 
Ecrire ou raconter est le seul moyen pour remonter le temps, le contrer , le restaurer ou le contrôler. page 150
 
Personne, dans notre tribu, ne savait lire ni écrire, et donc si ce don m'était échu, c'était pour donner du sens, c'est-à-dire perpétuer, consacrer les miens et les sauver de la disparition complète et idiote. page 159
 
Si le monde était un livre, le corps était son encre. page 176
 
On négocia longuement mon statut avec mon père...Ce statut me valut une sorte d'aura er m'autorisa à vivre sans école, sans travail et sans comptes à rendre. Reclus chez ma tante, dormant  le jour et visible la nuit, dans les rues, j'obtins un statut inédit : ni homme, ( je ne travaillais pas, je ne priais pas, je ne fréquentais pas les miens ), ni femme (à l'évidence).Mon corps était invisible comme celui des femmes, je n'occupais pas la rue, je ne fréquentais pas les cafés, je ne quittais la maison et ses murs que pour rendre visite à les malades; toutes mes informations sur le monde extérieur venaient de Hadjer et de ses fréquentations. page 194
 
Parfois, quand la saison est bonne, je croise  le retour des amateurs de vin qui vont boire dans les champs, discrets, un peu honteux, titubants mais stricts dans leur effort de paraître sobres. J'ai de la tendresse pour leur sort. Il n'est pas facile de boire dans un pays sans se faire lapider par les yeux ou même les pierres . Alors, on se cache. le bar des champs est une trouvaille amusante. page 200
 
Mon père est mourant et peut-être déjà mort...Mon cœur a fait un saut, face à une falaise imaginaire. La vérité: j'ai senti que j'avais droit à un nouveau prénom. La vérité, je la connais, quand le père se meurt, il n'y a plus rien entre vous et la mort. C'est votre tour . je me dis que  je n'ai pas d'enfants, et donc que je n'ai pas à mourir . page 240
 
Je n'ai jamais quitté Aboukir, même pas pour retrouver la tombe de ma mère dont je n'avais aucun souvenir. (Ma mère est le bruit d'un corps qui tombe et heurte violemment le sol. Elle n'a pas de prénom mais une  sorte de long gémissement...Je me souviens que je me suis endormi et que, au réveil, je ne l'ai plus revue.) Page 244
 
De ma période scolaire, je garde le souvenir persistant et la maitrise trébuchante d'un alphabet français, ses hampes et ses panses, élancements désarticulés, mais je n'avais en mémoire que quelques phrases, extraites de romans ou de poèmes.  L'écriture arabe me semblait encore fascinante mais elle s'épuisait à tourner en rond dans un seul livre , entre mon maître d'école , les versets et mes rêveries sur les histoires des prophètes et leurs épreuves ou déambulations. page 250
 
De mon apprentissage à l'école, je gardais l'essentiel, l'alphabet, la possibilité d'écrire, mais aussi des phrases, des chants, des poèmes de fin  de manuel scolaire et des extraits de livres. Mais c'était la première fois que je rencontrais un texte libre, sauvage, qui n'était pas destiné à une morale ou une leçon , mais était là, en infraction à l'ordre, gratuit,  et radical. Page 261 ( découverte d'un livre français La Chair de l'Orchidée)

Cette langue ( le français) eut trois effets sur ma vie: elle guérit mes crises, m'initia au sexe et au dévoilement du féminin et m'offrit le moyen de contourner le village et son étroitesse. C'étaient là les prémices de mon don, qui en fut la conséquence.  Cette langue était née d'un déchiffrement personnel, elle acquit la force  d'une souveraineté  car elle était royale et avait besoin d'un roi. Elle était précise avec des mots que je découvrais sans  cesse...Dernière vertu, elle était mienne dans le secret, intime, dérobée à la loi de mon père, à celle de l'école,  au droit de regard de ma tante et à l'univers imbécile et redondant des adolescents de mon âge. page 271

Mon apprentissage  de la langue fut une bataille gagnée contre la pauvreté du monde. page 272

Vers mes seize ans, deux ans après la mort de mon grand-père, alors que ma maitrise de la langue française était devenue admirable et vigoureuse, je découvris un autre livre. Du moins, une partie . C'était Les Mille et une Nuits...C'était la première fois que je tombais sur une œuvre majeure, des miens, traduite dans la langue de mon sexe. C'est un enseignant retraité qui m'en avait offert un tome, un peu usé, volumineux mais prometteur. page 292

Ma découverte de la langue française fut un événement majeur car elle signifiait un pouvoir majeur sur les objets et les sujets autour de moi. page 294
 
La nouvelle langue tenait tête à l'indicible, imposait un ordre mais déshabillait les corps. La création s'avançait vers moi, crue. La nudité était à la fois cette langue et son impossibilité. le sexe me mena à la solitude qui fait, qu'à vingt-huit ans, enfant d 'un riche boucher du village, héritier possible de milliers de moutons,  Instruit par la force du don et de l'accident, je ne suis ni circoncis, ni marié. Chaste et sensuel à la fois. Je quêtais, dans les vieilles maisons d'Aboukir, les romans, tous les romans possibles...page 296
 
