"Premier témoignage (100 pages) d'une esclave sur sa condition, écrit avant l'abolition de l'esclavage et publié à Londres en 1831. Le récit est enfin traduit en français. Mary Prince raconte avec pudeur et retenue son incroyable odyssée. Née aux Bermudes, vendue à l'âge de douze ans, elle est "ballottée" de maître en maître, d'île en île, jusqu'à Antigua. Puis, elle suit son dernier propriétaire en Angleterre où elle demande son affranchissement.
Ce témoignage présente un intérêt exceptionnel tant du point de vue politique qu'historique; politique car le XIXè siècle voit aboutir la lutte pour la suppression de l'esclavage; historique, parce qu'il nous oblige à entendre une voix que l'on condamnait au silence. "
Le récit est suivi d'un commentaire de Daniel Maragnès.
J'ai lu ces pages avec intérêt, parfois , le récit était à peine soutenable.
lundi, mai 27, 2013
jeudi, mai 09, 2013
IMMORTELLE RANDONNEE (J.C. Rufin)
Immortelle Randonnée ou Compostelle malgré moi a paru en mars 2013. "J.C. Rufin a suivi à pied, sur plus de huit cents kilomètres, le "Chemin du Nord" jusqu'à Saint-Jacques-de-Compostelle. Beaucoup moins fréquenté que la voie habituelle des pélerins, cet intinéraire longe les côtes basque et catabrique puis traverse les montagnes sauvages des Asturies et de Galice....Galerie de portraits savoureux , divertissement philosophique sur le ton de Diderot, exercice d'autodérision plein d'humour et d'émerveillement, Immortelle randonnée se classe parmi les grands récits de voyage littéraire".
L'essentiel n'est pas le point d'arrivée, commun à tous, mais le point de départ. C'est lui qui fixe la hiérarchie entre les pélerins. Quand deux marcheurs se rencontrent, ils ne se demandent pas "Où vas-tu?" , la réponse est évidente ou "Qui es-tu? " car sur le Chemin, on n'est plus rien d'autre qu'un pauvre Jacquet. La question qu'ils posent est "D'où es-tu parti?" Et la réponse permet immédiatement de savoir à qui l'on a affaire. Page 16
...Les rares fois où l'on m'a posé frontalement la question "pourquoi êtes-vous allé à Santiago?"j'ai été bien en peine de répondre. Ce n'est pas un signe de pudeur mais plutôt de grande perplexité...Comment expliquer, à ceux qui ne l'ont pas vécu, que le Chemin a pour effet sinon pour vertu de faire oublier les raisons qui ont améné à s'y engager?...On est parti, voilà tout. C'est de cette manière qu'il règle le problème du pourquoi: l'oubli...Il (le Chemin) est une force, il s'impose, il vous saisit, vous violente, vous façonne. Il ne vous donne pas la parole mais vous fait taire. page 22,23
On n'est plus rien, ni personne, seulement un pauvre pélerin dont les gestes sont sans importance...A mesure que la vie vous façonne, vous leste de responsabilités et d'expériences, il paraît de plus en plus impossible de devenir un autre, de quitter le pesant costume qu'ont taillé, pour vous, vos engagements, vos réussites, vos erreurs. Le Chemin, lui, accomplit ce miracle. J'avais enfilé successivement , pendant les années précédentes, des oripeaux sociaux prestigieux, mais dont je ne souhaitais pas qu'ils deviennent le luxueux linceul de ma liberté. Or voilà que l'ambassadeur servi à sa résidence par quinze personnes en veste blanche, que l'académicien reçu sous la coupole au son des tambours, en venait à courir entre les troncs d'arbres d'un jardin public inconnu pour cacher le plus insignifiant et le plus répugnant des forfaits, (une envie pressante après une période de constipation). Croyez-moi si vous le voulez, mais c'est une expérience utile et je ne serai pas loin de la conseiller à quelques-autres. page 45
On ne voit pas le pélerin. Il ne compte pas. Sa présence est éphémère, négligeable. page 46
La nuit tomba et je la contemplai longtemps avant de me coucher pour de bon. En une journée, j'avais tout perdu: mes repères géographiques, la stupide dignité que pouvaient me conférer ma condition sociale et mes titres. Cette expérience n 'était pas la coquetterie d'un week-end mais bien d'un nouvel état , qui allait durer. En même temps que j'en subissais l'inconfort et que je pressentais les souffrances qu'il me ferait endurer, j'éprouvais le bonheur de ce dépouillement . Je comprenais combien il était utile de tout perdre, pour retrouver l'essentiel...Tout bien considéré, j'avais bien fait de me mettre en route.page 51
