mardi, décembre 18, 2007

PAYS SANS CHAPEAU (Dany Laferrière)

Des proverbes haïtiens au début de chaque chapître en créole et en français. En voici quelques-uns.
N'accroche pas ton chapeau là où ta main ne pourrait pas arriver.
Partir ne veut pas dire que tu es arrrivé pour autant.
Ce ne sont pas tous les morts qui voient Dieu.
Avant de grimper à un arbre, assure-toi de pouvoir en descendre.
A trop caresser son enfant, la guenon l'a tué.
N'insulte jamais le caiman avant d'avoir complètement traversé la rivière.
Tant qu'on n'a pas encore la tête tranchée, on peut garder espoir de porter un jour un chapeau.
Tu peux toujours détester le chien, mais tu dois admettre que ses dents sont blanches.

L'odeur
Ce qui frappe d 'abord, c'est cette odeur. La ville pue. Plus d'un million de gens vivent dans une sorte de vase (ce mélange de boue noire, de détritus et de cadavres d'animaux) .Tout cala sous un ciel torride. La sueur. On pisse partout, hommes et bêtes. Les égouts à ciel ouvert. Les gens crachent par terre, presque sur le pied du voisin. Toujours la foule. L'odeur de Port-Au-Prince est devenue si puissante qu'elle élimine tous les autres parfums individuels. Toute tentative personnelle devient impossible dans ces conditions. page 68

Le nez
Autrefois, il était plus facile de distinguer l'origine sociale des gens de cette ville. Juste par le nez. Même s'ils vivaient depuis plusieurs années à Port-Au-Prince, les paysans gardaient encore , collée à leur peau cette odeur végétale. On dirait des arbres qui marchent. Je connaissais une jeune femme qui sentait la cannelle. D'accord, je le concède, le centre ville a toujours senti l'essence. Dans les quartiers populaires-Martissant, carrefour, Bolosse, Bel Air- on utilisait les parfums bon marché comme Florida, Bien-être, My dream. Un peu plus haut,(dans tous les sens du terme), on se servait d'eau de Cologne. Et les dames des quartiers résidentiels se parfumaient au Dior, Nina Ricci, Chanel, Guerlain.
Ma mère pouvait se ruiner pour s'acheter ce qu'elle appelait un bon parfum, chez Biggio. page 68-69
La peau
Cette fine poussière sur la peau que les gens qui circulent dans les rues entre midi et deux heures d e l'après-midi. Cette poussière soulevée par les sandales des marchandes ambulantes, des flâneurs, des chômeurs, des élèves des quartiers populaires, des miséreux, cette poussière danse dans l'air comme un nuage doré avant de se déposer sur le visage des gens. Une sorte de poudre de talc. C'est ainsi que Da me décrivait les gens qui vivaient dans l'au-delà, au pays sans chapeau, exactemnt comme ceux que je croise en ce moment. Décharnés, de longs doigts secs, les yeux très grands dans des visages osseux et surtout cette fine poussière sur presque tout le corps. C'est que la route qui mène à l'au-delà est longue et pousiéreuse. Cette oppressante poussière blanche. page 69
Les Américains
Je remarque d'abord sa nuque puissante, noire, huilée. A peine vingt ans, même pas. Il est en train de palper des oranges. Le corps tranquille. Décontracté. Présent. Partout chez lui. Le voilà qui se retourne, comme au ralenti, me voit et me sourit. Je reste figé. Je suis en présence d'un soldat américain en train de faire calmement ses emplettes, non pas à Beyrouth, Berlin ou Panama, mais à Port-Au-Prince. En treillis de combat. page 186
La pluie
La pluie sur la route qui mène à Pétionville, chez Philippe. Sur le bord du chemin, de jeunes paysannes se tiennent presque au garde-à-vous quand la jeep les croise. Le vent soulève légèrement leur robe. Elles acheminent des cargaisons de légumes aux hôtels de Port-Au-Prince. Elles viennent de Kenskoff, ou même quelquefois de Jacmel. Imaginez qu'elles ont quitté Jacmel, la nuit dernière. A force de tenir ces sacs sur leur tête, elles ont fini par attraper cette démarche d'une folle élégance. L'entraînement rudes des danseuses de ballet. L'une le fait pour plaire; l'autre, (la paysanne) , pour survivre.
La pluie s'est arrêtée juste à l'entrée de Pétionville, devant ce magasin de meubles en acajou. La pluie reconnaît les frontières. page198
Une étoile est née
Mange quelque chose, insiste Antointte.
Manu prend une cuisse de poulet.
-Regarde le ciel, dit-il. Des fois, je passe la nuit à le regarder. On dirait un grand vide qui veut m'aspirer...Un jour, je serai une étoile là-haut. page 235

jeudi, décembre 13, 2007

LES ENFANTS DES HEROS (Lyonel Trouillot)

...Joséphine (sa mère) , je n'ai jamais eu besoin d'un prétexte pour l'aimer. Elle vient juste après Mariela (sa soeur). Et, dans la vie comme à l'école, la seconde place, c'est pas si mal. Mariela, elle est la première, je la regarde du dedans comme si nous marchions du même pas. Au point que quelquefois j'oublie que nous sommes quand même deux personnes. Alors que Joséphine, je l'ai toujours aimée à une certaine distance. Maintenant que je ne la verrai plus, parce que, après ce que nous avons fait, nous ne pourrons plus vivre ensemble (Mariela et son frère ont tué Corazon, leur père), la distance va augmenter sans agir sur les sentiments. On peut aimer de très très loin. Comme dans les leçons d'histoire, on enseigne le destin des navigateurs qui regardent leur terre de loin en conservant leur affection à cette image minuscule. Le lointain, c'est une chose dont nous n'avons pas su parler, Mariela et moi, le jour de la mort de Corazon. Le lointain, ça existe sans avoir de contours. On n'en imagine pas la forme. On sait seulement que l'espace n'est pas défini. Qu'il flotte un peu comme un bateau. C'est un territoire, comme la nuit, qui a besoin de temps pour devenir naturel. Au moment de notre départ, alors que les pas du facteur se rapprochaient, Mariela n'arrivait pas à me le définir. Elle ne trouvait pas les paroles. D'ordinaire, pourtant, elle n'éprouve aucune difficulté à trouver les mots justes. Elle possède le don de la phrase mais le lointain, où nous devions aller, elle ne parvenait pas à le décrire d'une manière précise. La seule image qui me venait, c'était que nous allions abandonner le bidonville pour vivre le reste de notre vie sur une sorte de terrain vague. page 18

Dans la zone du Champ-de-Mars, nous avons ralenti le pas et cherché un banc libre. Pur faire une pause. Toutes les places étaient prises. Il n'y avait de disponible qu'un coin de marbre sur un banc déjà occupé par un monsieur vêtu à l'ancienne. Il portait un complet-cravate. Et, sans qu'il eût à prononcer le moindre mot, nous avions compris qu'il parlait une autre langue que la nôtre. Une langue de bibliothèque avec des mots très difficiles. Il ne répondit pas à notre bonjour...L'homme ne nous voyait pas, refusant le hasard lui imposant le voisinage de ces rejetons d'un autre monde. Les mains posées à plat sur ses cuisses, il regardait loin, indifférent à tout et non pas seulement à notre présence. Nous étions un peu comme lui, fixant en solitaires notre ligne d'horizon. Sauf que la nôtre était derrière. Ou peut-être à côté. L'homme était de ces gens chanceux qui savent vers où regarder. Un savant ou un homme de foi. Il était en paix dans son monde page 33
Dans le quartier, aucun enfant n'est assez riche pour croire au Père Noel, mais des fois, je me laissais croire que je pourrais le remplacer. Lorsque j'achèterais un garage à Corazon, des centaines de verres et des tonnes de bonbons d'amidon à Joséphine. Et des vêtements aussi, parce que la mère du Père Noël mérite tout de même une garde-robe. J'ai pensé à ça sur notre banc. J'ai vu que Mariela tremblait, que des doutes ou des raisonnements l'avait rendue fragile, et j'ai tourné la tête du côté du monsieur. J'ai senti les larmes sur ma joue, et j'ai dit c'est rien, c'est ma toux. Et Mariela a fait semblant de ne pas voir que je pleurais.page 41
Joséphine et Corazon n'arrivaient de nulle part. Ils étaient là à s'aimer ou à se haïr d'une façon tellement compliquée, qu'eux-mêmes , sans doute, se trompaient sur leurs sentiments. Leur silence rendait vides de sens les mille et un proverbes ressassés par les vieux pour aider la jeunese à grandir en sagesse. A quoi sert-il de répéter que les enfants des tigres sont des tigres, que le giraumont ne donne pas la calebasse, tel père tel fils, et autres adages prétentieux, quand on ne sait même pas quelles étaient les couleurs préférées de sa pleureuse de mère, quand on n'est même pas sûr que le père qu'on vénère soit vraiment monté sur un ring, quand tout ce que l'on sait se résume au spectacle de l'une qui prie et de l'autre qui tape, de l'un qui boit et de l'autre qui pleure. page 45
Man Yvonne (la grand-mère) ne comprenait pas.Trop occupée à nous regarder et à nous plaindre, elle ne voyait jamais comment nous la voyions. Pour nos semblables, sa présence était
une injure. Tout le monde nous boudait. Tant qu'elle n'était pas partie, aucune des voisines ne venait emprunter un savon ou une poêle. Les joueurs de loto évitaient de passer commenter les résultats de la veille avec Corazon. Les autres pauvres nous laissaient seuls en compagnie de l'étrangère. Joséphine se fendait en quatre pour lui être agréable, agissant comme si nous habitions dans une vraie maison, comme si nous avions les moyens de recevoir les gens. En présence de Man Yvonne, Joséphine jouait les riches. Pour faire plaisir à Corazon qui affirmait que nous n'avions besoin de rien... Joséphine et moi étions forcés de dire pareil. Seule Mariela ne disait rien. Aucun mot ne valait la peine. C'étaient des phrases sans avenir. Des tas de mensonges inutiles. Dans les moments de crise, Mariela et moi , nous nous rendions chez Ma Yvonne. Nos visages, nos chaussures, notre gêne de petits mendiants lui racontaient notre vraie vie. Rien ne restait alors des mensonges récités la veille.....L'argent manquait et elle(Joséphine) devait régler les dettes. Mais l'argent a toujours manqué à toutes les familles du quartier. Et tous les pauvres , heureusement, ne se battent pas entre eux. Chez nous, les cris, les coups de poing , les querelles et les oraisons comblaient le manque de moyens....Quand nous allions chez elle (Man Yvonne) , elle nous accueillait sur le seuil, nous poussait tendrement à l'intérieur de la maison. Dés qu'elle refermait la porte, j'éprouvais un sentiment de gêne et de bien-être. Le bien-être de me trouver dans une maison avec des vraies pièces, des toilettes et un lustre. La gêne, à cause de la pitié qu'il y avait dans ses yeux. On aurait dit qu'elle voyait la couleur même du malheur dans les cheveux mal coiffés de Mariela et sur ma peau boutonneuse. J'appréciais ses gâteries, mais son regard désespéré me mettait mal à l'aise. Mariela jetait souvent dans les égouts, les cadeaux que notre pauvreté avait mérités. Le problème d'aller chez les riches, c'est qu'ils savent aussi bien que vous, que c'est le manque qui vous amène. page 63
Une grand-mère chez nous, c'est une vieille dame aux dents gâtées ou avec pas de dents du tout qui attend qu'on veuille bien lui servir à manger, la chauffer au soleil comme un linge ranci, la laver en public sous le rire des curieux. C'est un quartier sans grands-parents.page 64
Et lui, (Corazon) il est parti quelque part où l'on ne pense pas de mal de lui. Est- ce que tout le monde est obligé de penser la même chose? Je ne crois pas. Chacun est libre de choisir. Des fois, tout le monde se met d'accord pour éviter les discussions. ça doit les rendre plus tranquilles d'avoir tous la même opinion. C'est vrai qu'on risque pas d'emmerdes quand on répète les mots des autres. page 73
Joséphine et mes amis commençaient à me manquer. Et combien de temps allais-je passer sans les voir? La solitude, ça fatigue, et tous les hommes ne sont pas nés pour faire dans la résistance. page 93
Comme son nom l'indique, Jhonny Le Bègue n'est pas un parleur. Les mots ont tendance à traîner longtemps dans sa gorge. S'il s'agit d'une chose importante et que les gens peuvent attendre, c'est souvent quelqu'un d'autre qui termine ses phrases à sa place. Rien à voir avec Rosemond qui parle beau comme un poème et à qui la commune a offert une bourse dans une école des beaux quartiers. Mais ce n'est pas avec des mots qu'on fabrique des amis. page95
Le deuxième jour (après le meurtre de leur père et de leur cavale), c'était samedi. J'étais sûr que Jhonny Le Bègue et peut-être Marcel proposeraient de l'accompagner. Nous n'avions pas pris rendez-vous, Jhonny et moi, c'était comme ça. On était si souvent ensemble que l'un devenait un peu l'autre et devinait ses intentions sans perdre notre temps à faire des phrases. Nos routes savaient se recouper sans qu'on ait à communiquer...Jhonny et moi, ça été toujours une sorte d'amitié sans parole. page 96
Jhonny ne viendrait pas. La solitude , c'est pas gai. J'en voulais à Mariela, à Corazon, à Joséphine, à eux tous. Surtout à Mariela. J'ai donné un coup de pied dans un paquet de journaux...La déception était pour moi.page99
Les pauvres suivent la route des pauvres. Nous ne connaissions que les terres plates où la foule fait le paysage. Le hasard, la nécessité nous conduisent toujours aux mêmes lieux. Dans notre portion de la ville. Dans des cités semblables à la nôtre. Au fond, c'est pas si mal. On supporte mieux sa condition quand on ignore la différence. page122
Mais nous, le troisième jour, nous avons fait un long voyage. Au pays des touristes. Pour nous faire une idée. Pour découvrir par nous-mêmes. Une chose que j'ai apprise, personne ne peut servir d'exemple. Personne n'a tort et personne n'a raison. C'est la vie qui a tort. Le troisième jour, nous sommes allés dans la montagne. Celle que l'on voit de la cité lorsque le ciel est clair. Sans avoir la certitude qu'elle existe vraiment. Sans être sûr qu'on y ait droit. Qu'on pourrait y grimper et courir dans le vert. Ambroise y est allé une fois. Avec sa mère qui travaillait comme femme de ménage dans une villa. Il en parlait comme si c'était un pays étranger. Le troisième jour, c'est la première fois que nous sommes allés dans la montagne. Dans le camion, nous avons étudié le paysage, les arbres, les villas. Les paraboles sur les toits. Les chiens aussi. Avec des queues heureuses. Dans notre tête, nous avons fait des milliers de photos. Pour plus tard. A défaut de la mer que nous ne verrons peut-être jamais, nous aurons la montagne. Nous l'avions. Nous comparions les images. Comme de vrais voyageurs. J'aimais l'ardoise des toits et les gros chiens. Ce que nous voyions sortait tout droit des rédactions qu'elle m'avait écrites autrefois. page 124

