mardi, octobre 31, 2017

LES ENFANTS DES JOURS (E. Galeano)

"Chaque jour a une histoire à raconter.
Faisant fi des frontières, chaque page de ce livre raconte une histoire tirée  de la longue biographie de l'humanité. L'ensemble forme un livre des jours, pour ne pas oublier et pour apprendre à trier le bon grain de l'ivraie dans l'étourdissante succession des événements du passé. Mosaïste chevronné, Eduardo Galeano nous livre 366 instantanés qui rendent hommage à des anonymes ou ressuscitent héroïnes ou héros effacés. Afin que demain ne soit  pas juste un autre nom pour aujourd'hui."


4 janvier . Terre qui appelle.
Aujourd'hui naquit, en 1643, Isaac Newton.
Newton n'eut jamais, que l'on sache, ni amants, ni amantes.
Il mourut vierge, sans que personne l'ait touché, terrorisé par la menace des contagions et des fantômes.
Mai ce monsieur craintif eut le courage de faire des recherches et de révéler
le mouvement des astres,
la composition de la lumière,
la vitesse du son,
la conduction de la chaleur
et la loi de la gravité, cette irrésistible force d'attraction de la terre qui nous appelle, et qui en nous appelant nous rappelle notre origine et note destinée. page 16

29 janvier
En me taisant, je dis
Aujourd'hui naquit Anton Tchekhov, en 1860.
Il écrivit comme s'il ne disait rien.
Et il disait tout. page 41
 
18 avril.
Gare à lui.
Au jour d'aujourd'hui de 1955, mourut  Albert Einstein.
Pendant vingt-deux ans, et jusqu'à  ce jour-là, le FBI mit , sur écoute, son téléphone, lut ses lettres et fouilla sa poubelle.
Einstein fut espionné parce que c'était un espion. Un espion de Moscou: c'est ce que disait le luxuriant fichier de renseignements. Il disait aussi qu'il avait inventé un rayon exterminateur et un robot capable de lire l'esprit humain.  Et il disait qu' Einstein avait été membre, collaborateur ou affilié  de trente-quatre fronts communistes entre 1937 et 1954, il dirigea , à titre honorifique,  trois organisations communistes,  et il ne  semble pas possible qu'un homme ayant ces antécédents puissent devenir un citoyen loyal.
Même sa mort n'a pu le  sauver. Il continua à être espionné. Non par le FBI désormais, mais par ces collègues, les hommes de science , qui découpèrent  son cerveau en  deux cent quarante petits morceaux qu'ils analysèrent , en quête d'une explication pour son génie.
Ils ne trouvèrent rien.
Einstein les avait avertis:
"Tout ce que j'ai d'anormal , c'est ma curiosité". page 130
 
22 avril
Journée de la terre.
Einstein a dit un jour:
" Si les abeilles disparaissaient, combien d'années  de vie resterait-il à l'homme? Quatre? cinq? sans les abeilles, il n'y a pas de pollinisation et sans pollinisation, il n'y a pas de plantes, ni d'animaux, ni de gens."
Il dit cela dans une réunion d'amis.
Ce qui fit rire ses amis.
 Pas lui.
Et voilà qu'aujourd'hui, il y a de moins en moins d'abeilles dans le monde.
Et aujourd'hui, Journée de la Terre, il vaut la peine de préciser que ce n'est pas par volonté divine ni malédiction diabolique que cela arrive, mais
à cause de l'assassinat des forêts naturelles et de la prolifération des  bois industriels;
à cause des cultures d'exportation, qui interdisent la diversité de la flore;
à cause des poisons qui tuent les  fléaux et au passage, la vie naturelle; 
à cause des fertilisants chimiques, qui fertilisent l'argent et stérilisent le sol;
à cause  des radiations de certaines machines que la publicité impose à la société de consommation.
page 134
 
30 juillet
Un ami, c'est quelqu'un qui critique  en face  et fait des éloges dans le dos.
 Et à ce que dit l'expérience, le véritable ami est un ami pendant les quatre  saisons. Les autres , sont des amis de l'été, rien d'autre. page 240
 
1er juillet
En 2008, le gouvernement des Etats Unis décidé de rayer Nelson Mandela de la liste des terroristes dangereux.
Pendant 70 ans, l'Africain le plus prestigieux du monde avait fait partie du catalogue catalogué. page 211
 
 29 août
Cher frère blanc
Quand je suis né, j'étais noir.
Quand j'ai grandi, j'étais noir.
Quand je prends le soleil, je suis noir.
Quand je suis malade, je suis noir.
Quand je mourrai, je serai noir.
Tandis que toi, homme blanc,
Quand tu es né , tu étais rose.
Quand tu as grandi, tu étais blanc.
Quand tu vas au soleil, tu es rouge. Quand tu as froid, tu es bleu.
Quand tu as peur, tu es vert.
Quand tu es malade, tu es jaune.
Quand tu mourras, tu seras gris.
Alors, de nous deux, qui est l'homme de couleur?
Léopold Senghor. page 274

1er septembre.
Traîtres
En 2009, fut érigé en Allemagne, un monument aux soldats déserteurs.
Ce genre de reconnaissance est en vérité étrange, parmi tant de monuments que l'histoire de l'humanité sème sur son passage.
Hommage aux traîtres? Oui, les déserteurs sont des traîtres.
Des traîtres à la guerre.

4 septembre.
En 1970, Salvador Allende remporta les élections et fut proclamé président du Chili.
Et il dit: " Je vais nationaliser le cuivre".
Et il dit:
"Je ne sortirai pas d'ici vivant."
Et il tint parole.

8 septembre.
Journée de l'alphabétisation.
Sergippe, nord-est du Brésil: Paulo Freire commence une nouvelle journée de travail avec un groupe de paysans très pauvres qui suivent des cours d'alphabétisation.
- Comment vas-tu Joao?
Joao ne répond pas. Il triture son chapeau. Un  long silence, et finalement, il dit: "
-Je n'ai pas pu dormir. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit.
Aucun autre mot ne sort de sa bouche, jusqu'à ce qu'il murmure:
-Hier, pour la première fois, j'ai écrit mon nom.
 
 
13 janvier 
Terre qui mugit.
En 2010, un tremblement de terre avala une bonne partie d'Haïti et fit plus de 200 000 morts.
Le lendemain, Pat Robinson, téléévangéliste, expliqua, depuis les Etats Unis,  ce qui s'était passé: ce pasteur d'âmes révéla que les Noirs  haïtiens étaient coupables de leur liberté . le Diable qui les avait libérés de la France, était en train de leur passer la note. page 25

21 mars
Le monde tel qu'il est.
La Seconde Guerre Mondiale  est celle qui tua le plus de monde dans toute l'histoire des boucheries humaines, mais l'estimation des victimes est en deçà de la réalité.
Bien des soldats des colonies ne figuraient pas dans les listes  des morts.  C'étaient des Aborigènes australiens,  des Hindous,  des Birmans, des Philippins, des Algériens, des Sénégalais, des Vietnamiens, et tant d'autres , noirs, marron et jaunes, obligés de mourir pour les drapeaux de leurs maîtres.
Cotation: il y a des vivants de première, de deuxième, de troisième et de quatrième catégorie.
Il en va  exactement de même pour les morts.

23 août.
la patrie impossible
En 1791, un autre propriétaire  de terres et d'esclaves envoya une lettre  d'Haïti.
"Les nègres sont très obéissants, et ils le seront toujours."
la lettre naviguait vers Paris quand l'impossible arriva: dans la nuit du 22 au 23 août, une nuit d'orage, la plus grande insurrection d'esclaves de toute l'histoire de l'humanité jaillit des profondeurs de la forêt haïtienne. Et ces nègres très obéissants humilièrent cette armée de Napoléon Bonaparte qui       avait envahi l'Europe depuis Madrid jusqu'à Moscou. page 268

dimanche, octobre 22, 2017

ALMA (Jean Marie Gustave. LE CLEZIO) prix Nobel de littérature en 2008 )

Voici donc des histoires croisées, celle de Jérémie , en quête de Raphus cucullatus, alias l'oiseau des nausées, le dodo mauricien jadis exterminé par les humains, et, celle de Dominique, alias Dodo, l'admirable hobo, né pour faire rire Leur lieu commun est Alma, l'ancien domaine des Felsen sur l'île Maurice, que les temps modernes ont changé  en Maya, la terre des illusions."