J'arrachais, chaque jour, une page de mon guide correspondant au chemin parcouru. Pour ceux qui le pratiquent ainsi, le voyage est un perpétuel déséquilibre; ils sont tendus vers le lendemain et fuient le passé. Je n'ai pris aucune note pendant le voyage et j'étais même agacé de voir certains pélerins, aux étapes, distraire de précieux instants de contemplation pour griffonner sur des carnets.page 78
En Cantabrie, le marcheur prend conscience pour la première fois, qu'il est un déchet lui-même. Sa lenteur l'exclut de la vie commune et fait de lui une chose sans importance que l'on éclabousse, que l'on assourdit de klaxon et qu'au besoin, on écrase. Ce n'était pas encore assez, au Pays basque, j'étais devenu un chemineau. Il fallait descendre encore plus bas et devenir cette chose méprisée qui se fraie un chemin au milieu des immondices. (le long des nationales)...La toute-puisance n'est jamais loin de la plus complète ascèse. C'est en réfléchissant à cela qu'on approche peu à peu le véritable secret du Chemin, même s'il faut encore du temps pour le découvrir. page 94
Je connus, ce matin-là le bonheur d'être perdu dans la nature, sans coquille à repérer, sans bruit de camions ni lotissements déserts. Je m'orientai, comme le font les montagnards, reprenant d'un coup la vision d'ensemble que l'on doit avoir lorsque l'on trace soi-même son itinéraire par monts et par vaux. pages 121, 122
J'ai toujours entretenu des rapports assez bizarres avec la mer. Au Sénégal, j'étais exaspéré de la découvrir chaque matin, sous mes fenêtres, étale, uniformément bleue, griffée de pirogues. mais quand j'y pense aujourd'hui, je la vois pendant la saison des pluies: l'île de Gorée fouettée par les grains venus de l'océan, la mer froissée par les doigts nerveux du vent, ourlée de fine écume. Et j'éprouve de la nostalgie que rien ne console. En Cantabrie, j'ai connu la même alternance de rejet et d'attachement...Si je me permets une confidence, je dirais que ce paradoxe est celui de toute ma vie. Sans doute, ne suis-je pas le seul à goûter les choses et les êtres au moment où ils nous quittent. Mais j'ai poussé plus que d'autres le vice ou la gourmandise jusqu'à m' éloigner de ce que j'ai de plus cher, pour en mesurer le prix. Jeu dangereux où l'on peut perdre beaucoup, mais où il y a plus à perdre. page 124
En peu de kilomètres, les Asturies offrent un contraste frappant entre ce christianisme rustique, primitif et pauvre, et la pompe des riches monastères...Toute la force du christianisme est de tenir ce grand écart entre des formes si opposées de spiritualité. Entre les moines en leur château sacré que l'on nomme une abbaye et la plèbe des curaillons de campagne dans leurs églises sommaires qui teanaient plutôt du hangar à foin que de la cathédrale, les mêmes symboles et les mêmes rituels tendent un pont solide. Pendant des siècles, le christianisme a donné à l'Europe sa puissance et sa grandeur mais souvent au prix d'un immobilisme social, censé respecter l'ordre instauré par Dieu. Chacun avait sa place assignée dans cette société. En remettant tout changement aux lendemains de la mort, en promettant aux derniers de devenir les premiers, en invitant à supporter les injustices dans l'attente d'un seul et dernier jugement qui serait celui de Dieu, l'ordre chrétien a tendu sur l'Europe et particulièrement dans l'Espagne très catholique de la reconquista, un filet à mailles fines dans lequel chacun où qu'il fût, se trouvait pris, comme un poisson dans une nasse. Désormais, le filet est déchiré. La raison , le progrès, la liberté en sont sortis et ont produit leur oeuvre: notre monde désenchanté, matérialiste dans lequel chacun, prétendument égal aux autres, a tout loisir d'exploiter ses semblables...page 148
...Le marcheur peut constater aussi à quel point ce filet chrétien a pris dans sa nasse des populations qui sont restées profondément païennes. page 150
La marche, surtout si elle dure un certain temps, est un moyen de se dépouiller, de retrouver à la fois, les autres et soi-même. Parce que vous êtes en position de pèlerin, personne ne vous demande qui vous êtes.