dimanche, décembre 09, 2007

LE CAHIER NOIR (Michel Tremblay)

"Il ne peut pas y avoir de réconciliation sans affrontement" page 78

Guibou, c'est Guy Boulizon, le professeur d'histoire de l'art, un Français venu ici s'installer pendant ou tout de suite après la Seconde Guerre Mondiale et qui, au contraire de la plupart de ses compatriotes expatriés au Québec, n'est pas venu nous montrer à vivre mais vivre avec nous. Il n'y a aucune condescendance chez lui, il ne nous écoute pas parler avec un sourire en coin et nous reprend jamais. Les autres professeurs de français de l'école d'Aimée (qui d'ailleurs, se tiennent ensemble, en meute compacte, sans vouloir, c'est évident, se mêler aux autres qu'ils doivent juger indignes d'eux) me demandent toujours de tout répéter, ils se regardent souvent avec un air entendu quand je leur réponds avec brusquerie...page 83

vendredi, novembre 23, 2007

MALI BLUES (Lieve Joris)

Comparé au Zaire, le Sénégal est très centré sur son ancien colonisateur, estime François. C'est le premier pays de la côte ouest-africaine que la France a colonisé et il en garde des traces profondes. Les rues de Dakar sont envahies de baraques en bois où se vendent des tickets de tiercé: les paris se font sur des chevaux qui courent en France...
Les coloniaux avaient une idée de ce qu'ils voulaient accomplir en Afrique, dit François, mais les Africains en ont fait une toute autre chose. Il aime la pagaille qu'il en a résulté. Pour lui, l'Europe est une maquette; là-bas, tout est achevé. Il apprécie la créativité qu' engendre le chaos. page 15
François rit "Sais-tu ce qu'un Zairois m'a dit avant mon départ? "Profite de ce que tu es blanc, parce qu' 'à votre mort, vous reviendrez en Noirs, comme ça, tu verras ce que nous devons endurer. Et nous, de notre côté, nous reviendrons en Blancs, alors, prépare-toi au pire". Depuis ce temps-là, je fais attention à bien traiter les Noirs pour ne pas revenir sous leur aspect. Mais en même temps, je prie pour que tous les racistes du monde se réincarnent en Noirs, pour qu'ils se rendent compte de l'impression que ça fait"page 17
Autrefois, Adama était anti-français. En 1958, quand le général De Gaulle était venu tenir un discours où il enjoignait aux Sénégalais de ne pas se couper de la France, Adama et ses amis étaient au premier rang, brandissant des pancartes"Non"!. De Gaulle s'était tourné spécialement vers eux : "Vous, là avec vos pancartes, vous pouvez avoir l'indépendance demain"!
"Tu sais que, parfois, quand j'y pense la nuit, je n'arrive pas à dormir, dit Adama. J'aurais aimé qu'on nous témoignions plus de respect à De Gaulle, que nous le laissions finir ce qu'il avait à dire. En 1980, le Président Senghor était venu en Casamance. Un vieux monsieur lui avait demandé combien de temps l'indépendance allait encore durer. Senghor n'avait pas ri , se souvient Adama, il avait l'air préoccupé".page27
Un des serveurs est un fils de Mamadou, un domestique de François. Il se lance dans une conversation compliquée, demande s'il y a tant de racisme en France. Ici, lorsqu'on croise un Blanc, on croit qu'il est Français. Quand je dis que j'habite Amsterdam, il veut savoir si l'on y vit mieux, tâte le terrain, au cas où je pourrais lui trouver du travail. Je m'empresse de le débarrasser de ses fantasmes. Je m'étonne de constater que je n'ai aucune patience vis-à-vis de ceux qui connaissent mal la situation de chez nous. page 29
Demba a passé une grande partie de son existence à travailler pour les Blancs à Podor. A huit ans déjà, il était "panca": il éventait les Blancs en tirant sur une corde qui balançait une marquise de tissu au-dessus de leur tête.Plus tard, il devint cuisinier du "commandant de cercle", puis chauffeur des Services de santé et pilote du bateau à moteur destiné au transport des malades par voie fluviale. Quand François l'avait rencontré, c'était un "notable" à la retraite. page 32
L'Europe est une immense maison de retraite, le moindre risque est banni de la vie. page 33
Ma soif de connaissances m'a fait perdre tout contact spontané avec ceux qui en font partie (de mon ancien milieu). J'ai l'impression d'être un espion quand je me retrouve parmi eux, mon rôle a quelque chose de décadent (Sass) ....'l'auteur: "La nuit est tombée brusquement; au-dessus de nous flotte une couche jaunâtre de sable fin à travers laquelle les étoiles paraissent ternes et à une distance infinie. Je suis étonnée de la franchise et de la lucidité de Sass. Dans cette région du monde, les intellectuels ayant fait leurs études à l'étranger sont généralement désorientés et mettent tout en oeuvre pour masquer leur déracinement. Sass ne craint pas de regarder au fond du gouffre. Il rit quand je le lui dis. Même son éloquence est une pose , prévient-il."Tu as vu comme le ciel est brumeux ce soir? Il est plein de cette poudre que j'essaie de te jeter aux yeux." page 96
Amidou :" En Europe, personne ne pourrait entretenir une famille comme la nôtre,"dit-il.
-Non, mais chez nous, les gens se débrouillent tout seuls, on a moins besoin de sa famille".
Il grimace avec dédain. Ses frères sont revenus d'Europe avec ce même genre d'idées. Quand Abdallah -qui est allé à l'université de Florence- vient les voir, il garde toujours le portail fermé. Il ne faut pas rentrer ici comme dans un moulin, estime-t-il. Lors de sa dernière visite, il a été question de pièces
, de l'autre côté de la cour , dont il faudrait achever la construction. "Mais d'abord, nous devons régler le problème de tous ces intrus", avait dit Abdallah, en faisant allusion à ceux qui avaient envahi la cour au fil des ans.
Intrus! Ce mot avait choqué Amidou. Il n'avait jamais pensé à eux de cette manière. Ce sont des membres de la famille, la plupart sont venus ici à l'initiative de son père."Ils ne sont pas très exigeants, dit-il, ils ne demandent pas de vêtements, par exemple. Mais ils n'ont pas les moyens de louer une maison, ni même d'acheter du riz. Habiter chez nous, c'est une question de survie."page 130
Il s'appelle Barou, il a quatre-vingt-trois ans...Tel qu'il est assis là, le sourire aux lèvres, une grande force émane de lui. Le monde est bien comme il est. Il me fait penser à l'écrivain Amadou Hampâté Bâ, né non loin d'ici, à Bandiagara. Un homme élevé selon la tradition orale et indissociable de l'histoire de la région. "En Afrique, quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle" a-t-il dit un jour. page 146
Barou ne veut rien boire: il fait le ramadan. Non, il n'a pas soif, il a l'habitude de jeûner, mais il s'inquiète de moi: n'ai-je pas envie de manger?
Le pneu est réparé avec les moyens du hasard. Un tonneau d'huile coupé en deux, sous lequel on a soudé des pieds, sert de récipient d'eau. Un jeune , tenant un parapluie au-dessus de sa tête pour se protéger du soleil, passe sur une charrette tirée par un âne. Des enfants traînent des boîtes de sardines au bout d'une ficelle et l'un d'eux porte des lunettes de soleil qu'il a fabriquées lui-même, une pellicule de film noir et blanc faisant office de verres.page 148
Un jour, Kimbéry , son grand-père maternel, apprit par le grand-père de Sori qu'une jeune fille peule de haute lignée et d'une grande beauté, était restée au marché. Ses ravisseurs s'étaient emparés d 'elle tandis qu'elle se tenait près du puits, en compagnie des ses esclaves.. Elle pleurait, personne ne voulait l'acheter parce qu'elle était trop maigre. Kimbéry l'acheta en échange de poudre d'or et l'épousa. Ils eurent une fille: la mère de Sissako. L'année où elle naquit, l'esclavage fut aboli. "Le marché aux esclaves a cessé d'exister, mais le commerce s'est poursuivi pendant encore un certain temps", dit Sissako. Peu après, Kimbéry demanda à sa femme si elle se souvenait d'où elle venait. Elle lui dit le nom de son village et il la ramena sur son cheval chez elle, où elle se remaria avec un Peul et eut encore plusieurs enfants. Page 171
En 1968, l'année où le Président Modibo Keita fut renversé, il (Kar) habitait près de Kayes, à Bafoulabé, et dirigeait un orchestre connu de toute la région. Comme beaucoup de chanteurs de l'époque, il avait chanté à la gloire du président malien. Du jour au lendemain, on n' entendit plus à la radio. page 228
Le quartier le plus aisé de Bandiagara est baptisé le quartier des millionaires. Qui habite ici?
-Oh, les gens des projets, dit Barou. Des gens qui participent à des projets de développement- à l'intérieur des terres d'Afrique, c'est une classe dont on parle avec un respect croissant. "De quels projets s'agit-il?"
Barou rit. "Je vais vous montrer tout de suite!" Plus tôt ce matin, il nous a fait visiter son école, cet ensemble de petites bâtisses pitoyables aux volets en fer à la place des fenêtres. Quand il pleut à Bandiagara, on ferme les volets et les enfants restent dans le noir, si bien que les cours s'arrêtent d'eux-mêmes. Heureusement, pendant ses études en Suisse, le directeur de l'école s'est lié d'amitié avec quelques généreux autochtones qui lui envoient chaque année du matériel scolaire et des vêtements d'occasion, sinon aucun élève n'aurait de cahier pour écrire et pas un instituteur n'aurait de pantalon à se mettre, car lorsque les vêtements arrivent, le corps enseignant a bien entendu, le premier choix.
A présent, Barou nous emmène au bâtiment où s'installera bientôt l'Inspection Générale de l'Education. Il franchit le portail, nous montre le gigantesque groupe électrogène dans la cour, nous précède dans les couloirs déserts et ouvre une à une les portes des pièces vides. C'est un projetr allemand. Le directeur a fait construire une villa dans le quartier millionnaire, mais il n'est jamais là - il est trop occupé à aller et venir entre le Mali et l'Allemagne. "Oh là là "dit Kar quand Barou ouvre la porte de la salle de conférences , où une grande table poussiéreuse attend les honorables participants, ces gens-là vont tous dépenser un paquet d'argent, ça va faire des jaloux! En riant sous cape, Kar et moi visitons cette usine de bonnes intentions, mais Barou a l'innocence de l'enfant qui vient de naître. N'est-ce pas un magnifique bâtiment? Toutes les pièces ont l'air conditionné...page 325