Oh, je jure que j'ai tout lu dans le village. Le moindre mot. Le plus petit paragraphe possible. Tous les livres nouveaux ou déchirés que j'ai pu trouver...Tout ce qui transportait cette langue et que cette langue m'apportait dans son foisonnement. page 298
 
Mon père n'étant plus qu'une pierre, j'étais le fleuve transparent où celle-ci reposait et qu'elle lestait discrètement. page 320
 
Cette langue m'a libéré, mais la liberté ne sert à rien dans la solitude. page 325
 

mercredi, août 23, 2017

CRIS (Laurent Gaudé)
 
"Ils se nomment Marius, Boris, Ripoll, Rénier, Barboni,ou M'Bossolo. Dans les tranchées où ils se terrent, dans les boyaux d'où ils s'élancent selon le flux ou le reflux des assauts, ils partagent l'insoutenable fraternité de la guerre de  1914.
Devant eux, un gazé agonise. Plus loin, encore retentit l'horrible cri de ce soldat fou qu'ils imaginent perdu entre les deux lignes du front:  "l'homme-cochon"  A l'arrière, Jules, le permissionnaire, s'éloigne vers une vie normale, mais les voix des compagnons le poursuivent  avec acharnement. Elles s'élèvent comme un chant, comme un mémorial de douleur et de tragique solidarité, prenant en charge, collectivement une narration incantatoire, qui nous plonge , nous aussi,  dans l'immédiate instantanéité des combats, avec une densité sonore et une véracité saisissantes".
 
Jules : Je  m'éloigne du front. De Marius, de Boris. Et de ma tranchée. je croise des hommes que je connais pas. Tous ceux-là. les nouveaux arrivés. En rang par deux. Je ne veux pas les regarder. Juste marcher. Droit devant moi. Qu'ils me laissent passer sans m'arrêter. Sans me questionner. Que veulent-ils que je leur dise? Que nous avons tenté une offensive massive et que nous avons échoué? Qu'une telle  marée d'hommes et de fusils, je n'en avais encore jamais vu? Que Boris ait cru que je lui avais sauvé la vie mais ce n'est pas vrai?  Lorsqu'il m'a remercié, je n'ai pas eu la force de lui expliquer. je n'ai sauvé la vie de personne. Ni de Boris. Ni d'aucun. Je sais bien que ce n'est pas cela que j'ai fait aujourd'hui. J'ai seulement vu un ennemi assis sur un corps. Un ennemi qui allait planter sa baïonnette dans un uniforme  qui portait les mêmes couleurs que le mien. J'ai tué plus vite, c'est tout. Il faut être rapide. Pages 12, 13

Marius Je m'étais dit qu'il fallait garder un œil sur Jules. J'avais bien vu qu'il avait son air des mauvais jours.  La haine au ventre. Le désir de courir tout droit, sans  se coucher,  sans esquiver, le désir de ne plus se battre mais d'avancer en injuriant la terre entière.  Et c'est dans ces jours comme ça,  qu'on meurt ici. Alors j'ai dit que je ne m'éloignerais pas...J'ai vite été pris,  moi aussi,  dans le feu. J'ai perdu Jules. j'étais persuadé que Jules était mort. Que comme je l'avais perdu de vue, personne n'avait été là pour l'arrêter et que la trompette du repli, il ne l'avait pas entendue...Mais il est revenu. Et au retour, il a trouvé la petite enveloppe bleue de permission. Je suis  heureux. Pour nous, la relève sera là demain soir. Nous allons passer deux jours à l'arrière. Le temps, à peine, de reprendre son souffle. Puis , il faudra revenir. Mais  lui, il aura plus de temps. Une semaine. Peut-être un peu plus. Loin d'ici. Son masque de fatigue aura le temps de disparaître. Nous sommes , tous les trois, sains et saufs. Boris, Jules et moi. pages 16, 17

Boris. C'est en revenant de l'infirmerie que je l'ai entendu. J'étais là-bas, parce qu'on m'avait dit qu'Auguste y était.  et je voulais lui serrer la main pour qu'il sache qu'on ne l'abandonnait pas. Il ne m'a pas vu. Le visage enfoui  sous les bandelettes. On m'a montré cette momie, on m'a dit que c'était lui et il a bien fallu que je les croie. Je n'ai même vu ses yeux.  Juste la bouche. Un trou dans les bandelettes pour que la momie respire. Je lui ai serré la main. Fort....On n'a pas parlé. Je n'ai rien dit. Je l'ai laissé là, épuisé sur son lit pouilleux. Et j'étais presque soulagé qu'il ne me voie pas.  Qu'aucun regard ne pèse sur moi. C'était plus facile. Je me suis levé et je suis sorti... page 20

Lieutenant Rénier  Le premier obus est tombé sur la colonne. qui venait de passer devant nous.  Le premier obus, dans le hasard infini de cette nuit sans yeux, a explosé au milieu de la colonne silencieuse , qui venait de nous dépasser pour monter au front. J'ai couru avec mes hommes pour aider...J'ai maculé mon uniforme. Pour la première fois dans la poussière et la panique, pour la première fois au milieu de la douleur  aiguë des hommes, j'ai pris la guerre à bras le corps. et elle a dessiné sur mon uniforme son visage convulsé. page 24