Quelques lignes tirées de l'interview de J.M.G. Le Clézio à L'OBSERVATEUR du 19 au 25 octobre 2017.

Jean -Marie Gustave Le Clézio a  plus que jamais l'impassible allure d'un athlète suédois en transit. Ne pas trop s'y fier pourtant. Il faut parfois toute une vie pour accepter d'où l'on vient et qui l'on est: chez lui, écrire sert aussi à ça...Entre deux séjours en Chine où il enseigne à l'université de Xi'an, l'auteur de Chercheur D'Or  fait escale en France pour la sortie d'ALMA, son premier grand roman depuis "Ritournelle de la Faim" et prix Nobel en 2008.
...Quête des origines perdues, "Alma" se double d'une "enquête sur les trafiquants d'esclaves, les fantômes du passé..."Il s'agissait d'écrire sur la "communauté franco-mauricienne, cette tribu à laquelle j'appartiens pour le meilleur et pour le pire...On dit souvent que Maurice a été le pire endroit pour la traite et le traitement des coolies. J'étais persuadé qu'être enfant  de colons dans une île à sucre était une identité honteuse."
 
Interview du 5 octobre 2017, France Inter
 
J'ai toujours été ailleurs . Je suis né mauricien à Nice, donc j'ai toujours été considéré comme un corps étranger à Nice , ensuite, j'ai grandi  en France. Mais j'ai dû m'expatrier car je ne trouvais pas de travail. Donc, j'ai enseigné au Mexique, aux Etats -Unis et au fil des années, j'ai pris l'habitude de bourlinguer. je garde des attaches très fortes et réelles avec la culture française, avec la langue...Je n'ai pas besoin d'écouter parler français, du bruissement  des mots pour écrire, " précise l'écrivain. Alma est l'un des premiers endroits où on a introduit la culture de la canne à sucre" explique l'écrivain. "Dans ma famille, ils avaient de petits lopins de terre. C'est un endroit lié à ma famille à l'île Maurice".
 
LA CROIX du 14 octobre 2017
 
Deux récits à la première personne s'entrecroisent. Deux Felsen qui ne se connaissent pas, deux existences presque opposées. Celle de Jérémie, né à Nice, universitaire, fasciné depuis l'enfance par un curieux caillou blanc aux contours irréguliers, appartenant à son père: un gésier de dodo, ce gros oiseau débonnaire vaincu par l'invasion humaine.
Celle de Dominique, né à Alma, dernier rejeton d'une branche honnie de la famille, errant sur l'ile sage, magnifique dont l'étrange voix mêle le créole à une langue faussement enfantine.
Déterrer le barbare.
Lorsqu'il aborde l'île de ses ancêtres pour son premier et unique séjour, Jérémie Felsen, l'Européen, le rationnel, en quête des oiseaux disparus devient une sorte  d'archéologue des paroles enfouies.
Il déterre, couche après couche, la barbarie constitutive de son apparent paradis: la traite des Noirs, les plaintes des  esclaves dans la forêt, la cupidité des conquérants, la sauvagerie somptueuse d'une nature un peu sorcière, la douleur des bâtards métis semés ça et là par des Blancs inconséquents, à commencer par le premier d'entre eux, l'amiral Bertrand François Mahé de la Bourdonnais, de l'éminente compagnie des Indes.
"L'histoire est un tissu en lambeaux, comprend Jérémie et l'avenir "une tache aveugle au fond de (ses) yeux. Il lui reste à reprendre le cours de sa vie à Paris ou à Nice. "Ce que je vais laisser, ici, sera un rideau refermé sur une scène qui se continuera sans moi."
Lorsque Dodo Felsen écrit  "Voyager, c'est avoir les yeux ouverts quand tout le monde dort. "On   ne peut qu'y voir une justification aux éternels voyages du romancier: Mexique, Etats - Unis, Corée, Chine, Jean-Marie Gustave Le Clézio est l'homme  de l'absence, laquelle trouve une sorte d'inévitable aboutissement dans cette phrase de Jérémie Felsen: "Je me sens étranger, c'est-à-dire seul."
 
EXTRAITS DU ROMAN
Jérémie: "Est-ce qu'ils forment une famille, un peuple? Est-ce qu'ils sont réels? Ils sont en moi depuis l'enfance, ils flottent, ils volettent autour de moi pareils à des papillons  affolés, certains que je connais depuis que je comprends le langage, des noms jetés au hasard des conversations par mon père, par mes tantes, par ma mère  bien qu'elle fût étrangère à tout cela, d'autres trouvés au hasard  des lectures, sur les pages intérieures du Mauricien Cernéen que mon père recevait chaque semaine et qu'il empilait sur une étagère, à côté de ses bouquins d'économie et de la collection de l'Encyclopaedia Britannica, d'autres encore volés sur les enveloppes de lettres, au verso des photos " .page 11

Ce sont ces noms que je veux dire, ne serait-ce qu'une fois , pour les appeler, pour mémoire, puis les oublier....Les architectes..., les artistes,...les maçons,...les arpenteurs,...les matignons,...les arpenteurs,.. les commerçants,...les commis,.., les encanteurs,...les couturières,...les charroyeurs,...les huiliers,...les ferblantiers,...les horlogers,...les musiciens,...la sage-femme,...les officiers de santé,...les négociants et tous les autres, ceux de la population libre , artisans, employés ....et tous les autres, celles et ceux qui ont un prénom pour seul nom, servants, cuisinières, lingères, blanchisseuses, nénénes, jardiniers, achetés et revendus, et les seules traces qu'ils ont laissé dans les archives sont le jour de leur naissance et le jour de leur mort sur le Registre des esclaves, sous la plume  du greffier des esclaves, un certain TG. Bradshaw, esquire.  Les noms apparaissent , disparaissent, ils forment autour de moi une voûte sonore, ils me disent quelque chose, ils m'appellent , et je voudrais les reconnaître un à un, mais seule, une poignée me parvient, quelques syllabes dérisoires, arrachées aux pages des vieux bouquins et aux dalles du cimetière. Ils sont la poudre cosmique  qui recouvre ma peau,  saupoudre mes cheveux, aucun souffle ne peut m'en défaire...Mon nom est Jérémie Felsen." pages 12, 13, 14
 
Le Monde , Livres du 22 octobre 2017
 
"Ecrivain de nouveaux départs, de la rupture, de l'aventure poétique et de l'extase sensuelle" selon l'Académie suédoise, le Nobel 2008 franco-mauricien continue cependant à 77 ans, de passer une parie de l'année à l'île Maurice et à Paris, mais aussi en Bretagne d'où ses ancêtres sont partis coloniser l'Océan Indien. "Finalement, je considère que , si j'ai un clocher, il est plutôt breton que mauricien ou mexicain. je n'ai pas de famille en Bretagne, mais j'aime y écrire, j'y éprouve une sensation particulière". A l'écouter, on se souvient de Gauguin associant la Bretagne  et son sol de granit au "sauvage, au primitif" et l'écrivain acquiesce: "quelque chose de sauvage, oui qu'il n'y a pas à Maurice. Maurice n'est pas un pays sauvage". mais l'île est l'épicentre de son nouveau roman, Alma où déployer à nouveaux frais les lignes de force de son œuvre toute entière."