Le pélerin, en passant d'un lieu de culte à un autre, effectue une véritable coupe géologique à travers les différentes strates chrétiennes du pays. Dans les fastueuses cathédrales, il rencontre l'élite du clergé, les prêtres les plus saints ou les plus habiles, ceux qui ont su tirer leur barque au sec et se sont fait attribuer, à défaut de la pourpre, de riches prébendes, des diocèses confortables, les plus belles cures. A l'autre extrémité, dans les campagnes reculées, survit à peine, un clergé tout proche des usages païens qu'il est censé combattre. C'est là, dans ce lumpen-clergé, que l'on trouve les effets de la pauvreté, de la promiscuité, de la tentation...Prêtres incompétents, alcooliques parfois, fornicateurs peut-être...Ils ne cultivent pas leurs vices comme des privilèges de nantis mais plutôt comme les rares consolations qui leur soient offertes pendant une vie de misère.Page 156
La découverte des reliques de Saint Jacques à Compostelle est évidemment très sujette à caution...Il a fallu inventer une histoire assez rocambolesque de barque...Mais ce qui reste une construction historique assez fragile et sujette à caution, se révéla un coup politique magistral. Ouvrir un pélérinage vers l'ouest, c'était rééquilibrer une chrétienté que tout portait jusque là à se déplacer vers deux sanctuaires orientaux: Rome et Jérusalem...Et cette pression pérégrine ne s'exercerait pas n'importe où: elle allait prendre appui sur des terres occupées par l'islam.pages 164, 165
Une étrange douceur s'était emparée de moi. Je n'avais plus mal nulle part, entraîné que j'étais par les centaines de kilomètres parcourus. Mes désirs avaient maigri plus vite que moi: ils se réduisaient à quelques ambitions, certaines faciles à satisfaire, manger, boire, une autre assez inaccessible mais j'en avais pris mon parti: dormir. Je commençais à percevoir en moi la présence d'un délicieux compagnon: le vide. Mon esprit ne formait plus d'image, aucune pensée, encore moins de projet. Mes connaissances, si j'en avais eu , avaient disparu dans les profondeurs et je n'éprouvai aucun besoin d'y faire appel...J'étais un être nouveau, allégé de sa mémoire, de ses désirs et de ses ambitions. Un homo erectus mais d'une variété particulière: celle qui marche. page 167
...Dans ces splendeurs (paysages traversés), le chemin m'a confié son secret. Il m'a glissé sa vérité qui est tout aussitôt devenue mienne. Compostelle n'est pas un pélérinage chrétien mais bien plus, ou bien moins selon la manière dont on accueille cette révélation. Il n'appartient en propre à aucun culte, et à vrai dire, on peut y mettre tout ce qu'on l'on souhaite. S'il devait être proche d'une religion, ce serait la moins religieuse d'entre elles, celle qui ne dit rien de Dieu mais permet à l'être humain d'en approcher l'existence: Compostelle est un pélerinage boudhiste. Il délivre des tourments de la pensée, il ôte toute vanité de l'esprit et toute souffrance du corps, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience; il met le moi en résonnance avec la nature...Pour le dire d'une manière qui n'est plaisante qu'en apparence:en partant pour Saint-Jacques, je ne cherchais rien et je l'ai trouvé. pages 168, 169
Le marcheur est, selon la formule de Victor Hugo, un géant nain. Il se sent au comble de l'humilité et au faîte de sa puissance...Le pélerin , dans ces hautes altitudes, livré aux vents et aux nuées, abstrait d'un monde qu'il voit de loin en loin, délivré de lui-même en ses souffrances et vains désirs, atteint enfin l'Unité , l'Essence, l'Origine. Peu importe le nom qu'il lui donne.Peu importe en quoi ce nom s'incarne. pages 192, 193
