mardi, juillet 31, 2018

CONGO, UNE HISTOIRE ( David VanReybrouck)

De la préhistoire aux premiers chasseurs d'esclaves, du voyage de Stanley missionné par Léopold II à la décolonisation, de l'arrivée de Mobutu puis de Kabila à l'implantation industrielle d'une importante communauté chinoise, ce livre retrace , analyse, conte et raconte quatre-vingt-dix mille ans d'histoire: l'histoire du Congo, cet immense territoire africain au destin violenté.
Pour comprendre ce pays, un écrivain voyageur , historien et journaliste est allé à la rencontre du peuple du Congo. A travers de multiples séjours, son regard s'est aiguisé, son empathie s'est affirmée, son incessante curiosité  lui a permis de saisir, de consigner dans ses carnets souvenirs et propos inédits au rythme d'une enquête basée sur plus de cinq mille documents. Ainsi a-t-il composé ce livre énormément traduit  dans une demi-douzaine de langues, cet essai total devenu aux Pays-Bas un véritable best seller de l'histoire contemporaine.


La vie de Nkasi recoupe l'histoire du Congo. En 1885, le territoire (du Congo) tombe entre les mains du roi des Belges, Léopold II, qui le nomme état indépendant du Congo. En 1908, le roi, face à de virulentes critiques en Belgique et à l'étranger, finit par céder à l'état belge son territoire qui, jusqu'en 1960, porta le nom de Congo belge, puis devient un pays indépendant, la république du Congo. E, 1965, Mobutu prend le pouvoir par un coup d'Etat et il s'y maintiendra pendant trente-deux ans. A cette époque , le pays reçoit un nouveau nom: Zaïre. En 1997, quand Laurent-Désiré Kabila détrône Mobutu, le pays est appelé République Démocratique du Congo. Pour l'aspect "démocratique ", il faudra encore attendre un certain temps, car les premières élections libres en plus de quarante ans n'auront lieu qu'en 2006. Joseph Kabila, fils de Laurent-Désiré, est alors élu président. Ainsi, sans beaucoup déménager, Nkasi  aura vécu dans cinq pays différents, ou du moins, dans un pays portant cinq noms différents. pages 27, 28
 
Une histoire humaine de  quatre-vingt-dix mille ans...Quelle formidable dynamique! Pas un état intemporel rempli de bons sauvages ou de barbares sanguinaires. Un lieu tel qu'en lui-même: avec  son histoire, son mouvement, ses efforts pour endiguer les catastrophes qui en faisaient parfois naître des nouvelles, car le rêve et l'ombre sont de très grands camarades. Jamais, il n'a connu l'immobilité, les grands bouleversements se sont succédé plus rapidement, c'est tout. A mesure que l'histoire s'accélérait, l'horizon s'est agrandi....Le royaume du Kongo comptait à son apogée,  sans doute pas moins de  cinq cent mille sujets. Mais la traite des esclaves  pulvérisa ces liens plus étendus. Dans la forêt équatoriale, loin du fleuve, les gens continuaient  à vivre toutefois dans de petites communautés fermées. C'était toujours le cas en 1870. page 42
 
Le Souffle des Ancêtres: poème du Sénégalais Birago  Diop:
"Ecoute plus souvent
Les choses que les êtres,
La voix du feu s'entend
Entends la voix de l'eau
Ecoute dans le vent
Le buisson en sanglot:
C'est le souffle des ancêtres
 
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
Ils sont dans l'ombre qui s'éclaire
Et dans l'ombre qui s'épaissit
Les morts ne sont pas sous la terre
Ils sont dans l'arbre qui frémit,
Ils sont dans  le bois qui gémit,
Ils sont dans l'eau qui coule,
Ils sont dans l'eau qui dort,
Ils sont dans la case, ils sont dans la foule
Les morts ne sont pas morts. page 44
 
Les gens du village où Disasi venait de naître,  ne savaient peut-être rien des Européens sur la côte ouest, mais ils étaient encore moins au courant, si tant est que cela fût possible, des grands bouleversements qui se produisaient  à un millier de kilomètres à l'est  ou au nord. page 49
 
"Un jour,  quelques riverains étaient venus rendre visite à mes parents" C'est ainsi que commence le plus vieux souvenir de Disasi  Makulo. Il devait avoir cinq ou six ans à l'époque. Ils leur firent un récit très étrange. "Ils racontaient qu'ils avaient vu quelque chose de bizarre, un fantôme peut-être, sur le fleuve. "Nous avons vu, disaient-ils, une grande pirogue mystérieuse qui marche toute seule. Dans cette  pirogue, se trouve un homme tout à fait blanc comme un albinos, entièrement vêtu, on ne voit que sa tête et ses bras.  Il a avec lui quelques hommes noirs."  .... L'albinos habillé de la tête aux pieds que les riverains avaient vu  n'était autre que  Henry Morton Stanley. Les quelques Noirs étaient ses porteurs et ses aides de Zanzibar. La grande pirogue mystérieuse était le Lady Alice, son bateau en acier de huit mètres  de long. Quand Stanley avait retrouvé en 1871 sur la rive du lac Tanganika, le prétendu médecin, missionnaire et explorateur, Livingstone, qui était perdu, il s'était lancé de 1874 à 1877, à la demande des journaux pour lesquels il travaillait, le New York Herald et le Daily Telegraph dans ce qui allait devenir la plus extraordinaire  des expéditions: la traversée de l'Afrique  centrale d'est en ouest, un voyage vertigineux à travers des marécages....pages 51, 52

L'industrialisation a, sans doute, contribué à l'expansionnisme des puissances  européennes. Dans les contrées éloignées, on trouvait des matières premières bon marché , et avec un peu de chance, même de nouveaux clients. Mais elle n'engendra pas du tout la colonisation....L'industrialisation , à elle seule, n'explique pas l'avènement du colonialisme. sur un plan strictement commercial, une colonie n'était pas même nécessaire. Non il fallait un autre facteur pour provoquer la fièvre coloniale: me nationalisme.
La rivalité entre les Etats-nations- européens fut ce qui les incita. page 55