EXTRAITS DU ROMAN
Dominique: Alma. je sais dire ce nom depuis que je suis tout petit. je dis : Mama, Alma, Mama c'est Artémisia. Maman, je ne m'en souviens pas bien. Elle est morte quand j'ai six ans. Elle est grande et pâle. Il paraît qu'elle est en train de mourir lentement,  du sang et des os. page 21
 
Papa, il est grand et très maigre. Il est toujours habillé en noir peut-être à cause de la mort de sa femme. Tout le monde le respecte. Il a été juge autrefois et beaucoup de gens doivent avoir peur de lui. Pourtant, il est très doux, il ne se met jamais en colère, il ne crie jamais. Chaque matin, il part pour ses affaires en ville. il ne m'embrasse pas. Il ne me serre pas la main. Il me regarde, un peu penché en avant, parce qu'il est grand et moi petit. Il dit seulement ": Behave". Il aime bien me parler en anglais. Il ne parle jamais pour ne rien dire...Il fume aussi des cigarettes anglaises...Le docteur Harusigh le lui dit , que chacune  de ses cigarettes lui enlève des années de vie.. Mais papa ne l'écoute pas...Et un matin, papa est mort. page 23

Jérémie; "Je suis de retour. C'est un sentiment étrange, parce que je ne suis jamais venu à Maurice.. Mon père a quitté l'île à dix-sept ans et il n'est jamais revenu....Un jour, ...j'ai osé demander à mon père :"Ce caillou rond, qu'est-ce que c'est?" A ma grande surprise, lui qui ne parlait pas, surtout pas de son passé,  s'est confié tout d'un coup: "Tu ne devines pas? Je vais te dire ce que c'est. j'avais dix ans à peu près, j'ai trouvé ce caillou au milieu des champs  de canne à sucre...Je l'ai rapporté à mon père, et dans l'usine, un ingénieur  a regardé le caillou et il m'a dit: " Tu as trouvé un objet rare, c'est la pierre de gésier  d'un dodo. Tu vois sa taille, son poids, tu peux imaginer la taille de l'oiseau qui portait  cette pierre dans sa gorge"...Quand mon père est mort, ç'a été la seule chose que j'ai gardée. Ma mère a fait le choix d'entrer au couvent Saint-Charles , sur les hauteurs de Nice, et tout a été dispersé. Les meubles anciens de ma grand'mère O'connor -elle avait repeint au ripolin les fauteuils Louis XVI - les bibelots, les ustensiles de cuisine, la vaisselle ébréchée, les malles de dentelle et les coffrets e colifichets, tout est parti à la brocante...J'ai gardé une carte de Maurice au 1/25000, imprimée par Descures, datant d e1875..;J'ai vu Alma avec le nom des Felsen, mais ce n'est pas pour cal que j'ai voulu  la garder.  Non par nostalgie mais parce que le découpage précis et les hachures du relief pouvaient me guider dans ma quête de l'oiseau disparu. ..J'ai roulé la carte dans un tube, j'ai mis la pierre blanche dans mon cartable et je suis parti.  pages 35, 36, 37
Mayaland a ouvert ses portes à la fin de l'hiver. Du bâtiment, de l'usine des Roches Noires, des dépendances, il ne reste rien...Tout ce labeur, ces dos courbés, ces visages noircis par le soleil et ces habits trempés de sueur, c'était pour rien; Tout ce peuple, arraché à ses terres, dans la profondeur africaine, au pied du Kilimandjaro, sur les rives du lac Nyassa, ou  dans le pays Galla, en Erythrée, en Ethiopie, ces hommes, ces femmes enchaînés, marchant sans fin sur un chemin semé de cadavres et d'os, prisonniers des Arabes à Kilwa, vends à Zanzibar, empilés dans des boutres, mourant de soif, de dysenterie, de variole Et tout ça pour quoi?  Pour rien du tout. Pour qu'un jour, les bulldozers entrent en action, déracinent les cannes,  roulent les rochers,  creusent  les tranchées pour les canalisations, et puis, qu'un autre jour, s 'élèvent les ciments du centre commercial...œuvre unique  de l'architecte indien Amal raj Sen, dédié à la puissance  et à la gloire de l'argent.  pages69, 70
 
 
Dominique. Sous les manguiers, les notes volent. A la rivière d'Alma, ..je les entends. Avant ce temps-là, j'ai un piano. Il s'appelle Hirschen. Il est allemand. C'est ma grand-mère Beth qui l'a fait venir d'Angleterre, en bateau., elle accompagne mon grand-père Achab, elle n'est pas allemande,  mais écossaise, elle est musicienne, mais jamais je ne l'entends jouer parce que ses mains sont toutes ratatinées, par sa maladie, on appelle ça l'arthrose. Je joue et elle écoute sur le pas de la porte du salon, sans entrer, pour ne pas me gêner, ou parce que ça lui fait mal de marcher. J'ai sept ou huit ans...Maintenant, c'est à mon tour d'avoir les doigts tordus, ce n'est pas l'arthrose, c'est la maladie du 3
( je ne peux écrire le sigle) on dit la main de cochon, je ne peux plus jamais jouer. Ensuite, les Armando ont tout vendu, le piano Hirschen est parti avec le reste.page 75
(Dans l'église) Et là, il y a cet homme devant le piano, un piano droit avec des colonnes, semblable à mon Hirschen. L'homme s'arrête de jouer du piano...Il dit "Je suis Michel, et toi?" Je reste la bouche ouverte, je ne sais que répondre. L'homme s'impatiente :"Eh bien, comment tu t'appelles? " Alors, je réponds :" Je m'appelle Dominique Fe'sen" D'habitude, je ne dis pas mon nom de famille...Il recommence à jouer pour moi, les notes remplissent ma tête, et j'ai envie de pleurer....Je me souviens maintenant..Je regarde les notes, je peux jouer de la musique  de Schubert et je joue, sans hésiter...Grand-mère me dit: "Dodo, tu es un artiste!" Je suis heureux, alors, je joue et rejoue..je ne sais pas encore que le bonheur, ça ne dure pas. Pages 77, 78, 79

Jérémie. Retrouver les traces, presque impossible. Ou bien, rêver. Retourner au premier temps, quand l'île était encore neuve- neuve d'humains, au bout de  millions d'années de pluie, de vent, de soleil. Après les coulées de lave, les raz de marée, les déluges, les glaciations...La forêt, ce qu'il en reste. ..EN 1796, l'année où Axel Felsen débarque à l'île de France avec sa famille, la forêt couvre les neuf dixièmes de l'île. En  1860, quand les Felsen participent à l'ère industrielle, dans les plantations de tabac, (tout le monde n'est pas sucrier) , il reste encore quelques poches de forêt endémique, sur les hauteurs...Aujourd'hui, plus rien. page 81
Le soleil brûle la forêt, la mare étincelle. Les oiseaux se sont cachés sous les arbres, pour fuir le danger. Ils sont silencieux, puis l'un d'eux oublie  et chantonne...Encore quelques battements, quelques journées, les oiseaux se croient les maîtres de l'île malgré la mort qui approche, dans leur doo-do, doo-do doux et aigre, ils veulent faire croire au monde que rien n'a changé et que rien ne changera, que rien ne va disparaître, qu'ils sont ici pour toujours, qu'ils vont continuer à arpenter cette terre de leur démarche grave et stupide, des "burgemeesters" dit la chronique anonyme , écrivit Pierre André d'Héguerty en 1751. page 89
Je connaissais la Surcouve. Ma mère m' avait parlé d'elle, la femme la plus excentrique de cette petite communauté de Franco-Mauriciens. Jeanne Tobie, ainsi surnommée parce qu'elle descend, a-t-on dit de Surcouf....Je ne cherchais pas spécialement à le rencontrer , mais, dans une île, le hasard n'existe pas. J'ai pensé aux derniers débarquements d'esclaves, après 1810, alors que les Anglais ont interdit le commerce des humains...Les trafiquants n'avaient pas le choix, ils ont continué leurs livraisons en cachette, dans des lieux déserts. ..Page 91 J'étais assis dans le sable, j'allais bientôt partir...Elle (Jeanne Tobie) se teint debout devant moi...Vous êtes qui? J'hésite à lui répondre, elle redit , avec impatience "Qui êtes vous? Vote nom?" Mon prénom ne lui dit rien, je mentionne le nom de ma mère, Alison O'connor et celui de mon père Alexandre Felsen. "J'ai connu autrefois un  Felsen,  un fou qui circulait partout, vêtu comme un épouvantail... Et puis, il a disparu, on ne sait où"...3Comment il s'appelait?" Jeanne hésite un peu. "Un Felsen, je vous dis, on le connaissait pas son petit nom, Dodo"...J'aurais bien voulu en savoir plus, mais elle ne continue pas, et je n'insiste pas.  page 94...Jeanne Tobie m'a rejoint sur la plage. Elle aussi regarde la baie où la nuit s'installe. " Vous voyez ce beau pays, ce coin de paradis, c'est ce qu'ils disent sue les dépliants..."Pas un jour  sans que j'y pense. Sur cette plage. Tous ces corps rejetés par les vagues. Sur eux, on jetait de la poix, pour les brûler, pas par religion, pour éviter la contagion ou pour ne pas laisser de traces. L'horreur Monsieur O'Connor". Elle oublie déjà mon nom." L'horreur  quoi qu'on raconte". page 98