Boris. Ecoute Marius et ne crois pas que je délire. ...Ecoute  Marius, je suis certain maintenant: je l'ai entendu.  Les mêmes cris, tantôt aigus, tantôt rocailleux. Les mêmes appels animaux, là-bas,  en plein milieu de cette terre vierge et dangereuse., ce territoire ténu entre  nos tranchées et les leurs. Il est là à nouveau., longeant  dans  la nuit, nos lignes ou les leurs frôlant les barbelés, rampant  dans la boue. Il a survécu à la grande attaque. page 25

Marius. Je suis retourné à la tranchée. Boris m'y attendait. Je lui ai dit que la relève ne viendrait pas ce soir. ...La journée avait été longue.  Nous nous étions battus pendant plus de dix heures. Nous avions fait notre devoir pour aujourd'hui. face aux bombes. Face aux baïonnettes. Nous avions fait notre devoir.  Maintenant , je m'en vais. Pas à l'arrière. Je ne suis pas un lâche. Je veux aller jusqu'au bout. page 31
 
Jules. Je marche. On me laisse passer. On  pousse les jambes. On se colle contre la paroi. Je pense à Boris et à Marius qui n'ont pas reçu de papier bleu.  Je pense que je pourrais déchirer le mien. Mais je ne le fais pas.  Je marche le long des boyaux. Je n'éprouve pas de fatigue. mais aucun soulagement non plus...Je suis un rescapé..  Rester concentré sur mes jambes.  Je dois tenir jusqu'au train... la gare est là. je n'en crois pas mes yeux. page 33
 
Jules. Mes tympans ne sifflent plus...Je suis plongé dans un silence épais. Seul. Assis dans le train. La tête contre la vitre. Personne d'autre dans le compartiment.  Pas un bruit. Le train roule...Le train roule depuis à peine dix minutes et pourtant plus aucun obus, ici, ne peut m'atteindre...La première fois, je pensais , que la gare, à Paris, serait bondée.  Que des gens seraient là,  et qu'ils se précipiteraient  pour m'interroger...Mais la gare est vide. Chaque fois vide. Personne ne vous demande rien. Il n'y a que les soldats qui font la guerre. La gare est toujours vide.  page 39
 
Lieutenant Rénier. Je n'avais jamais pensé voir cela. Que la guerre se fasse ainsi. Et personne jamais ne m'avait préparé à cela. Ni à l'école des officiers, ni ailleurs. Pourtant, de la guerre je sais bien des choses. Je connais le nom de toutes les armes, leur puissance, leur portée, leur défaut. Je sais la grande histoire des batailles. Page 41
Tout le monde tremble. On se regarde le moins possible. Chacun se concentre sur sa peur, pour essayer de l'endiguer. Pour ne pas la laisser exploser....Je suis officier. C'est moi qui irai le premier. Et ils me suivront. page 44
 
Quentin Ripoll. Le lieutenant tombe. Je suis juste derrière lui. Je le vois s'effondrer  d'un seul coup et  s'écraser, face contre terre. Page 45
 
Castellac. Il (le lieutenant) était mort. Et pas comme il méritait de l'être. Il avait la stature d'un capitaine. ...La mort s'est jouée de lui. Elle l'a pris de plein fouet. Pour sa première charge. C'était un homme. Il méritait mieux que cela. page 49
 
Messard. Je regarde Castellac claquer des dents. Je l'aime bien. C'est un jeune homme à peine sorti de l'enfance.. c'est un jeune homme que la guerre est allé chercher dans son champ.  Il a posé la bêche. Il a pris le fusil.  Et ces yeux clairs ne cessent de  s'ouvrir sur ce monde qui gronde  et craque de partout. Mais il est solide et ses mains ne tremblent pas au moment de tirer. page 53
 
Ripoll. J'ai entendu un coup de feu. Et j'ai vu Barboni, lentement , baisser le bras.  Le canon de son arme encore fumant. A ses pieds , gisait le corps du prisonnier.(un Allemand non armé) Abattu. une balle en pleine tête. A bout portant.
Castellac. Il a tiré. En plein visage. avec calme. Avec paix.  Il a tiré. Et ce geste monstrueux est une malédiction qui le souillera à jamais.. Qui rejaillira sur nous tous. Car nous sommes les camarades de cet homme.  Nous étions là et nous n'avons rien empêché. page 57
 
Messard. Barboni est mort ce jour -là de la balle qui a défiguré le prisonnier.  Il le voulait. Parce que la peur était trop grande en lui. Alors, il s'est banni.  Par ce meurtre , il s'est ouvert les veines. Il mettra du temps à mourir, mais lorsqu'il tombera, ce sera, à coup sur de cette hémorragie-là , née dans la tranchée où  pour la dernière fois, il a appelé Dieu. page 58
 
Jules. Depuis combien de temps , je n'ai pas vu Paris? La dernière fois , c'était avec elle. Je suis entré dans un bar et j'ai entendu son rire. Un rire franc et heureux. Qui emplissait toute la salle...C'est vers elle que je suis allé. Une femme superbement vulgaire. Vêtue de rien. Une fille du diable. En nippes mais rayonnante. je ne me souviens plus de quoi nous avons parlé. Je me souviens qu'elle riait. page 59

