jeudi, juin 27, 2019

GRACE ( Paul Lynch) 2019

"Irlande , 1845
 Par un froid matin d'octobre, alors que la grande famine ravage le pays, la jeune Grace est envoyée sur les routes par sa mère pour tenter de trouver du travail et survivre  en quittant son village e Blackmountain camouflée dans des vêtements d'homme, et accompagnée de son petit frère qui la rejoint en secret, l'adolescente entreprend un véritable périple, du Donegal à Limerick, au cœur d'un paysage apocalyptique  celui d'une terre où  chaque être humain est prêt à tuer pour une miette de pain.
Après Un ciel rouge, le matin et La neige noire, le nouveau roman de Paul Lynch, porté par un magnifique personnage féminin, possède une incroyable beauté lyrique. son écriture incandescente donne à ce voyage hallucinatoire, la dimension d'une odyssée vers la lumière."
 
 
Sarah ( la mère) remplit de viande un plat creux....Et elle ajoute  à l'intention de sa file: Tout ça, c'est pour toi.
Grace cligne des yeux.
Avale-moi ça.
Une espèce de nausée lui contracte l'estomac...
 Les autres ont daim aussi , proteste-t-elle.
..;mange, je te dis, et n'en laisse pas une miette. Et si tu ne peux pas finir, tu emporteras les restes avec toi.
..;J'en n'en peux plus, ça va me rendre malade. Laisse les autres se servir.
 Non, tu vas garder les restes pour les manger plus tard. Tu en auras besoin, ça te donnera des forces.
...Tu dois te chercher un emploi et travailler comme un homme - aux filles de ton âge, on ne propose rien qui vaille. Reviens-nous à la fin de la saison, quand tu te seras rempli les poches...
Les mots de sa mère sonnent comme  une langur étrangère.;..;page 29.
 
Il lui faut enfiler une chemise d'homme qui engloutit son corps...Grace prend ensuite la culotte...Et  passe une jambe, puis l'autre, baisse les yeux pour considérer le résultat
...Mets ces bottes, lui souffle Sarah et essaie cette casquette.
...marche jusqu'à la ville, chuchote-t-elle et ne lambine pas en route... page 31
 
Sa vie semblable à une pierre projetée au loin par une main étrangère...
Elle s'apprête à repartir lorsqu'elle voit la silhouette menue de Colly surgir de la maison en courant. page 33

dimanche, juin 23, 2019

MACARION ( Traven) 2018

C'est un conte folklorique allemand, La Mort marraine, à peine enjolivé par les frères Grimm , que le romancier B. Traven ( 1882 - 1969  ) a tiré Macario en 1950, transposant la fable morale au Mexique, en un temps où cette vaste contrée se nommait Nouvelle -Espagne et gémissait sous le joug colonial.
Un petit bijou de l'auteur du Trésor de la Sierra Madre.
 
 
L'homme en os tendit la bouteille à Macario.
"Le liquide que contient cette gourde fera de toi le plus grand médecin du siècle. Une goutte, même infime, de cette  potion, suffit à guérir n'importe quelle maladie, y compris celles qui sont réputées incurables et mortelles. Mais , souviens-toi bien que, lorsque la dernière goutte aura été versée, tu auras perdu tes dons de guérison.
- Je ne sais pas si je dois accepter  ce présent, avoua Macario. Vois-tu, compadre, je suis heureux, à ma manière. Il est vrai que j'ai eu faim toute ma vie, et que je me suis échiné sans cesse pour survivre. Mais c'est ainsi que vivent les gens de ma condition".

lundi, juin 17, 2019

L'INDESIRABLE (Louis Guilloux) 2019

"1917: la guerre s'éternise dans la boue des tranchées. A Belzec, une ville de l'arrière, les autorités ont établi un camp de concentration où sont parqués les étrangers indésirables. Un professeur d'allemand, M. Lanzer, y sert d'interprète, s'attirant, par sa tolérance, la sympathie des prisonniers. Lui et sa famille ont d'ailleurs secouru une vieille Alsacienne, échouée là par hasard. En retour, elle leur lègue, peu avant sa mort, ses maigres économies et quelques bijoux en sa possession.
 
Une rumeur , orchestrée par un collègue de Lanzer, accuse à tort le professeur d'avoir profité des largesses de la "boche". Quand le fils du principal, revenu blessé du front, découvre la mise au ban de son ami, il prend sa défense, au risque de devenir le nouvel indésirable....
 
