vendredi, juin 07, 2013

LES YEUX DANS LES ARBRES (Barbara Kingsolver)

"Nathan Price, pasteur baptiste américain au fanatisme redoutable, part en mission au Congo belge en 1959 avec sa femme et ses 4 filles. Ils arrivent de Géorgie dans un pays qui rêve d'autonomie et de libertés. Tour à tour, la mère et les quatre filles racontent la ruine tragique de leur famille qui, même avec sa bonne volonté et ses croyances de fer, ne résiste à rien, ni à la détresse, ni aux fourmis, ni aux orages..., ni aux Saintes Ecritures".
C'est le choc de deux cultures: celle du Congo en voie de décolonisation et celle du pasteur américain, fanatique religieux. A tour de rôle, la femme et ses quatre filles plongent dans ce monde étrange, racontent leur survie, chacune verra sa vie et son destin marqués par ce  séjour en Afrique. Rien ne les avait préparées à la vie qu'elles allaient mener là-bas.

"J'ai piétiné l'Afrique sans réfléchir, immédiatement, du début  de notre famille inspirée par Dieu jusqu'à notre terrible fin...Nous ne visions ni plus ni moins qu'à maîtriser tout être vivant sur terre. Et il s'est passé que nous avons posé le pied là-bas, en un lieu  que nous croyions informe, où seules les ténèbres se mouvaient à la face des eaux." pages 18,19  Orleanna - la mère.

S'ils ont faim (les enfants) pourquoi  ont-ils  un gros ventre, alors?  Moi, je n'y comprends rien...Ils ont très très faim et on ne leur donne pas de vitamines. Mais quand même, le Bon Dieu  leur donne l'air gros. je crois bien qu'ils sont comme ça parce qu'ils viennent des tribus de Cham. page 64 ( Ruth May)
Père dit :" Ils vivent dans les ténèbres. Brisés dans leur corps et dans leur âme, ils ne voient pas qu'ils peuvent guérir...Papa dit que le corps est un temple...Maman lui dit: Eh bien, en Afrique, ce temple a joliment à faire toute la journée...Tu sais ici, ils sont obligés  de se servir  de leurs corps comme nous nous servons des choses à la maison...Pendant que tu uses les genoux de ton pantalon, mon cher, eux, ils sont obligés d'user leurs genoux. page 68

J'avais l'impression que le soleil était en train  de se coucher  sur bien des choses auxquelles j'avais cru.  page 101 (Leah)

Jusqu'à cet instant, j'avais cru pouvoir être tout à la fois: l'une d'entre elles (une femme ) et l'épouse de mon mari. Quelle vanité! J'étais son instrument, sa bête. Rien de plus. Nous autres, épouses et mères, à quel point sommes-nous capables de périr,  victimes de notre propre vertu. Je n'étais  qu'une femme de plus à garder la bouche cousue et à brandir le drapeau tandis que le pays s'empressait  d'en conquérir un autre par la guerre...Parfois, je prie pour me souvenir, d'autres fois, je prie pour oublier. page 108 (Orleanna)

Etrange à dire, mais c'est l'effrayante confiance  en soi de Nathan qui l'avait fait partir - l'employée a quitté la famille le jour de l'indépendance-. Il croyait comme moi que nous étions  censés arriver ici préparés. Mais on ne vous prépare pas aux vipères sur les seuils des portes, ni au tam-tam dans la forêt qui appelle à la fin d'un siècle de malheur...Des émules d'Eleanor Roosevelt déclaraient que nous devions porter assistance à ces pauvres enfants et à les faire entrer dans le XXè siècle...Mais Nathan ne voulait rien entendre de mes soucis...Nous étions sous la protection du Seigneur, disait-il, parce que nous étions venus en Afrique pour le servir. ...Je ne savais jamais si nous devions considérer  la religion comme une police d' assurance-vie  ou comme une condamnation à perpétuité. page 115 (Orleanna)