Personne ne pensait que le roi de ce petit pays ( la Belgique) aurait un fils qui ferait preuve  d'une ambition démesurée. Le père, un prince mélancolique tôt devenu veuf,  s'était empressé d'accepter  la royauté. Mais son insatiable fils, qui devint Léopold II, ne se satisfaisait pas manifestement du petit territoire sur lequel il était autorisé à régner. "Il faut  à la Belgique une colonie" fit-il,  ciseler, à 24 ans, sur un presse- papier destiné au ministre des Finances...page 57

Le voyage de Stanley de 1879 à 1884  était fondamentalement différent  de celui de 1874 à 1877. La première fois , il avait voyagé pour le compte d'un journal, désormais, il voyageait  pour le compte de l'association internationale de Léopold II... La première fois, il était  aventurier et journaliste, à présent, il était diplomate et  fonctionnaire. page 60
 
Mon père et ma mère habitaient dans la forêt vierge. ...Ils ont quitté leur village et se sont installés dans le camp ouvrier dans la mission. Papa avait 15 ans. En décembre 1901, il s'est fait baptiser...Ma mère a été baptisée en 1903. trois ans après, ils se sont mariés. Ils ont quitté leur village et se sont installés dans le quartier ouvrier  de la mission.
J'ai demandé à Masunda pourquoi ils l'avaient fait.
Il a éclaté de rire pour dissimuler la honte  qu'il éprouvait encore et il a dit: " Dans la forêt vierge, il n'y a pas de chaises comme à la mission. Les gens  s'asseyaient encore sur des troncs d'arbres.! On y mangeait que des bananes, des ignames et des fèves. Alors qu'un prêtre avait donné à mon père un fusil. Il avait pu chasser des antilopes, des cochons sauvages et des castors." Plus d'un siècle plus tard, il vantait encore les mérites de la mission. " Dans la forêt vierge, ils portaient des tissus effilochés et des haillons, mais à la mission, mon père a reçu un short et ma mère un boubou. Il a même appris un peu à écrire...." page 95
 
Le souverain belge avait obtenu son Congo en 1885. page 98
En 1891, le Congo ne produisait qu'une centaine de tonnes de caoutchouc, mais en 1896, la production passa soudain à mille trois cents tonnes puis en 1901, à six mille tonnes...Léopold amassait des millions et obtenait enfin, après une très longue attente et une entreprise téméraire, un retour sur investissement. il  pouvait enfin montrer à quoi servait une colonie: une explosion économique, une gloire impériale et la fierté nationale. page 108
 
Les conséquences furent dramatiques ( du  caoutchouc). Les champs étaient en friche. L'agriculture se réduisit aux  plantes les plus élémentaires. Le commerce indigène s'interrompit. Les métiers artisanaux, perfectionnés depuis des siècles, comme le travail du fer forgé ou du bois, se perdirent. La population était amorphe, affaiblie et sous-alimentée. Elle est donc très exposée aux maladies...page 115
" La vérité est que l'Etat du Congo n'est point un Etat colonisateur,  que c'est à peine un Etat: c'est une entreprise financière...La colonie n'a été administrée ni dans l'intérêt des indigènes, ni même dans l'intérêt économique de la Belgique: procurer au Roi- Souverain un maximum de ressources, tel a été le ressort de l'activité gouvernementale". Félicien Cattier, juriste et professeur bruxellois  page117
L'historiographie classique présente souvent les événements ainsi : jusqu'en 1908, les atrocités de l'Etat indépendant du Congo se poursuivent mais , dès lors que la Belgique reprit la colonie, tout se calma et l'Histoire devint un long fleuve tranquille, qui ne fit de nouvelle vagues qu'à la fin des années 1950. Le colonialisme au sens strict, la période  de 1908 à 1960, ne fut, dans cette optique, qu'un long intermède clapotant entre deux épisodes turbulents. page 124
 
Un deuxième groupe de scientifiques qui put éclairer de ses lumières la colonie, fut celui des ethnologues. ( le premier fut le dépistage médical à grande échelle  par des équipes médicales) Le scandale de l'Etat indépendant avait au moins permis de constater une chose: la méconnaissance totale de la culture indigène. Les propos  de Félicien Cattier...virulent critique de Léopold II étaient très explicites à ce sujet : "Comment est-il possible, dès lors de faire oeuvre utile, si l'on n'étudie pas d'abord à fond les institutions des indigènes, leurs mœurs, leur psychologie, les conditions de leur vie économique, la structure de leurs sociétés." . Certains missionnaires et explorateurs avaient manifesté une curiosité pour les coutumes locales...L'intérêt, quand il existait, était axé en premier lieu sur les aspects tangibles de la culture étrangère: les paniers et les masques, les pirogues et les tambours , la forme des lances , des dimensions des crânes. ...Il fallait être attentif aux couches les plus profondes de la société indigène. Ce qui nécessitait une étude approfondie....Le Bureau international d'ethnographie vit le jour en fanfare....Ce que l'Ecole de médecine tropicale fut à la médecine, le Bureau international  d'ethnographie le fut à l'anthropologie. pages 130, 131
 
Les conséquences de la première Guerre mondiale pour le Congo belge furent considérables. En tout premier lieu sur le plan territorial. A la conférence de Versailles en 1919, on décida de partager les colonies allemandes entre les vainqueurs. Le Cameroun devint français et britannique, le Togo français et britannique; l'Afrique-Orientale fut remise aux Britanniques et la Namibie, confiée au dominion britannique de l'Afrique du Sud. La Belgique obtint la tutelle de deux minuscules territoires à sa frontière orientale, les royaumes historiques du Ruanda et l'Urundi.. page 159
 
"Le Noir le plus dangereux, potentiellement, ...c'est celui qui a un peu d'instruction". page 136
Jusque là, l'exploitation économique de la région s'était uniquement axée sur les richesses biologiques - l'ivoire et le caoutchouc - à présent on constatait que, quelques mètres sous terre, il existait des ressources bien plus grandes. page 139
 Entre 1908 et 1922, il y eut au Congo, une première vague d'industrialisation, qui déclencha une prolétarisation des habitants. les hommes autrefois chasseurs, pêcheurs ou forgerons, devinrent travailleurs salariés dans une entreprise.  page 146
Pas une région du Congo ne fut autant confrontée à l'arrive des Européens que le Bas-Congo. L'esclavage fut aboli, la demande de porteurs et de cheminots remit en cause le mode de vie traditionnel, les agriculteurs durent cultiver du manioc, des arachides pour le colonisateur, l'argent et les impôts furent introduits. Les Européens ne cessèrent  de répéter qu'ils voulaient ouvrir et civiliser le Congo, mais pour les Africains, le résultat fut désastreux. ( maladie du sommeil, grippe etc...)page 165.
 