vendredi, novembre 16, 2007

DE l'ART D'ENNUYER EN RACONTANT SES VOYAGES (M. Debureaux)

"Les voyages, ça sert surtout à embêter les autres un fois revenu". Sacha Guitry
Chiant, qui comme Ulysse a fait un beau voyage. Car pour quelques bouches d'or aux récits merveilleux , combien de fâcheux et d'importuns...On ne voyage plus pour découvrir mais pour visiter.
Qu'est-ce qu'un voyageur? "Un homme qui s'en va chercher un bout de conversation au bout du monde" répond Jules Barbey d'Aurevilly. Dès 1890, un manuel britannique de bonnes manières met en garde le gentleman: "Si vous avez voyagé, ne l'étalez pas dans votre conversation à la première occasion. N'importe qui , avec de l'argent et du temps libre peut voyager" page 10
Les naifs accolent souvent au voyage la bienheureuse trinité "tolérance-curiosité-ouverture d'esprit". Jules Renard souligne que les voyageurs ont changé de place, non d'idées.page 11
Prolongez votre voyage en le racontant. Cette occasion de briller et de susciter infailliblement l'admiration de tous est aussi un formidable retour sur investissement dans le cas d'un périple coûteux. Egalement l'économie d'un billet d'avion pour votre auditoire. A chaque rencontre, une nouvelle chance de se mettre en valeur. Un nouveau retour. page 14
Pour vous montrer ouvert, interrogez aussi vos auditeurs sur leur petite vie grise pendant votre absence. page 14 ...N'attendez jamais qu'on vous questionne pour relater votre voyage.Il faut surprendre et provoquer la bonne occasion en dirigeant la conversation.
Tenez votre auditoire par la puissance du verbe: vous partez pour vous "emplir du monde", "appréhender l'âme d'un peuple" ou "apprivoiser l'Ailleurs". Concluez , qu'en définitive, même le voyage le plus lointain est toujours le plus court chemin vers son être essentiel. Son moi authentique. La terra incognito, c'est vous-même. page 17

jeudi, novembre 15, 2007

CHAGRIN D'ECOLE (Daniel Pennac)

"J'annonce à Bernard (son frère) que je songe à écrire un livre concernant l'école; non pas l'école qui change dans la société qui change comme a changé cette rivière, mais, au coeur de cet incessant bouleversement, sur ce qui ne change pas, justement , sur une permanence dont on n'entend jamais parler: la douleur partagée du cancre, des parents et des professeurs, l'interaction de ces chagrins d'école. page 21
"Tu te racontais des histoires, en somme".
Oui, c'est le propre des cancres, ils se racontent en boucle l'histoire de leur cancrerie: je suis nul, je n'y arriverai jamais, même pas la peine d'essayer, c'est foutu d'avance, je vous l'avais bien dit, l'école n'est pas faite pour moi...L'école leur paraît un lieu fermé dont ils s'interdisent l'entrée. page 24
La naissance de la délinquance, c'est l'investissement secret de toutes les facultés de l'intelligence dans la ruse. page37
J'ai toujours pensé que l'école, c'est d'abord les professeurs. Qui donc m'a sauvé de l'école , sinon quelques professeurs.page57
Nos "mauvais élèves"(élèves réputés sans devenir) ne viennent jamais seuls à l'école. C'est un oignon qui rentre en classe: quelques couches de chagrin, de peur, d'inquiétude, de rancoeur, de colères, d'envies inassouvies, de renoncement furieux, accumulées sur fond de passé honteux, de présent menaçant, de futur condamné. Regardez, les voilà qui arrivent, leur corps en devenir et leur famille dans leur sac à dos. Le cours ne peut vraiment commencer qu'une fois le fardeau posé à terre et l'oignon épluché. Difficile d'expliquer cela , mais un seul regard suffit souvent, une parole bienveillante, un mot d'adulte confiant, clair et stable, pour dissoudre ces chagrins, alléger ces esprits, les installer dans un présent rigoureusement indicatif. Naturellement le bienfait sera provisoire, l'oignon se recomposera à la sortie et sans sdoute, il faufra recommencer demain. Mais c'est cela, enseigner: c'est recommencer jusqu'à notre nécessaire disparition de professeur. Si nous échouons à installer nos élèves dans l'indicatif présent de notre cours, si notre savoir et le goût de son usage ne prennent pas sur ces garçons et ces filles, au sens botanique du verbe, leur existence tanguera sur les fondrières d'un manque indéfini. Bien sûr, nous n'aurons pas été les seuls à creuser ces galeries ou à ne pas avoir su les combler. page 70
L'avenir, c'est moi en pire, voilà en gros ce que je traduisais quand mes professeurs m'affiemaient que je ned eviendrais rien page 96
Puis vint mon premier sauveur.
Un professeur de français.
En troisième.
Qui me repéra pour ce que j'étais: un affabulateur sincère et joyeusement suicidaire.
Epaté, sans doute, par mon aptitude à fourbir des excuses toujours plus inventives pour mes leçons non apprises ou mes devoirs non faits, il décida de m'exonérer de dissertations pour me commander un roman. Un roman que je devais rédiger dans le trimestre, à raison d'un chapître par semaine. Sujet libre , mais prière de fournir mes livraisons sans faute d'orthographe," histoire d'élever le niveau de la critique.....Pour la première fois de ma scolarité, un professeur me donnait un statut; j'existais scolairement aux yeux de quelqu'un, comme un individu qui avait une ligne à suivre, et qui tenait le coup dans la durée. page 98
En lisant, je me suis physiquement installé dans un bonheur qui dure toujours.^page 100

lundi, novembre 05, 2007

LA FIN DU CHANT (Galsan Tschinag)

Plus il fouillait dans sa mémoire, moins il se comprenait lui-même. A chaque fois qu'une tranche de vie se détachait et lui revenait, il savait qu'il allait rencontrer un être terrible. Il lui était chaque jour plus insupportable d'affronter ce fantôme épouvantable: lui-même.Mais comment empêcher son esprit de se souvenir? page 32
C'est mieux ainsi, l'homme a besoin de présence humaine; la solitude a des dents, la vie à deux des lèvres. page 33
J'ai entendu parler d'un homme nommé Dsahaniwek, qui fut un grand baj. A l'entrée de sa yourte étaient suspendus des haillons que nul n'avait le droit d'ôter. Quand on lui demandait pourquoi, il répondait: ces haillons , je les ai portés autrefois et tant qu'ils pendent sous mes yeux, je n'oublie pas celui que j'ai un jour été. page 56

samedi, novembre 03, 2007

QUELQUE PART DANS LE MONDE (Claude Michelet)

Il faut répondre aux opérations identiques que Gaumont est en train de mener en s'installant un peu partout. Oui, le cinéma est en passe de révolutionner la communication et c'est bien la preuve que tous ceux qui n'ont pas cru en son avenir se sont trompés.L'amusant , c'est que ce sont toujours les mêmes qui ricanent et ne croient pas en l'avenir de ces engins plus lourds que l'air. page 233
Vous vous réveillerez un matin avec la nostalgie de la France; vous manqueront son mode de vie, ses paysages, ses villes, son parfum. Et cette mélancolie ne vous quittera plus et vous n'aurez de cesse de rejoindre la mère patrie. Pas plus pour vous y installer, vous n'avez pas l'âge d'être rentier , mais juste pour constater qu'elle est toujours semblable à elle-même, et tellement belle! Vous pouvez me croire, moi qui ai refait toute ma vie en Amérique et que, sans doute, y resterai pour l'éternité, je me suis langui de Paris, ma ville natale, la plus belle du monde et de très loin! J'ai mis des années avant de pouvoir m'offrir le voyage, mais il était devenu mon but. Et maintenant, je suis toujours heureux d'y revenir, d'y retrouver tout le charme, de m'y promener, d'y flâner. page251

jeudi, novembre 01, 2007

PROVERBES AFRICAINS

J'ai copié ces proverbes africains à La Villette. Au début octobre 2007, j'y ai visité une exposition:" Quand l'Afrique s'éveillera" faite par Science Actualités.

Quand les éléphants se battent, c'est l'herbe qui souffre.

Nous, les Africains, on tue le temps, vous les Européens, c'est le temps qui vous tue.

L'ombre du pygmée est plus grande au soleil couchant.

L'herbe ne pousse jamais sur la route où tout le monde passe.

Le chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut emprunter deux chemins à la fois.

Ne repousse pas du pied la piroque qui t'a déposé sur la berge.

Aussi longtemps que les lions n'auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur.

On ne peut pas peindre du blanc sur du blanc , du noir sur du noir.

La nuit dure longtemps. Mais le jour finit par arriver.

Si tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d'où tu viens.