Petit à petit, nous nous sommes mis à nous adresser aux voisins en les appelant par leur nom. Les gens son toujours habillés de la même façon et c'est grâce à ça qu'on les reconnaît, en général. page 120 (Leah)...IL ya quelque chose d'autre que je dois vous avouer à propos de Tata Boanda: cet homme est un pécheur. Sans complexe,  sous les yeux mêmes du Bon Dieu, il a deux femmes, une jeune et une vieille. Et cela ne les empêche pas d'aller tous à l'église! Père dit qu'il faut prier pour les trois, mais à y regarder de plus près, il est difficile de savoir  exactement  ce pour quoi il faut prier. Il faudrait qu'il en laisse tomber une, j'imagine, mais à coup sûr, c'est la vieille qu'il lâcherait et déjà elle est assez triste comme ça. C'est la plus jeune qui a tous les gosses et on ne peut décemment pas prier pour qu'un papa vire purement et simplement ses bébés, à votre avis?  J'ai toujours cru que l'on pouvait facilement se corriger à condition d'accueillir Jésus Christ dans son cœur, mais ici, ça devient compliqué.  page 121 (Leah)

Les soldats de l'armée belge ont tous des chaussures  et des fusils. Quelquefois, ils défilent bien en ordre par ici, quand ils vont quelque part. Père dit que c'est pour montrer à tous ceux qui sont Congolais  que c'est toujours la Belgique qui commande. Mais l'autre armée, c'est juste des garçons qui habitent dans le coin. On voit bien la différence. Il n'y a pas de Blancs qui les commandent et ils sont pas habillés pareil. Ils sont juste en shorts et ils vont nu-pieds ou avec ce qu'ils ont d'autre. page 136  (Ruth May)

"Que le Seigneur nous vienne en aide!, a dit le docteur. -Mais bien sûr qu'Il nous aidera . Nous bénéficions de la miséricorde divine en tant que ses serviteurs apportent les secours" a répondu mon père. A ce moment-là, le docteur a froncé les sourcils. Il a dit qu'il lui demandait pardon mais qu'il n'était pas d'accord. Il appelait mon père Révérend: "Révérend, l'oeuvre missionnaire est une excellente affaire pour la Belgique, mais c'est une sacrée manière d'assurer les services sociaux."...Père a répondu: "C'est vrai je ne suis pas fonctionnaire...Mon travail à moi, c'est d'apporter le salut dans les ténèbres." - "Le salut! Mon œil. " Voilà ce qu'a répondu le docteur. Je suis sûre que ce bonhomme  est un pécheur à la façon dont il a été insolent avec Père....Sans lever les yeux de mon bras (cassé), le docteur a dit:" Nous autres Belges, nous les avons mis en esclavage et nous leur avons coupé les mains dans les plantations de caoutchouc. A présent, vous les Américains, vous leur payez des salaires de misère dans les mines et vous les laissez se couper les mains eux-mêmes. Pendant que vous, mon ami,  vous cherchez désespérément à faire amen honorable."...Mon père criait:"  c'est à moi de faire amen honorable? je ne vois pas pourquoi. Les échanges commerciaux  belges et américains ont apporté la civilisation  au Congo. L'aide américaine assurera le sauvetage  du Congo. Vous verrez."...Le docteur a levé ses sourcils jaunes sans regarder  Père: "Allons Révérend, cette civilisation apportée par les Belges et les Américains , qu'est-elle vraiment?"  -"Mais enfin les routes, les voies ferrées! "- "Ah, je vois " Le grand docteur s'est baissé et m' a regardée. Il m'a demandé: " Est-ce que ton père t'a amenée ici en voiture, ou avez-vous pris le train de voyageurs? " Il faisait le malin et Père et moi, nous n'avons pas répondu...." je ne voudrais pas vous contredire dit le docteur, mais en soixante-quinze ans, les seules routes qu'aient construites les Belges se limitent  à celles dont ils se servent pour le transport des diamants et du caoutchouc. De vous à moi, je ne crois pas que les gens d'ici attendent le genre de  salut que vous leur promettez. Je crois qu'ils attendent  Patrice Lumumba , la nouvelle âme de l'Afrique" pages 141, 142, 143 Ruth May

Défense d'aller à l'école après 12 ans.  Mrs Underdown nous a dit que les Belges avaient toujours eu pour politique d'empêcher les Congolais de poursuivre des études supérieures. Les filles également, je suppose que cela va sans dire , parce que les filles, ici, tout ce qu'elles font, c'est d'avoir des bébés quand elles ont autour de  dix ans et elles continuent jusqu'à ce que les doudounes s'aplatissent comme des crêpes. Personne n'a l'œil fixé sur tous ces tout-puissants diplômes, je peux vous le dire  page 147  (Rachel)