Elle s'appelle Emmeline Carcénac, elle a quatre-vint-quatorze ans, elle est la dernière survivante de Sybille, la fille d'Axel.  Je veux la rencontrer car elle a connu mon père dans son enfance, même si elle est lointaine dans l'histoire de notre famille, je l'appelle tante. Depuis longtemps, elle a quitté le domaine d'Alma pour vivre dans une petite hutte en bois, à côté du Mahatma Gandhi Institute. ..."Viens me voir, approche! " Elle me tutoie d'emblée ..."Tu dois ressembler à ton père, je l'ai bien connu, il a dû te parler de moi." Je ne m'en souviens pas . Mon père ne parlait jamais du temps d'Alma. Pourtant, je souris et je l'embrasse "Bien sûr, tante, il me parlait souvent  de vous". S'il t'a parlé de moi, ton père a dû te raconter  comment nous courions les champs de cannes pendant des heures, comme des enfants sauvages"....Et moi, je bois ses paroles, puisque c'est tout ce que mon père ne m'a jamais raconté, la mémoire d'un monde disparu. page 103
"Tu vois, Jérémie, quand ton père est parti d'ici, j'ai l'impression que mon petit frère s'en allait, il a promis de m'écrire, mais une fois, en France, il a tout oublié, juste une fois, quand je me suis mariée, il m'a envoyé une carte, congratulation, même pas du français, et sa signature, plus rien. J'avais son adresse, mais je ne lui ai pas écrit non plus. J'ai pensé que tout ça était fini; et c'est bien fini, n'est-ce pas? Il ne reste plus rien de ce temps-là! page 105...Il est parti si jeune (le père de Jérémie), il était joli garçon, brun comme toi,  avec une barbe soignée et des cheveux longs,  romantiques.  Après, il a épousé ta maman, une Anglaise  de Londres, la nouvelle a couru par ici, les jeunes filles étaient jalouses...page 106 Est-ce qu'il t'a raconté quand nous sommes allés au cinéma ensemble pour la première fois? C'était juste avant son départ, tes grands-parents avaient déménagé 'Alma pour aller à Rose Hill. Lui s'était engagé dans l'armée pour échapper à cette histoire, il portait son uniforme kaki, son petit bonnet, il avait signé son engagement  mais il ne l'avait dit à personne, il avait tout juste quinze ans, pour avoir l'âge légal, il avait falsifié ses papiers. Il est parti rejoindre le corps colonial, pour l'exercice  en forêt...C'était la dernière fois, après ça, je ne l'ai plus jamais revu. " page 107
L'usine a fait faillite, ils (les Armando)ont fait valoir que vous n'aviez pas de titre, que la maison et les arbres faisaient partie de la plantation...alors vous n'aviez plus eu qu'à partir, et c'est pour ça que ton père s'est engagé dans l'armée, pas parce qu'il était patriote, mais parce qu'il ne voulait pas assister à la déconfiture. page 109 "Y-a-t-il encore des Felsen à Maurice?" J'ai posé cette question..."Mais personne , Jérémie! Tu entends,  personne! Fe'sen , c'est personne !"...Au moment où je vais partir, Emmeline apporte une coupure du journal  Le Mauricien...Je lis ce qu'elle a écrit  septembre 1982, le dernier des Felsen "Dodo, que notre confrère anglophone avait plaisamment surnommé "the admirable dodo", reste introuvable...Dodo a disparu en France. Dodo s'est évaporé dans la nature, il s'est perdu dans la population des errants. Dodo a disparu! Et seul un miracle permettra de le retrouver. page 115
Moi, avec mes études sur les oiseaux fossiles, mes enquêtes sur les camps d'esclaves, sur les trafiquants, les fantômes du passé. Une piste policière pour un crime dont les victimes ont disparu  depuis plus de cent cinquante ans, et dont les auteurs n'ont jamais été inquiétés. Et celui dont on ne parle plus, ce Fe'sen caché, un fantôme dans un placard, le perdi bande qui s'est perdu en France!
page125
 
Dominique. Au bout de la route, tout à fait en bas, au grand cimetière de l'Ouest, je peux m'arrêter...Je cherche un coin tranquille. A l'ombre d 'un grand tamarin, c'est là que je préfère m'allonger. Mais il faut faire attention. Les voyous rôdent, ils savent que je n'ai pas une roupie , mais ils veulent me voler mes habits, ou bien me battre, pour se venger, pour  s'amuser. Honorine me dit toujours  de ne pas venir ici, mais c'es plus fort que moi. ..Moi, je suis un clochard , c'est ce qu'ils racontent, parce que je mange ce qu'on me donne dans la rue, mes habits sont les habits des autres....Alors, je reste assis sur la tombe, c'est ici que dort Axel, j'imagine mais je n'en sais rien, je passe mon doigt  sur les lettres effacées, je lis un bout de nom, rien d 'autre qu'un bout de nom. pages 127, 128, 129
Ils arrivent ensemble, sans faire de bruit...Ils s'arrêtent autour de moi, ils font un cercle..."T'es qui , toi?" Je ne réponds pas, je reste assis, les genoux remontés, parce que je ne veux pas qu'ils croient que je vais me battre, je veux qu'ils croient que je n'ai rien....Je dis mon nom et ils se moquent "Fe'sen! Fe'sen"! "Ils répètent: "Pe'sonne! pe'sonne!" Ils commencent à rire, à jeter des coups de roche et de la terre sèche et moi, je me protège avec mes bras....Ils tapent beaucoup, dix coups, vingt coups...J'ai mal aux bras et à la tête...Je sens le sang qui coule dans mes yeux et dans ma bouche, mon bras droit ne peut plus bouger, je crois que je vais mouri astère. Alors, les garçons s'arrêtent, ils ouvrent leur braguette et ils pissent sur moi...Ensuite, les jeunes sont partis, et moi, je reste couché sur la tombe  toute la nuit., et le matin ,le gardien...me trouve sur la tombe, il téléphone à la police  pour qu'on m'amène à l'hôpital. ..L'infirmière est très belle, elle s'appelle Vicky parce qu'elle est anglaise, elle n'est pas vraiment infirmière , elle est stagiaire à l'hôpital  ..pages 131, 132

Jérémie.  J'ai revu Aditi , dans la forêt, au refuge du MWF. Elle vit une partie de son temps, ici..."Je vais te montrer le cœur du monde", elle a dit cette phrase d'une façon un peu solennelle. page 134
"C'est tambalacoque" Aditi ajoute:" L'arbre de ton oiseau disparu".  page 136
Elle n'est pas de ces gens  qui parlent pour avoir l'air intelligent. page 138
Pour échapper aux Anglais vertueux, honorablement indignés, le négrier  a contourné l'île et a choisi la passe sud...au dernier moment, virant de bord afin d'échapper au récif, pour mieux s'encastrer dans l'autre rive...Sur le sable, mêlé de lave, les goémons font des taches noires, il n n'est pas difficile d'imaginer le corps des noyés.  D'ailleurs, si on creusait, on trouverait peut-être des ossements blanchis  par le sable et le sel, après cette nuit fatale du 10 mars 1818. pages 147, 148
Devant le Gogo, elles sont là, toutes alignées, contre le mur  de chaque côté de la porte, pour entrer, elles doivent montrer leur carte d'identité, ou bien ,être  accompagnées  d'un homme , pas un jeune, quelqu'un qui a bonne tenue, pas de jeans, c'est écrit à l'entrée sur un carton : " We don't like jeans". , plutôt pantalon et chemise noire cintrée, liserés argentés, col ouvert, chevalière en or et petit diamant incrusté dans l'oreille. quelqu'un qui va dépenser en une soirée ce que les parents des filles gagnent en trois mois. et ensuite les entraîner  dans leur Chevrolet , jusqu'au champ de cannes....page 161

Dominique. "C'est moi qui gagne le pari des grands dimounes, de Missié Hanson. ( pour aller à Paris) Missié  Hanson garde mon passeport, parce qu'il voyage dans le même avion, sauf que lui , voyage en première classe. Il fait la réservation d'hôtel à Paris....je suis content de partir ..J'imagine que je pars là-bas en France et j'ai peur. C'est un trou devant moi comme si je tombe en marchant dans les cannes.page  164