Un habitant de la région, à l'époque, a résumé la situation avec lucidité:
" Les Blancs nous avaient réduits en esclavage; pour obtenir de nous des noix de palme, ils n'hésitaient pas à nous fouetter et à nous gifler. Ils s'amusaient avec les femmes et les filles des villages. Notre condition n'était pas celle des hommes , mais celle des animaux. Toute notre vie était réglée en fonction du travail des Blancs: on dormait pour les Blancs, on mangeait pour les Blancs, on se  réveillait pour les Blancs et pour le travail des Blancs..."  page 182
 
L'absence d'insurrection à grande échelle dans les villes n'était pas due à l'agréable prospérité dont profitaient les travailleurs mais aussi à l'arsenal savamment pensé de stratégies que la Trinité coloniale appliquait pour contrôler, discipliner et au besoin, sanctionner la population. Il n'a jamais été question d'un plan global élaboré en commun mais, dans la pratique, l'Eglise, l'Etat et le grand capital allaient souvent dans la même direction. page 189

Dans les tranchées, on ne cessait de nous répéter que nous étions tous frères et nous étions mis sur le même pied d'égalité que les soldats blancs.  Toutefois, maintenant que la guerre est finie, et qu'on n'a plus besoin de nos services, on serait enchanté de nous voir disparaître. page 199
Pour la première fois, dans l'Histoire, un pays africain était décolonisé par des soldats africains. ( La campagne d'Abyssinie par la Force Publique - ( des Congolais ) permit le retour d'Hailé Sélassier). L'Ethiopie n'avait été  une colonie (italienne) que pendant cinq ans, de 1939 à 1941, et l'empire séculaire était à présent rétabli.  page 206
Le Congo belge aida les Britanniques  non seulement sur le plan militaire et matériel, mais aussi sur le plan médical.  page 210
Les premières bombes atomiques américaines furent fabriquées avec de l 'uranium katangais....Quand le projet Manhattan démarra en 1942, les chercheurs américains qui travaillaient sur la bombe atomique se mirent en quête d'uranium de qualité...Il y eut des tractations animées avec la Belgique, qui tira de l'opération 2,5 milliards de dollars sonnants et trébuchants, ce qui allait permettre de financer  la reconstruction. page 213
 
"Que sommes - nous venus faire ici?
"Civiliser?  au nom d'une civilisation disloquée et qui ne croit plus en elle-même?    ...Mais alors, pourquoi nous sommes ici?
Nous apportons et maintenons la paix, nous couvrons le pays de routes, de plantations, d'usines, nous bâtissons des écoles, nous soignons les hommes. En échange, nous utilisons les richesses du sol et   sous-sol et nous les faisons travailler en les payant...modestement.? Service pour service, mais imposé unilatéralement: c'est tout le pacte colonial.
Et demain?....notre colonisation sera moins jugée par ce qu'elle aura créé que par ce qui restera lorsqu'elle aura disparu. " ( Drachoussof, un jeune ingénieur agronome belge, d'origine russe.) pages 220, 221

En 1945,  quand cinquante pays  du monde entier se réunirent à San Francisco, pour rédiger la Charte des Nations-Unies, le terme "colonie" disparut  dans les coulisses de l'Histoire. On parlait de "territoires non-autonomes".  page 224

Non seulement le séminaire était l'unique possibilité de poursuivre des études, mais la prêtrise était de surcroît la plus haute fonction sociale à laquelle un Congolais pouvait accéder. On devenait Monsieur l'abbé. page 231
Une "femme libre" dans la cité n'était plus une prostituée, la catégorie couverte par la formule administrative "femmes indigènes adultes en bonne santé qui théoriquement vivent seules" mais une personne qui essayait de s'en sortir par elle-même. ...Kinshasa devint une ville de mode, 'élégance et de coquetterie Les jeunes femmes portaient de longues pagnes colorés, un usage introduit par les sœurs des missions....Les fillettes portaient des cheveux courts mais à partir de 10 ans, elles les laissaient pousser...Les femmes jouèrent un rôle essentiel dans l'instauration d'une nouvelle culture urbaine.  Elles dominaient le petit commerce, décidaient du succès des vêtements,  de la musique et des danses, et donnaient forme à un nouveau style de vie africain moderne....pages 234, 235
 
Une culture associative dynamique vit le jour.  Elle fut elle aussi placée sous la tutelle coloniale mais eut une grande influence historique: le germe de la prise de conscience politique qui eut lieu ultérieurement était présent dans les associations d'anciens élèves, les milieux étudiants et les organisations  tribales.page 237
Les "évolués" : "Nous demandons que le Gouvernement veuille bien reconnaître que la société indigène a beaucoup évolué depuis les 15 dernières années. Il s'est formé, à côté  de la masse indigène arriérée et peu formée, une classe sociale nouvelle, qui devient  une sorte de bourgeoisie indigène..
Les membres de cette élite intellectuelle indigène font leur possible pour s'instruite et vivre décemment, comme font les Européens respectables....Ils sont  persuadés qu'ils méritent , ..sinon un statut spécial, du moins une protection particulière du Gouvernement, qui les mette à l'abri de mesures ou de certains traitements qui peuvent s'appliquer à une masse ignorante ou arriérée...Il est pénible d'être reçu comme un sauvage quand on est plein de bonne volonté."  page 240
 