Un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayure

samedi, octobre 27, 2007

D'UN PAS TRANQUILLE (Anne Bragance)

...Il s'aperçut que , si quelqu'un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l'en décharger si légèrement que ce soit; il s'aperçoit que si quelqu'un souffre, autrui ne souffre pas pour autant, même si son amour est grand, et c'est cela qui fait la solitude de la vie.
Dino Buzzati (Le désert des Tartares) préface
Je suis pleine de mots, pleine à ras bord. Pourtant, aucun mot, jamais, n'a franchi mes lèvres. (elle est muette). Si l'on veut comprendre, il faut imaginer un coffre-fort dont nul ne connaîtrait la combinaison, une forteresse d 'acier blindé impossible à ouvrir ou à forcer. Je me tiens dans ce bastion de silence, depuis ma naissance, il y a un peu plus de trente ans, sans songer à me plaindre. Le fait d'être muette ne constitue pas pour moi, une gêne véritable, encore moins ce que les autres qualifient de handicap. page 17
Ma main droite me tient lieu de voix, elle forme les mots avec une remarquable dextérité, à toute vitesse; c'est grâce à elle que je peux mener ces dialogues bancals qui me permettent de communique avec mes interlocuteurs...C'est étrange, quand on y pense: moi qui n'ai jamais proféré une seule syllabe de ma vie, je travaille avec les mots, ils sont tout mon univers puisque je suis traductrice. Les mots, je les ballotte d'une langue à l'autre, je les tripote, je les pelote jusqu'à leur faire exprimer tout leur sens et le son le plus juste.page20
Peut-être, on a le droit de rêver, on peut toujours rêver quand il ne reste que les rêves.page 77
L'excès de bonheur rend indiscret, rend imprudent. page 118
Judith Marshall ne s'est jamis mariée, elle n'a pas eu d'enfants, telle était sa volonté. Elle ne considère pas le mariage comme une situation enviable, et moins encore, comme une nécessité. Elle voyait la vie, elle voit la vie toujours comme un fleuve -certes la métaphore pèche par son manque d'originalité, mais elle a le mérite d'être simple, juste et pertinente; pour cette raison, elle lui convient et elle y tient. Judith Marshall est une femme qui aime par dessus tout la pertinence et la simplicité. Dans ce fleuve, on est jeté dès la naissance et dès lors, tant bien que mal, il faut y barboter, en suivre les méandres. Il arrive que l'on soit malmené par le courant, drosser contre des rochers, on y boit la tasse plus souvent qu'à son tour, on y suffoque, mais on ne peut rien faire, sinon continuer...Mais il y a aussi des pépites d'or, Judith en a trouvé deux, elles ont pour nom Clara et Nicolas. Ils constituent son inestimable trésor, celui dont nul n'a jamais pu la dépouiller. page 168
Ce qui s'exprime entre deux êtres n'est jamais que l'infime partie , la partie accessible de ce formidable iceberg que chacun porte en soi.page 174

jeudi, octobre 04, 2007

LA FILLE AUX CISEAUX (Jorge Franco-Ramos)

A l'heure du bilan, il n'y avait plus qu'une seule histoire, celle de Rosario tentant en vain de gagner sa vie.
"Gagner quoi?" me demanda une fois Emilio qui n'y connaissait pas grand-chose.
Simplement gagner sur la vie, la faire plier, la tenir à ses pieds, comme un combattant humilié ou au moins se payer d 'illusions, comme nous le faisons, nous tous qui croyons résoudre le problème avec une profession, une épouse, une maison sûre et des enfants. page 33
"Marie-toi avec moi, Rosario, lui proposa Emilio.
-Tu es con ou quoi? lui répondit-elle.
-Pourquoi? Qu'est-ce-qu'il y a de bizarre? Puisque nous nous aimons.
-Et quel rapport entre l'amour et le mariage?
Elle avait vu ce qui clochait dans cette association que tout le monde fait entre amour et mariage. page 49
La famille d 'Emilio appartient à l'aristocratie créole, tares et arbres généalogiques compris. Ils font partie de ceux qui ne font jamais la queue parce qu'ils estiment qu'ils ne le méritent pas, qui ne paient personne car ils croient que leur nom de famille leur vaut crédit, qui parlent anglais parce qu'ils pensent que c'est plus chic et qui préfèrent les Etats -Unis à leur pays. Emilio a toujours tenté de se révolter contre ce schéma. page 50
De la fenêtre de l'hôpital, Medellin ressemble à une crèche. De petites lumières incrustées dans les montagnes scintillent comme des étoiles.Les immeubles éclairés lui donnent l'allure de grand bazar cosmopolitain, un air de grandeur qui nous fait penser que nous avons vaincu le sous-développement. Le métro la traverse en son milieu, et la première fois que nous le vîmes circuler, nous crûmes que nous avions enfin cessé d'être pauvres. page 40
-Tu n'as pas peur de la mort, Rosario? lui demandai-je.
-De la mienne, non, de celle des autres, si. Et toi?
- Moi, j'ai peur de tout Rosario.
Je n'ai pas su si elle faisait allusion à la mort de ses victimes ou à celle des êtres qui lui étaient chers. page 71

samedi, septembre 22, 2007

UNE PASSION INDIENNE (Javier Moro)

(C'est l'arrivée à Bombay, Anita, Mme Dijon et Lola vont prendre le train) (histoire vraie au début du xxè)
Les wagons sont bondés. les gens s'agrippent désespérement aux fenêtres et aux portes pour ne pas rester à terre. Ils emportent même des poules et des chèvres dans leurs bras. Les hommes grimpent aux couchettes supérieures et s'efforcent de trouver un endroit pour s'asseoir, formant de gigantesques grappes humaines. Les cris sont assourdissants, mais il n'y a pas d'animosité, seulement de la cohue et dela joie.
Les Blancs voyagent dans des wagons aussi confortables que ceux des plus grands express européens, de l'intérieur, on entend à peine le brouhaha qui règne de l'autre côté des stores vénitiens.
Puis, il y a les wagons des rajahs, le comble du luxe, réservés seulement à leurs propriétaires. Le train spécial du Kapurthala, peint en bleu et portant l'écusson du règne, attend sur une voie pour prendre ses passagers. Le wagon est entièrement à la disposition des trois femmes, avec de grands lits, des salles de bains et une douche, ainsi qu'un petit salon qui sert de salle à manger. Les murs sont en acajou, les lampes en bronze, la porcelaine anglaise et l'ensemble est tapissé de velours bleu et argent. page 59, 60
Les Anglais ont pu unifier le sous-continent grâce à une politique habile d'alliances et au miracle d'une invention moderne: le chemin de fer. Dans les gares importantes, le chef est habituellement un Anglais qui porte l'uniforme de son pays et qui, à grands coups de sifflet, donne ordre aux convois de circuler ou de s 'arrêter. page 60
La femme européenne incarnait le mystère, l'émotion et le plaisir qu'offrait l'Occident, un nouveau monde que les princes désiraient s'approprier. En outre, la provocation que représentait le fait de séduire une femme blanche était une métaphore des relations ambivalentes- mélange d 'admiration et de rejet- entretenues avec le pouvoir britannique. Cela faisait partie de la conception indienne de l'amour romantique, où des amants sont capables de défier la barrière des castes et des religions pour satisfaire la passion. Qui plus est, la femme blanche a sa place dans le Kama-Sutra. La maîtresse doit venir de loin, d'un autre règne, ou au moins, d'une autre ville. Cette conception particulière de l'amour distingue la femme-mère , celle qu'on épouse, de la femme-maîtresse, celle avec qui on s'amuse et avec qui l' on jouit des rapports sexuels...Dans la mythologie indienne, donner du plaisir sexuel élève, tandis que mettre au monde les enfants, même si on les considère purs et sacrés, souille la femme qui doit ensuite se soumettre à des purifications. page 154
Les Anglais étaient déconcertés et furieux..Cette passion pour les femmes blanches troublait l'ordre social. L'union entre Européennes et princes indiens impliquait une égalité physique et émotionnelle qui mettait en doute la hiérarchie raciale et sociale de l'empire. Or, cette hiérarchie était le reflet du système de castes, où chacun connaît sa place et où nul ne la remet en question.page 156
Dans le temple d'Or, les prêtres (silks) donnent à l'enfant le prénom d'Ajit suivi du nom Singh, qu'il partage avec ses six millions de coreligionnaires. La cérémonie , très simple, consiste à faire boire aux assistants, dans une coupe de métal, de l'eau mélangée à du sucre par un sabre à double bord. Ce mélange de douceur et d'acier dont on verse une goutte aussi sur les lèvres de l'enfant est appelé "amrit" "nectar de vie". En même temps,un prêtre entonne les versets du baptême: "Tu es le fils de Nanak, fils du Créateur, l'élu, etc...Tu aimearas sans dictinction de castes, ni de croyances. Tu n'adoreras ni la pierre, ni les tombes, ni les idoles....page 184
Ce sont les premières gouttes si grosses qu'elles font un bruit sourd en s'écrasant. Tout à coup, un éclair secoue la villa, réveille l'enfant et fait trembler violemment toutes les tuiles. "La mousson est arrivée"! entend-elle. La première pluie est d'une exceptionnelle intensité. Le bruit de l'eau sur le toit est assourdissant. Au bout d'un instant, un vent léger traverse le rideau d'eau chaude, apportant une caresse de fraîcheur. Anita et Lola se précipitent dans le jardin. Le rajah est sorti également et se trouve devant la fontaine de l'entrée, les bras en croix, le turban dégoulinant. Il reste là à se faire tremper, en riant au ciel qui se vide. Derrière la maison, les domestiques participent à cette fête, sautent et chantent comme des enfants. Comme s'il n'y avait plus de castes, ni de différences entre maîtres et domestiques, entre riches et pauvres, entre sikhs et chrétiens. Comme si soudain, les hommes, abattus depuis des jours, revenaient à la vie. Même les palmiers en tremblent d'émotion. L'explosion de joie traverse les campagnes et les villes du Penjab. Dans les casernes, les soldats, après avoir été si longtemps paralysés, se mettent à danser eux aussi, tous nus et trempés.page 195
Devant une foule d'étudiants, de notables, , de maharajahs et de marahanis, tous vêtus de costumes fastueux, Gandhi fait son apparition habillé d'un pagne en coton blanc..."Il n'y aura pas de salut pour l'Inde tant que vous n'ôterez pas ces bijoux et que vous ne les remettrez aux pauvres..."
.Une partie de l'audience s'indigne. Sur fond de murmure général de désapprobation, résonne la voix dun étudiant: "Ecoutez-le, écoutez-le." Mais les princes trouvent qu'ils en ont suffismment et abandonnent la salle. "Il ne peut y avoir d'esprit d'indépendance si on vole aux paysans le fruit de leur travail.. Quel pays peut-on construire de cette façon?
-Taisez-vous! crie une voix.
-Notre salut viendra des paysans. Il ne viendra pas ni des avocats, ni des médecins, ni des riches propriétaires-Je vous en prie , arrêtez! supplie l'organisatrice de l'événement, l'Anglaise, Annie Besant.
-Continuez! crie-t-on ailleurs.
-Assieds-toi et tais-to Gandhi, s'exclament d'autres.Page 347
Gandhi ne cesse de s'élever contre la pauvreté du pays; il a lancé un slogan qui peut marquer la fin d'une époque: " Pas de coopération ". Ses appels au boycott de tout ce qui est britannique - collèges, tribunaux, honneurs -, trouvent un écho toujours plus grand parmi la population. page 377

mardi, septembre 18, 2007

PARTIR (Tahar Ben Jelloun)