Anatole (l'instituteur) s'est penché en avant et a annoncé: "Notre chef , Tata Ndu, s'inquiète du déclin moral de son village". - "En effet (a dit le révérend) il a toutes les raisons  de l'être, si rares sont les villageois qui vont à l'église". - Non, Révérend. Justement, c'est parce que autant de villageois vont à l'église". - " Frère Anatole, je ne vois pas comment l'église  peut avoir un autre sens  que la joie, pour les quelques personnes qui, ici, ont préféré le christianisme  à l'ignorance et à l'obscurantisme"...- "Son souci ( de Tata Ndu) a à voir avec les dieux et les ancêtres importants dans notre village, qui ont toujours été honorés selon certaines pratiques sacrées."..."Des pratiques corrompues " a ajouté mon père. page 150 Rachel

Père essaye d'enseigner à tout le monde qu'il faut aimer Jésus, mais l'un dans l'autre, ils ne le font pas,  il y en a qui ont peur de Jésus, , et d'autres pas, mais je crois qu'ils l'aiment. Même ceux qui vont à l'église, ils continuent à adorer  des poupées avec de faux yeux et ils se marient tout le temps, ça rend Père furieux. page 184 (Ruth May)

D'après mes maîtres baptistes de l'école du dimanche, un enfant n'a pas le droit d'entrer au paradis simplement parce qu'il est né au Congo plutôt qu'en Géorgie, où il pourrait fréquenter l'église plus régulièrement. C'est le point  qui pose problème dans ma propre petite démarche bancale vers le salut: l'admission au paradis est une question de loterie...Naître à portée d'oreille  d'un pasteur n'est, d'après mon raisonnement , n'était qu'une question de chance. Serait-il possible que Notre Seigneur joue à ce point le quitte ou double? Serait-il vraiment capable de condamner certains enfants à la souffrance  éternelle  sous prétexte qu'ils sont nés, par pure coïncidence,  chez des païens, et de gratifier  d'autres de privilège qu'ils n'ont rien fait pour les mériter?  page 200 (Adah)

Patrice Lumumba nous a demandé de retenir à tout jamais cette date du 30 juin dans nos cœurs et d'en transmettre le sens à nos enfants...IL a d'abord parlé de notre partenaire à égalité,  la Belgique. Puis , il a dit des choses qui ont inquiété Mrs Underdown. " Notre lot a été de quatre-vingt années  de férule coloniale" traduisait-elle, ensuite, elle s'interrompit..."Il dit que nous avons dépouillé leurs  terres et que nous avons mis les Noirs en esclavage aussi longtemps que  nous avons pu le faire sans problème"....Nous avons connu des maisons magnifiques pour les Blancs  dans les villes  et les maisons délabrées pour les Nègres." Oh ça, je le comprenais. Il avait raison, je l'avais vu  de mes yeux quand nous nous étions rendus chez les Underdown...Page 213, Leah

Anatole soupira. "Les gens ont vu les Européens  et tout ce qu'ils possédaient. Ils ont cru qu'après l'indépendance, la vie serait tout de suite meilleure." - Ne peuvent-ils pas patienter? - Le pourriez-vous vous-même? Si vous aviez l'estomac vide et que vous voyiez  des paniers entiers de pain de  l'autre côté de la fenêtre, continueriez-vous gentiment à attendre? Où lanceriez-vous une pierre? - J'ai le ventre vide, faillis-je dire à Anatole...Je pensais à la maison des Underdown  à Léopolville, avec ses tapis persans, son service à thé en argent et ses petits pains au chocolat, entourée de kilomètres de bidonvilles et d'affamés. page 266  Leah.

Quand maman lève les yeux vers lui (le père), ils sont tellement froids qu'on dirait qu'il n'y a plus de maman à l'intérieur. page 272 Ruth May (la mère veut retourner en Amérique, son mari, non)

Père dit que les Blancs doivent  se soutenir  et que maintenant, on doit  être amis avec Mr Axelroot. (un trafiquant de diamants). Mais moi, je ne veux pas...Cette fois-ci, je suis malade parce que le petit Jésus voit tout  ce que je fais et que je n'ai pas été sage...Si je meurs, je vais disparaître et je sais où je reviendrai. je serai tout là-haut dans l'arbre, de la même couleur, et tout.  page 313 Ruth May