Le pélerinage est un voyage qui soude ensemble toutes les étapes de la croyance humaine, de l'animisme le plus polythéiste jusqu'à l'incarnation du Verbe.Le chemin réenchante le monde. Libre à chacun, ensuite, dans cette réalité saturée de sacré, d'enfermer sa spiritualité retrouvée dans telle religion, dans telle autre ou dans aucune. Reste que, par le détour du corps et de la privation, l'esprit perd de sa sécheresse et oublie le désespoir où l'avait plongé l'absolue domination du matériel sur le spirituel, de la science sur la croyance, de la longévité du corps sur l'éternité de l'au-delà. Il est soudain irrigé par une énergie qui l'étonne lui-même et dont, d'ailleurs, il ne sait très bien qu'en faire...Dans ce qui fut pour moi l'apogée mystique du Chemin, j'ai eu le sentiment de voir la réalité se perdre et me permettre d'apercevoir ce qu'il y a au-delà d'elle et qui se diffuse dans chacune des es créatures. A la béatitude boudhiste s'ajoutait désormais une plénitude nouvelle. Jamais, le monde ne m'avait paru aussi beau. page 194
Jour après jour, le marcheur a appris à connaître son vieux copain de Chemin. Il sait qu'il est humble, discret, bousculé par le monde moderne. Il ne la ramène pas, caresse en passant les vieilles maisons, tout de guingois, dévale des pentes en charriant son content de boue. Le Chemin n'a pas d'orgueil, seulement de la fierté, pas de prétention, seulement de la mémoire. Il est étroit, sinueux et persévérant comme une vie humaine. Tandis que la Place de l'Obradoiro ( à Saint-Jacques de C.) , par quoi il se conclut, est un lieu gonflé de puissance, fastueux et construit pour impressionner. page 252
..Certains aspects du Chemin sont un peu plus durables: pour moi, ce fut surtout la philosophie de la mochila. Pendant plusieurs mois , après mon retour, j'ai étendu mes réflexions sur mes peurs à toutr ma vie. J'ai examiné , avec froideur ce que littéralement je porte sur le dos. J'ai éliminé beaucoup d'objets, de projets, de contraintes. J'ai essayé de m'alléger et de pouvoir soulever, avec moins d'efforts la mochila de mon existence. page 256
L'essentiel n'est pas le point d'arrivée, commun à tous, mais le point de départ. C'est lui qui fixe la hiérarchie entre les pélerins. Quand deux marcheurs se rencontrent, ils ne se demandent pas "Où vas-tu?" , la réponse est évidente ou "Qui es-tu? " car sur le Chemin, on n'est plus rien d'autre qu'un pauvre Jacquet. La question qu'ils posent est "D'où es-tu parti?" Et la réponse permet immédiatement de savoir à qui l'on a affaire. Page 16
...Les rares fois où l'on m'a posé frontalement la question "pourquoi êtes-vous allé à Santiago?"j'ai été bien en peine de répondre. Ce n'est pas un signe de pudeur mais plutôt de grande perplexité...Comment expliquer, à ceux qui ne l'ont pas vécu, que le Chemin a pour effet sinon pour vertu de faire oublier les raisons qui ont améné à s'y engager?...On est parti, voilà tout. C'est de cette manière qu'il règle le problème du pourquoi: l'oubli...Il (le Chemin) est une force, il s'impose, il vous saisit, vous violente, vous façonne. Il ne vous donne pas la parole mais vous fait taire. page 22,23
On n'est plus rien, ni personne, seulement un pauvre pélerin dont les gestes sont sans importance...A mesure que la vie vous façonne, vous leste de responsabilités et d'expériences, il paraît de plus en plus impossible de devenir un autre, de quitter le pesant costume qu'ont taillé, pour vous, vos engagements, vos réussites, vos erreurs. Le Chemin, lui, accomplit ce miracle. J'avais enfilé successivement , pendant les années précédentes, des oripeaux sociaux prestigieux, mais dont je ne souhaitais pas qu'ils deviennent le luxueux linceul de ma liberté. Or voilà que l'ambassadeur servi à sa résidence par quinze personnes en veste blanche, que l'académicien reçu sous la coupole au son des tambours, en venait à courir entre les troncs d'arbres d'un jardin public inconnu pour cacher le plus insignifiant et le plus répugnant des forfaits, (une envie pressante après une période de constipation). Croyez-moi si vous le voulez, mais c'est une expérience utile et je ne serai pas loin de la conseiller à quelques-autres. page 45