Quitter le pays. c'était une obsession, une sorte de folie qui le travaillait jour et nuit. Comment s'en sortir? comment en finir avec l'humiliation? partir, quitter cette terre qui ne veut plus de ses enfants, tourner le dos à un pays si beau et revenir un jour, fier et peut-être riche, partir pour sauver sa peau, même en risquant de la perdre...page 23
Cher pays, aujourd'hui est un grand jour pour moi, j'ai la possibilité, la chance de m'en aller, de te quitter, de ne plus respirer ton air, de ne plus subir les vexations et humiliations de ta police, je pars, le coeur ouvert, le regard fixé sur l'horizon, fixé sur l'avenir; je ne sais pas encore exactement ce que je vais faire, tout ce que je sais, c'est que je suis prêt à changer, prêt à vivre libre, à être utile, à entreprendre des choses qui feront de moi un homme debout, un homme qui n'a plus peur, qui n'attend pas que sa soeur lui file quelques billets pour sortir, acheter des cigarettes, un homme qui n'aura plus affaire à Al Afia, le truand, le salaud qui trafique et corrompt. page 73
Et puis, il s'arrêta d'un coup et se dit à voix basse:"et la langue? Quelle langue parlons-nous avec nos enfants?Ah, la langue arabe dialectale, elle est si poétique dans le pays et si étrangère ici. Nous parlons un mauvais arabe truffé de mots français!"
Il arriva à la conclusion que l'islam était la culture dont les immigrés comme lui, avaient besoin; Il entreprit donc, avec difficulté, de faire admttre aux élus de la municipalité, la nécessité de construire une mosquée.page 92
Que veux-tu faire plus tard? (Malika la jeune voisine d'Azel)
-Partir.
-Partir, ce n'est pas un métier!
-Une fois partie, j'aurai un métier.
-Partir où?
-Partir n'importe où, en face par exemple.
-En Espagne?-Oui, en Espagne, França, j'y habite déjà en rêve.
-Et tu t'y sens bien?
-Cela dépend des nuits.
-C'est-à-dire?
-En fait, ça dépend des nuages, pour moi, ce sont des tapis sur lesquels je voyage de nuit, il m'arrive de tomber et là, je me réveille avec une petite bosse sur le front.
-Quelle rêveuse!
-Pas seulement. j'ai des idées, des projets et puis, tu verras, j'y arriverai.
Azel lui offrit une pomme et la raccompagna chez elle. Il était étonné et ému par l'incroyable détermination de cette gamine. page 98
Partir, partir! Partir n'importe comment, à n'importe quel prix, se noyer, flotter sur l'eau, le ventre gonflé, le visage mangé par le sel, les yeux perdus... Partir! C'est tout ce que vous avez trouvé comme solution. Regardez la mer: elle est belle dans sa robe étincelante, avec ses parfums subtils, mais la mer vous avale puis vous rejette en morceaux...page 148
Quand je me rappelle ma vie là-bas, dans le bled, je ne suis pas mécontent d'être ici, même si ce n'est pas le paradis, au pays, faudrait plus qu'on se raconte des bobards du genre: l'Espagne, c'est le rêve, le paradis sur terre, l'argent facile, les filles qui tombent, la sécurité sociale, etc... etc... mais je crois qu'au fond, les gens savent la vérité, ils regardent la télé, ils voient bien comment nous sommes reçus ici, ils voient bien que ce n'est pas le paradis, mais au fait où se trouve le paradis sur cette terre? Tu sais toi? Moi, je sais. c'est lorsque je me retrouve dans mon lit, seul , que je fume un joint, et que je pense à ce que je serais devenu si j'étais encore au bled, et puis, je bois encore un verre ou deux et je me laisse emporter par le sommeil, content, paisible, heureux, pas trop exigeant, je dors et je fais plein de rêves en couleurs, en arabe, en espagnol, avec des poissons bigarrés qui dansent dans ma tête, et une musique jouée par la plus belle des femmes, ma mère.page 159
Miguel découvrit soudain qu'il y avait quelque chose de terrifiant dans la solitude de l'immigration, une sorte de descente dans un gouffre, un tunnel de ténèbres qui déformait le réel...L'exil était le révélateur de la complexité du malheur. Miguel prit brusquement conscience de l'urgence qu'il y avait à renvoyer Azel et Kenza au Maroc. Leur retour était certainement la seule chose qui leur permettrait de retrouver leurs repères et de guérir. page 243

vendredi, septembre 14, 2007

ELDORADO ( Laurent Gaudé )

Lorsque les marins italiens montèrent à bord, munis de puissantes torches dont ils balayaient le pont, ils furent face à un amas d'hommes et de femmes en péril, déshydratés, épuisés par le froid, la faim et les embruns. Il (le commandant Piracci) se souvenait encore de cette forêt de têtes immobiles. Les rescapés ne marquèrent aucune joie, aucune peur, aucun soulagement. Il n'y avait que le silence, entrecoupé parfois par le bruit de cordes qui dansaient au rythme du roulis. La misère était là, face à lui.. Il se souvenait d'avoir essayé de les compter ou du moins de prendre la mesure de leur nombre, mais il n'y parvint pas. Il y en avait partout. Tous tournés vers lui. Avec ce même regard qui semblait dire qu'ils avaient déjà traversé trop de cauchemars pour pouvoir être sauvés tout à fait. Ils firent monter à bord chacun d'entre eux.Cela prit du temps. Il fallait les aider à se lever. A marcher. Certains étaient trop faibles. et nécessitaient qu'on les porte.Une fois à bord, ils distribuèrent des couvertures et des boissons chaudes. Ce jour-là, ils les sauvèrent d'une mort lente et certaine. Mais ces hommes et ces femmes étaient allés trop loin dans le dégoût et l'épuisement. Il n'y avait rien à fêter. Pas même leur sauvetage. Ils étaient au-delà de ça. page 15
Après un long temps de silence, elle avait fini par lâcher la rambarde. D'elle-même. S'il l'avait forcée, elle se serait accrochée. Ou peut-être même, elle se serait jetée par dessus bord, il en était certain. Elle avait lâchée prise parce qu'il lui avait laissé le temps de le faire. Il l'escorta jusqu'à la frégate. Et, à sa grande surprise, elle marcha seule, sans qu'il ait besoin de la soutenir. Il ne la toucha pas. Il ne lui jeta même pas une couverture sur les épaules comme il l'avait fait pour les autres. Quelque chose en elle l'interdisait. Une sorte de noblesse racée qui tenait éloignée d'elle la pitié. page 18.
Je contemple mon frère qui regarde la place.. Le soleil se couche doucement. J'ai 25 ans.Le reste de ma vie va se dérouler dans un lieu dont je ne sais rien, que je ne connais pas et que je ne choisirai peut-être même pas. Nous allons laisser derrière nous la tombe de nos ancêtres. Nous allons laisser notre nom, ce beau nom qui fait que nous sommes ici des gens que l'on respecte. Parce que le quartier connaît l'histoire de notre famille. Il est encore, dans les rues d'ici, des vieillards qui connurent nos grands-parents. Nous laisserons ce nom, ici, accroché aux branches comme un vêtement d'enfant abandonné que personne vient réclamer. Là où nous irons, nous ne serons rien. Des pauvres. Sans argent. Sans histoire. Page 46
Je regarde mon frère qui contemple la place et je sais qu'il pense à tout cela. Nous buvons notre thé avec une lenteur peureuse. Lorsque les verres seront vides, il faudra se lever, payer, et saluer les amis, sans rien dire. les saluer comme si nous allions les revoir dans la soirée. Aucun de nous deux n'a encore la force de faire cela. Alors, nous buvons nos thés comme de chats laperaient de l'eau sucrée. Nous sommes là. Encore pour quelques minutes. Nous sommes là. Et bientôt plus jamais. page 46
Le + dur, a-t-il dit, ce n'est pas nous. Nous pourrons toujours nous dire que nous l'avons voulu. Nous aurons toujours en mémoire ce que nous avons laissé derrière nous. Le soleil des jours heureux nous réchauffera le sang et le souvenir de l' horreur écartera de nous les regrets. Mais nos enfants, tu as raison, nos enfants n'auront pas ces armes. Alors, oui, il faut espérer que nos petits-enfants seront des lions au regard décidé. page 51
A cet instant précis, il n'y avait plus de bâtiment de la marine militaire et de mission d'interception. Il n'y avait + d'Italie ou de Libye . Il y avait un bateau qui en cherchait un autre. Des hommes partaient sauver d 'autres hommes, par une sorte de fraternité sourde. Parce qu'on ne laisse pas la mer manger les bateaux. On ne laisse pas les vagues se refermer sur des vies sans tenter de les retrouver. Bien sûr, les lois reviendraient et Salvatore Piracci serait le premier à réendosser son uniforme. mais , à cet instant précis, il cherchait dans la nuit ces barques pour les soustraire aux mâchoires de la nature et rien d'autre ne comptait. Alors, il murmura à son second:
-Ceux-là, nom de Dieu, on va les retrouver.
Et le jeune homme tressaillit de la volonté qui émanait de sa voix. page 73
Le commandant était maintenant trempé. Cela faisait plus d'une heure qu'ils avançaient dans la nuit. Cela ne servait plus à rien. Il le savait. Ils ne trouveraient plus personne. Salvatore Piracci pensa aux hommes qui étaient sur les trois barques manquantes. Au désespoir des derniers instants, lorsque l'embarcation chavire et qu'il n'y a personne pour voir la vie se débattre une dernière fois. page 84
Je pense à lui. (son frère). Et je me jure de continuer coûte que coûte. Je vais réussir. c'est la seule solution. Jamal a tort quand il parle de son agonie programmée. Il a tort lorsqu'il s'imagine sans argent, reclus comme un lépreux. Je vais passer en Europe et je vais travailler comme un damné. Si les choses vont telles qu'on les dit, je ne tarderai pas à accumuler un peu d'argent.j J'enverrai tout là-bas. Le plus vite possible. Il faut que l'argent afflue vers mon frère. Que Soleiman(lui) peut se priver de tout pour être à ses côtés. Je travaillerai comme un chien, oui. Cela n'a aucune importance. Je suis jeune. Il pourra s'acheter ses médicaments. La lutte a commencé. C'est une course et je dois être efficace et rapide. A peine le pied en Europe, je chercherai du travail. N'importe quoi. Jamal a tort. Nous sommes deux. Et je ne l'oublie pas. page 126
Les passeurs en me prenant tout ce que j'avais , sans le savoir, me condamnent au voyage.Il n'est plus possible de rebrousser chemin. Pas comme cela. pas piteux et misérable. Je n'ai plus rien. Mais je n'ai plus d'autres solutions que de continuer. Je ne montrerai mon échec à personne. Je vais en préserver ceux que j'aime. page 133
Le commandant Piracci sourit.Puis, il se leva. Il s'approcha du vieil homme et l'enlaça. Lorsque leurs deux têtes furent côte à côte, il lui murmura à l'oreille: "Prends bien soin de toi". Le vieil homme voulut répondre par une dernière recommandation mais il ne le put pas. Les larmes lui montaient aux yeux. Il lui serra le bras avec chaleur et le laissa sortir.....Alors Angelo recommanda son ami au ciel en se disant que les hommes n'étaient décidément beaux que par des décisions qu'ils prennent. page 141
Salvatore Piracci entreprit de répondre à tous comme cela lui semblait juste. Il décida d'être dur. Il parla de la misère des riches. De la vie d'esclave qui attendait la plupart de ceux qui tentaient le voyage. Il parlait de l'écoeurement devant ces magasins immenses où tout peut s'acheter mais où rien n'est nécessaire. Il parla de l'argent et de son règne.
Les hommes l'écoutèrent d'abord avec surprise, puis avec mauvaise humeur. Il entendit des injonctions lancées dans des langues qu'il ne comprenait pas. Etaient-ce des insultes? ou des exhortations à se taire? Petit à petit, les questions se tarirent. Les visages redevinrent durs. Personne ne voulait plus l'entendre parler...Il voyait dans leurs regards qu'ils ne croyaient pas et que ce qu'il avait dit ne les empêcherait pas de continuer à caresser leur rêve d'Europe avec délices. page 204

lundi, septembre 10, 2007

LES DAMES DE NAGE (Bernard Giraudeau)

