mercredi, juillet 25, 2018

L'ANCETRE ( Juan José SAER)
 
L'ANCETRE est un roman inspiré d'une histoire réelle. En 1515, trois navires quittent l'Espagne en direction  du Rio De La Plata, vaste estuaire à la conjonction des fleuves  Paraná et Uruguay. A peine débarqués à terre, le capitaine et quelques hommes qui l'accompagnent sont massacrés par des Indiens.  Seul un mousse en réchappe. Fait prisonnier, il n'est à son monde que ix ans plus tard, à l'occasion d'une autre expédition. De ce fait historique, Juan José SAER tire une fable d'une écriture éblouissante.
 
A cette époque, la mode était aux Indes car cela faisait quelque vingt ans qu'on avait découvert de pouvoir les  atteindre par le Ponant, de là revenaient des bateaux chargés d'épices ou en piteux état après avoir dérivé sur des mers inconnues....
A chaque nouvelle relation que j'entendais, quelle fut heureuse ou terrifiante, mes envies d'embarquer augmentaient. Enfin l'occasion se présenta: un capitaine, l'un des plus grands pilotes du royaume organisait une expédition aux Moluques et j'obtins de me faire engager. pages 14,15
 
Les navires, l'un derrière l'autre, à égale distance, semblaient traverser le vide d'une immense sphère bleutée qui, la nuit, devenait noire, criblée dans les hauteurs, de points lumineux. On ne voyait ni un poisson, ni un oiseau, ni un nuage. page 16
 
Ce fut, cette fois-là, qu'un marin, un vieux, sinistre, qui me réveilla: je faisais partie d'un groupe qui devait descendre à terre avec le capitaine pour une expédition de reconnaissance . page 28
 
...enfin, nous regardant, et toujours avec cette même expression de défiance et de conviction profonde, il ( le capitaine) commença à dire: " Voilà une terre sans...", en même temps, il levait le bras et secouait la main....c'était exactement ce que disait le capitaine lorsqu'une flèche lui traversa la gorge, si rapide et si inattendue, partie des fourrés qui se dressaient derrière lui., qu'il demeura les yeux grands ouverts, immobilisé quelques instants sur son geste probatoire avant de s'effondrer. page 31
 
Une autre raison de ma tranquillité inespérée, c'était la courtoisie constante avec laquelle les sauvages m'approchaient.; ils me touchaient le plus souvent du bout de leurs doigts  tendus en m'adressant la parole; un seul mot, divisé en deux sons distincts, faciles à identifier, qu'ils employaient pour s'adresse à moi ou se référer à ma personne. page 34
 
Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. page 41
On ne sait jamais quand on naît: l'accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés: d'autres naissent à peine, d'autres mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passant de vie en vie, et si la mort ne venait pas à les  interrompre, ils seraient capables d'épuiser le bouquet des mondes possibles, à force de naître sans relâche, comme s'ils possédaient une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon. Tout bâtard que j'étais, je naissais sans le savoir et, comme l'enfant qui sort, ensanglanté et étourdi, de cette nuit obscure qu'est le ventre de  sa mère, je ne pouvais faire autre chose que me mettre à pleurer. page 42
 
La délicatesse de cette tribu eût mérité de s'appeler mollesse; son hygiène, manie; son respect du prochain, ostentation. Cette urbanité exagérée ne fit que croître à mesure que les jours passaient et elle finit par atteindre une complexité insolite. Ces Indiens, étaient d'une surprenante pudeur. Dans les mois qui suivirent, je ne vis jamais un seul d'entre eux faire ses besoins en public. ...page 80
 
L'hiver apporta plus de réalité. En alternant bruine et givre, il nous rappelait l'intempérie humaine et nous engageait à élaborer des intermédiaires pour nous défendre du monde; la hutte, les fourrures, le feu élémentaire autour duquel nous nous pressions, toutes les feintes pour retrouver la chaleur animale et pour survivre nous occupaient avec des tâches précises et nous distrayaient de l'indicible. Les Indiens traversaient la pénurie avec honneur, le peu qu'ils parvenaient à arracher à l'hiver, ils le partageaient avec équité....
Un homme silencieux venait chaque jour à la hutte qu'on m'avait attribuée un peu à l'écart du village, avec de la nourriture et un peu de bois sec pour le feu. page 86
 