Soudain, tout se passa en un éclair. En 1955, pas une seule organisation indigène ne rêvait encore d'un Congo indépendant . Cinq années plus tard,  l'autonomie  politique était un fait. page 249
Les derniers mois de 1958 furent particulièrement  turbulents...La guerre d'indépendance de l'Algérie  atteignit son paroxysme, le Maroc et la Tunisie avaient secoué le joug colonial. Plus près du Congo,  le Soudan voisin, une colonie britannique, devint un Etat indépendant et le Président de la France Charles De Gaulle, prononça à Brazzaville, des propos historiques: " L'indépendance, quiconque la voudra pourra la prendre". page 263
La Belgique est devenue indépendante en 1830, après un opéra. Le Congo exige  en 1959 l'indépendance à l'issue d'un match de foot.  page 271
En 1960, pas moins de dix-sept pays  africains accédèrent à l'indépendance; la Belgique ne pouvait pas être en reste. Les seuls pays européens  qui n'avaient pas la moindre intention de reconcer à leurs grandes colonies africaines  étaient les dictatures de l'Europe méridionale: le Portugal de Salazar....l'Espagne de Franco. page 280
 
Le 30 juin 1960. Officiellement, le Congo était indépendant depuis minuit, mais la cérémonie devant au Palais de la Nation devait entériner la décision. page 292.
La première République se caractérisa par un tourbillon de personnalités politiques et militaires congolaises, de conseillers européens, d'agents de l'ONU,  de mercenaires blancs et de rebelles indigènes. Cependant  quatre noms dominèrent la scène: Kasavubu, Lumumba, Tsombe et Mobutu. Entre eux, s'engagea une lutte de pouvoir...page 306
Kasavubu fut le seul président de la Première République. page 307
 
"Presque tous (les Belges au Congo) ont réussi en Afrique mieux qu'ils l'auraient fait  en Europe car les possibilités  de prendre des initiatives,  de manifester leurs compétences, leur dynamisme, bref d'affirmer leur personnalité, sont plus grandes dans les territoires d'Outre-Mer qu'elles ne le sont en Europe. Quitter le Congo signifiait donc aussi: renoncer à un rêve, un rêve d'épanouissement qui, pour beaucoup, allait avec un idéal paternaliste....Notre paternalisme était solide et serein: nous avions la conviction sincère et profonde, d'être les porteurs non seulement  d'une   plus moderne civilisation  , mais de La Civilisation, critère et étalon pour tous les peuples de la Terre." (Jacques  Courtejoie, médecin au Congo) Page 315
Au bout d'une semaine, le pays n'avait plus  d'armée, au bout de deux semaines, plus d'Administration. page 316
 
"Priez pour que votre solitude puisse vous inciter à trouver une chose qui  fasse que votre vie en vaille la peine, et qui soit suffisamment importante pour que votre mort en vaille la peine."  a-t-il écrit un jour. ( le secrétaire des Nations Unies Dag Hammarskjöld, qui avait pris l'avion le 18  septembre 1961 pour rencontrer le président du Congo, Tshombe, son avion s'écrasa peu avant l'atterrissage...dans le nord de la Rhodésie, les circonstances de l'accident n'ont jamais été éclaircies) page 340
Le conflit paraissait sans fin. Le Congo ressemblait à un vase brisé, impossible à recoller. Le nouveau secrétaire de l'ONU, le birman U Thant, rechercha tout au long de 1962, une solution à travers des négociations. Page 341
Les futurs rebelles reçurent une formation accélérée de spécialistes chinois de la guérilla. L'Union soviétique était prête, elle aussi, à apporter son aide.
Le 5 septembre 1964, la rébellion annonça la formation d'un nouvel Etat. Le territoire des rebelles s'appelait désormais La République Populaire du Congo, par analogie avec la République Populaire de Chine. page 349
Mais en avril 1965, Che Guevara en personne débarqua  sur les rives du lac Tanganyika. Il  avait pris l'avion de Cuba et fit venir plus de cent militaires bien entraînés, tous d'origine africaine....Le Che ne tarda pas à s'apercevoir que le feu chez ces révolutionnaires n'était pas très ardent....Ils ne voyaient pas l'intérêt d'apprendre à tirer... page 353
Au bout de  sept mois, Che Guevara et ses combattants quittèrent le territoire congolais. La rébellion était vaine. page 354
 
En 1971, un Congo tout en rondeur avait cédé la Place à un Zaïre tout en sifflement. Mobutu trouva le nom plus authentique que celui de l'époque coloniale, Congo. Le père de la révolution s'était inspiré d'un des plus anciens documents écrits concernant son pays: une carte portugaise du XVIè siècle. Le fleuve serpentant à travers les terres y était désigné par "Zaïre". page 357
Ce jour-là, le 2 juin 1966, la population cessa d'acclamer Mobutu et commença à trembler devant lui. (Mobutu a fait pendre des anciens ministres) page 366
...à partir de 1967, une nouvelle constitution établit solidement sa toute puissance. "Le peuple congolais et moi-même" a-t-il proclamé un jour devant le Parlement, " Nous sommes une  seule et même personne". page 368
Plus qu'un chef d'Etat, Mobutu devint le chef du village national, le chef suprême de luxe. Et les citoyens  devinrent ses villageois, ses enfants.
Sakombi était "commissaire d'Etat chargé de l'information....Si sa dictature (Mobutu)s'était appuyée au début sur le pouvoir de l'armée, à partir de 1970, elle s'appuya sur la propagande.
Sakomli conçut une politique  à grande échelle qui fut vendue à la population sous le slogan : " Recours à l'authenticité". Le changement de nom du pays, des villes et des noms propres en faisait partie, mais l'entreprise ne s'arrêtait pas là. Le retour à la vie initiale concernait pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne. Le Zaïrois qui se levait le matin savait comment s'habiller. Le port de vêtements occidentaux avait été interdit. L'homme, qui n'avait plus le droit de porter un costume et une cravate,  devait mettre un "abacost": une tenue inspirée du costume Mao... La femme ne devait plus porter de minijupe, mais seulement un pagne traditionnel, un élégant  vêtement composé de trois pièces: la robe, le chemisier et le foulard de tête... page 378
 
L'Eglise allait être longtemps l'élément formulant les plus virulentes critiques contre le régime. Les évêques se savaient appuyés sur leur réseau international et contrôlaient en outre l'éducation. Les  états ont généralement deux moyens  de modeler leurs concitoyens: l'enseignement et les médias. page 381
 