J'ai gardé de l'enfance, et d'Amélie, ils sont liés, l'amour de l'inconu à défricher, avec la peur au ventre comme une jouisance. Ce n'est pas l'amour de l'exotisme come dit Le Clézio, les enfants n'ont pas ce vice. Non, c'est le bonheur immédiat, sensuel, d'une ruelle de village africain, ou andin, c'est de respirer des parfums étranges et parfois reconnus, humer comme l'étalon, les vastes plaines, attaquer les pentes montagneuses sous les nuées, c'est la menthe sauvage au petit matin, le thym écrasé, l'herbe fraîche à peine fauchée. J'ai gardé ce plaisir à rejoindre aux premières lueurs les landes fumeuses, les bords de mer encore mauves abandonnés par les hordes humaines. J'aime les silhouettes des arbres, l'élégance des ramures au milieu des prairies, les ombres sur les dunes sahariennes, les villages flottants sur les lacs cambodgiens. Je donnerais toutes les suites du Carlton pour un bivouac et un feu de bois sec, pour de l'eau fraîche au creux des mains à faire ruisseler sur le torse nu, pour les frissons de bonheur aux premières lueurs. Rien n'effacera sur les bancs de l'école l'attente rêveuse du dimanche à venir avec la promesse d'une immersion dans les feuillages d'automne ou celle de se droguer aux premières odeurs, retrouver les copains aux foulards bleus pour tailler des bois verts et allumer des écorces. page 17
Filmer, voilà ce que j'ai voulu faire, pour piller, pour ne rien perdre, pour retenir l'enfance, pour garder quelque chose du regard des hommes et de l'instant...Croire que je pouvais figer le moment, retenir l'authenticité d'un visage, d'un acte était dérisoire même si parfois j'avais tissé de belles histoires, mais elles n'étaient que des histoires , des contes, des esquisses de vie. Je n'avais pris que des papillons qui perdaient leur pollen dans les mailles du filet en attendant l'épingle du collectionneur. J'épinglais des instants. J'ai aimé faire cela mais je n'ai regardé le monde que dans l'étroite fenêtre de mon appareil. J'ai aimé tricher avec le vécu, j'ai inventé, recousu, sculpté autrement la réalité proposée. J'ai occulté une part de l' essentiel. J'ai filmé l'instant sans le vivre jamais. J'avais peur de le perdre....J'avais voyagé trop vite, dévoré le monde avec voracité, avec la peur de ne jamais den'avoir jamais le temps. Le temps de quoi? Là où je suis, j'ai le temps, je l'ai pris et je le laisse filer à son rythme à lui, tardivement, je l'admets, mais il m'a fallu tout ce temps. page 22
Elle avait une larme accrochée à sa joue, un bijou de deuil qui restait suspendu et que Michel aurait voulu boire. page 33
Il s'était assis là à regarder des heures au-delà du fleuve, avec des épines d'acacia dans la poitrine. Il avait fini son voyage, épuisé par l'impossible. Il disait que le danger était la précipitation, comme le bonheur. Un bonheur précipité est un bonheur gâché. Il ne faut pas anticiper le destin., au risque de le décevoir. Le danger est dans la boulimie, la soif du connaître. Il faut laisser le voyage à l'étonnement et il n'avait pas su. Michel avait dû faire le bilan de sa vie, de ses instants de bonheur fragile, ses passions, ses lâchetés surtout qui l'avaient écarté de la possibilité d'un bel amour. page 44
"Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir" disait René Char. Peut-être que je m'obstine, moi, à fabriquer des souvenirs pour que cette vie ne s'achève pas. Elle n'est qu'une succession de souvenirs édifiée avec les erreurs, écrite en pleins et déliés avec des fautes et des ratures. Les hommes s'écrivent. Ils écrivent leur histoire. page 102
Diego, Michel et moi avions appris avec elle que "la jalousie est un défaut généré par le désir de possession et un ego en érection. Le coeur, c'est comme le sexe, ça gonfle et ça défaille. La jalousie, c'est la peur de l'exclusion, le symptôme délirant de l'abandon. Un homme jaloux n'est pas amoureux, il est seulement jaloux."page 127
Michel allait et venait pour des emplois à durée très déterminée. Il s'échappait des bras de Jo et de notre amitié.
Il avait peur de sombrer dans une vie attendue, je veux dire empruntée aux acquis, avec un bonheur formaté, des habitudes, une sécurité en intraveineuse. Des conneries d'homme avait dit Jo. page 129
Elle disait qu'elle m'aimait. Moi aussi. Mais je me suis aperçu que dans l'amour, elle se recevait elle-même. Je sentais cela, cette fusion indépendante, ce mariage solitaire avec sa jouissance à elle. Même son regard se perdait en elle. Elle aurait pu en aimer un autre à ce moment-là, mais elle ne le savait pas. Elle n'avait pas appris peut-être, ou trop souvent seule. On n'apprend pas l'amour seul. Il faut être deux pour être un dans l'oubli du monde, de soi pour l'autre, et se fondre dans la lumière, sans ombre. page 156
Il faur être comme l'arbre à papillons, prêt à accueillir le bonheur, et tu verras, il viendra sur ton épaule. C'est un jour de grande fatigue , en fermant les yeux, que je l'ai vu. page 250

lundi, septembre 03, 2007

DANS LA NUIT MOZAMBIQUE (Laurent Gaudé)

"Cette nuit-là, il fallait du sang. A moins qu'au fond, ce ne soit le contraire. A moins, oui, que nous n'ayons jamais été aussi proches de nous-mêmes que cette nuit-là, accepter pour un temps les grondements de notre être comme seul souverain." (un nègre a été décapité parce s'il s'était échappé du bateau) page 28
Est-ce qu'ils se souviennent d'Ella? de ses dernières larmes de joie? Je voudrais demander à la vie d'épargner Maria et Dimitri. Qu'ils n'aient pas vieilli. Qu'eux restent comme ils furent, ivres et fous de joie. Qu'ils continuent de danser dans la sueur et les cris. Qu'ils dansent de toutes leurs forces. Cela leur allait si bien. Que la vie n'ait pas tout défait. Qu'ils ne se soient pas tassés, eux aussi, le dos voûté, répétant les mêmes phrases, attendant de mourir. Je voudrais que Maria et Dimitri dansent encore avec toi....Faites qu'ils ne meurent pas. c'est trop triste. Qu'ils soient jeunes encore, qu'aucune ride ne leur ait flétri le visage, qu'ils soient toujours comme durant cette nuit de noces, faites qu'ils dansent encore pour nous qui sommes morts, pour nous qui avons tant pleuré, faites qu'ils dansent, je ne demande que cela. page 72
Je suis le dernier. Tous ceux à qui je pense, tous ceux qui peuplent ma mémoire, tous ces noms que je connais, qui me rappellent un visage, sont des noms de disparus. Je suis un vieux drogué. La longue pipe de ma mémoire, sur laquelle je tire de longues bouffées de passé, emplit mon âme de visages morts et de sourires blessés. Tu règnes au milieu d'eux tous, Ella. Vous m'avez tous abandonné. Je suis le seul en vie. Le dernier à tenir. C'est horrible de solitude. Plus personne qui se souvienne. Personne à qui je puisse dire ton nom. Vous êtes tous partis. Je pense parfois que j'aurais mieux fait de mourir avec toi. J'aurais évité trente ans d'oubli et de vieillesse. Si j'étais mort avec toi, nous aurions presque pu dire que nous avions vécu heureux. Ta vie fut trop courte et la mienne trop étirée. J'aurais pu abréger cette attente mais je n' ai pas eu la force. J'aime la vie , même seul, même comme ça. Lorsque je serai mort, c'est vous tous qui, une seconde fois, disparaîtrez. Je vous repasse un à un dans mon esprit. Il n'y aura bientôt plus personne pour se souvenir de nous, pour savoir combien nous étions fiers et ambitieux, comme le monde était léger entre nos doigts d'enfant. page 77
"Des nègres assoiffés de sang". Voilà ce que nous étions. Moi, oui, ces noms me convenaient. Mais eux, mes hommes, mes frères, eux, non. Ils se battaient avec plus de beauté que moi. Ils n'avaient pas les yeux ravagés que j'ai et la laideur sèche des tueurs. Leurs esprits ne s'étaient pas brûlés au contact de la Grande Guerre. Pour eux, le geste restait net: ils se battaient pour leur terre et leur liberté. Ils m'avaient accepté à leurs côtés parce que je leur servais. Je savais mener une attaque et je terrifiais les Français. Ils m'ont utilisé et ils ont bien fait.Et lorsqu'ils se sont rendus compte-comme je l'avais fait avant eux-qu'il n'y avait rien d'autre que la défaite et qu'il fallait mieux pactiser, ils se sont débarrassés de moi. Il n'y avait rien d'autre à faire. Asphyxiés.Nous étions axphyxiés. page 109
Je suis le Colonel Barnaque. Ma pirogue crache le feu. La guerre descend le fleuve et partout les hommes me chassent. Je ne suis plus de ce temps. J'entends les oiseaux me le dire à mes oreilles. J'entends les serpents d'eau le siffler autour de moi. Je suis bien. La fièvre me tient compagnie. Je n'ai plus de force mais je n'en ai pas besoin. Il ne me reste rien à faire que mourir. La liqueur me tue. Il fait chaud. Je repense à la femme là-bas, qui disait mon nom:"Quentin? Tu es là?" Je repense à son visage de campagne paisible. c'était une autre vie. L'eau entre dans la pirogue. Je la sens qui me baigne les pieds. Je suis avec mes armes. Je ne pleure pas sur ma vie , je pleure sur les vies que j'aurais pu mener et qui ont été ensevelies. page 113
Pendant longtemps, ils ne dirent plus rien. Ils avaient le regard vide. Les mêmes images emplissaient leur esprit. La même voix résonnait dans leur mémoire. Le Mozambique était là, tout autour d'eux, à nouveau. Ils le laissaient renaître. C'était comme d'inviter leurs deux amis disparus à s'installer à leur table. Ils se turent pour ne pas briser cet instant de partage où les odeurs des repas d'autrefois emplissaient à nouveau la salle. Ils furent heureux de ce silence, plein de la chaleur réconfortante du passé. page 122
Pourquoi est-ce-que le coeur de l'homme ne peut accueillir en son sein deux sentiments contra dictoires et les laisser vivre ensemble?...Pourquoi l'homme est-il incapable de cela? La vie en est bien capable, elle. Elle nous chahute sans cesse, nous projette du bonheur au malheur sans logique, sans ménagement. Je rêve d'un homme capable d'assumer cette folie.Pleurer les jours de joie et rire en pleine douleur. page 128

"Que reste-t-il de tout cela, Fernando? demanda soudain Aniceto de Medeiros.
L'amiral avait l'air triste tout à coup, d'une tristesse épaisse qui vous pèse sur le visage.
-De quoi? demanda Fernando qui n'avait pas compris.
-De nos heures passées ici. Des histoires que nous nous sommes racontées les uns les autres. De nos réunions, des plats partagés, des cigarettes fumées et des histoires dites et écoutées ...Tous ces instants passés chez toi, à quatre, qu'en restera-t-il? Je suis revenu ici parce que je me suis rendu compte ce matin que cela me manquait. Tout au long du chemin, j'ai repensé à nous. Cela te fera peut-être rire, Fernando, mais ces instants-là sont parmi les plus chers de ma vie. Ce ne sont pas les seuls, bien sûr, mais si ,on devait dire qui je fus, il me semblerait impossible de ne pas raconter ces repas. Est-ce-que tu comprends cela? Fernando acquiesça. page 145
A l'instant où Fernando avait déplié les nappes, cela lui avait semblé ridicule: un désir de conserver ce qui ne peut l'être. Mais maintenant, il se penchait sur ces nappes, il les parcourait du regard, du doigt et l'émotion le gagnait. C'était une sorte de cartographie de leur amitié qu'il avait sous les yeux. Les taches de vin. La position des assiettes. On pouvait imaginer qui était assis à quelle place. Il revoyait les gestes des mains au-dessus de ces nappes. Un verre qui se renverse et qui interrompt, pour un temps, le récit. Une miette de pain avec laquelle on joue du bout des doigts. C'était la trace la plus émouvante qui pût rester de leurs rencontres...Il avait sous les yeux, une trace tangible de leur amitié et il trouva cela beau. Le souvenir de toutes ces conversations était là , sur ces papiers salis. Une forme de sérénité l'envahit. Oui. C'était bien. Ils avaient été cela. Quatre hommes qui parlaient, quatre hommes qui se retrouvaient parfois, avec amitié, pour se raconter des histoires. Quatre hommes qui laissaient sur les nappes de petites traces de vie. Rien de plus. page 146

vendredi, août 31, 2007

MERCI (Daniel Pennac)