Jérémie.  Histoire de Marie Madeleine Mahé. Je n'ai pas connu mon père. je suis  née en décembre 1738 de ma mère, prénommée Julie, blanchisseuse, esclave du gouvernement, et de mon père, François Mahé de la Bourdonnais, gouverneur des îles de France et de Bourbon. L'année où je suis née, la femme légitime de mon père ; Marie Anne Lebrun de la Franquerie est décédée le 9 mai  1738 de la petite vérole. Mon père ne m'a pas reconnue bien que j'aie le droit  de porter son nom.  je n'ai pas eu le temps de connaître ma mère, car quand j'eus l'âge d'un an ou à peu près mon père décida de retourner en France, dans l'espoir de se remarier et m'emmena avec lui. pages 168, 169

Dominique. "Voyager, c'est avoir les yeux ouverts quand tout le monde dort. "...A Paris, les rues sont froides et il pleut mais ce ne sont pas les mêmes rues, ni la même pluie. Je marche dans la nuit, mais ce n'est pas la même nuit...Je marche, je frissonne dans la nuit malgré le pull violet que m'a donné Vicky, malgré l'imperméable  que m'a donné Père Chausson...Page 180

Jérémie   Krystal marche sans manières, les pieds en canard, elle est habillée de son jean troué des jours de combat, sa chemise nouée  au-dessus du nombril, le bijou vert danse avec ses hanches, et ses cheveux sont renvoyés dans le sens du vent de la mer.  Elle sait où elle va, à ce rendez-vous de minuit sur la route,  devant la boîte aux néons criards, le palmier  vert et jaune clignote.., elle connaît  l'endroit  depuis qu'elle a commencé à sortir la nuit... Les filles  de Rochebois ...Elles viennent ici chercher l'argent, l'aventure, quelquefois la mort. page186
 
Dominique       Père Antoine me présente aux clochards de Paris, il dit juste mon prénom Dodo, ça les fait rire. Alors, il dit " oui, c'est Dodo"!...Peut-être que je suis le seul à écouter, les clochards de Paris  ont la tête dans leur assiette, ils se forcent à manger parce qu'ils n'ont plus de dents, alors ils boivent  des lampées de café en faisant un bruit de langue. Père Antoine parle, c'est de moi qu'il parle maintenant, il parle d'une île très loin, à l'autre bout du monde, et là-bas , il y a la mer et les cocotiers, et les beaux hôtels où vont les gens riches, mais il y a aussi des SDF, qui dorment dans la rue sur des cartons, et les gens riches passent devant sans les voir...Il attend que je parle moi aussi, mais je n'ai rien à dire. je ne suis pas un clochard, je suis Dodo, Dodo Fe'sen Coup de Ros. Maintenant, je suis ici, en France , je ne vais pas retourner dans l'île, je suis venu ici pour trouver un endroit où pé mouri.... page 206
 
Jérémie.  (A un mariage) Je me souviens  tout d'un coup de tout ce qu'on dit, à propos de ces gens, les planteurs, leurs descendants, ces gens cruels et vaniteux qui ont exercé leur pouvoir sur cette île pendant des générations, et que le reste du monde  regarde comme des revenants , ou bien moque leur travers et les condamne à la relégation. Comment puis-je me sentir étranger, moi qui appartiens à cette famille, à cet héritage, à cette histoire?  Simplement parce que mon père  a décidé, un jour  de tout quitter, , Est-ce que cela fait de moi un innocent.?  Je me souviens à cet instant de la réflexion d'un camarade de faculté , communiste militant, à qui j'avais confié, dans un moment de naïveté, mon appartenance ethnique , et qui m'avait balayé  d'un geste: "Vous ! les esclavagistes!" Comme si nous n'existions, comme si nous  n'avions pas droit aux sentiments , aux souvenirs,  comme si nous ne pouvions  pas rire de nous-mêmes! page 220
En haut de la falaise, nous arrivons à un petit cimetière, juste des pierres de lave équarries, écroulées dans la terre rouge. Sur certaines dalles, je peux lire des bribes de noms, des dates. "Ce sont les premiers habitants, au temps de Dupleix, de La Bourdonnais, des pionniers "dit Toni. Il s'attarde, un peu devant  une tombe en meilleur état, où je peux lire le nom de Morice, l'un des premiers colons de l'île à avoir bénéficié  de la traite des esclaves avec le sultan  de Kilwa. Page 224
 
Dominique. (Il fait partie d'une troupe de cirque) C'est la première fois que j'ai un métier.  "Venez , m'sieurs-dames, approchez , approchez, l'homme-lézard, le seul , le vrai , capab' de lécher  son œil avec sa langue, les petits enfants, n'ayez pas peur"...Une petite fille me regarde..Elle se met à pleurer pages 2245, 246
Je dis " Là-bas, c'est trop petit. Il faut connaître le monde"  Je crois que  cette réponse lui plaît. "alors, c'est pour ça que vous êtes ici, pour connaître le monde? - Oui, madame, je crois que tous les humains doivent partir un jour, et marcher droit devant eux pour rencontrer ceux qu'ils ne connaissent pas" page 250 Ici, Paris est grand. Je marche chaque jour, depuis le matin quand le jour s 'élève jusqu'à ce que la nuit tombe ...Quelquefois, je marche aussi la nuit. page 251
A la femme de la police, ..je ne souris pas à cause  de ma bouche. elle dit: "  Monsieur, vous et vos amis ,je vous conseille de changer de quartier". C'est ce que je fais. je ne sais pas ce que je cherche, les autres non plus ils ne savent rien. je sais que je marche pour ,ne pas dormir, pour rester vivant, pour respirer. Si je m'arrête, je suis mort. Page 258
 
Mon nom est Dodo. Je suis venu à la mer. Je ne veux rien d'autre. Ici, là-bas, n'est-ce pas la même chose?... A Nice, à Port-Louis, tous les ports se ressemblent...Des bateaux arrivent de Sète, de Tunis, de Toulon. page 293
 
Ensuite, nous arrivons au port de Nice, qui est la plus belle ville du monde...C'est la fin du voyage. je n'ai plus besoin de marcher, jamais. Je reste sur le port, à ma place , entre les conteneurs. page 301  A Nice, je le croise tous les jours sur le port.  C'est un vieux, plus vieux que moi, très grand et très maigre, toujours bien habillé, costume noir aves des raies bleues, un peu râpé mais élégant,  col dur avec une petite cravate mince....C'est bizarre, parce qu'il est blanc et pourtant, il a la peau foncée...Il vient s'asseoir sur le banc en pierre  à côté de moi et il fume...et il parle, pas vraiment à moi, il parle sans me regarder, il tient sa cigarette de la même façon que papa, entre le pouce et l'index. Il ne dit pas son nom mais je sais qu'il est de mon île, à cause de son accent, il parle de tous ces coins: La Ma'tinié  Savinia, Moka...ça remue en moi, j'ai envie de larmes...Il me dit "tu", et  je lui réponds "vous" parce que nous ne sommes pas du même bord, lui et moi, du même côté de l'île, il est du côté des grands mondes , avec son costume foncé rayé et sa chemise blanche qui sort  de chez le Chinois, et ses mains fines aux ongles bien soignés...Et moi, je suis avec mes habits usés...Page 306, 307
Le vieil homme, c'est un Fe'sen, je n'ai pas besoin  de lui demander, j'en suis sûr. je connais sa façon, comme un prince au bout du monde, même ici, sur  ce banc de pierre à côté d'un clochard....Il  demande une fois:"Tu sais qui je suis?" Je dis "Oui, Missié Ziz".  Je dis çà parce qu'il a l'air sérieux comme mon papa, ça le fait rire. : "Moi?  un juge? Non, tu te trompes, je suis un docteur. "Il attend un peu et il dit:  "Je suis docteur mais je ne travaille pas, j'en ai pas besoin ma femme est riche...Nous avons tout perdu pendant la guerre , et de toute façon, je suis trop vieux pour être docteur. "Je lui pose la question: "Pourquoi je suis comme ça? " Il me regarde, il comprend la question au sujet de mon visage. où il n'y a plus de nez , plus de paupières, juste une grande bouche et une langue trop longue. Avec le bout en fer de sa canne, il dessine par terre, dans la poussière, la lettre maudite de ma maladie, c'est un bon docteur ou peut-être, il connaît déjà mon histoire, les gens des îles ont des malins... Ensuite, il se lève, il reste debout devant le grand soleil...Il ressemble à mon papa quand il revient du bureau à la fin de la journée..."Salam" - Salam; Missié Fe'sen. Je ne sais pas s'il m'entend.. C'est la dernière fois que je le vois.pages 309, 310