Ecrit en 1923, et resté inédit à ce jour, ce roman de jeunesse de Louis Guilloux brosse un tableau saisissant d'une humanité en guerre perpétuelle. L'auteur du Sang noir, y révèle déjà un talent remarquable pour dire l'impensé de l'époque: que la barbarie, loin d'être circonscrite aux champs de bataille;, peut surgir en chaque individu."
 
Le "tapuscrit "de l'Indésirable est conservé dans le fonds d'archives littéraires de Louis Guilloux de la bibliothèque municipale de Saint-Brieuc. Il comporte une page manuscrite de la plume de Louis Guilloux et 96 pages dactylographiées.
 
Dans ce roman, Louis Guilloux affirme sa sympathie à l'égard des indésirables; Cette sympathie pour les marginaux, pour ceux qui n'entrent pas dans le cadre.  page 10
 
M. Lanzer était un homme sans détour; il avait l'âme droite, l'esprit clair et borné; avec cela, un cœur tendre. D'autres , à sa place, n'eussent pas manqué de tracasser les innocents dont il avait la garde, en les harcelant d'interrogatoires, en supprimant leur courrier, en les réduisant à la portion congrue, en les obligeant à des corvées pour telle faute imaginaire ou réelle, comme il était en pouvoir de le faire. Mais, au contraire, son devoir n'était-il pas de soulager l'infortune de ces malheureux?
Les prisonniers savaient le prix de la bonté de Lanzer. page 21
 
Scrupuleux à l'excès, confit en bonne morale bourgeoise, il croyait devoir se réjouir avec les autres, s'affliger avec les autres, mais ne jamais prendre de lui-même une aussi dangereuse initiative, et il se reprochait de petites joies matinales, se disant qu'elles étaient une offense à ceux qui risquaient et répandaient leur vie. page 22
 
Vouloir oublier quelqu'un, c'est y penser , a dit un philosophe. page 35
Le bonheur, même s'il est médiocre, n'est que provisoire et les plus belles amitiés partagent avec les autres le privilège de demeurer à la merci  de la plus futile querelle ou du plus grossier des malentendus.  page 38
 
 
La guerre en province est sourde. C'est une guerre de taupes. Elle est polie.  Les ennemis se rencontrent cent fois par jour, au coin des rues, et chaque fois qu'ils se rencontrent, ils échangent un salut. Ils observent d'autant mieux cette correction, qu'ils appartiennent au même corps, et ont à cœur de n'en  point compromettre le bon renom . page 43
 
La résignation est le plus grand sentiment que la guerre ait appris aux hommes. page 50

(Lanzer joue du piano et sa fille du violon. Depuis le début de la guerre,  ils ne jouent plus) A partir de ce jour, Lanzer et sa fille reprirent la très douce habitude de "faire de la musique", le soir. Seulement, ils ne jouaient plus que des musiques françaises ou italiennes  laissant là Beethoven et Mozart, et Haendel, leurs Dieux...
- C'est bien dommage, disait Lanzer, quelquefois.
Madeleine (la fille) soupirait....
- Après tout , papa, nous pourrions peut-être...fit-elle un soir....
Le visage de Lanzer s'éclaira (il avait compris à demi-mot). Il avait besoin d'être encouragé.
- Cois-tu?
- Ce ne serait pas prudent, fit Mme  Lanzer...
...Ils jouèrent doucement, comme s'ils eussent voulu que cette musique ne fût entendue que d'eux seuls.
Ils ne se doutaient pas que Badoiseau et sa femme qui étaient sortis pour  faire un tour", les écoutaient dans la rue....
"Entends-moi Alice! Entends-moi! C'était de la musique allemande!
Alice sursauta.
- Ah, dit-elle, je l'aurais juré...Boches! Boches! Ce sont des boches!
- Et des voleurs de boche..
- Pour ça oui....Mais tu verras, Marcel, bien mal acquis ne profite pas...Il leur arrivera  malheur. pages63, 64

Inquiet, M. Dupin ( le principal) dit à Badoiseau:
- Mon cher ami, vous savez quels sont nos devoirs. dans les circonstances actuelles, nous devons plus que jamais être unis. Ainsi...
M. Badoiseau interrompit M. Dupin.
- Je vous demande pardon, monsieur le Principal, je sais tous mes devoirs, mais un mot suffira à me justifier: je ne serrerai jamais la main à un boche. page 70
 
