lundi, septembre 03, 2007

DANS LA NUIT MOZAMBIQUE (Laurent Gaudé)

"Cette nuit-là, il fallait du sang. A moins qu'au fond, ce ne soit le contraire. A moins, oui, que nous n'ayons jamais été aussi proches de nous-mêmes que cette nuit-là, accepter pour un temps les grondements de notre être comme seul souverain." (un nègre a été décapité parce s'il s'était échappé du bateau) page 28
Est-ce qu'ils se souviennent d'Ella? de ses dernières larmes de joie? Je voudrais demander à la vie d'épargner Maria et Dimitri. Qu'ils n'aient pas vieilli. Qu'eux restent comme ils furent, ivres et fous de joie. Qu'ils continuent de danser dans la sueur et les cris. Qu'ils dansent de toutes leurs forces. Cela leur allait si bien. Que la vie n'ait pas tout défait. Qu'ils ne se soient pas tassés, eux aussi, le dos voûté, répétant les mêmes phrases, attendant de mourir. Je voudrais que Maria et Dimitri dansent encore avec toi....Faites qu'ils ne meurent pas. c'est trop triste. Qu'ils soient jeunes encore, qu'aucune ride ne leur ait flétri le visage, qu'ils soient toujours comme durant cette nuit de noces, faites qu'ils dansent encore pour nous qui sommes morts, pour nous qui avons tant pleuré, faites qu'ils dansent, je ne demande que cela. page 72
Je suis le dernier. Tous ceux à qui je pense, tous ceux qui peuplent ma mémoire, tous ces noms que je connais, qui me rappellent un visage, sont des noms de disparus. Je suis un vieux drogué. La longue pipe de ma mémoire, sur laquelle je tire de longues bouffées de passé, emplit mon âme de visages morts et de sourires blessés. Tu règnes au milieu d'eux tous, Ella. Vous m'avez tous abandonné. Je suis le seul en vie. Le dernier à tenir. C'est horrible de solitude. Plus personne qui se souvienne. Personne à qui je puisse dire ton nom. Vous êtes tous partis. Je pense parfois que j'aurais mieux fait de mourir avec toi. J'aurais évité trente ans d'oubli et de vieillesse. Si j'étais mort avec toi, nous aurions presque pu dire que nous avions vécu heureux. Ta vie fut trop courte et la mienne trop étirée. J'aurais pu abréger cette attente mais je n' ai pas eu la force. J'aime la vie , même seul, même comme ça. Lorsque je serai mort, c'est vous tous qui, une seconde fois, disparaîtrez. Je vous repasse un à un dans mon esprit. Il n'y aura bientôt plus personne pour se souvenir de nous, pour savoir combien nous étions fiers et ambitieux, comme le monde était léger entre nos doigts d'enfant. page 77
"Des nègres assoiffés de sang". Voilà ce que nous étions. Moi, oui, ces noms me convenaient. Mais eux, mes hommes, mes frères, eux, non. Ils se battaient avec plus de beauté que moi. Ils n'avaient pas les yeux ravagés que j'ai et la laideur sèche des tueurs. Leurs esprits ne s'étaient pas brûlés au contact de la Grande Guerre. Pour eux, le geste restait net: ils se battaient pour leur terre et leur liberté. Ils m'avaient accepté à leurs côtés parce que je leur servais. Je savais mener une attaque et je terrifiais les Français. Ils m'ont utilisé et ils ont bien fait.Et lorsqu'ils se sont rendus compte-comme je l'avais fait avant eux-qu'il n'y avait rien d'autre que la défaite et qu'il fallait mieux pactiser, ils se sont débarrassés de moi. Il n'y avait rien d'autre à faire. Asphyxiés.Nous étions axphyxiés. page 109
Je suis le Colonel Barnaque. Ma pirogue crache le feu. La guerre descend le fleuve et partout les hommes me chassent. Je ne suis plus de ce temps. J'entends les oiseaux me le dire à mes oreilles. J'entends les serpents d'eau le siffler autour de moi. Je suis bien. La fièvre me tient compagnie. Je n'ai plus de force mais je n'en ai pas besoin. Il ne me reste rien à faire que mourir. La liqueur me tue. Il fait chaud. Je repense à la femme là-bas, qui disait mon nom:"Quentin? Tu es là?" Je repense à son visage de campagne paisible. c'était une autre vie. L'eau entre dans la pirogue. Je la sens qui me baigne les pieds. Je suis avec mes armes. Je ne pleure pas sur ma vie , je pleure sur les vies que j'aurais pu mener et qui ont été ensevelies. page 113
Pendant longtemps, ils ne dirent plus rien. Ils avaient le regard vide. Les mêmes images emplissaient leur esprit. La même voix résonnait dans leur mémoire. Le Mozambique était là, tout autour d'eux, à nouveau. Ils le laissaient renaître. C'était comme d'inviter leurs deux amis disparus à s'installer à leur table. Ils se turent pour ne pas briser cet instant de partage où les odeurs des repas d'autrefois emplissaient à nouveau la salle. Ils furent heureux de ce silence, plein de la chaleur réconfortante du passé. page 122
Pourquoi est-ce-que le coeur de l'homme ne peut accueillir en son sein deux sentiments contra dictoires et les laisser vivre ensemble?...Pourquoi l'homme est-il incapable de cela? La vie en est bien capable, elle. Elle nous chahute sans cesse, nous projette du bonheur au malheur sans logique, sans ménagement. Je rêve d'un homme capable d'assumer cette folie.Pleurer les jours de joie et rire en pleine douleur. page 128

"Que reste-t-il de tout cela, Fernando? demanda soudain Aniceto de Medeiros.
L'amiral avait l'air triste tout à coup, d'une tristesse épaisse qui vous pèse sur le visage.
-De quoi? demanda Fernando qui n'avait pas compris.
-De nos heures passées ici. Des histoires que nous nous sommes racontées les uns les autres. De nos réunions, des plats partagés, des cigarettes fumées et des histoires dites et écoutées ...Tous ces instants passés chez toi, à quatre, qu'en restera-t-il? Je suis revenu ici parce que je me suis rendu compte ce matin que cela me manquait. Tout au long du chemin, j'ai repensé à nous. Cela te fera peut-être rire, Fernando, mais ces instants-là sont parmi les plus chers de ma vie. Ce ne sont pas les seuls, bien sûr, mais si ,on devait dire qui je fus, il me semblerait impossible de ne pas raconter ces repas. Est-ce-que tu comprends cela? Fernando acquiesça. page 145
A l'instant où Fernando avait déplié les nappes, cela lui avait semblé ridicule: un désir de conserver ce qui ne peut l'être. Mais maintenant, il se penchait sur ces nappes, il les parcourait du regard, du doigt et l'émotion le gagnait. C'était une sorte de cartographie de leur amitié qu'il avait sous les yeux. Les taches de vin. La position des assiettes. On pouvait imaginer qui était assis à quelle place. Il revoyait les gestes des mains au-dessus de ces nappes. Un verre qui se renverse et qui interrompt, pour un temps, le récit. Une miette de pain avec laquelle on joue du bout des doigts. C'était la trace la plus émouvante qui pût rester de leurs rencontres...Il avait sous les yeux, une trace tangible de leur amitié et il trouva cela beau. Le souvenir de toutes ces conversations était là , sur ces papiers salis. Une forme de sérénité l'envahit. Oui. C'était bien. Ils avaient été cela. Quatre hommes qui parlaient, quatre hommes qui se retrouvaient parfois, avec amitié, pour se raconter des histoires. Quatre hommes qui laissaient sur les nappes de petites traces de vie. Rien de plus. page 146

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