En 1974, la situation devint intenable. La fin de la guerre du Vietnam entraîna une chute spectaculaire  du cours du cuivre. De plus, le début de la crise pétrolière commença aussi à se faire sentir au Zaïre. Les prix flambèrent...page 385
Le Zaire tomba malade. L'origine plus profonde de la maladie était le manque de moyens financiers. ( dû à la crise  du cuivre, à la crise du pétrole , à l'échec  de la zaïrianisation et à la politique grossière des dépenses) et ses pires symptômes étaient l'effondrement de l'Etat et la généralisation de la corruption. page 399
Mobutu pratiquait la corruption dans des proportions effarantes. page 411
La crise a modifié les relations hommes-femmes. beaucoup d'hommes ont perdu leur travail et se sont sentis humiliés car ils ne parvenaient plus à subvenir aux besoins de leur famille, sans parler d'une éventuelle maîtresse. Ils étaient plus pauvres que leurs parents et souvent réduits à la mendicité. Autrefois, l'homme était le soutien de famille, celui qui était salarié, à présent, la femme assurait les revenus de la famille....Elle vendait du savon, du sucre et du sel... Les femmes jeunes se sont mises à faire des études et sont devenues plus autonomes. page 420
En 1970, 1977 et 1984, il (Mobutu) s' était fait élire de façon créative, mais ce  subterfuge, il le savait,  ne fonctionnerait plus en 1991. ...Pourtant, il parvint à rester encore sept ans, au pouvoir, cette fois  sans élections. page 425

Sous le poids du baobab qui tombait, la population fut broyée. La période de transition vers la IIIè République fut, pour beaucoup,  une véritable épreuve...."A l' époque des Belges, on mangeait trois fois par jour, pendant la Première république, deux fois par jour, pendant la Deuxième République plus qu'une fois par jour. Où cela va-t-il s' arrêter?" Les enfants mouraient de faim, les menuisiers fabriquaient plus de meubles, mais des cercueils, souvent pour des enfants. Page 436
 
Pas d'argent, pas de soutien étranger, pas d'armée opérationnelle: le Zaïre  s'était totalement désagrégé et, en 1994, il n'aurait pas fallu grand-chose pour mettre la dictature à genoux. C'est alors que se produisit dans le plus petit pays voisin du Zaïre une catastrophe humanitaire qui déstabilisa à tel point toute la région que Mobutu fut à nouveau reconnu par la communauté internationale comme une balise  de stabilité, un doyen, un rocher  dans le ressac d'une Afrique  centrale agitée.  Cette catastrophe fut le génocide rwandais qui allait influencer, comme aucun autre, l'histoire du Zaïre. page 443
En trois mois, huit cent mille à un million de Tutsi et de Hutu modérés furent tués. page 444
Lors de la conférence de presse (17 mai 1997) Kabila s'autoproclama nouveau chef d'état d'un nouveau pays, la république démocratique du Congo. Ce "démocratique" était plutôt curieux car personne ne l'avait désigné come dirigeant....Mais Kabila avait une fois pour toutes les rênes en main. Mobutu , après s'être enfui vers le Togo,  s'envola vers le Maroc, où il s'exila définitivement....A peine quatre mois plus tard, il allait, amer et abattu, entouré de quelques proches et des os de ses ancêtres, rendre le dernier soupir.  page 461
Avant la guerre, l'Ouganda n'exportait pas plus de deux cent mille dollars de diamant; en 1999,  ce chiffre,  avait plus  que décuplé, s'établissant à 1,8 million de dollars. page 488
 
La mort de Kabila a marqué un tournant dans la Seconde Guerre du Congo. En toute hâte, son fils, Joseph Kabila,  a été placé au pouvoir. page 501
Aujourd'hui, le Rwanda, petit et fort, présente les caractéristiques  d'une dictature militaire prospère qui continue à bénéficier d'un grand crédit auprès des pays donateurs. page 508
En décembre 2008, ...j'ai étudié les voitures qui nous doublaient allégrement: toutes des Jeep, toutes appartenant à des ONG, toutes pourvues d'un logo sur la portière ou d'un drapeau sur l'antenne. ...L'argent des pays donateurs passe par les Nations Unies. page 510
Beaucoup de personnes mangent, pour seule nourriture, un beignet par jour. C'est bon et roboratif. page 521
Les gens étaient nombreux à faire leur shopping entre les différentes Eglises. Certains continuaient à fréquenter pour les grandes fêtes de l'Eglise catholique...La lutte ne se déroulait pas que sur le terrain de la concurrence. Elle portait au fond sur le bien et le mal, le Christ et Satan la vraie foi et la sorcellerie. page 527
 
Le 19 décembre 2005, le projet d'une nouvelle constitution fut accepté par référendum. Le 21 février 2006, la loi électorale était prête. La campagne pouvait commencer. page 532
Le deuxième tour des élections....Kabila remporta 58% de voix. Bemba 42%.  Le 6 décembre 2006, deux jours après son trente-cinquième anniversaire et tout juste marié, il prêta serment en tant que premier président démocratiquement élu du Congo. Enfin, la Troisième République devenait un fait. page 538
 
Depuis la fin des années 1990, les Chinois sont de plus en plus nombreux à se rendre en Afrique. Ils viennent , non seulement pour écouler leurs produits mais surtout y acheter des matières premières. page 562
Les Congolais adultes hésitent entre l'Orient et l'Occident. L'Europe et les Etats-Unis sont encore admirés pour leur savoir-faire, mais beaucoup de Congolais se demandent pourquoi ils n'en voient guère la couleur, d'autant que les Chinois réalisent un projet concret après l'autre. Ils ont l'impression que l'Occident ne s'intéresse plus au pays. L'élection d'Obama a cependant redonné de l'espoir. page 570
(Un Congolais en Chine) Il ne regrette pas le Congo. "Je suis vraiment imprégné de la culture chinoise. Les Congolais devraient mieux s'organiser, comme les Chinois. Ils devraient s'organiser de façon collective mais ils n'en ont pas envie, même si cela leur permettrait  de négocier des tarifs  bien plus bas. C'est un vrai virus. Le contrat que le Congo a conclu avec la Chine a été , lui aussi mal négocié. Personne dans la délégation congolaise ne parlait le chinois. ..Le pays s'est vendu pour un peu d'argent de poche.. je n'ai pas peur de dire que j'ai honte d'être congolais. Depuis l'indépendance, le Congo n'a jamais été un pays. Rien n'y fonctionne. les  gens ne pensent qu'à leur propre porte-monnaie. J'ai vu la Chine se développer en 20 ans"...page 582
C'est une culture très différente , qui est diamétralement opposée à la culture congolaise. Les Chinois sont hypernationalistes. ...Ma femme est athée. Peu de Chinois sont croyants"...Il a conscience qu'il peut s'estimer heureux car le racisme ne fait que s'amplifier à Guangzhou. ...Mais les Noirs y sont aussi pour quelque chose. . Ils ne s'intègrent pas. Ils ne s'adaptent pas.  page 588
 