Toute la ville prenait parti contre Lanzer. Le collège à son tour imitait la ville. Les professeurs réglaient leur attitude sur celle du principal.
On rencontre en province peu d'hommes libres, mais si l'on en rencontre, on voit qu'ils le sont tout à fait. Mathias était ceux-là. On disait de lui: c'est in original ou un fou. Mais ce fou était sage.
Il vivait depuis longtemps à Belzec, mais sans en être. Et il méprisait les hommes dont il savait les ressources infinies pour faire le mal.  page 75
 
Le jour où Jean-Paul ( le fils du principal) arriva à Belzec compta parmi les plus heureux de sa vie. Il venait de passet trois mois dans un hôpital de l'arrière...page 77
Le repas achevé, Jean-Paul se leva de sa chaise et, prenant son képi qu'il avait déposé sur une chais:
- Tu viens  Jacques ( son frère) Je vais voir Lanzer.
...- Jean-Paul , écoute-moi bien, ne va pas chez les Lanzer. 
..... Enfin moi, je suis bien libre!
- Libre de faire le mal?
- Libre d'aimer mes amis.
- Plus que tes parents?
- Autant que la vérité?
- Et ainsi tu y tiens? Tu veux aller chez les Lanzer? page 84

samedi, juin 15, 2019

LE PETIT ROI ( Mathieu Belezi)

Mathieu ;douze ans, délaissé par les siens, se trouve confié aux soins d'un grand-père peu causant qui habite seul une ferme d'un autre âge, dans un coin désolé  de Haute-Provence.
Apprentissage de la solitude, du silence, de la  cruauté - et des violents émois de la chair. L'on dira de Mathieu qu'il est un enfant "difficile". a condition d'ajouter qu'on a oublié de lui faciliter la tâche: ce fameux métier de vivre auquel l'enfance se prépare comme elle peut - au besoin en s'écorchant méchamment la peau.
on songe en  lisant ce récit où la souffrance s'avoue entre les lignes, à  L'Année de l'éveil de  Charles Juliet - autre écrivains ami de la nudité des sentiments - aux films de Jean Eustache ( Mes petites amoureuses)
 
La saillie de ce vieux visage, qui n'a jamais été jeune et dans mes convictions enfantines doit survivre cent ans, la tendresse de ces yeux lavés, de ces mains qui tremblent;, comblent jour après jour, le vide laissé par ceux qui m'oublient. page 25
 
La veille de Noël, le facteur apporta une lettre qui m'est adressée. Sur l'enveloppe, au-dessus de mon nom écrit à l'encre bleue, trois timbres sont collés.
Je suis seul dans la cuisine, mon grand-père donne à manger aux poules. Je pourrais prendre un couteau, introduire la pointe sous le rabat de l'enveloppe, l'ouvrit pour en retirer l'une de ces impossibles cartes que m'envoie ma mère à chacun de ses voyages. je préfère la jeter au feu. ....Je ne veux pas qu'elle me souhaite un joyeux Noël. page 27
 
(Après la messe de minuit, retour à la ferme)  La chaleur des flammes me saute au visage. Je ferme les yeux.; les rouvre. Devant la cheminée, il y a mon cadeau de Noël: un vélo demi-course bleu et blanc. je grimpe dessus, me tiens à la table, tente de me voir dans les vitres du buffet. Est-ce que j'ai l'air d'un coureur?
Je veux sortir, faire le tour de la cour. Mon grand-père ouvre la porte. Dans la nuit blanche, je pédale jusqu'au tilleul; fais le tour du lavoir, reviens en zigzaguant. j'essaye les vitesses, ferraille avec le levier.
La cuisine demeurée ouverte  jette un rectangle de lumière vive dans lequel  est planté mon grand-père. Il se gratte la tête, heureux sans doute de voir à mon front l'exact bonheur dont il avait rêvé. je n'ai jamais su où il trouvait l'argent nécessaire à cet achat. IL était pauvre, ne bénéficiant que d'une maigre pension, versée  tous les trois mois et que lui apportait le facteur sous la forme d'un mandat...
- C'est mon Noël le plus beau , Papé. Merci.
Je lui tire les oreilles et les rares cheveux qui frisent à ses tempes. Il me chatouille sous les bras.
- Merci pour la messe. Et merci pour le vélo. pages 31, 33
Je ravale mes larmes de sel qui viennent on ne sait d'où..;...Je voudrais que mes parents soient morts. page 36

Accroupi, le menton entre les genoux, j'écoute chanter l'eau, ronde sur les galets, lisse comme le dos d'une lame dans les bras morts du ruisseau où vivent les sangsues et les têtards. L'eau  est lourde la fonte des neiges, à sa surface, elle charrie les restes de l'hiver. page 44