Boris. Ma guerre a commencé depuis longtemps, Marius...La guerre pour moi est une succession de visages. Je sillonne le monde. Entouré de camarades. Nous nous battons les uns pour les autres. Aujourd'hui, c'est pour toi que je me bats . C'est pour cela que je te suis. Et que la guerre se fasse ici. dans ce bois de fantômes ou là-bas, dans nos tranchées. cela m'importe peu. Nous nous battons ensemble. L'essentiel est de ne pas crever sans personne pour te fermer les yeux. page 69

Musari. Trop tard, Marius. Tu es arrivé trop tard. Son corps gît là qui t'attend et que tu reconnais. Son corps est là au chevet  duquel tu t'agenouilles mais qui ne bouge plus. Tes pleurs, tes paroles n'y feront rien. Et rien ne sert non plus de frapper de tes mains le poitrail de l'homme étendu dans la terre.
 Rien ne sert de le secouer ainsi, il est au-delà de tes cris et de tes paroles. Tu n'as pas couru , Marius. Tu n'as pas tenu. l'air a brûlé tes poumons, tu t'es arrêté alors que lui courait toujours...
Il fallait bien que mon ami soit pleuré. J'ai pris mon ami dans mes bras. Je l'ai serré une dernière fois. page 76

Jules. depuis que j'ai sauté du train, elles ne  me laissent aucun répit. Je les entends. je crois. je deviens fou. Je suis loin pourtant. Il n'y a plus ici, ni trou, ni fils barbelés. Mais le tumulte des voix est là....J'entends les appels. Les pleurs. je ne peux rien faire. Page 83

Derloncourt. Spectacle immense de la fureur des hommes. Débit d'usine. Chacun de nous sait que ce n'est que le début. Chacun de nous sait que le pire est encore à venir. Les obus finiront bien par se taire. Commencera alors la grande charge des hommes, baïonnette au poing. Et ils  nous submergeront...Ce sera la mort...page 88

Ripoli. Ce n'était pas par sympathie pour Barboni, ni par pitié pour sa démence. C'était simplement que cet homme était des nôtres. Qu'il était un de mes hommes et que, puisque j'avais été désigné comme le chef, c'était à moi de veiller sur lui. Ou peut-être non. peut-être , était-ce par sympathie et par pitié. je me suis levé  à mon tour et j'ai fait ce que je devais faire. Page 92

Castellac. Ils se rapprochent. Ils ns tarderons pas à être sur nous. Je regarde tous ces hommes qui se ruent sur nous. Ils courent, la baïonnette au fusil, ils crient pour se donner du courage. Je ne pensais pas qu'autant d'hommes pouvaient  vouloir ma mort. Page 95

Dermoncourt. je vois Messard s'approcher de Castellac., se pencher sur lui et l'aider à se relever. Je vois Castellac qui a du mal à marcher...Dernière solidarité avant la noyade. page 98

Jules. je retourne au front  et y crever. Je ne vois que cela. Oui. Rebrousser chemin. Tout refaire. avec la même hâte. Marcher vite. Traverser les mêmes champs, faire les mêmes haltes. aux mêmes endroits. Du village à la tranchée. Et là, me glisser dans mon trou et comme les autres, confier à la terre une prière. page 111

Marius. Soudain, un éclair claque dans mes tympans...En une fraction de seconde, je suis soulevé de terre. Le corps tout entier projeté dans les airs puis plaqué contre terre et martelé de gravats. Mort, j'ai pensé. Me voilà mort. Soufflé par un obus. Démembré dans les airs. j'ai fermé les yeux et je n'ai plus pensé à rien. page 117

Le médecin. J'étais au fort où j'avais aménagé un nouveau poste de secours...C'est là que je l'ai vu. Marius. Il est sorti de nulle part. Revenu tout seul de là-bas. Personne ne peut dire comment il est parvenu à cela., personne ne peut dire ce qu'il a vécu, de quelle force il a été pour revenir à nous. Il s'est approché calmement. Marius. J'ai mis du temps à le reconnaître.  Visage noirci de terre. yeux hirsutes de condamné à mort. L'uniforme déchiré, le corps tout entier secoué de tics nerveux. page 120

Le médecin. Nous étions tous autour de Marius...Je n'oublierai jamais son visage à cet instant. Il avait laissé le scalp tomber à ses pieds. Ses lèvres tremblaient. J'ai su tout de suite qu'il avait chaviré et que je ne le sauverai pas. Page 122

Jules. Tous les carrefours. Toutes les places. le long des routes. A l'entrée des villages. Partout. Je ferai naître des statues immobiles.  Elles montreront leurs silhouettes décharnées. Le dos vouté. Les mains nouées. ..Je ferai à tous une stèle vagabonde...Les hommes découvriront au coin des rues ces grands amas venus d'une terre où l'on meurt. Ils déposent au pied des couronnes de fleurs ou des larmes de pitié. Page 126

 
 
 
 
 
 
 
 

lundi, août 21, 2017

LE GRAND MARIN (Catherine Poulain)

" Une femme rêvait de partir.
De prendre le large,
 Après un long voyage, elle arrive à Kodiak (Alaska) Tout de suite, elle sait: à bord d'un de ces bateaux qui s'en vont pêcher la morue noire, le crabe ou le flétan, il y a de la place pour elle.
Dormir à même le sol, supporter l'humidité permanente,
et le sel qui ronge la peau, la fatigue, la peur, les blessures...
C'est la découverte  d'une existence rude et âpre, un apprentissage effrayant qui se doit de passer par le sang. Et puis, il y a les hommes. A terre, elle partage leur vie, en camarade, traîne dans les bars.
En attendant de rembarquer.
C'est alors qu'elle rencontre le Grand Marin".
 