 

mercredi, juillet 25, 2018

L'ANCETRE ( Juan José SAER)
 
L'ANCETRE est un roman inspiré d'une histoire réelle. En 1515, trois navires quittent l'Espagne en direction  du Rio De La Plata, vaste estuaire à la conjonction des fleuves  Paraná et Uruguay. A peine débarqués à terre, le capitaine et quelques hommes qui l'accompagnent sont massacrés par des Indiens.  Seul un mousse en réchappe. Fait prisonnier, il n'est à son monde que ix ans plus tard, à l'occasion d'une autre expédition. De ce fait historique, Juan José SAER tire une fable d'une écriture éblouissante.
 
A cette époque, la mode était aux Indes car cela faisait quelque vingt ans qu'on avait découvert de pouvoir les  atteindre par le Ponant, de là revenaient des bateaux chargés d'épices ou en piteux état après avoir dérivé sur des mers inconnues....
A chaque nouvelle relation que j'entendais, quelle fut heureuse ou terrifiante, mes envies d'embarquer augmentaient. Enfin l'occasion se présenta: un capitaine, l'un des plus grands pilotes du royaume organisait une expédition aux Moluques et j'obtins de me faire engager. pages 14,15
 
Les navires, l'un derrière l'autre, à égale distance, semblaient traverser le vide d'une immense sphère bleutée qui, la nuit, devenait noire, criblée dans les hauteurs, de points lumineux. On ne voyait ni un poisson, ni un oiseau, ni un nuage. page 16
 
Ce fut, cette fois-là, qu'un marin, un vieux, sinistre, qui me réveilla: je faisais partie d'un groupe qui devait descendre à terre avec le capitaine pour une expédition de reconnaissance . page 28
 
...enfin, nous regardant, et toujours avec cette même expression de défiance et de conviction profonde, il ( le capitaine) commença à dire: " Voilà une terre sans...", en même temps, il levait le bras et secouait la main....c'était exactement ce que disait le capitaine lorsqu'une flèche lui traversa la gorge, si rapide et si inattendue, partie des fourrés qui se dressaient derrière lui., qu'il demeura les yeux grands ouverts, immobilisé quelques instants sur son geste probatoire avant de s'effondrer. page 31
 
Une autre raison de ma tranquillité inespérée, c'était la courtoisie constante avec laquelle les sauvages m'approchaient.; ils me touchaient le plus souvent du bout de leurs doigts  tendus en m'adressant la parole; un seul mot, divisé en deux sons distincts, faciles à identifier, qu'ils employaient pour s'adresse à moi ou se référer à ma personne. page 34
 
Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. page 41
On ne sait jamais quand on naît: l'accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés: d'autres naissent à peine, d'autres mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passant de vie en vie, et si la mort ne venait pas à les  interrompre, ils seraient capables d'épuiser le bouquet des mondes possibles, à force de naître sans relâche, comme s'ils possédaient une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon. Tout bâtard que j'étais, je naissais sans le savoir et, comme l'enfant qui sort, ensanglanté et étourdi, de cette nuit obscure qu'est le ventre de  sa mère, je ne pouvais faire autre chose que me mettre à pleurer. page 42
 
La délicatesse de cette tribu eût mérité de s'appeler mollesse; son hygiène, manie; son respect du prochain, ostentation. Cette urbanité exagérée ne fit que croître à mesure que les jours passaient et elle finit par atteindre une complexité insolite. Ces Indiens, étaient d'une surprenante pudeur. Dans les mois qui suivirent, je ne vis jamais un seul d'entre eux faire ses besoins en public. ...page 80
 
L'hiver apporta plus de réalité. En alternant bruine et givre, il nous rappelait l'intempérie humaine et nous engageait à élaborer des intermédiaires pour nous défendre du monde; la hutte, les fourrures, le feu élémentaire autour duquel nous nous pressions, toutes les feintes pour retrouver la chaleur animale et pour survivre nous occupaient avec des tâches précises et nous distrayaient de l'indicible. Les Indiens traversaient la pénurie avec honneur, le peu qu'ils parvenaient à arracher à l'hiver, ils le partageaient avec équité....
Un homme silencieux venait chaque jour à la hutte qu'on m'avait attribuée un peu à l'écart du village, avec de la nourriture et un peu de bois sec pour le feu. page 86
 
C'est, en général, ce qu'on n'a pas prévu qui arrive. Un après-midi, les Indiens, très excités, vinrent me chercher à ma hutte. Les jours précédents, je les avais vus discuter souvent en me lançant des regards qu'ils croyaient discrets...On m'avait préparé, comme à mes prédécesseurs, une barque chargée de nourriture qui se balançait près du bord. Partagés entre leur  volonté  de me frayer un  passage et celle de m'offrir des présents, les Indiens s'agitaient avec des gestes contradictoires qui installaient un désordre bruyant dans la foule. pages 103, 105
Le courant m'emmenait, ferme, dans le crépuscule. De la rame, j'orientais la barque sans effort. Pendant des heures, on n'entendit que le bruit de la pagaie et parfois,  le tumulte d' oiseaux que ce bruit inquiétait quand je m'approchais  trop de la rive...Chaque fois que la pagaie touchait l'eau, on eût dit que de nombreuses étoiles éclataient, se pulvérisaient, disparaissaient dans l'élément dont elles tiraient origine et qui les maintenaient à leur place, qu'elles se transformaient, de points lumineux en fixes en taches énormes ou en lignes capricieuses...Page 107