C'est, en général, ce qu'on n'a pas prévu qui arrive. Un après-midi, les Indiens, très excités, vinrent me chercher à ma hutte. Les jours précédents, je les avais vus discuter souvent en me lançant des regards qu'ils croyaient discrets...On m'avait préparé, comme à mes prédécesseurs, une barque chargée de nourriture qui se balançait près du bord. Partagés entre leur  volonté  de me frayer un  passage et celle de m'offrir des présents, les Indiens s'agitaient avec des gestes contradictoires qui installaient un désordre bruyant dans la foule. pages 103, 105
Le courant m'emmenait, ferme, dans le crépuscule. De la rame, j'orientais la barque sans effort. Pendant des heures, on n'entendit que le bruit de la pagaie et parfois,  le tumulte d' oiseaux que ce bruit inquiétait quand je m'approchais  trop de la rive...Chaque fois que la pagaie touchait l'eau, on eût dit que de nombreuses étoiles éclataient, se pulvérisaient, disparaissaient dans l'élément dont elles tiraient origine et qui les maintenaient à leur place, qu'elles se transformaient, de points lumineux en fixes en taches énormes ou en lignes capricieuses...Page 107

La fatigue  m'amena à la rive. je m'endormis dans la barque. A l'aube, une voix me réveilla . Il a  de la barbe, disait-elle... Quand j'ouvris les yeux,  deux barbus, penchés sur moi, m'observaient , surpris. Des casques luisants couronnaient leur tête; ils savaient l'air fatigués et un peu simples. page 108
....J'essayai alors de parler ma langue maternelle, mais je dus constater que je l'avais oubliée....Page 108
Nous finîmes par communiquer par signes: oui, il y avait des Indiens à moins d'une journée de là, en amont du fleuve; contre le courant, ça demanderait  peut-être plus de temps; ils s'appelaient colastiné; non, il n'y avait ni or, pierres précieuses mais des lances, des arcs et des flèches, ça oui; oui, oui, ils mangeaient de la chair humaine. L'officier secouait la tête, un peu impatient.. .Cet officier était ce que dans ces nations on appelle une belle personne : barbe et cheveux noirs, lisses et bien coupés, corps athlétique et de belles proportions, peau bronzée et florissante à cause de la longue fréquentation de la mer et des intempéries. pages 109, 110
 
Jour après jour, la langue de mon enfance, de laquelle ne m'avait semblé subsister pendant les premières heures que des morceaux indéchiffrables, revint, intime et entière, d'abord à ma mémoire, puis , peu à peu, à l'habitude même de mon sang. Le curé, avec son insistance, m'aidait, mais les soupçons qu'il nourrissait à mon endroit, pour autant qu'il accomplit ponctuellement son devoir  de charité, étaient plus grands chez les autres car il semblait convaincu...que la compagnie des Indiens...avait été pour moi une occasion de goûter à tous les péchés. page 114
...Grâce à la conviction du curé que le diable logeait en ma personne, je pus connaître le père Quesada. J'ai passé avec lui sept ans , dans un couvent d'où l'on voyait , en haut d'une colline, un petit village blanc. Page 116
C'était un homme érudit, savant même. Tout ce qui peut être enseigné, je l'ai appris de lui.  J'eus enfin un père qui, lentement, me sortit de mon abîme gris jusqu'à ce que  je pusse obtenir par étapes, le maximum que peut nous accorder ce monde: un état neutre, continu, monocorde, à égale distance de l'enthousiasme et de l' indifférence....page 118
 
La condition même des Indiens était sujette à discussion. Pour certains, ce n'étaient pas des hommes; pour d'autres,  c'étaient des hommes mais pas des chrétiens, et pour beaucoup,  ce n'étaient pas des hommes parce que ce n'étaient des chrétiens. page 122
 
Cet homme bon, (le père Quesada), qui avait affronté les choses à partir de la dimension juste qu'exige  le vrai sans pour autant rien abandonner en échange, on le ramena un soir d'été au couvent, absent, muet, sa barbe blanche à peine teintée de sang. ...A peine la terre fut-elle  refermée sur lui que je rassemblai les quelques effets que j'avais, montai à cheval et allai, me perdre dans les villes. page 126

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