En demeurant un moment sous le préau, je m'aperçois que le printemps est entré au collège, qu'il verdit le bas des lilas du réfectoire et le faîte des platanes, donne de l'insouciance aux hirondelles qui nichent près du toit. page 49
 
A Pâques, ma mère nous rend visite sans s'annoncer. Elle sourit en descendant d'une petite   voiture  bleue.  Elle a des boites de chocolat et des livres plein les bras.
Je ne peux croire que c'est ma mère. Ses lèvres sont aussi violemment rouges que les fleurs de notre rosier.....
Dans ses yeux de mère, je ne suis pas à l'aise, il y a si peu de place pour moi. page 51
 
- Papé , Est-ce que tu m'aimes?
Il s'arrête, s'appuie sur le manche de la pelle.
- Qu'Est-ce que tu me dis?
- Je te demande si tu m'aimes vraiment.
Ses yeux se posent sur moi et ne me quittent plus. D'où je suis, je le vois plus grand qu'il n'est, presque un géant contre le ciel qui s'éteint.
- Alors?
- Bien sur que je t'aime vraiment.
- Plus que les salades ou que Marguerite?
 - ça ne se compare pas. Tu es mon fils, la chair de ma chair.
- Mais tu n'es pas mon père.
- Non, je ne suis pas ton père. Mais, c'est pareil, tu comprends? C'est presque pareil.
Il ne reprend pas son travail. Il m'observe....
Je préfère qu'il ne parle pas, je comprends mieux ce qu'il veut dire. A mon âge, je suis déjà saoulé de la parole adulte. page 82
 
(Un copain de classe est décédé dans un accident de voiture)
Moi aussi, je voudrais mourir.
Echapper à ce que j'ai vécu, tourner le dos à ce que la vie me réserve. page 107
 
(Le grand-père est mort).
Derrière la camionnette qui sert de corbillard, je marche jusqu'au cimetière, suivi par vingt personnes qui font office de famille, plaignant ma condition avec des mines longues de dix pieds, louvoient entre les larmes et le réconfort du sourire, jouent les oncles, les tantes, les cousins, les pères, alors qu'ils ne sont rien et que je ne les aimerai jamais. Je marche les bras croisés sur la poitrine, d'un œil surveille la caisse où est le mort, de l'autre, constate que les lacets de mes souliers se défont.
Il y a ce trou où descendent deux hommes qui  descendent le cercueil , cette couronne mortuaire, la poignée de terre qu'on m'oblige à jeter.
Que pourrais-je faire d'autre?  page 124

mercredi, juin 05, 2019

UNE LONGUE NUiT MEXICAINE ( Isabelle Mayault) 2019

A la mort de sa cousine sur la route du Pacifique, au Mexique, un homme hérite d'une valise. Il découvre qu'elle contient des milliers de négatifs des photos de la guerre d'Espagne prises par Capa, Taro et Chim. Et se retrouve dans l'embarras. Faut-il  par loyauté se taire et s'en faire le nouveau gardien? Ou en dévoiler l'existence ?
Pour en décider, il remonte la piste des propriétaires successifs de la valise et reconstitue, près de soixante-dix ans après, la longue nuit pendant laquelle l'héroïsme, la discrétion, l'audace de quelques hommes et femmes ont sauvé ces précieux clichés.
A lui, désormais, d'en imprimer le nouveau destin. ( L'histoire de la valise est véridique: LA VALISE MEXICAINE  a refait surface en 2007, à Mexico, chez un documentariste mexicain d'une cinquantaine d'années. , 4500 négatifs, Actes Sud en a tiré un roman)
 
 
Première partie: Greta Ortega.
 
Leur rencontre (Carlos et Greta)   eut pour cadre la nuit sanglante du 2 octobre 1968 que l'on appelle depuis, au Mexique, du moins pour les personnes qui en parlent aujourd'hui, au Mexique, appellent la nuit de  Tlatelolco. Carlos filmait, depuis plusieurs semaines, les manifestations  d'étudiants et d'ouvriers dont les mouvements avaient convergé, comme dans un certain nombre de pays du monde en 1968, pour remettre  en question le pouvoir en place. page18
 
Je ne sais pas s'ils avaient, lui et elle,  senti  d'instinct le basculement qui s'opérait autour d'eux ou s'ils avaient laissé leur raison gouverner; s'ils avaient compris tout de suite que les  hommes qui tiraient appartenaient aux forces de l'ordre...Page 20
"Tu vois les jeunes hommes qui tremblent sous leurs casques, derrière  le parapet  en pierre là-bas? ça, c'est l'armée. Et ceux qui font le tour de la place en  tirant à l'aveugle? ça , c'est la police. " dit Greta.  page 21
 