J'ai lu une trentaine de pages et n'ai pas poursuivi la lecture.

samedi, août 12, 2017

UN PASSAGER DANS LA BAIE (Bernard Berrou)

"Bernard Berrou est un écrivain de style, réputé pour ses ouvrages  sur l'Irlande...A la pointe de la Bretagne, il livre ici, un lumineux récit des origines qui nous déporte au temps de l'enfance, entre souvenirs et méditation intime, éloge d'une géographie buissonnière."

A l'école, j'aimais par dessus tout la géographie parce qu'elle était une invitation au voyage...J'éprouve toujours autant de plaisir à lire une carte  qu'à lire des livres. Les pouvoirs de la géographie sont infinis, cela part de la connaissance élargie de notre planète  à l'exploration méticuleuse d'une région qui n'épargnerait aucun détail. C'est cette micro-géographie qui m'intéresse et me conduit  souvent à écrire...En observant le cours d'un ruisseau, je voulais m'imitier aux grands fleuves; un tertre de vingt mètres de haut devenait montagne, la moindre broussaille s'apparentait à la forêt équatoriale. La géographie est initiatrice d'imagination, de curiosité et accorde au déplacement une large place avant de comprendre. pages 22, 23

On ne posait pour la photo qu'aux grands événements qui ponctuaient les passages  de la vie, naissances, premières communions, mariages. Quant aux autres clichés, ils immortalisaient la courte époque de l'école républicaine et les aventures soldatesques qui avaient  marqué cette génération depuis le siècle dernier, de ces temps où ni les dieux, ni les hommes n'avaient pu sortir d'une brume noire  qui s'étaient  répandues  dans les interminables plaines du nord de l'Europe. page 61
 
Je machonnais mon ennui en classe, les bras croisés sur le plan incliné du pupitre verni. Les crayons Conté avaient moins de saveur que les tiges de réglisse sauvage cueillies sur les sables des paluds. La classe sentait la cire, le crayon de bois, l'encre, les cartes de France, le papier buvard, cette odeur magnanime,imperceptible, de la connaissance élémentaire qui s'était perpétuée de puis l'époque de Jules Ferry. Aujourd'hui, je ne saurais dissocier cette odeur suave de la lente et  tenace poussée de l'instruction dans nos campagnes. Que d'heures noires, interminables, muettes, au cours de ce cheminement vers la culture savante pour ceux qui, au fond de la classe, rêvaient en écoutant les gouttes de pluie tambouriner sur les vitres! page 47
 
La guerre 39-45 se propageait comme une onde au fil des années. Il n'était aucun foyer où elle n'avait laissé sa marque. ...Il semblait que la seule histoire  du village fût rassemblée autour des guerres qui s'étaient succédé depuis des siècles...A chaque fête, la guerre était évoquée comme une agitation aventureuse venait secouer la vie monotone dans les campagnes. C'était un climat de France patriotique, celle qui se bardait de médailles et s'affichait sur les monuments aux morts. pages 62,63
 
Pour moi, les rivages et les paluds de la baie représentent le voyage par excellence, à portée de fusil, le saut de puce à franchir  qui me plonge, de plain-pied, dans l'exotisme. Car le voyage est avant tout un changement à vue, une modification de nos repères quotidiens...Mais il est impératif de faire la différence entre ce que l'on voit  et ce qu'on peut en extraire. 
Je demeure sceptique  devant des périples entrepris à l'autre bout du monde  par des voyageurs incapables de voir ce qui pousse dans leur jardin. page 73
 
L'Ouest est une attente avant d'être un but. Ce qui compte, c'est d'être en chemin. Page 75
 
La marche fortifie le corps et nourrit l'esprit. Elle apporte énergie mentale et force physique à qui la pratique régulièrement.
"Avant tout, ne perdez pas le plaisir de marcher; chaque jour, je marche pour atteindre un état de bien-être et à me débarrasser de toute maladie ; c'est en marchant que j'ai eu les pensées les plus fécondes et je connais aucune pensée aussi pesante soit-elle que la marche ne puisse  chasser" affirme Kierkegaard. Page 82
 
Avant de lire les livres, j'ai connu la lecture des talus, des chemins creux, des branches, des visages anciens et des horizons hallucinés.
La lumière ne vit que par l'ombre qui la précède ou qui la côtoie, telle est sa raison d'exister. Page 90, 91
 
On voyage pour retenir son souffle, pour fixer son attention sur quelques rares balises qui jalonnent notre existence. L'idée même du voyage n'est pas fonction de la distance parcourue dans le temps et dans l'espace...."Pour voyager, il suffit d'exister " Pessoa . Un voyage est avant tout un secret pour soi qui le découvre . Bien sûr, on voyage pour attraper quelque chose que l'on atteint jamais , pour échapper à la partie de soi-même qui est dans l'ombre, pour fuir le visible aveuglant, répétitif qui nous accompagne au quotidien, on voyage pour comprendre, pour essayer d'en savoir plus sur les mêmes questions simples. pages 101, 102
 