On ne voit pas le pélerin. Il ne compte pas. Sa présence est éphémère, négligeable. page 46
La nuit tomba et je la contemplai longtemps avant de me coucher pour de bon. En une journée, j'avais tout perdu: mes repères géographiques, la stupide dignité que pouvaient me conférer ma condition sociale et mes titres. Cette expérience n 'était pas la coquetterie d'un week-end mais bien d'un nouvel état , qui allait durer. En même temps que j'en subissais l'inconfort et que je pressentais les souffrances qu'il me ferait endurer, j'éprouvais le bonheur de ce dépouillement . Je comprenais combien il était utile de tout perdre, pour retrouver l'essentiel...Tout bien considéré, j'avais bien fait de me mettre en route.page 51
J'arrachais, chaque jour, une page de mon guide correspondant au chemin parcouru. Pour ceux qui le pratiquent ainsi, le voyage est un perpétuel déséquilibre; ils sont tendus vers le lendemain et fuient le passé. Je n'ai pris aucune note pendant le voyage et j'étais même agacé de voir certains pélerins, aux étapes, distraire de précieux instants de contemplation pour griffonner sur des carnets.page 78
En Cantabrie, le marcheur prend conscience pour la première fois, qu'il est un déchet lui-même. Sa lenteur l'exclut de la vie commune et fait de lui une chose sans importance que l'on éclabousse, que l'on assourdit de klaxon et qu'au besoin, on écrase. Ce n'était pas encore assez, au Pays basque, j'étais devenu un chemineau. Il fallait descendre encore plus bas et devenir cette chose méprisée qui se fraie un chemin au milieu des immondices. (le long des nationales)...La toute-puisance n'est jamais loin de la plus complète ascèse. C'est en réfléchissant à cela qu'on approche peu à peu le véritable secret du Chemin, même s'il faut encore du temps pour le découvrir. page 94
Je connus, ce matin-là le bonheur d'être perdu dans la nature, sans coquille à repérer, sans bruit de camions ni lotissements déserts. Je m'orientai, comme le font les montagnards, reprenant d'un coup la vision d'ensemble que l'on doit avoir lorsque l'on trace soi-même son itinéraire par monts et par vaux. pages 121, 122
J'ai toujours entretenu des rapports assez bizarres avec la mer. Au Sénégal, j'étais exaspéré de la découvrir chaque matin, sous mes fenêtres, étale, uniformément bleue, griffée de pirogues. mais quand j'y pense aujourd'hui, je la vois pendant la saison des pluies: l'île de Gorée fouettée par les grains venus de l'océan, la mer froissée par les doigts nerveux du vent, ourlée de fine écume. Et j'éprouve de la nostalgie que rien ne console. En Cantabrie, j'ai connu la même alternance de rejet et d'attachement...Si je me permets une confidence, je dirais que ce paradoxe est celui de toute ma vie. Sans doute, ne suis-je pas le seul à goûter les choses et les êtres au moment où ils nous quittent. Mais j'ai poussé plus que d'autres le vice ou la gourmandise jusqu'à m' éloigner de ce que j'ai de plus cher, pour en mesurer le prix. Jeu dangereux où l'on peut perdre beaucoup, mais où il y a plus à perdre. page 124