La fatigue  m'amena à la rive. je m'endormis dans la barque. A l'aube, une voix me réveilla . Il a  de la barbe, disait-elle... Quand j'ouvris les yeux,  deux barbus, penchés sur moi, m'observaient , surpris. Des casques luisants couronnaient leur tête; ils savaient l'air fatigués et un peu simples. page 108
....J'essayai alors de parler ma langue maternelle, mais je dus constater que je l'avais oubliée....Page 108
Nous finîmes par communiquer par signes: oui, il y avait des Indiens à moins d'une journée de là, en amont du fleuve; contre le courant, ça demanderait  peut-être plus de temps; ils s'appelaient colastiné; non, il n'y avait ni or, pierres précieuses mais des lances, des arcs et des flèches, ça oui; oui, oui, ils mangeaient de la chair humaine. L'officier secouait la tête, un peu impatient.. .Cet officier était ce que dans ces nations on appelle une belle personne : barbe et cheveux noirs, lisses et bien coupés, corps athlétique et de belles proportions, peau bronzée et florissante à cause de la longue fréquentation de la mer et des intempéries. pages 109, 110
 
Jour après jour, la langue de mon enfance, de laquelle ne m'avait semblé subsister pendant les premières heures que des morceaux indéchiffrables, revint, intime et entière, d'abord à ma mémoire, puis , peu à peu, à l'habitude même de mon sang. Le curé, avec son insistance, m'aidait, mais les soupçons qu'il nourrissait à mon endroit, pour autant qu'il accomplit ponctuellement son devoir  de charité, étaient plus grands chez les autres car il semblait convaincu...que la compagnie des Indiens...avait été pour moi une occasion de goûter à tous les péchés. page 114
...Grâce à la conviction du curé que le diable logeait en ma personne, je pus connaître le père Quesada. J'ai passé avec lui sept ans , dans un couvent d'où l'on voyait , en haut d'une colline, un petit village blanc. Page 116
C'était un homme érudit, savant même. Tout ce qui peut être enseigné, je l'ai appris de lui.  J'eus enfin un père qui, lentement, me sortit de mon abîme gris jusqu'à ce que  je pusse obtenir par étapes, le maximum que peut nous accorder ce monde: un état neutre, continu, monocorde, à égale distance de l'enthousiasme et de l' indifférence....page 118
 
La condition même des Indiens était sujette à discussion. Pour certains, ce n'étaient pas des hommes; pour d'autres,  c'étaient des hommes mais pas des chrétiens, et pour beaucoup,  ce n'étaient pas des hommes parce que ce n'étaient des chrétiens. page 122
 
Cet homme bon, (le père Quesada), qui avait affronté les choses à partir de la dimension juste qu'exige  le vrai sans pour autant rien abandonner en échange, on le ramena un soir d'été au couvent, absent, muet, sa barbe blanche à peine teintée de sang. ...A peine la terre fut-elle  refermée sur lui que je rassemblai les quelques effets que j'avais, montai à cheval et allai, me perdre dans les villes. page 126

vendredi, juillet 20, 2018

L'ETRANGER (Albert CAMUS)
 
J'ai lu  ce premier roman de Camus , il y a bien longtemps! .
 
Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire.  C'était peut-être hier. page 9
 
Dans la petite morgue, il m'a appris qu'il était entré à l'asile comme indigent. Comme il se sentait valide, il s'était proposé pour cette place de concierge.  Je lui ai fait remarquer qu'en somme il était un pensionnaire. Il m'a dit que non. J'avais déjà été frappé par la façon qu'il avait de dire ": ils" , "les autres", en parlant des pensionnaires dont certains n'étaient pas plus âgés que lui. Mais, naturellement, ce n'était pas la même chose. Lui était concierge, et, dans une certaine mesure, il avait des droits sur eux. page 16
 
Quand je suis sorti, le jour était complètement levé. Au-dessus des collines qui séparent Marengo  de la mer, le ciel était plein de rougeurs.  Et le vent qui passait au-dessus d'elles apportait une odeur  de sel. c'était une belle journée qui se préparait. Il y avait longtemps que j'étais allé à la campagne et je sentais quel plaisir  j'aurais pris à me promener s'il n'y avait pas eu  maman. page 22
 
J'ai eu de la peine à me lever parce que j'étais fatigué de la journée d' hier. Pendant que je me rasais, je me suis demandé ce que j'allais faire et j'ai décidé d'aller ma baigner. J'ai pris le tram pour aller à l'établissement de bains du port. Là, j'ai plongé dans la passe. Il y avait beaucoup de jeunes gens. page 34
 
C'est seulement quand il m'a déclaré: "tu es un vrai copain" que cela m'a frappé. (le tutoiement) Il a répété sa phrase et j'ai dit: "Oui". Cela m'était égal d'être son copain et il avait vraiment l'air d'en avoir envie. page 54
 
Peu après, le patron m'a fait appeler, et, sur le moment, j'ai été ennuyé parce que j'ai pensé qu'il allait me dire de moins téléphoner et de mieux travailler. Ce n'était pas cela du tout. Il m'a déclaré qu'il allait me parler d'un projet encore très vague. Il voulait seulement avoir mon avis sur la question. Il avait l'intention d'installer un bureau à Paris qui traiterait ses affaires sur place, et directement avec les grandes compagnies et il voulait savoir si j'étais disposé à y aller. Cela me permettrait de vivre à Paris et aussi de voyager une partie de l'année. "Vous êtes jeune  et il me semble que c'est une vie qui doit vous plaire". J'ai dit  oui mais que, au fond, cela m'était égal. Il m'a demandé alors si je n'étais pas intéressé par un changement de vie. J'ai répondu qu'on ne changeait jamais de vie....page 68
 
Il (son voisin de palier) n'avait pas été heureux avec sa femme, mais dans l'ensemble, il s'était habitué à elle. Quand elle est morte, il s'est senti très seul....Sa vraie maladie, c'était la vieillesse, et la vieillesse, on ne guérit pas. page 74
 
C'était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et étouffée de ses petites vagues.  Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler sous le soleil. page 91
 