(Greta est morte dans un accident de voiture)  Carlos m'appela deux ou trois semaines après l'enterrement de Greta. le notaire  lui avait fait part de l'existence d'une valise qui, selon le testament de Greta, m'était attribuée. S'il s'agissait de la valise à laquelle je pensais, et il ne pouvait s'agir que de celle-là, alors je connaissais son contenu.  Il m'avait été révélé par ma cousine elle-même, il y avait quelques années de cela. page 26
 
Greta est la fille de la sœur de ma mère.  page 29
Enfant, j'avais demandé à ma tante , la mère de Greta,  si les gens qui mouraient vieux arrivaient vieux au paradis et les gens qui mouraient jeunes, jeunes.  Elle n'avait pas su me répondre. page 30
On a tort de croire que la jalousie disparaît avec la mort. page 31
 
( Greta) Sans entrée en matière, elle me dit: " Tu te souviens de la malle dans la chambre de maman? Je me rappelais en effet cette console recouverte d'un tissu bleu surpiqué de  fleurs mauves sur laquelle je m'asseyais, petit, pour la regarder essayer les nippes de notre grand-mère. page 43
 
Greta me révéla que ma tante Maria, celle qui ne s'aventurait pas hors de son jardin que pour se rendre à la messe,  avait rapporté au Mexique, une valise contenant des bobines et des poignées de négatifs ayant appartenu à trois photographes partis couvrir la guerre d'Espagne.  Parmi ceux-là, je connaissais un peu le nom de Robert Capa , mais ces histoires venaient comme par-dessus l'océan, d'une époque lointaine  et le lien entre eux et  notre famille ne m'apparaissait très clairement. Il ne me paraissait pas important non plus.  page 45
 
Deuxième partie:
 
Maria Ortega.

L'union de mon oncle et  de ma tante (Ortega et Maria )  comme celles qui durent une vie,  était profonde  et fragile, grandiose et impure, mystérieuse et  évidente.  page 66

Peu de temps après l'installation de Maria à Mexico, un ami de mon oncle, un certain Lujon, arrivé à un poste important au ministère des Affaires étrangères, mit Ortega en piste pour qu'il devienne diplomate. La carrière de mon oncle à l'étranger devait durer  plus d'une dizaine d'années. Quitter ses mosaïques, son jacaranda et sa chèvre a dû plonger  celle qui n'avait pas prévu  de devenir globe-trotteuse dans un sentiment proche du déchirement. Pour autant, elle était prête. En disant oui à ce mariage,  elle avait dit oui aux tiroirs à double fond, et ne détestait pas les surprises.  page 69
 
Début 1938,  Ortega fut nommé ambassadeur du Mexique en France. Il n'était pas plus effrayé que ça par l'arrivée imminente de la guerre, parce qu'il ne se sentait pas personnellement concerné...Le général fut bien obligé, pour faire son travail correctement à partir de 1939, de dîner avec des gradés allemands, ainsi que de hauts fonctionnaires pétainistes, ce qui, à l'époque, n'était pas un gros mot en France.  Mon oncle s'en accommodait dans la mesure où il était un homme de circonstance , pas de convictions. Ortéga savait profiter  de ce que cet environnement avait à offrir.  page 70
 
Olivia prit un air grave et se tourna vers ma tante avec un visage de gladiateur...."J'ai quelque chose d'important à te montrer" dit Olivia avec brusquerie., une phrase que Maria ne s'attendait pas à entendre ce jour-là, un jour qui avait commencé tranquille comme de l'eau dans un pot de fleurs. "Jure-moi que tu n'en parleras à personne pas même à Ortega, surtout pas à Ortega. " Ma tante jura...page 85
Agenouillée au sol, le dos tourné, Olivia avait plongé les mains dans une malle et en avait ressorti une enveloppe jaune. De celle-ci, elle avait extrait sans délicatesse une poignée de planches-contacts.  des foules déterminées, des hommes derrière des grilles...."C'est Chim" répéta Maria pensivement comme si tout était, en effet,  expliqué. Gerda Taro était morte, Robert capa avait disparu sur les routes brumeuses de ce monde.  Restait Chim, le diligent Chim qui avait rassemblé les négatifs et les avait apportés à Olivia, pensant qu'elle saura quoi en faire.  page 86
"Tu vas traverser l'Atlantique en bateau avec cette malle et la cacher dans l'endroit de ta villa de Mexico le moins vulnérable aux incendies, aux glissements de terrain, aux visites impromptues d'enfants fouineurs, dans l'endroit de ta maison que tu juges le moins sensible au monde." page 87
En acceptant cette mission, ma tante avait sous-estimé l'importance  historique des négatifs et ainsi le danger pour quiconque s'emploierait à les protéger.  page 88
 
 Olivia Gutierrez.