Jérémie. Aujourd'hui, il ne reste rien d'Alma. Je ne m'y suis même pas arrêté....Emmeline, en persifflant, m'a dit: " Tu as quelque chose? (sur une photo) Je peux te prêter ma loupe." J'ai répondu une j'avais une vue suffisante...Mais j'ai su , à cet instant que c'était lui. le Felsen maudit, le père du Dodo disparu, lui que j'avais cherché en vain dans tous ces lieux, à Alma, à Quatre Bornes..."Parlez-moi des Felsen" ai-je demandé doucement..."Qu' est-ce que tu veux savoir? C''est un secret... Nous ne parlions jamais d'eux, les Coups de ros, et le Dodo, c'était là, de l'autre côté des bambous, dans l'autre maison...Le vieux Achab était revenu dans son île, il avait une gouvernante anglaise qui s'occupait de son fils, le garçon a grandi tout seul, il ne se mêlait pas à nous, et, un jour, il est parti pour la France. Il est devenu avocat ou juge, je ne sais plus...Dodo a grandi là, tout seul avec son père et la vieille anglaise, on ne le voyait jamais, et quand son père est mort, il est parti sur les routes, il était devenu laid et sans visage, il avait attrapé une maladie, on disait que c'était la lèpre, il se cachait loin de nous..."pages 313, 314,  315, 316
Peut-être Est-ce pour ceci que je suis venu à Maurice, sans vraiment le vouloir: pour comprendre l'origine, le point brûlant par où tout à commencer.  Voilà quatre - vingts ans mon père a quitté son île pour venir étudier  en France, pendant la Première  Guerre. Alors, il fuyait le désastre, Alma en ruines, son père chassé de sa maison natale, sans avoir commis  d'autre faute que celle d'avoir montré trop confiant page 319
Je pars demain pour la France. je reviendrai ou pas, je n'en sais rien. Ma mère attend mon compte-rendu  au couvent saint-Charles , à Cimiez, sa première question sera: "  Alors, est-ce qu'il reste des Felsen là-bas?  - Plus un, maman depuis que je suis parti" page 322

Dominique.  Je suis Dodo Fe'sen, Coup de Ros, Lézard, né  pour faire rire, pour voyager, pour être l'admirable hobo , et aussi l'enfant de Rani  Laros, la chanteuse....ici, à Maison Blanche (un asile d'aliénés) , pe'sonne ne me connaît, je suis vraiment pe'sonne.je ne veux plus aller nulle part ailleurs page 323
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 








 








 
 
 
 
 

jeudi, octobre 19, 2017

NOS RICHESSES (Kaouther ADIMI)

"En 1935, Edmond Charlot a vingt ans et il rentre à Alger avec une seule idée en tête, prendre exemple sur Adrienne Met sa librairie parisienne. Charlot la sait, sa vocation est d'accoucher , de choisir de jeunes écrivains de la Méditerranée , sans distinction de langue et de religion . Placée sous l'égide de Giono, sa minuscule librairie est baptisée Les Vraies Richesses. Et pour inaugurer son premier catalogue, il publie le premier texte d'un inconnu: Albert Camus. Charlot exulte, ignorant encore que vouer sa vie aux livres , c'est aussi la sacrifier aux aléas de l'infortune. Et à ceux de l'histoire. Car la révolte gronde en Algérie, en cette veille de la Seconde Guerre mondiale.
  En 2017, Ryad a le même âge que Charlot à ses débuts. Mais lui n'éprouve qu'indifférence pour la littérature. Etudiant à Paris, il est de passage à Alger avec la charge de repeindre une librairie poussiéreuse, où les livres céderont bientôt la place à des beignets. Pourtant vider ces lieux, se révèle compliqué par la surveillance du vieil Abdallah, le gardien du temple."

ALGER 2017
Oubliez que les chemins sont imbibés de rouge, que ce rouge n'a pas été lavé, et que, chaque jour, nos pas s'y enfoncent un peu plus. A l'aube, lorsque les voitures n'ont pas encore envahi chaque artère de la ville, nous pouvons entendre l'éclat lointain des bombes.
Mais, vous, vous emprunterez les ruelles qui font face au soleil, n'est-ce -pas? Vous parviendrez enfin à la rue Hamani, l'ex-rue Charras. Vous chercherez le 2 bis que vous aurez du mal à trouver car certains numéros n'existent plus. Vous serez face à une inscription sur une vitrine: Un homme qui lit en vaut deux. Face à l'histoire, la grande, celle qui a bouleversé ce monde, mais aussi la petite, celle d'un homme, Edmond Charlot qui, en 1936, âgé de vingt et un ans, ouvrit la librairie de prêt, Les Vraies Richesses. Page 11
 
ALGERIE 1930
Les hommes  fument en silence, en cercle, autour d'un garçon d'une douzaine d'années. C'est le fils de l'un d'entre eux qui a appris à lire le français à l'école des indigènes et qui leur montre la une du Petit Journal Illustré, daté du 4 mai 1930, vendu 50 centimes. C'est une affiche sur le centenaire de l'Algérie. Le titre s 'étale en gras et en lettres majuscules: DEPUIS  CENT ANS, L'ALGERIE EST FRANCAISE. L'adolescent n'ose pas poursuivre sa lecture, effrayé par les mines  soudain graves des hommes qui ont arrêté de fumer. D'un signe , son père l'encourage. Le garçon déchiffre lentement le sous-titre: " De la prise d'Alger à nos jours,  un siècle a suffi pour transformer les côtes barbaresques en  départements riches et prospères....La Cantate du Centenaire  chantée  devant Gaston Doumergue, le Président de la République, en mai 1930, à l'Opéra d'Alger est à l'image de l'affiche: tout n'était que barbarie avant l'arrivée de la France.
Les hommes parlent à voix basse: "Jusqu'à quand allons-nous baisser la tête. Le code  de l'indigénat  fait de nous  une sous-catégorie d'humains dans notre propre pays. Nous sommes ici chez nous." pages 25, 26
6 novembre 1935 .Jean Grenier (professeur de philosophie de Edmond Charlot)  a demandé à chacun d'entre nous ce que nous souhaitons accomplir après la fin des cours. J'ai répondu que j'étais fasciné  par ce qui était imprimé. Il m'a fait remarquer qu'il y avait une place à prendre à Alger comme libraire-éditeur, et que je devais saisir ma chance. page 33
5 mai 1936. Ce sera une bibliothèque, une librairie, une maison d'édition, mais ce sera avant tout un lieu pour les amis qui aiment. page 39
9 mai 1936. Reçu hier une lettre de Giono! Le Grand! Je lui avais écrit, sans trop d' espoir pour lui demander l'autorisation d'appeler la librairie Les Vraies Richesses en référence à son récit  qui m'avait ébloui et où il nous avait enjoint de revenir aux vraies richesses que sont la terre, le soleil, les ruisseaux, et finalement aussi la littérature.  page 40
Alger 1939. Assis sur la marche de la librairie Les Vraies Richesses,  Camus fume une cigarette aux lèvres et corrige un manuscrit.  Dans la rue, passent quelques écoliers arabes vêtus d'une chemise rapiécée et de chaussures trouées. Un pasteur ouvre la marche . Nous sommes quelques-uns à confier nos enfants à des missions chrétiennes. On nous assure qu'ainsi, ils sortiront de la misère  car ils apprendront à lire et seront hébergés gratuitement . Nous savons qu'ils ne devront plus parler arabe  ou berbère et assister à la messe. Lorsqu'ils rentrent  pendant les vacances scolaires...nous vérifions qu'ils se souviennent de leur langue, de leurs traditions, de nos principes religieux. page 67
17 décembre 1938. Aujourd'hui encore, des clients intéressés uniquement par les derniers prix littéraires. J'ai essayé de leur faire découvrir de nouveaux auteurs, de les inciter à acheter L'Envers et L'Endroit  de Camus, mais totale indifférence! Je parle littérature, ils répondent auteurs à succès! page 79
 Septembre 1939. Mobilisé par l'armée, j'abandonne la gérance  de la librairie à Manon et à tous les amis qui voudront bien s'en occuper. Page 82
 