Je voyage dans la baie pour écouter le souffle de la terre, le silence du ciel, pour entrer le plus possible dans les choses qui m'entourent, pour entendre des bruits lointains et des voix rapprochées, pour creuser des espaces, pour chercher des arrière-demeures, des arrière-pays et des arrière-saisons.
Je voyage dans la baie pour tracer des lignes brisées, pour me rajeunir et ralentir la chute , pour chercher l'infiniment grand et l'infiniment petit.
Je voyage dans la baie pour lire la mer dans le ciel, pour me consommer et me consumer, pour me fondre dans les profondeurs et atteindre les hauteurs, pour me continuer, pour m'ausculter, pour me disperser.
Je voyage dans la baie pour qu'un aboutissement devienne un commencement. page 105
 
Dès le cours élémentaire, j'ai pris un goût immodéré pour l'école buissonnière, pour me retrouver seul,  donner libre cours à mes pensées, m'écarter des sentiers balisés en suivant des voies hasardeuses vers la mer dont j'attendais la révélation d'un secret. Ma conduite était moins un renoncement au travail d'écolier qu'une paresse féconde. Je me sentais invulnérable et pressentais déjà que la pensée est une affaire de solitude et de détachement. page 111, 112

Nous nous sommes semble-t-il,  éloignés de la terre, emportés dans un mouvement général  qui n'a , pour horizon que l'immédiateté de ses effets. Quelque chose s'est passé sans que l'on s' aperçoive , peut-être, tout simplement l'oubli de certaines habitudes consubstantielles aux passages du temps. page 135, 136
 
La marche nous enseigne qu'on prend beaucoup de place dans le temps mais très peu dans l'espace. page 114
 
La marche apparaît comme un déplacement bien modeste mais elle a le mérite, par sa lenteur, d'accorder à celui qui la pratique le sentiment d'appartenance à un lieu, une manière de pouvoir dire haut et fort: "Ici, je me tiens" page 117.

mercredi, août 09, 2017

MEMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON (Jean-Marie DEGUIGNET , 1834- 1905.)
 
Récit de 460 pages . Ce " journal écrit par un écorché vif irrite parfois par ses outrances, mais le propos de l'auteur est incisif, son récit extrêmement alerte , sa vie se lit come un roman d'aventures. Sa grande qualité est indéniablement la sincérité. Sa vision critique de l'âge d'or de la société rurale bretonne, remet en cause beaucoup d'idées reçues. Mais loin d'être un marginal, Deguignet apparaît comme le prophète de la destruction des sociétés traditionnelles. "

Ce journal  décrit la vie près de Quimper . Son indéniable qualité est la sincérité. Sa vision est décapante,loin de celle de P.J. Hélias qui décrit une société idyllique,  bien différente et loin des réalités d'alors.
Tour à tour, mendiant dès l'âge de 10 ans, puis vacher, service militaire à Lorient, part en Crimée comme soldat en 1855, puis en touriste à Jérusalem en 1856, revient à Quimper, mais ne trouvant pas de travail repart comme soldat , cette fois en Kabylie, en 1861 et au Mexique en 1866., revient à Quimper, se dit républicain, athée dans une région royaliste et catholique, devient cultivateur en 1868, à Ergué Armel, chassé de sa ferme en 1883, devient assureur, tient un bureau de tabac en 1888, puis miséreux à Quimper en 1892, écrit des Mémoires en 1897, séjourne à l'hôpital psychiatrique en 1902, en 1904, une partie de ses écrits est publié à Paris , grâce à A. Le Braz et il décède en 1905 face à l'hospice.
 
 

Aussitôt que je me trouvai dans les champs avec mes vaches,  je pris mon crayon, une feuille blanche et je (me) mis à essayer de former des lettres, mais je reconnus bientôt qu'il est  plus difficile d'apprendre à écrire qu'il n'avait été d'apprendre à lire. Ma tête apprenait vite  tout ce qu'elle entendait et voyait mais  (ma) main n'avait pas les mêmes facultés que ma tête, celle-ci, habituée à manier de lourds instruments, n'était pas faite pour manier le crayon. page 97

Monsieur et Madame (ses patrons) trouvèrent  extraordinaire  que j'avais appris à lire  et à écrire, sans maître,  et auraient désiré que  j'aurais eu les moyens  d'aller à l'école, pour sûr,  j'aurais fait quelque chose de bon. Mais cela m'était impossible en ce temps-là. Il n'y avait des écoles que pour les riches. page 99

N'importe, moi, je n'avais pas à me plaindre  du temps que je venais de passer dans cette ferme de Kermahonec. On y était bien nourri, et comme mon travail était plutôt un travail de célérité que de force, mon corps s'était développé et avait pris des forces. Maintenant, je ne songeais plus qu'à une chose, à savoir, si je serais bon pour le service militaire, seul moyen pour moi de quitter la Bretagne, de voyager, de voir autre chose et d'apprendre, car j'étais de plus en plus dévoré par le désir d'apprendre  ce que je ne savais pas...page 101

On venait de poser le premier fil télégraphique allant de Quimper à Brest et le fil passait près de la ferme. Voilà encore une chose qui donnait du travail à mon esprit, qui ne pouvait rien voir sans chercher de suite la raison d'être, le pourquoi, l'x comme disent les mathématiciens. On commençait à parler même du chemin de fer qui viendrait aussi bientôt à Quimper. page 113
 
