samedi, avril 26, 2008

BAGUETTES CHINOISES (Xinran)

Dans un petit village au nord de la province de Shanxi, j'avais entendu dire qu'une femme s'était suicidée en avalant un pesticide parce qu'elle n'arrivait pas à donner naissance à un garçon ou, comme le disent les Chinois, à "pondre un oeuf". Apprenant que personne ne voulait se rendre à son enterrement, j'ai interrogé son mari pour savoir ce qu'il ressentait. "On ne peut pas leur en vouloir, m'a-t-il dit, sans le moindre ressentiment, ils ne veulent pas attraper la poisse. Et puis, c'est sa faute à elle si elle n'a pas su mettre au monde qu'une poignée de baguettes et aucune poutre!" J'ai été profondément choquée par cette façon de désigner les filles et les garçons. Je n'en avais jamais entendu parler jusqu'à ce jour mais cela semblait traduire la façon dont les Chinois appréhendent la différence entre les hommes et les femmes. Ainsi, tandis que les hommes qui subviennent aux besoins de la famille sont considérés comme les piliers sur lesquels repose le toit du foyer, les femmes, elles, sont de simples outils de travail, de fragiles ustensiles dont on se sert tous les jours , puis qu'on jette. Cette image m'a emplie de chagrin et d'amertune, mais tandis que je réfléchissais à ce que venait de me dire cet homme, j'ai entendu la voix d'une de ses filles derrière moi: "Je vais montrer, moi, à tous ces villageois, qui est une baguette et qui est une poutre." préface page10
Cette histoire débute en 2001...Tout commence un frais matin de février, à l'arrivée d'une jeune fille du nom de "San", Trois en chinois. La pauvre fille s'était enfuie de chez elle car ses parents projetaient de la marier au fils infirme d'un potentat local. Elle avait eu de la chance: son Deuxième Oncle , ému par sa détresse, avait accepté de l'aider à quitter son village de l'Anhui. Trois était la troisième fille d'une fratrie de six. Son père, très déçu de n'avoir pas eu un fils, n'avait jamais pris la peine de donner de véritables noms à ses filles: elles devaient se contenter du numéro correspondant à leur ordre d 'arrivée. page 15
Quand Trois revint au village à l'issue de sa deuxième année en ville, elle rapporta de bien plus grosses liasses que l'année précédente et fit beaucoup d'envieux...Et si une baguette pouvait servir à gagner de l'argent, pourquoi ne pas en profiter?
LI Zhongguo avait eu six filles, et ce triste record l'avait tant humilé qu'il n'osait plus relever la tête...Dans le village, personne ne voulait épouser la fille d'un homme incapable de "planter sa graine". Trois sur les six avaient passé la vingtaine et pas un entremetteur n'avait franchi la porte pour les marier.Il avait fallu attendre la généreuse intervention de l'influent Troisième Oncle pour que l'aînée de la famile Li épouse enfin l'oncle veuf du chef du canton; la vierge s'était retrouvée mariée à un barbon plus vieux de dix ans que son père....Pour marier la deuxième fille de LI Zhongguo, le fiancé était un bon parti, c'était le fils du chef du district mais il était infirme. Deux qui affichait un caractère bien trempé, demeura impassible et n'émit aucune protestation. Mais quand ses parents reçurent les cadeaux de fiançailles, elle sauta dans un puits....Quatre étant muette, la question ne se posait pas. (pour partir en ville) De Cinq, on disait dans le village qu'elle était laide et stupide. Quant à Six, elle était la seule fille du village à être allée jusqu'au collège...C'est ainsi que LI Zhongguo décida que Cinq et Six suivraient leur grande soeur en ville, mais elles devraient d'une part, assumer seules leurs erreurs éventuelles, et d'autre part, gagner beaucoup d'argent et ne pas le gaspiller. pages 30,31, 32
Fidèle au précepte qui veut qu'un Chinois se doit de sauver la face comme un arbre son écorce, il (Guyan Buyan, le patron de Six) avait démissionné. (de sa librairie) page 57