L'Olivia de 1939 n'était pas celle de 1940. En quatre ans, tout le monde avait changé mais Olivia, elle, avait vieilli. ..;Olivia avait vu mourir des milliers de personnes. Ils n'étaient pas beaux, ces cadavres...page 95
 
L'étudiante en médecine, (Olivia) était arrivée  en Espagne à la fin du mois d'août 1939, dans une zone de guerre où on ne l'avait pas prévenue que tout le monde , même les gentils, était des assassins.  page 98
(Olivia se fait infirmière prés des combattants) L'arrivée d'Olivia fut interprétée comme une aide céleste à la résistance, un coup de pouce de Dieu  en faveur du village d'Elgeta. page 103
Au cours du mois de septembre, le photographe polonais s'était installé au monastère. ...qui se faisait appeler Chim....Quelques semaines après son arrive, on suggéra à Olivia de faire des tournées à vélo dans la région, pour épauler les autres villages et Chim la suivit. Olivia expliquait qu'elle était médecin et d'origine mexicaine. pages 104, 106
 
A la fin du mois d'octobre, Chim eut le sentiment d'avoir terminé cette fois son travail (de photographe)  dans la région. page 108
 
( A Madrid) On retrouvait chez eux la hiérarchie sociale propre à tous les groupes, avec d'un côté Hemingway et Capa au Savoy , et de l'autre ceux qui faisaient moins parler d'eux. ...Les  esprits fins nommèrent  un temps la guerre d'Espagne, "la guerre des écrivains". page 111
...Ils firent  leur emblème, le poète Federico Garcia Lorca,  est mort fusillé le 19 août 1936, ils ont fait le déplacement pour soutenir les républicains et, en les soutenant , donner du souffle à leur idée: qu'il était possible encore de sauver le continent européen de sa propre destruction.  page 112
(Olivia perd sa main droite lors d'un bombardement de son  hôpital à Madrid)
...et se retrouva  à Lisbonne, Olivia renonça à retourner au Mexique. page 126
 
Chim
 
Chim s'était fait connaître dans les journaux du Front populaire ...Page 129
Il avait atterri dans un groupe de juifs d'Europe de l'Est, photographes comme lui. ...Chim laissait son ami Robert Capa, le prodige de vingt-cinq ans, briller  sous son pseudonyme. page 130
....Des trois auteurs des photographies qui occupent la valise, le travail de Chim se détache des autres.  Ses portraits ont en commun,  leur calme ramassé. Son regard dilate le temps plutôt qu'il immortalise l'action, transformant les citoyens  espagnols capturés par sa lentille, en peintures, en icônes. Contrairement à la collection de portraits de généraux et de stars, de ses amis écrivains et de futurs ministres, ....sur les photos de Chim, on ne retient pas que la lumière est jolie mais qu'elle ne va  pas durer. Mineurs des Asturies, paysans d'Estrémadure, employés des usines basques , parturientes de la maternité de Barcelone, pilotes déjeunant à l'ombre de leur  Polikarpov, les petits, les civils habillent le présent avec une densité que n'égale pas, à mon sens le cliché le plus célèbre de  Robert Capa, celui du soldat tombant à la renverse. page 131

Quelques semaines plus tard,  Chim est remonté vers le sud de la France, sur ces plages où on lui avait dit que des  camps de réfugiés étaient en train de s'établir. Argelès...page 141
Tous les réfugiés étaient des républicains partis sur les routes avec leurs familles après avoir entassé dans une charrette ou sur un âne ce qui leur avait été possible d'entasser.  Pour ces gens, les Français n'avaient pas d'empathie,, et d 'une certaine façon, c'est normal, ces histoires vues de l'extérieur ont quelque chose de caricatural. ...Chim a pris beaucoup de photos à Argelès. ...Chim a sympathisé avec une famille et décidé de la suivre de l'autre côté de l'océan...Le Mexique avait ouvert ses frontières aux réfugiés espagnols.  Pour autant le Mexique ne payait pas la traversée aux réfugiés que le pays se disait prêt à accueillir. Ceux qui ont pu faire le voyage sont donc ceux qui avaient les moyens matériels de la faire. page 142
(Chim est revenu en Europe) Chim est arrivé sans prévenir, et il avait commencé à lui (Olivia) parler d'une valise....Chim tombe sous les balles d'un tireur d'élite égyptien , à côté du canal de Suez . (En 1956) page  147

Troisième partie.