Il me fallait aller, d'abord,  au bureau de recrutement
. Là, contrairement aux habitudes des bureaucrates,  je fus assez bien reçu, et aussitôt que j'eusse exposé mon désir  de rengager, on me demanda mes papiers, et, de suite, dans quel régiment je désirais être incorporé. Je demandai le régiment d'Afrique...Il avait une chance  d'y rester plusieurs années. Je pris donc  ce régiment. ...Maintenant, j'étais assuré d'avoir du pain pour sept ans encore et des occupations variées. J'allais voir un pays nouveau. page 203
 
A la fin de cette campagne de la  Kabylie, notre régiment devait rentrer en France reposer sur ses lauriers, repos bien mérité, disait-on. Mais , pendant qu'il se préparait à rentrer dans la métropole, vint un ordre pressé de Paris de chercher des volontaires...pour aller au Mexique où les affaires commençaient à tourner mal pour les Français. Bien, entendu, je fus un des premiers sur la liste des volontaires, non par un amour exagéré atroce pour la guerre, pour les massacres dont je n'en avais déjà vu que trop, mais pour l'amour des voyages lointains, de voir de nouveaux pays et de nouvelles aventures. page 22
 
Là-bas, (Aux Etats-Unis) la guerre venait de se terminer d'une façon très heureuse entre le Nord et le Sud au profit des esclaves. L'union fait la force dit le proverbe, la force fait l'union. Maintenant que les deux grandes républiques n'en faisaient plus qu'une, elle ne laisserait pas un empereur (Maximilien  ) s'établir à sa porte. page 225

Enfin , mon tour vint. Je finissais mes quatorze années de service jour pour (jour) le 11 septembre 1868. Mes collègues me demandaient ce que  j'allais faire maintenant, après quatorze années  de service et autant de campagnes. Je leur répondais que j'allais me faire ermite  dans un endroit  en tout semblable  à ces montagnes qu'ils avaient vues là-bas, en  Crimée, les montagnes de Kordambel à travers laquelle coule une rivière, la Chornaiya, semblable à la rivière de l'Odet qui coule à travers ces montagnes près de chez moi, ue les Français appellent Stangalla et les Bretons Stang-Odet. Ceux-ci n'en crurent rien bien entendu, et cela m'importait peu. N'importe, je fus congédié et le soir même, j'allai prendre le train à Mourmelon. page 260
 
(L'auteur cherche une ferme à louer)
"Ah, c'est vous Déguignet, l'ancien sergent. Mais Est-ce -que vous connaissez l'agriculture?"
- "Oui, Monsieur." répondis-je, c'est le seul métier que j'ai exercé avant d'aller au service, et j'ai passé deux ans à l'école d'agriculture de Kermahonec, en Kerfeunteun, où l'on fait de l'école pratique...Mais malgré tout cela, je ne suis pas l'homme  qui convient  ici pour plusieurs raisons, la première , la plus importante en la circonstance..., c'est que je n'ai pas d'argent, je n'ai en tout que deux mille cinq cents francs."
Mais, là, le monsieur  et tous les autres s''exclamèrent à la fois, en disant que  c'était plus que suffisant, que ce n'était pas de l'argent  qu'il fallait là mais un homme et un  bon cultivateur....Je me mis à exposer  à ce seigneur , carrément et franchement, et loyalement mes idées et opinions politiques et religieuses que je savais en opposition formelle  avec celles de tous les Bretons.  Mais les deux vieux tontons et le grand Jean lui-même, quoiqu'ils ne comprenaient pas grand-chose, m'interrompait, à tout instant, disant à Monsieur, qu'il ne fallait pas écouter les blagues d'un  vieux soldat, le soldats sont tous comme ça, des farceurs et des blagueurs...Il finit par me dire cependant d'une façon hypocrite et jésuitique, qu'en fait d'opinion politique  et religieuse, chacun était libre. Mais il parlait par cette figure de rhétorique appelée prétérition, par laquelle on dit tout le contraire de ce qu'on pense. page 293
 
En traversant la cour et l'aire à battre, ils étaient obligés de convenir  que là, il n'y avait pas grand-chose , que les instruments aratoires étaient les plus primitifs et en mauvais état. page 295
 
Le samedi donc, tout le monde  se trouva réuni à Quimper car on était obligé  avant tout d'aller chez le notaire, puisque je devais prendre la direction de la ferme Et je devais prendre  non seulement la fille aînée, mais aussi la veuve et les quatre enfants à ma charge... J'étais décidé  de me laisser conduire jusqu'au bout, sans émettre une seule opinion dans les questions d'intérêt, qui sont les seules questions qui se traitent  dans ces mariages  entre fermiers et cultivateurs. page 296
 
 (le mariage se prépare pour la mairie et l'église) "En politique, je suis  un républicain des plus avancés et en religion,  libre penseur, philosophe,  ami de l'humanité, de la vraie, ennemi déclaré  de tous les dieux  qui ne sont que des êtres imaginaires et des prêtres  qui ne sont que des charlatans et des fripons" page 298
 