Il (l'avocat) s'est assis sur le lit et m'a expliqué qu'on avait pris des renseignements sur ma vie privée. On avait su que ma mère était morte récemment à l'asile. On avait fait une enquête à Marengo. Les instructeurs avaient appris que " j'avais fait preuve d'insensibilité" le jour de l'enterrement de maman....Il m'a demandé si j'avais eu de la peine ce jour-là. Cette question m'a beaucoup étonné...J'ai répondu cependant que j'avais un peu perdu l'habitude  de m'interroger et qu'il m'était difficile de le renseigner. Sans doute, j'aimais bien maman mais cela ne voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient  plus ou moins souhaité la mort de ceux qu'ils aimaient. pages 101, 102
 
...Il m'a exhorté une dernière fois, dressé de toute sa hauteur, en me demandant si je croyais en Dieu. J'ai répondu que non. Il s' est assis avec indignation. Il m'a dit que c'était impossible, que tous les hommes croyaient en Dieu, même ceux qui se détournaient de son visage. C'était là sa conviction et , s'il devait jamais en douter,  sa vie n'aurait plus de sens. "Voulez-vous, s'est-il exclamé,  que ma vie n'ait pas de sens? " A mon avis, cela ne me regardait pas et je le lui ai dit. page 108
 
J'étais un peu étourdi aussi par tout ce monde dans cette salle close. J'ai  regardé encore le prétoire et je n'ai distingué aucun visage. je crois bien que d'abord, je ne me suis rendu compte que tout  ce mon de se pressait pour me voir. D'habitude, les gens ne s'occupaient de ma personne. Il m'a fallu un effort pour comprendre que j'étais la cause de toute cette agitation. J'ai dit à un gendarme: "Que de monde!" Il m'a répondu que c'était à cause des journaux et il m'a montré un groupe qui se tenait près d'une table sous le banc des jurés. Il m'a dit: "Les voilà!" J'ai demandé : "Qui? " et il a répété : " Les journaux."...J'ai remarqué que tout le monde se rencontrait, s'interpellait et conversait, comme dans un club où l'on est heureux de se retrouver entre gens du même monde. page 129 
 
Même sur un banc d'accusé, il est toujours intéressant  d'entendre parler de soi. Pendant les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu'on a  beaucoup parlé de moi et peut-être plus de moi que de mon crime. page 151
 
Moi, j'écoutais et j'entendais qu'on me disait intelligent.  Mais je ne comprenais pas bien comment les qualités d'un homme ordinaire pouvaient des charges écrasantes contre un coupable. Du moins, c'est cela qui me frappait et je n'ai plus écouté le procureur jusqu'au moment où je l'ai entendu dire: 'A-t-il seulement exprimé des regrets? Jamais messieurs. Pas une seule fois au cours de l'instruction, cet homme n'a paru ému de son abominable forfait. " A ce moment, il s'est tourné vers moi...Page 154
 
C'est à l'aube qu'ils venaient, je le savais.  En somme, j'ai occupé mes nuits à attendre cette aube. Je n'ai jamais aimé être surpris. Quand il m'arrive quelque chose,  je préfère être là. C'est pourquoi j'ai fini par ne plis dormir qu'un peu dans mes journées et, tout le long de la nuit, j'ai attendu patiemment que la lumière naisse sur la vitre du ciel. Le plus difficile, c'est l'heure douteuse où je savais  qu'ils opéraient d'habitude. Passé minuit, j'attendais et je guettais. Jamais mon oreille n'a perçu tant de bruits, distingué  de sons si ténus. page 172
 
Je prenais toujours la plus mauvaise supposition: mon pourvoi était rejeté. "Eh bien, je mourrai donc"! Plus tôt que d'autres, c'est évident. Mais tout le monde sait que la vie ne vaut pas d'être vécue.
 page 173
 
C'est à un moment semblable que j'ai refusé une fois de plus l'aumônier.  J'étais étendu et je devinais l'approche du soir d'été à une certaine blondeur du ciel...Quand je l'ai vu, j'ai eu un petit tremblement.  Il s'en est aperçu et m'a dit de ne pas avoir peur...Il a relevé la tête brusquement et m'a regardé en face: " Pourquoi, m'a-t-il dit, refusez-vous mes visites?" J'ai répondu que je ne croyais pas en Dieu. Il a voulu savoir si j'en étais bien sûr et j'ai dit que je n'avais pas à me le demander....Je lui ai expliqué que je n'étais pas désespéré. J'avais seulement peur, c'était bien naturel. "Dieu vous aiderait  alors, a-t-il remarqué...."N'avez-vous donc aucun espoir et vivez-vous avec la pensée que vous allez mourir en entier?" - "Oui, ai-je répondu. pages 174 et suivantes.
 
Il voulait encore me parler de Dieu....Alors, je ne sais pourquoi, il y a eu quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l'ai insulté et lui ai dit de ne pas prier. Je l'ai pris par le collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l'air si certain, n'est-ce-pas? Pourtant, aucune  de ses certitudes ne valait pas un cheveu de femme. Il n'était pas si sûr d'être en vie puisqu'il vivait comme un mort. Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais, j'étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir....Rien n'avait d 'importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi, savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j'avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers  des années qui n'étaient pas encore venues et ce souffle égalisait  sur son passage tout ce qu'on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. Que m'importaient la mort des autres, l'amour d'une mère, que m'importaient son  Dieu, les vies qu'on choisit, les destins qu'on élit, puisqu'un seul destin devait m'élire moi-même et avec moi, des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient  mes frères...Tout le monde était privilégié. Il n'y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour; Lui aussi, on le condamnerait. pages 182, 183
 
Lui parti, j'ai retrouvé le calme....La merveilleuse paix de cet été entrait en moi comme une marée. Pour la première fois depuis longtemps, j'ai pensé à maman. Il m'a semblé que je comprenais pourquoi  à la fin de sa vie, elle avait pris un "fiancé"....Si près de la mort, maman devait s'y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n'avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt  à tout revivre. Comme si cette colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première  fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi,  si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux et que je l'étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter  qu'il y ait beaucoup  de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine. pages 185, 186