En peu de kilomètres, les Asturies offrent un contraste frappant entre ce christianisme rustique, primitif et pauvre, et la pompe des riches monastères...Toute la force du christianisme est de tenir ce grand écart entre des formes si opposées de spiritualité. Entre les moines en leur château sacré que l'on nomme une abbaye et la plèbe des curaillons de campagne dans leurs églises sommaires qui teanaient plutôt du hangar à foin que de la cathédrale, les mêmes symboles et les mêmes rituels tendent un pont solide. Pendant des siècles, le christianisme a donné à l'Europe sa puissance et sa grandeur mais souvent au prix d'un immobilisme social, censé respecter l'ordre instauré par Dieu. Chacun avait sa place assignée dans cette société. En remettant tout changement aux lendemains de la mort, en promettant aux derniers de devenir les premiers, en invitant à supporter les injustices dans l'attente d'un seul et dernier jugement qui serait celui de Dieu, l'ordre chrétien a tendu sur l'Europe et particulièrement dans l'Espagne très catholique de la reconquista, un filet à mailles fines dans lequel chacun où qu'il fût, se trouvait pris, comme un poisson dans une nasse. Désormais, le filet est déchiré. La raison , le progrès, la liberté en sont sortis et ont produit leur oeuvre: notre monde désenchanté, matérialiste dans lequel chacun, prétendument égal aux autres, a tout loisir d'exploiter ses semblables...page 148
...Le marcheur peut constater aussi à quel point ce filet chrétien a pris dans sa nasse des populations qui sont restées profondément païennes. page 150
La marche, surtout si elle dure un certain temps, est un moyen de se dépouiller, de retrouver à la fois, les autres et soi-même. Parce que vous êtes en position de pèlerin, personne ne vous demande qui vous êtes.
Le pélerin, en passant d'un lieu de culte à un autre, effectue une véritable coupe géologique à travers les différentes strates chrétiennes du pays. Dans les fastueuses cathédrales, il rencontre l'élite du clergé, les prêtres les plus saints ou les plus habiles, ceux qui ont su tirer leur barque au sec et se sont fait attribuer, à défaut de la pourpre, de riches prébendes, des diocèses confortables, les plus belles cures. A l'autre extrémité, dans les campagnes reculées, survit à peine, un clergé tout proche des usages païens qu'il est censé combattre. C'est là, dans ce lumpen-clergé, que l'on trouve les effets de la pauvreté, de la promiscuité, de la tentation...Prêtres incompétents, alcooliques parfois, fornicateurs peut-être...Ils ne cultivent pas leurs vices comme des privilèges de nantis mais plutôt comme les rares consolations qui leur soient offertes pendant une vie de misère.Page 156
La découverte des reliques de Saint Jacques à Compostelle est évidemment très sujette à caution...Il a fallu inventer une histoire assez rocambolesque de barque...Mais ce qui reste une construction historique assez fragile et sujette à caution, se révéla un coup politique magistral. Ouvrir un pélérinage vers l'ouest, c'était rééquilibrer une chrétienté que tout portait jusque là à se déplacer vers deux sanctuaires orientaux: Rome et Jérusalem...Et cette pression pérégrine ne s'exercerait pas n'importe où: elle allait prendre appui sur des terres occupées par l'islam.pages 164, 165
Une étrange douceur s'était emparée de moi. Je n'avais plus mal nulle part, entraîné que j'étais par les centaines de kilomètres parcourus. Mes désirs avaient maigri plus vite que moi: ils se réduisaient à quelques ambitions, certaines faciles à satisfaire, manger, boire, une autre assez inaccessible mais j'en avais pris mon parti: dormir. Je commençais à percevoir en moi la présence d'un délicieux compagnon: le vide. Mon esprit ne formait plus d'image, aucune pensée, encore moins de projet. Mes connaissances, si j'en avais eu , avaient disparu dans les profondeurs et je n'éprouvai aucun besoin d'y faire appel...J'étais un être nouveau, allégé de sa mémoire, de ses désirs et de ses ambitions. Un homo erectus mais d'une variété particulière: celle qui marche. page 167