Dans la lutte actuelle, je ferai mon possible pour le triomphe des Républicains ( élections législatives du 20 février 1876)...Celui qu'on avait choisi  dans notre arrondissement, était un gros industriel, plusieurs fois millionnaire, clérical et monarchiste  jusqu'au bout des doigts...L'autre , républicain, n'était qu'un pauvre avocat ayant, il est vrai, pour l'appuyer, quelques  vieux monarchistes ultra-millionnaires, mais anticléricaux. page 336
 
Enfin la dernière année (du bail de 15 ans ) était arrivée. A la saint-Michel, quand j'allai payer  mon avant-dernier terme, je dis au seigneur qu'il était temps que je sache  si oui ou non, mon bail serait renouvelé. Le prétendu gentilhomme me répondit hypocritement que, probablement, nous ne pourrions plus nous arranger. page 345
 
Ma femme n'était plus bonne à grand-chose depuis qu'elle s'était adonnée à la boisson. Page 348
 
La vente mon matériel aratoire, des bestiaux, mobilier, grains et autres objets fut faite  par un notaire. page 353
 
(Son épouse a acheté un bistrot à Quimper, son mari était alité suite à un accident) La maison (de Quimper) était bien et richement meublée, et le débit de boissons de toutes sortes, dont la moitié n'avait plus cours chez les buveurs. Je ne pouvais rien dire, c'était inutile. Du reste, je dus garder encore le lit pendant quinze jours. Pendant ce temps, des gens, des commères, des compères venaient tous les jours...pour manger et boire; ce que ma femme, toujours fière et glorieuse, et toujours entre deux vins, ne faisait pas faute de les servir à bon compte. Ces bonnes gens  la payaient en éloges sur ses beaux meubles et la riche installation de son débit, cela lui suffisait. page 358
 
(Son épouse est décédée de delirium tremens) . Il est seul avec 4 enfants, a vendu le débit de boissons)
Quelques jours après, le préfet me fit appeler, dans son cabinet, et il me dit  qu'il tenait à ce que  j'aille gérer mon bureau de tabac moi-même. page 371

Maintenant , avec ce qui me restait e mon fonds de bureau de tabac, j'avais près de quatre cents francs...Mes enfants retournèrent à l'école où ils avaient débuté. Moi, je leur faisais à manger et je raccommodais leurs effets. page 393

Il y a ici, au fond de la Bretagne, un industriel qui tend à réaliser le rêve du milliardaire américain (remplacer les ouvriers par des machines). J'ai déjà parler de la fabrique de papier d'Ergué Gabéric, perdue au fond  du Stang Odet..(La famille Bolloré) page 405

Je viens de recevoir de mon propriétaire l'ordre de quitter mon trou, dans lequel je suis depuis 10 ans, sous prétexte que mes voisins se sont plaints de poux, lesquels paraît-il, vont de mon trou dans leur chambre. page 417

(Il se réveille malade) Ils me firent faire la moitié du   tour de la ville pour me conduire à l'hôpital, où je suis depuis huit jours sans savoir  ce qu'on va faire de moi. Le médecin ne me dit rien. Seulement, il a vu mes manuscrits...il me les a demandés pour les consulter, il m'a dit qu'il a commencé la lecture  qui est , dit-il, très intéressante. ...Pour moi, je n'ai jamais été si bien nourri, si bien logé de toute ma vie. page 420

(Expulsion des religieuses) On ne voyait guère que des femmes et des enfants devant les établissements des sœurs criant "vive la liberté, vive les sœurs" Tout s'est passé sans accident , quoiqu'on avait mobilisé tous les gendarmes, les policiers et quelques compagnies d'infanterie. page 728

Maintenant, je suis dans un grenier à Poul  Raniquet, là où il y a trente-cinq ans, je fus pris dan sun piège, le piège matrimonial  qui a fait toutes les misères et tous les malheurs de mon existence depuis.  J'y couche sur la paille mais j'y suis cent fois plus heureux  que de coucher sur la plume. page 443

Mais je crois qu'il est temps de terminer  ces longs mémoires ou récits authentiques de ma longue vie de tribulations.  Que vont devenir ces écrits? Je l'ignore. Seront-ils déchirés? brûlés? C'est bien possible. A moins que Anatole Le Bras  ne vienne encore les prendre pour joindre aux autres. page 448

Je termine en souhaitant à l'humanité le pouvoir ou plutôt le vouloir, de se transformer en véritables et bons être humains capables de se comprendre  et de s'entendre  dans une vie sociale digne et heureuse.
Déguignet ,
Poul Raniquet, 6 janvier 1905

Déguignet meurt le 29 août 1905 à 6 heures du matin, Rue de l'Hospice
 cap
 
 
 
 
 
 

 

samedi, août 05, 2017

LA ROUTE DE L'HOMME (Un Maître tibétain)
"Il arrive les mains vides.
Il repart les mains vides.
Voilà l'homme.
Quand vous êtes né,
D'où venez-vous?
Quand vous mourrez,
Où allez-vous?
La vie ressemble
A un nuage flottant qui apparaît.
La mort ressemble
A un nuage flottant qui disparaît.
Le nuage flottant lui-même,
A l'origine, n'existe pas.
La vie et la mort
Qui vont et qui viennent
Sont aussi comme cela.

( La grande pagode de Vincennes )