Carnet D'Edmond Charlot, 1940-1944
5 mars 1943. Dîner avec Gide et Saint-Exupéry, tous les deux installés désormais à Alger.  Saint-Exupéry me semble déprimé, les Américains refusent de le laisser voler. page 103 
19 octobre 1943. On m'a appelé pour me prévenir qu'un colis était arrivé pour moi via la valise diplomatique de Londres. S'y trouvaient les photos  du tirage d'un  texte intitulé Le Silence De La Mer et un petit mot à l'intérieur écrit au crayon à papier : "Prière de réimprimer tout de suite." Le nom de l'auteur Vercors m'est complètement inconnu. Ce que je comprends, le texte...a été publié clandestinement par les Editions de Minuit, l'an dernier , avant d'être édité , ...en juillet en Angleterre. ..Emmanuel a collecté tout le papier qu'il a pu trouver  de toutes les couleurs  et de tous les styles possibles. Il en a assez pour tirer 20 000 exemplaires du Silence de la Mer....En une semaine , plus un exemplaire du livre de Vercors à Alger. Les rayons sont vides.  Tout le monde en parle. pages 107, 108, 109
 
Alger 2017."
Vous avez aimé travaillé ici
-Oui, ces livres m'ont accompagné tous les jours pendant des années. ...C'est difficile de t'expliquer ce que ce lieu signifie pour moi. (Ryad et Abdallah)
 
Sétif Mai 1945.
A Sétif, les autorités françaises nous permettent de célébrer la victoire , à condition qu'on ne se mélange pas aux Européens. Et que la manifestation n'ait pas de caractère politique.  Les cloches sonnent. Nous sommes des milliers  dans la rue...Au milieu de la foule , apparaît, pour la première fois le drapeau vert et blanc  aux symboles rouges. Nous soulevons des banderoles où nous réclamons  l'égalité avec les  Français , la libération de nos prisonniers politiques et l'indépendance de l'Algérie. Nous croisons un  policier  qui est entraîné par la foule. Il sort son arme et tire...C'est le début des massacres...Toute la journée et la nuit, on nous tire dessus. Et au matin, le massacre reprend. Pendant des semaines, la violence se déchaîne...Page 128

Carnet d'Edmond Charlot, 1945-1949
2 janvier 1945. Mobilisé comme militaire au Service  technique de l'Information,...Bureau des Champs-Elysées...Totalement désoeuvré, je visite Paris pendant qu'à Alger, , ma femme, mon frère  et les amis  restés là-bas s'occupent des Vraies Richesses. page 133
21 janvier 1945. je passe mes journées à chercher un local  assez grand pour accueillir les Editions Charlot et qui soit dans mes moyens. page 134
4 décembre 1946. Jules Roy célèbre son pris Renaudot. Il a fait  sensation en venant signer  son livre dans  nos locaux en tenue d'aviateur. Page 146
1er décembre 1949. Les éditions Charlot  sont  mises en faillite par le Tribunal de Paris. Cruelle aventure parisienne!  Echec d'une amitié collective.
Une page de ma vie vient d'être brutalement  tournée. page 157

2017
Ryad s'apprête à fermer la porte de la librairie à clé...Page 158

Algérie 1954.
Le 10 octobre, dans une maison du très populaire  quartier de Bab-El-Oued, se réunissent six hommes...La  nuit du 3 octobre  au 1er  novembre  a été choisie  pour marquer le déclenchement de l'insurrection. page 167
12 octobre 1959.
Dîner avec Mouloud Ferraoud  à qui j'ai reproché de ne pas  m'avoir expédié son roman , Le Fils du pauvre. Il a souri et m'a raconté , des a voix douce, qu'en 1945, il m'en avait expédié une copie. Page 171
4 janvier 1960
Camus!
5 janvier 1960; ...On m'a téléphoné. je ne sais pas qui était au bout du fil...La personne pleurait, répétait  "il est mort". Il m'a fallu  au moins cinq minutes pour comprendre de qui elle me parlait. page 172
24 septembre 1960. On m'a montré un  tract qui avait été distribué aux jeunes appelés d'Algérie.  Le problème; c'est qu'il y aura toujours du papier pour imprimer des  bêtises. Lorsque  nos premiers soldats y ont débarqué , en 1830, ils n'ont pas trouvé un Etat, un souverain, un gouvernement, un  peuple, mais des tribus sans frontières définies, sans cesse en guerre les unes contre les autres.  Le pays était en pleine anarchie. Les nomades pillaient  les villages. Les villes rançonnaient les campagnes.  Une seule loi ici: celle du plus fort. page 174
29 avril 1961. Inauguration d'une stèle  en l'honneur de Camus réalisée par le talentueux  Louis Bénisti...Il a fait graver  un extrait de Noces:  Je comprends ici ce que j'appelle gloire : "le droit d'aimer  sans mesure". Bouleversé! page 195
5 septembre 1931. Attentat attribué à l'OAS dans ma librairie, rue Michelet. page 196
15 septembre 1961.  deuxième plasticage de ma librairie Rivages . Ils ont tout détruit. Les salauds. page 196
 
2017.
Du trottoir , en face, Abdallah fixe son univers (sa bibliothèque ) en train de prendre de l'eau, l'air désolé, son drap blanc sur les épaules. Ryad le rejoint:
" Il y a quelques années, une femme est passée ici. Elle était toute petite et avait les cheveux blonds. Elle m'a annoncé que Charlot venait de mourir, à Pézenas. Cela m'a fait quelque chose. Dans la vieille demeure où il a fini sa vie, il était devenu presque aveugle, ce qui l'attristait énormément car il ne pouvait plus lire , ni écrire à ses amis. Il a été incinéré et ses cendres ont été dispersées dans la Méditerranée, son "chez lui". La dame m'a raconté aussi qu'il avait appris que sa librairie était restée en état, et qu'il en avait été très heureux". page 207
Alger 2017.
Vous irez aux Vraies Richesses, n'est-ce pas?...Vous vous retrouverez devant les Vraies Richesses dont j'ai imaginé la fermeture mais qui est toujours là.  Vous essaierez  de pousser la porte vitrée . Elle sera fermée...Vous attendrez le gardien des lieux , assis sur  la marche, à côté de la plante. Il se dépêchera lorsqu'il vous apercevra. Vous  pénétrerez enfin dans ce petit local qui fut le départ de tant d'histoires. Vous lèverez la tête pour voir le grand portrait  de Charlot , qui sourit, derrière ses grandes lunettes. page 210









 
 
 
 
 
 
 

lundi, octobre 16, 2017

ABD EL -KADER, Le combat et la tolérance. (Yahia Belaskri)
 
"Ne demandez jamais l'origine d'un homme, interrogez plutôt sa vie, ses actes, son courage, ses qualités et vous saurez ce qu'il est. Si l'eau puisée dans une rivière est saine, agréable et douce, c'est qu'elle vient d'une source pure. " Abd El -Kader
 
"Il fallait la plume d'un écrivain algérien pour rendre toute son humanité au père de la nation et lui restitue sa puissance et sa gloire. Dans ce livre richement illustré, Yahia  Belaskri retrace avec délicatesse la vie aventureuse  et le destin exceptionnel d'Abd El -Kader ( 1808- 1883), fougueux nationaliste qui défend sa patrie agressée par les premiers colonialistes, intraitable chef de guerre, il est attentif au sort de ses ennemis; homme de foi musulmane, il proclame que la religion doit rester dans la sphère privée: homme de culture, il professe le respect des autres et de soi-même...Un exemple pour la laïcité malmenée d'aujourd'hui.
 