...Dans ces splendeurs (paysages traversés), le chemin m'a confié son secret. Il m'a glissé sa vérité qui est tout aussitôt devenue mienne. Compostelle n'est pas un pélérinage chrétien mais bien plus, ou bien moins selon la manière dont on accueille cette révélation. Il n'appartient en propre à aucun culte, et à vrai dire, on peut y mettre tout ce qu'on l'on souhaite. S'il devait être proche d'une religion, ce serait la moins religieuse d'entre elles, celle qui ne dit rien de Dieu mais permet à l'être humain d'en approcher l'existence: Compostelle est un pélerinage boudhiste. Il délivre des tourments de la pensée, il ôte toute vanité de l'esprit et toute souffrance du corps, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience; il met le moi en résonnance avec la nature...Pour le dire d'une manière qui n'est plaisante qu'en apparence:en partant pour Saint-Jacques, je ne cherchais rien et je l'ai trouvé. pages 168, 169
Le marcheur est, selon la formule de Victor Hugo, un géant nain. Il se sent au comble de l'humilité et au faîte de sa puissance...Le pélerin , dans ces hautes altitudes, livré aux vents et aux nuées, abstrait d'un monde qu'il voit de loin en loin, délivré de lui-même en ses souffrances et vains désirs, atteint enfin l'Unité , l'Essence, l'Origine. Peu importe le nom qu'il lui donne.Peu importe en quoi ce nom s'incarne. pages 192, 193
Le pélerinage est un voyage qui soude ensemble toutes les étapes de la croyance humaine, de l'animisme le plus polythéiste jusqu'à l'incarnation du Verbe.Le chemin réenchante le monde. Libre à chacun, ensuite, dans cette réalité saturée de sacré, d'enfermer sa spiritualité retrouvée dans telle religion, dans telle autre ou dans aucune. Reste que, par le détour du corps et de la privation, l'esprit perd de sa sécheresse et oublie le désespoir où l'avait plongé l'absolue domination du matériel sur le spirituel, de la science sur la croyance, de la longévité du corps sur l'éternité de l'au-delà. Il est soudain irrigé par une énergie qui l'étonne lui-même et dont, d'ailleurs, il ne sait très bien qu'en faire...Dans ce qui fut pour moi l'apogée mystique du Chemin, j'ai eu le sentiment de voir la réalité se perdre et me permettre d'apercevoir ce qu'il y a au-delà d'elle et qui se diffuse dans chacune des es créatures. A la béatitude boudhiste s'ajoutait désormais une plénitude nouvelle. Jamais, le monde ne m'avait paru aussi beau. page 194
Jour après jour, le marcheur a appris à connaître son vieux copain de Chemin. Il sait qu'il est humble, discret, bousculé par le monde moderne. Il ne la ramène pas, caresse en passant les vieilles maisons, tout de guingois, dévale des pentes en charriant son content de boue. Le Chemin n'a pas d'orgueil, seulement de la fierté, pas de prétention, seulement de la mémoire. Il est étroit, sinueux et persévérant comme une vie humaine. Tandis que la Place de l'Obradoiro ( à Saint-Jacques de C.) , par quoi il se conclut, est un lieu gonflé de puissance, fastueux et construit pour impressionner. page 252
..Certains aspects du Chemin sont un peu plus durables: pour moi, ce fut surtout la philosophie de la mochila. Pendant plusieurs mois , après mon retour, j'ai étendu mes réflexions sur mes peurs à toutr ma vie. J'ai examiné , avec froideur ce que littéralement je porte sur le dos. J'ai éliminé beaucoup d'objets, de projets, de contraintes. J'ai essayé de m'alléger et de pouvoir soulever, avec moins d'efforts la mochila de mon existence. page 256
Inscription à :
Articles (Atom)