"C'est complexe, vous savez, la question des honneurs. L'honneur honore, ce n'est pas douteux, mais... l'important est ailleurs. L'important, c'est le nombre de personnes à qui ça fait plaisir! En dehors de l'honoré, je veux dire"page 19
Prenez Hitler...
-Peintre médiocre, néanmoins convaincu de son génie pictural, architectural tout juste bon à entasser les trois cubes de son enfance, mais hautement conscient de ses mérites en ce domaine...Il fallait le primer! Tout de suite! Dès ses premières taches d'aquarelles, pour l'ensemble de son oeuvre! Peinture, architecture, tout! Et que ça se sache! Une récompense planétaire! Le podium universel, la mise sur orbite! Ca nous aurait épargné...42 millions de morts! Ce n'est pas tout à fait... négligeable...comme économie.
Un temps:
-Et que je sache...
Il regarde pesamment sur sa droite, où doit se tenir le jury qui vient de le primer
-Aucun membre d'aucun jury ne s'est trouvé assigné au tribunal de l'Histoire!page 25
-Comme tous les genres, le remerciement obéit à des lois. C'est un genre centrifuge, au sens ondulatoire du terme. Comme un caillou que l'on lance dans une mare, le remerciement fait des cercles...centrifuges, de plus en plus...larges...de plus en plus éloignés du centre.
Il souligne sa démonstration avec les mains.
-Le lauréat remercie d'abord le premier cercle: les notables, les importants, le jury, sans qui la récompense ne lui aurait pas été attribuée; puis le deuxième cercle: le public, vous en l'occurence, qui vous êtes ici à vous réjouir avec moi, ce soir, et c'est très gentil à vous, vraiment, je vous en remercie, ça me ...puis le troisième cercle: l'équipe, sans laquelle son oeuvre ne serait pas ce qu'elle est: "Je tiens surtout à remercier mon équipe...", "tous ceux qui...", "tous ceux grâce à qui mon...", "tous ceux sans qui je n'aurais pas pu...", " je leur offre ce..."
-Ce qui nous change beaucoup des ministres. Un ministre ne parle jamais au nom de son équipe: "Depuis que je suis entré aux Finances- à l'Intérieur, à la Justice, à l'Education, à la Culture-, j'ai fait en sorte que...je me suis battu pour... j'ai également demandé à mes services de me...Et dès que j'ai su que...j'ai pris la décision qui s'imposait"
Un ministre n'attend jamais qu'on le félicite; il se félicite lui-même. Grammaticalement parlant, le verbe se féliciter utiliser au sens pronominal direct : se féliciter-et à la seule première personne du singulier! - est exclusivement ministériel. "Et je m'en félicite"! pages 29,30,31
"Vous avez remarqué qu'on remercie toujours beaucoup, jamais peu : "Merci beaucoup", oui, "Merci un peu", non. "Merci bien", oui, "Merci moins", non. Ne se dit pas. En amour, en revanche, on peut aimer peu, moins, voire beaucoup moins, et le dire à l'intéressé: "Je t'aime beaucoup moins", à part l'intéressé(e), ça ne choque personne.........En sorte qu'il faut remercier de plus en plus des gens qu'on aime de moins en moins. page 99
Mes origines... Cholonge-sur-Soulte... En ces temps où les hannetons existaient encore dans les cours de récréation...Où les hivers étaient des hivers...Où la Soulte gelait au point que les goujons et les perches restaient saisis par les glaces... J'avais si froid, dedans...Ces hivers-là, l'encre gelait dans nos encriers en porcelaine... Violette et gelée au petit matin, oui...Et gourds, nos doigts, malgré nos mitaines, ô combien... Et bleues , nos jambes, lorsque Monsieur Blamard rectifiait notre alignement sous l'exact vent coulis du préau...page 112

mercredi, août 29, 2007

SOUS LES YEUX DE L'OCCIDENT (Joseph Conrad)

Razumov était un de ces hommes qui, vivant dans une période d'agitation des esprits et de la politique, restaient instinctivement en prise directe avec la vie quotidienne normale et usuelle. Il avait conscience de la tension émotionnelle de son époque, il y répondait même d'une manière vague; mais sa principale préoccupation était son travail, ses études, son avenir. page 17
Il n'était pas personnellement affecté. (Il vient de dénoncer un ami qui a été exécuté sur-le- champ)
Il pensait simplement que la vie sans le bonheur était impossible. Mais qu'était le bonheur?. Il continua de traîner ses pieds entre les murs de sa chambre. Attendre le bonheur. C'était tout. Rien de plus. Attendre la satisfaction d'un désir, d'une passion: amour, ambition, haine-la haine aussi, sans aucun doute. L'amour et la haine. Et c'était aussi le bonheur d'éviter les pièges de l'existence, de vivre sans crainte. Il n'y avait rien d'autre. Absence de peur - attendre. "Oh , qu'il est misérable le sort de l'humanité", s'écria-t-il mentalement; et il ajouta aussitôt: "Si ce n'est que cela, je devrais être heureux." Mais cette constatation ne le stimula pas.page 69

"Je vais vous dire ce que vous pensez, explosa-t-il sans élever la voix. Vous croyez avoir affaire à un complice secret de ce malheureux. Mais non, j'ignore s'il était malheureux. Il ne me l'a pas dit. C'était un misérable à mes yeux, parce que nourrir une idée fausse est un + grand crime que de tuer un homme. Vous ne nierez pas cela, je pense. je le haissais! Les visionnaires apportent éternellemnt le malheur sur cette terre. Leurs utopies inspirent à la masse des esprits médiocres le dégoût de la réalité et le mépris de la logique séculaire du développement de l'homme."page 91

La dernière chose que je veux vous dire est celle-ci : dans une véritable révolution- pas un simple changement de dynastie ou un banal remaniement des institutions - dans une véritable révolution, les personnes les + importantes ne viennent pas sur le devant de la scène. Une révolution violente tombe d'abord aux mains des fanatiques à oeillères ou d'hypocrites tyrants. Ensuite, vient le tour des intellectuels ratés et des prétentieux de l'époque. Tels sont les chefs et les meneurs. Les natures justes et scrupuleuses, nobles, humaines, dévouées, les intelligents et les altruistes pourront amorcer un mouvement- mais il leur échappera. Ce ne seront pas eux les maîtres de la révolution. Ils en seront les victimes: victimes de l'écoeurement, de la désillusion, du remords même. Des espors ridiculement déçus, des idéaux caricaturés, telle est la définition du succès révolutionnaire. Page 130
Notre cher disparu m'a dit un jour de ne pas oublier que les hommes servent toujours quelque chosed e+ grand qu'eux-mêmes. Une idée. page 325

lundi, août 06, 2007

L'ENFANT DE SABLE (Tahar Ben Jelloun)

C'est vrai, dans cette famille, les femmes s'enroulent dans un linceul de silence..., elles obéissent..., mes soeurs obéissent; toi, tu te tais et moi, j'ordonne! Comment as-tu fait pour n'insuffler aucune graine de violence à tes filles? Elles sont là, vont et viennent, rasant les murs, attendant le mari providentiel..., quelle misère! page 53
Le père est mort lentement. La mort a pris son temps et l'a cueilli un matin, dans son sommeil. Ahmed prit les choses en main avec autorité. Il convoqua ses sept soeurs et leur dit à peu près ceci:"A partir de ce jour, je ne suis + votre frère; je ne suis pas votre père non +, mais votre tuteur. J'ai le devoir et le droit de veiller sur vous . Vous me devez obéisance et respect.Enfin, inutile de vous rappeler que je suis un homme d'ordre et que, si la femme chez nous est inférieure à l'homme, ce n'est pas parce que Dieu l'a voulu ou que le Prophète l'a décidé, mais parce qu'elle accepte ce sort. Alors, subissez et vivez dans le silence."page 65,66
Etre femme est une infirmité naturelle dont tout le monde s'accommode. Etre un homme est une illusion et une violence que tout justifie et privilégie. Etre tout simplement est un défi. page 94
Les gens aiment parler des autres. Page 145

mardi, juillet 31, 2007

L'APICULTEUR (Maxence Fermine)

"Aurélien, depuis qu'il parle de faire l'apiculteur, il y a quelque chose dans le regard qui m'effraie.
-Et qu'est -ce que c'est, d'après toi , cette chose dans les yeux? avait demandé Clovis.
-Je ne sais pas, ça brille de mille feux. C'est comme s'il avait allumé toutes les étoiles de son regard.
- Des étoiles dans les yeux?
-Oui, quand il parle des abeilles, il te regarde mais ne te voit pas. Il est bien là, en face de toi, et c'est comme s'il voyait à travers ton corps. Il voit simplement plus loin qu'il n'est possible de le faire. Et dans son oeil, ça brille comme de petits éclats.
-Alors, avait répondu Clovis, laisse-le jouer à l'apiculteur si ça lui chante, parce que ces éclats sont sûrement ceux d'un rêve". Pages 19, 20
Les abeilles peuvent mourir d'amour pour une fleur. En vérité, on ne sait rien du pouvoir des abeilles. page26
Pauline pensait qu'Aurélien était une abeille qui avait besoin de butiner toutes les fleurs des champs avant de trouver celle qui lui offrirait le plus délicieux nectar.
Elle savait aussi l'appel du voyage et de l'or, l'aiguillon du soleil et le parfum de l'ailleurs.
Elle avait la patience d'attendre.
Elle savait qu'une abeille revient toujours à sa rûche. Page 39
Cet homme avait de la vie une étrange conception: il pensait que l'égarement était le seul moyen de finir par se trouver un jour. page 48
"Je vais chercher de l'or.
Pauline ne trembla pas. Simplement, son regard traversa le flacon bleu qu'elle tenait à lamain;
-Ici, il y a de l'or.
Elle ajouta, d'une voix douce:
-De l'or que tu as devant les yeux, et que tu ne vois pas.
Elle avait dit cela sans frémir, d'une voix étrangement douce. Mais Aurélien n'écoutait pas. Il était déjà en voyage, et plus rien ne comptait pour lui. page 52
Auguste Janvier était un de ces hommes qui font les légendes. Il possédait un commerce florissant et sans doute la plus belle maison d'Aden.
Il haissait les femmes et les étrangers.
Il pesait deux cent livres et quelques tonnes d'or.
Et il était aussi pauvre de coeur qu'il était riche d'argent. page 69
"N'oublie pas ça: tous les livres viennent de rêves, et tous les rêves viennent de livres. page 155

jeudi, juillet 26, 2007

PERDU LE PARADIS (Cees Nooteboom)