 
Le 6 juillet 1966, les cendres de l'émir Abd El-Kader, réclamées par le gouvernement algérien à la Syrie, arrivent sur le territoire algérien...Ainsi, 4 ans à peine  après l'indépendance , l'émir Abd El-Kader faisait irruption  dans la vie des Algériens, et de la mienne, par conséquent. page 7
 
...Il continue ses études. Dans la medersa de son père, le jeune homme dispose de multiples ouvrages sur la philosophie, les arts et les sciences, une bibliothèque dont il héritera plus tard et qu'il enrichira. Son temps libre est consacré aux chevaux et à la chasse. La vie s'écoule entre menaces du bey d'Oran et agitation dans les tribus  qui n'en peuvent plus du joug imposé par la régence d'Alger . page 19
 
Rien ne préparait le fils de Muhui ed- Dine à devenir émir, encore moins à prendre les armes et devenir chef de guerre....Les troupes françaises débarquent à Sudi Ferruch le 14 juin 1830, le dey capitule le 4 juillet et Alger de vient possession française. Les troupes françaises  entreprennent ensuite de conquérir l'ensemble du territoire, même si , au départ, rien n'était prévu en ce sens. ..L'arrivée de l'armée française s'accompagne d'actes  de vandalisme et de destruction...page 25
 
Il (Abd El-Kader) établit sa capitale à Tagdempt, une petite ville nichée au milieu des montagnes. Il entreprend d'installer une manufacture d'armement... Il frappe aussi monnaie, symbole de souveraineté. Les tractations avec Bugeaud  se concluent par un traité le 30 mai 1837, appelé "traité de la Tafna" page 35
 
Rassuré et légitimé, il continue son œuvre  de construction  d'une administration  fiable  et efficace, consolide son armée, acquiert des armes et des munitions, lève des impôts, constitue des réserves en alimentation, poursuit les tribus qui le trahissent , surtout celles qui se sont soumises à lui  puis ont collaboré avec les Français. Avec ses hommes, il met en place des expéditions punitives, châtie, condamne, confisque biens et bétails. Il pacifie toute la province, sans jamais cesser de lire, et méditer lorsqu'il en a le temps, ou rendre visite à El Guelna le lieu de la zawiya tenue par son frère. Il rencontre les populations de Kabylie et de l'Est. Il est reçu avec respect par les chefs tribaux, les sages, les marabouts; il leur explique les desseins de la puissance  coloniale française, les mobilise autour de la foi  musulmane. Il trouve partout une oreille attentive, une adhésion à son argumentaire, mais pas de soumission. page 36

Au fil des mois, il étend la souveraineté de la France sur d'autres villes....Bien  informé par ses espions et interprètes des enjeux discutés dans les sphères du pouvoir à Paris et auprès du gouverneur général à Alger, Abd El-Kader comprend que les généraux français tiennent un double langage et veulent en finir avec lui. Il réunit tous ses lieutenants , les chefs de tribus et les cavaliers et ordonne  un assaut contre les positions françaises dans la Mitidja pendant le mois de Ramadan.1840...L'une des mesures prises par Bugeaud est le port obligatoire par les Algériens , en zone française, d'une médaille hexagonale en fer blanc portant les inscriptions , en arabe et en français: "Arabe soumis"....Le 26 mai 1841, Bugeaud détruit Tagdempt, la capitale de l'émir. C'est à ce moment que celui-ci entreprend la mise en place 'une ville mobile: la smala....La smala tombe entre les mains des militaires le 16 mai 1843. pages 40, 41, 42

En 1844, 1845, pour mater les rébellions...les officiers Eugène  Cavaignac,  Armand  de Saint- Arnaud et Aimable Pélissier commettent  d'abominables crimes contre les paysans, notamment l'épisode des enfumades  qui soulève l'ire  de plusieurs personnalités. page 45....Pélissier assume en disait "la peau d'un de mes tambours avait plus de prix que la vie de tous ces misérables., quand Saint-Arnaud éructe : " je ne laisserai pas un seul arbre  debout dans leurs vergers, ni une tête sur les épaules de ces misérables arabes...Je les brûlerai tous et les tuerai tous". page 47

Après un échange à distance , avec le général Lamoricière, il dépose les armes le 23 décembre 1845 auprès du colonel Montauban qui lui rend les honneurs et l'escorte...Dans sa demande , Abd El-Kader demandait à être conduit en terre d'islam.  page 49

Avec quatre-vingt-dix-sept personnes de son entourage, il embarque vers Oran...Au milieu de la tra
 versée, il apprend que le vaisseau ne prend pas la direction de l'est, vers Alexandrie mais se  dirige vers les côtes françaises. Le choc est brutal pour lui qui pense que la parole donnée est sacrée. Il se sent trahi page 51

Fils de marabout, ayant reçu une éducation forgée dans la religion musulmane, appartenant à une confrérie soufie réputée, Abd El-Kader n'envisage aucun de ses actes en dehors de la soumission à Dieu. Tous ses actes et ses propos sont à comprendre à l'aune de sa piété....C'est un musulman convaincu et instruit qui vient à la guerre, estimant que c'est là son devoir. la résistance à l'occupation de son pays est constamment placée sous le signe de l'obéissance à Dieu , dans la défaite comme dans la victoire. page 55

Louis Veuillot , journaliste et catholique  zélé qui accompagnait Bugeaud  en 1841,  à Alger, écrit:" Les derniers jours de l'islamisme sont venus, notre siècle  sera probablement  destiné à le voir quitter les rivages de l'Europe, non seulement de cette vieille Europe qu'il a jadis envahie et si souvent menacée, mais de cette Europe nouvelle et agrandie qui est née partout où l'Europe ancienne a porté la croix....Au xixè siècle, la confrontation entre le christianisme et l'islam est d'actualité. page 56

De manière générale, la grandeur d'âme d'Abd El-Kader est reconnue par tous, adversaires, hommes d'église  et observateurs.  page 59

Le comportement de l'émir vis-à-vis des prisonniers français fait dire aussi à Saint-Arnaud, admiratif, lui qui s'est rendu coupable de crimes abominables,: " Abd El -Kader nous a renvoyé sans condition, sans échange, tous nos prisonniers..Le trait est beau pour un barbare." page 60

Il débarque à Toulon, avec les quatre-vingt-dix-sept membres de sa famille et de ses amis proches, femmes et hommes. De là, il est emmené au Fort Lamalgue où il reste quatre mois, jusqu'au 12 avril 1848, date  de son transfert à Pau. Après un peu de sept mois, il est déplacé à Amboise où il fait son plus long séjour: quatre ans. page 67...Le 16 octobre 1852, il (Louis Napoléon Bonaparte) gagne le château d'Amboise pour annoncer à Abd El -Kader qu'il est libre. Page 73 Le 7 janvier 1853, Abd El-Kader arrive à Constantinople avec sa famille et ses compagnons avant de poursuivre sa route , quelques jours plus tard, vers Brousse....Puis à Damas page 81

Avant d'entreprendre un voyage en France et en Angleterre, où il est reçu en grande pompe, Abd el -Kader  est initié à la "loge Saint-Jean ".. à la demande de la Loge Henri IV. C'était le 18 juin 1864 Page 89 Ce n'est que, un an plus tard, que la Loge Henri IV  reçoit "leur frère" à Paris. Le 26 août, une foule nombreuse de francs-maçons  accourent pour assister à l'événement...Ce n'est qu'en 1877 qu'il rompt avec la franc-maçonnerie, après 10 ans de pratique. Selon Bruno Etienne, il écrivit une lettre  dans laquelle il exprimait  "sa désapprobation devant l'abandon du Grand Architecte de l'Univers"... Il crut que la franc-maçonnerie pourrait concilier l'Orient et l'Occident ...page 90

L'émir est présent le 16 novembre 1869, à l'inauguration du canal,( de Suez)  au milieu d'un aéropage  de grands dignitaires. page 99

Fasciné par les progrès technologiques de l'Occident, Abd El-Kader  reste lucide dans ses rapports à la religion. Il pointe son absence de spiritualité , du moins, pense-t-il que cette civilisation avancée  est-elle tournée vers le matérialisme et s'est éloignée  des richesses de l'esprit. c'est ce qu'il dit  au colonel Daumas à Toulon: " Vous avez la civilisation, le commerce, les arts, mais vous n'avez pas le chemin du ciel". pour lui, il est possible de concilier les deux, la science et la transcendance...page 101

Abd El-Kader décède dans la nuit  du 25 au 26 août 1883 à Damas. Il est inhumé près d'Ibn Arabi, son maître spirituel.