Mireille Sarquis.
 
L'histoire aurait pu s'arrêter là; c'est-à-dire dans mon armoire.  J'espérais au début que les négatifs ne me gêneraient pas plus que la télévision allumée dans une pièce, voire qu'ils me tiendraient compagnie, à la manière d'un animal domestique un peu particulier, mais au lieu de cela, j'ai eu de plus en plus de mal à dormir. page 153
Cinq ans plus tard, la valise avait presque sédimenté en moi. J'avais  accepté qu'elle devienne un pilier de mon existence, au point de bouleverser  de façon souterraine ce que je considérais relever de mon identité. page 158
Le jour où j'ai rencontré Mireille, j'assistais à un vernissage, accompagné de deux amis. page 159
Mireille n'est pas la seule femme à considérer que son mari doit, à défaut d'être plus riche qu'elle, dépenser plus pour elle qu'elle pour lui. page 164
 
Notre mariage eut lieu un samedi de février.  page 171
De notre mariage, en fait, il suffit de dire qu'il a eu lieu. Croyions-nous à ce moment-là que nous pourrions aller jusqu'au bout de nos vies ensemble? Non, mais la société nous disait que c'était la façon la plus constructive de devenir adultes , et cela, nous y adhérions volontiers. page 173
 
Peu de temps après notre retour au Mexique, Mireille et moi nous sommes séparés.  page 179

Francis Blanche
 
Lorsque je fis la connaissance de Francis Blanche, ce soir-là, Mireille et moi entamions  notre neuvième année de mariage. Il n'est pas étonnant que ce soit à un vernissage que mon chemin croisa celui de Francis blanche....Je n'avais pas prêté attention au sujet de l'exposition. C'est ainsi que deux décennies après que Carlos était venu me remettre la valise à mon domicile, je me retrouvai en compagnie de ma femme à un vernissage consacré à la guerre d'Espagne. ...Dans un exemplaire d'un journal communiste des années 30, je reconnus plusieurs photos de Robert Capa dont les originaux se  trouvaient dans la valise...
Au lieu de me confier à ma femme, je me dirigeai vers la table que j'avais ignorée un instant plus tôt. ..C'est là qu'apparut Francis Blanche...Très vite, il me mit à l'aise...Québécois de naissance,...Francis Blanche donnait un séminaire sur l'histoire de la photographie à l'université de Toronto. L'homme était bavard...Je ne sais pas pourquoi j'ai estimé, à ce moment de notre échange, que je étais redevable. Il fallait que j'aille de ma petite révélation. . " Je suis surpris de revoir ici des photos héritées de ma cousine, commençai-je sur un ton badin. Je sais de source sûre qu'elles viennent de Chim, le grand ami de Capa." ajoutai-je. Le regard du professeur se rembrunit de méfiance. " De Chim, vous dîtes? Et qu'est-ce qui vous permet d'en être certain?" prononça-t-il d'une  voix aigrelette., dont le volume avait enflé sous l'émotion. J'ignorais à cette époque que ces photos faisaient l'objet de fouilles internationales..."Parce que ma cousine m'a dit qu'elles venaient de Chim et que sa mère, ma tante, est précisément la personne qui a fait sortir les négatifs d'Europe". pages 187, 188
Je voulais rétropédaler mais c'était trop tard. ...Francis Blanche me quitta  avec une poignée de main intense après avoir pris mon  numéro de téléphone et mon adresse, qu'il me fit épeler deux fois.
Hélas trois jours après  l'exposition, je reçus un coup de téléphone de Blanche. Il venait de contacter l'Ontario, avait contacté Cornell Capa pour lui transmettre la nouvelle et soudain me prévenir que celui-ci  m'appellerait très prochainement pour m'inviter à New York.. Je raccrochai avec fureur. Que me voulait-il à la fin. N'avait-on pas le droit d'hériter de sa propre famille? page 190
...Je fus rapidement contacté par Cornell Capa. je reçus des lettres bien écrites, des coups de fil poliment espacés...Je laissai les jours couler...et finalement, je ne lui répondis pas du tout. page 192
 