"Ce qu'ils apprennent de leurs pères maintenant, en ce moment, c'est que l'indépendance  est là et que les Blancs  ne devraient plus rester au Congo pour nous dire ce que nous avons à faire."(Anatole) page 323 Leah

(Ruth est décédée, à la suite d'une piqure de serpent) Dire à Mère  Ruth May , dire le mot : Morte. Lui dire: Mère, réveille-toi!...Les tragédies qui touchaient les Africains n'étaient pas les miennes. Nous étions différents, pas seulement parce que nous étions blancs et vaccinés, mais parce que nous faisions simplement partie  d'une catégorie de gens infiniment plus chanceuse.  pages 422, 423 Rachel

Mère ne se lança pas dans de grandes lamentations, pas plus qu'elle ne  s'arracha les cheveux...Elle se lança dans une multitude de tâches, en commençant par arracher les moustiquaires des lits...Après avoir essuyé et  enveloppé son bébé dans une serviette, elle chantonna calmement...Puis elle entreprit  de découper les moustiquaires en longs pans et d'en coudre les épaisseurs ensemble. Enfin, nous comprîmes. Elle était en train de confectionner un linceul. Pages 424, 425 Leah

Tant que je restais en mouvement, ma douleur ruisselait derrière moi telle la longue chevelure d'une nageuse dans l'eau...Le corps d'une mère  se souvient de ses bébés... Bouger devint mon unique but. Je marchai jusqu'au bout du village...Plus rien à faire que de donner mon congé. J'allais à pied car j'avais encore des jambes pour me porter. Ce fut purement et simplement la raison de notre exode: il fallait que je continue d'avancer. Je ne partais pas pour quitter mon mari. Tout le monde voyait bien que j'aurais dû le faire, depuis longtemps , mais je n'ai jamais su comment... Il ne me venait pas l'idée de quitter Nathan parce que je n'étais pas heureuse... Nathan était un événement qui nous était arrivé, aussi dévastateur  à sa manière que le toit tombé en feu sur la famille...J'ai bougé et il est resté immobile. Pages 435, 436 Orleanna

Nous (les 3 filles et leur mère) n'avons pris que ce que nous pouvions transporter sur notre dos. Mère ne s'est pas retournée une seule fois, n'a pas jeté un seul regard par-dessus son épaule. page 441 Leah

J'étais  décidée, dès le départ, à tirer le meilleur parti de la situation ici, dans mon nouveau foyer de Johannesburg, en Afrique du Sud...J'ai toujours veillé à fréquenter l'église avec les gens du meilleur monde, et nous sommes invités (elle et son mari) à leurs réceptions. J'insiste là-dessus. J'ai même appris à jouer au  bridge. Ce sont mes amies d'ici qui m'ont montré comment recevoir, surveiller de près le personnel, et simplement comment passer avec grâce à l'état d'épouse et d'adultéreuse...page 459 Rachel

Il m'arrive de penser que j'ai peut-être besoin d'une religion. Pourtant Mère (revenue en Géorgie) qui en a une à présent, souffre toujours. Je crois qu'elle parle à Ruth May , plus ou moins constamment, implorant son pardon quand il n'y a personne dans les parages. Leah a aussi une religion: c'est la souffrance. Rachel n'en a pas, et manifestement, c'est la plus heureuse  de nous toutes. Cependant, on  peut tout de même dire  qu'elle est , d'une certaine manière , sa propre divinité. page 500  Adah deve nue médecin en Géorgie.

Mobutu fait son cirque en changeant tous les noms à consonance européenne en  noms indigènes, pour nous débarrasser de la domination étrangère. Et qu'est-ce que cela changera? Il continue à se précipiter pour traiter avec les Américains qui sont toujours les maîtres  de la totalité de notre cobalt et de nos mines de diamants. En échange, toute subvention d'aide étrangère ira directement  à Mobutu lui-même. Leah mariée à Anatole, l'instituteur du village. page507

(Père) Il était resté là-bas un certain temps...Il essayait de baptiser des enfants, ça je le sais avec certitude ...Il s'est passé quelque chose d'horrible  sur la rivière. Une pirogue pleine de gosses a chaviré à cause d'un crocodile et tous ont été noyés ,dévorés ou  mutilés. Père a été accusé de l'accident. Il a failli être pendu sans jugement. page 550 Rachel