"J'ai toujours envie de savoir ce que les gens lisent, mais en général, les gens sont des femmes, car les hommes ne lisent plus. Et les femmes, l'expérience me l'a appris, que ce soit dans le train, sur un banc de parc ou à la plage, tiennent souvent leur livre de telle sorte qu'on puisse en lire le titre. Essayez pour voir". pages 15,16
Voir pour la première fois un tableau que l'on ne connaît que par des reproductions, c'est comme une hallucination.On ne peut pas croire que ce soit là la chose elle-même, devant laquelle Boticelli s'est assis un beau jour, il y a tant et tant de centaines d'années, et qu'il l'a regardée de ses propres yeux, ces yeux depuis longtzmps disparus, après y avoir apposé une dernière touche de son pinceau. Je sens qu'il est toujours au voisinage de ce tableau, mais qu'il ne peut pas le rejoindre, il s'est écoulé tant de temps que ce tableau est devenu autre chose, et pourtant, c'est la même chose matérielle, de quoi vous donner le frisson. page 32
Ce qui nous attirait (chez les Aborigènes), je le pense aujourd'hui, c'est qu'ils n'avaient jamais rien écrit. Rien n'avait été figé, toutes sortes de choses étaient sacrées, mais rien n'était consigné dans un livre...Ils n'avaient pas anéanti la nature et la nature les avait nourris. Tout ce qu'ils avaient pu inventer au cours de leur temps infini n'était visible qu'en art, encore était-ce , la plupart du temps , un art qu'ils détruisaient immédiatement, dessins sur le sable, peinture sur le corps pour les fêtes rituelles, un art qui appartenait à tous, sauf à nous, parce que nous ne possédons pas les clés de ses secrets. Nous ne pénètrerions jamais au-delà de la surface. Nous voulions comprendre et nous ne pouvions pas comprendre, c'était une abstraction et une réalité physique. page 41
Ceci (l'Australie) était le pays de vainqueurs, j'entendais leur langue dure et mordante qui avait supplantée toutes les autres. Page 58
Moi, je les trouve beaux (les Aborigènes) , c'est l'ancienneté de leur monde qui les embellit. Du moins à mes yeux. Et ce qu'ils font, leur art, leurs chants. Ils vivent leur art, il n'y aucune différence entre ce qu'ils pensent, leur façon de vivre, et ce qu'ils font. Quelque chose comme au Moyen-Age, avant les grandes déchirures.page 77
'C'était tellement triste"
-"La même tristesse qu'on peut voir chez nous à San Paulo.
-Non, ce n'est pas pareil. D'abord, là-bas, on rit tout le temps, dans les pires situations. Nos esclaves à nous venaient d'Afrique, au moins ils savaient danser. Vraiment danser, je veux dire...Tu connais la phrase de Groucho Marx? "Nous étions au bord du gouffre, mais nous avons fait un pas en avant"? Eh bien, même cela, ils n'y sont pas arrivés ici. Ils les ont évacués juste avant le bord du gouffre, mais ce qui reste, c'est essentiellement de la frime.
-Qu'est-ce qui est de la frime ?
-Tout. Autrefois, ils traçaient leurs peintures dans la sable ou sur leur corps. Elles avaient une signification, et puis elles disparaissaient. Un coup de vent et envolé le dessin. Rien n'était à vendre.page 93

lundi, juillet 23, 2007

LA CONSOLATION DES GRANDS ESPACES (Gretel Ehrlich)

Ce que j'avais perdu, du moins temporairement, c'était mon goût pour l'existence que je venais de quitter: l'atmosphère des grandes villes,mes amis, mon confort matériel. Ce "confort" me semblait une illusion; mes points de repère , un mensonge dans ce monde où rien ne dure...Dans le Wyoming,... pour une fois, j'étais capable de me fixer quelque part sans alibi, sans nourrir de projet au service de mes ambitions.page 14....Ce qui devait être une ligne droite est pleine de cahots et de tournants. page15 Avant-propos de l'auteur.
Wyoming est à l'origine un mot indien signifiant "Dans les Grandes Plaines". Page 17
Je suis venue ici il y a quatre ans. Je ne voulais pas rester , mais je n'ai jamais pu me décider à repartir.Au début, je crois que j'avais l'intention de "me perdre"dans ce territoire neuf, dépourvu d'habitants. Au lieu de m'abrutir comme je le désirais, cette nouvelle vie me réveilla. La vitalité de mes compagnons de travail révéla en moi une nature fruste et rêveuse. J'ai jeté mes anciens vêtements pour acheter des neufs; je me suis coupé les cheveux. Ce pays aride est une ardoise nette. Son absolue indifférence m'a rendu mon équilibre. page 20
La vie d'un individu n'est pas une succession d'événements marquants qui lui vaudraient d'être applaudi ou rejeté , mais une lente accumulation de jours, de saisons, d'années, étoffée par le passé de sa famille et enracinée dans le sentiment d'une appartenance à un lieu. page 22
...Ils pensent que la sincérité est un remède plus efficace que la gentillesse, qui peut consoler mais aussi être un écran. Page 29
L'espace a un équivalent spirituel et peut guérir ce qui est divisé, pesant en nous-mêmes. ...Nous pouvons apprendre à porter l'espace à l'intérieur de nous-mêmes aussi facilement que nous transportons notre enveloppe corporelle. L'espace symbolise la santé mentale, non une vie stérilisée, ennuyeuse mais une existence qui pourrait "accueillir" avec intelligence toutes sortes d'idées et de situations...Nous autres Américains, nous aimons "ajouter" , "remplir" comme si ce que nous avons , ce que nous sommes n'était pas suffisant. Nous avons tendance à le nier, et pourtant, malgré toute notre richesse, nous ne nous reconnaissons plus dans nos biens matériels. Il suffit de regarder nos maisons pour constater que nous construisons contre l'espace, de même que nous buvons contre la souffrance et la solitude. Nous "remplissons" l'espace comme si c'était une coquille vide, avec des choses dont l'opacité nous empêche de voir ce qui est déjà là. pages 34,35.
Pour vivre bien ici, il faut savoir se débrouiller tant au plan affectif que matériel. Traditionnellement au moins, la vie d'un éleveur n'a rien à voir avec le matérialisme; elle représente les petits exploits dont l'homme, uni à l'animal, est capable, ainsi que les plaisirs simples- comme écouter la radio, la nuit reconnaître les constellations. La dureté que j'apprenais n'était pas l'opiniâtreté du martyr, un héroisme stupide , mais l'art d'endurer. Je me disais: pour être dur, il faut être fragile. la douceur est la vraie pugnacité. Page 66
Pour la première fois, ma peine commençait à refluer. On ne surmonte jamais un décès, mais mon chagrin était à présent mêlé de vagues toniques. page 72
Garder les moutons, c'est découvrir un nouveau régime humain, intermédiaire entre la seconde et la marche arrière - un pas vif sans précipitation. Pas de chair superflue à ces journées. Mais le déplacement constant du troupeau de point d'eau en point d'eau , de camp en camp, devient une forme de quête. Ma quête de quoi? page 85
Tout dans la nature nous invite constamment à être nous-mêmes. Nous sommes souvent comme des rivières: insouciants ou dynamiques, craintifs ou menaçants, lucides ou troublés, remuants, miroitants, tranquilles. Amants, fermiers, artistes ont au moins un point commun : la crainte "des périodes de sécheresse", périodes dormantes où pendant lesquelles nous ne donnons pas de fleurs, sécheresse intérieure que seules les eaux de l'imagination et une libération psychologique peuvent domestiquer. De telles manières sont délicates, bien sûr. Mais un bon irrigueur sait ceci : un peu d'eau fait germer la graine - trop dégrade le sol, de même que l'argent facile peut gâter une personnalité. Dans son journal, Thoreau a écrit :" La vie d'un homme devrait être fraîche comme une rivière. Ce devrait être toujours le même canal mais une eau constamment renouvelée." page 118
La nuit , au clair de lune, le pays est rayé d'argent-une crête-une rivière, un liseré de verdure qui s'étend jusque dans la montagne, puis le vaste ciel. Un matin, j'ai vu une lune toute ronde à l'ouest juste au moment où le soleil se levait. Et tandis que je chevauchais à travers un pré, je me suis sentie suspendue entre ces deux astres, dans un équilibre très précaire. Pendant un moment, il m'a semblé que les étoiles qu'on voyait encore, tenaient ensemble toutes choses, comme des cercles de tonnelier.
En sortant de l'étable, nous vîmes une aurore boréale. On eût dit de la poudre tombée d'un visage de femme. Rouge à joues et ombre à paupières bleue veinaient les flèches de lumière blanches qui fusaient et vibraient, associant les couleurs-comme s'associent les destins-avant de s'effacer.
(Lors de son mariage) Je portai un toast en silence:"à la fin de la solitude", sans croire que ce rêve se réaliserait. Pourtant, il se réalisa et rien ne m'avait préparée à la sérénité que je resentis - celle d'un amour si profond qu'il devient amitié - si bien que , pour un temps, je crus que c'était une prémonition de la mort - ce calme funèbre que nous sommes censés connaître après avoir mis nos affaires en ordre. page 122
Nous avions emménagé en février... Notre acquisition nous avait plongés dans des crises d'introspection...Ce désir subit de propriété nous semblait avoir de douteuses origines - nous a vions analysé cela avant notre mariage : comment la propriété se traduit en possessivité, la protection en xénophobie, le pouvoir en rapacité. page 125
Un bon rodéo, comme un bon mariage ou un instrument de musique joué à la perfection, révèle plus qu'il ne promettait au départ. C'est un effort qui ne coûte plus, un équilibre qui touche à la grâce - à la façon dont un grand amour se sublime en amitié. Lors de ces épreuves de force comme celles que nous avons admirées, il ne s'agit pas de vaincre l'animal. Le but n'est pas la conquête mais la communion. Le rodéo n'est pas un sport d'affrontement. Personne ne cherche à porter tort à autrui - ni les animaux, ni les candidats. Personne ne veut être blessé. Dans ce match où se mesurent des talents égaux, c'est seulement le consentement, l'abandon, le respect et le courage qui rendent possible l'union aérienne du cow-boy et de sa monture. Une pensée pas inutile à méditer pour de jeunes mariés. page 138
Le mode de vie américain exerce à tant d'égards une influence corruptrice sur notre besoin d'harmonie sociale. Notre culture a perdu sa mémoire. Parmi les usages et traditions que nous ont légués nos grands-parents, il n'est pratiquement rien qui puisse nous enseigner à vivre dans le monde actuel, nous apprendre qui nous sommes et ce qu'on exigera de nous comme membre de la société...Les conditions toujours changeantes de nos vies ne se ressourcent plus à la même origine. Page 140
La Danse du Soleil, la plus importante cérémonie religieuse des tribus des Plaines, s'est transmise...Il ne s'agit pas d'adorer le soleil, mais de se pénétrer de sa puissance régénératrice qui rend santé, vitalité et harmonie à la terre comme à toutes les tribus. page 144
Tout l'après-midi, les hommes ont dansé en pleine canicule - par groupes de deux, huit ou vingt. Dans cette chaleur sèche, les corps pressés par la soif semblaient rebondir, comme en apesanteur, friables comme des coquilles. Ce n'était pas leur souffrance qui comptait mais leur abandon à un vide intérieur. C'était un rite ancestral : séparation, initiation, retour.Ils affrontaient une douleur physique et des métamorphoses psychologiques sans doute, le soleil consumait-il tout souci et toute mesquinerie. Ils sortiraient changés de cette épreuve. page 151
L'automne nous enseigne que tout accomplissement est une mort, que la maturité est une forme de déliquescence. Les feuilles sont des verbes qui conjuguent les saisons. Page 172