(Francis Blanche revient à Mexico.) " Nous n 'avons pas encore parlé d'argent", tenta maladroitement Francis, à qui le rôle d'extorqueur seyait mal.
L'argent n'avait jamais été un objectif pour moi, ce n'était pas dans l'accumulation que se logeait mon orgueil, ni d'ailleurs mes angoisses existentielles. Posséder, comme on l'a vu, m'était dans le meilleur des cas pénible.
- Restons-en là pour aujourd'hui, voulez-vous? dis- je enfin et devant mon air épuisé, Francis capitula. page 202
 
Désirée Wonton
 
Greta me manquait toujours. J'aurais aimé croire, comme les anciens dans notre famille, à la porosité entre la vie et la mort: que les morts vivent parmi nous, qu'ils ne nous abandonnent pas. D'une certaine façon, Greta ne m'avait pas lâché puisque chaque décision prise depuis sa disparition , jusqu'à la plus petite, la plus dérisoire...L'était à l'aune dece que j'imaginais qu'elle aurait dit ou voulu.  page 213
 
Olivia n'était jamais rentrée vivre au Mexique depuis son départ en 1939 pour les fronts de la guerre d'Espagne, à l'âge de vingt-cinq ans page 222
 
Cajun par sa mère, chinois par son père, Désirée Wonton était une photographe américaine de quarante-six ans qui vivait entre New York et Mexico quand je la rencontrai pour la première fois. page 222
 
Désirée avait appris la légende  de la valise mexicaine, et mes liens avec elle, par un professeur de son ancienne faculté,  Francis Blanche...Plus tard, Désirée m'expliquerait que la mort d'Olivia avait décidé Cornell  et Francis à "relancer la machine" - ce furent ses mots exacts
..;"Où se trouve-t-elle alors, cette valise? demanda Désirée avec la décontraction d'un inspecteur d epolice
- Où voulez-vous qu'elle se trouve?  Chez moi, bien sûr.
- Parfait! Nous irons la voir après le repas; alors, qu'en dîtes-vous, ?
Et la chose fut entendue. page 228
 Elle découvrait  ce que j'avais découvert près de trente ans plus tôt: des milliers de négatifs dans une enveloppe de taille moyenne. page 230
"J'ai eu Cornell au téléphone cette semaine, dit-elle en reposant son verre sur la table. Il serait prêt  à vous offrir  vingt-cinq mille dollars pour les photos"
...je répondis que je n'avais pas l'intention de demander une rétribution pour les négatifs...."Mais je n'ai pas non plus l'intention de m'en séparer. .Je veux bien les prêter à des musées pour que les gens les voient mais pour être tout à fait sincère avec vous Désirée, poursuivis-je avec une conviction croissante, je n'aimerais pas que ces photos quittent le Mexique".  " Les négatifs appartiennent au patrimoine mexicain désormais". page  235...
 
J'en reviens à la valise Il ne m'a fallu que quelques mois pour me laisser convaincre par Désirée de rencontrer  Cornell Capa à New York.  page 242
 
Cornell Capa
 
"C'est une vie admirable quand on ne l'a pas vécue. ..Robert était trop pudique pour parler  des centaines de cadavres qu'il avait vus. Un chiffre surnaturel, n'est-ce pas? Plusieurs centaines de cadavres. ..Mon frère aimait être perçu comme plus superficiel qu'il ne l'était vraiment. On le voyait comme un grand photographe mais pas comme un  grand homme; et  pour lui, c'était toujours ça à endosser. page 252
"Ces trois-là ont inventé un métier. Tous les photographes de guerre aujourd'hui en exercice,  leur doivent l'invention de la profession en tant que telle. Personne avant Capa, Taro ou Chim n'avait osé prendre des photos d'un combat en cours..;...Personne n'avait couru sous les balles comme ils l'ont fait, eux, ni cru nécessaire à la qualité de l'information de vivre la même vie que les soldats engagés dans le conflit. Ils n'ont pas été envoyés en Espagne, vous savez. Ils ont décidé ensemble , depuis Paris, d'aller courir dans les montagnes sèches pour témoigner du combat des républicains..." page 253
 
..."J'ai senti que les négatifs afflueraient naturellement vers moi un jour après un long voyage, comme une bouteille à la mer. Et voyez-vous, cher monsieur, c'est exactement ce qui s'est passé "( Cornell) page 258
Dans la semaine qui suivit, des articles commencèrent à paraître, qui évoquaient un " mystérieux héritier" ainsi que mon nom... Je sortis peu de mon appartement pendant cette période,  bien que la première exposition mondiale des négatifs à New York n'affecte pas le train-train de  Cocyocan.; page 264