Guyan Buyan ne savait de sa mère que ce qu'on lui en avait dit, et la seule photo qu'il avait d'elle était une copie de celle qui figurait sur son permis de travail. Toutes les autres avaient été détruites pendant la Révolution culturelle en raison de leur connotation avec le passé. Ainsi, au dire de son père, il n'y avait plus de photo du mariage car sa robe brodée avait été considérée comme "féodale"; plus de photo du jour de l'obtention de son diplôme car sa robe de cérémonie avait été décrétée "capitaliste"; quant à la photo du groupe où elle figurait aux côtés d 'experts russes, détruite également car "révisionniste" depuis que les relations entre les deux pays étaient rompues. Il faut dire qu'en ville, pratiquement rien de ce qui appartenait aux trois catégories précitées (les lettrés, les éduqués, les citadins) n'avait échappé aux destructions massives de la Révolution culturelle. page 58
Les personnes âgées disaient qu'après Guanyin (la déesse de la Miséricorde) , c'était le président Mao qui montrait le plus de bonté à l'égard des paysans. N'était-ce pas sous son ordre que les révolutionnaires avaient brûlé toutes les reconnaissances de dettes qu'avaient signé les villageois aux grands propriétaires terriens? Sans lui, racontait son grand-père, sa famile aurait certainement dû vendre la maison pour rembourser les dettes et ils seraient tous morts de faim. Page 83
Six était la seule fille du village à être allée au collège. Mais quand elle rentrait chez elle, tout comme ses camarades, elle ne parlait jamais de ce qu'elle étudiait dans les livres. Tous ces villageois qui n'auraient même pas su comment tenir un livre, comment auraient -ils compris ce qu'on y racontait, ils étaient si loin de toute "modernité"!...Six se demandait pourquoi Troisième et Cinquième Oncle, qui faisaient partie de la brigade de production et qui, à ce titre, se rendaient souvent au chef-lieu du district, gardaient le silence sur leur expérience du monde extérieur. Cette question, elle la posa un jour à Troisième Oncle qui répondit:
"Eh bien, c'est simple, petite nigaude, réfléchis! On ne ressent l'injustice de son sort que si on a les moyens de comparer: qui ne connaît pas la fortune ne connaît pas non plus l'infortune. Percevoir la différence, c'est comprendre son malheur et en souffrir. Chez nous, il règne une telle misère que les cadres du district ne viennent même plus nous voir car que pourraient-ils y trouver? Nos petits pains à la patate douce? raconter que d'autres se la coulent douce ne peut qu'attiser colère et convoitise, tu ne crois pas? Que les pauvres restent entre eux , cela préserve de l'agitation et du désordre, c'est l'essentiel. En période de troubles, c'est toujours le peuple qui trinque. Aujourd'hui, le mot d'ordre est de faire des affaires, mais alors qui va cultiver la terre? On incite les étrangers à investir en Chine, mais qui dit qu'on va rivaliser avec eux? page 118
Ce que Meng (la patronne de Six à Nankin) n'osait pas dire à Six, c'est qu'elle avait été envoyée à la campagne pendant la Révolution culturelle, dans un village pas si reculé que ça, elle avait été choquée de n'avoir pour seule pitance, à chaque repas et tout au long de l'année, que des salaisons de navet séché. Les cinq années qu'elle y avait passées avaient réduit à néant toutes ses convictions acquises en dix-huit ans, selon lesquelles les sociétés socialistes étaient les plus puissantes au monde. Page 123
La famille était bien trop pauvre pour y envoyer (à l'école) ses deux aînées et les deux ans que Trois y avait passés avaient plongé ses parents dans le dénuement total, c'est à peine s'il restait de quoi acheter l'huile. Heureusement , pour Quatre née sourde et muette, la question ne s'était pas posée. Quant à Cinq, son père lui avait coupé net toute envie d'aller à l'école en lui disant sans détours qu'elle n'avait rien d'une lumière et qu'il ne voulait pas gaspiller son argent inutilement. Il aurait, sans doute, trouvé une autre bonne raison de priver Six d'école si son professeur n'était venu le supplier de la laisser étudier. Il pestait encore contre ses huit années d'études qui avaient ruiné la famille, rejetant sur Six la responsabilité de leur misère. Mais comment aurait-il pu concevoir qu'en ville, il est essentiel de savoir lire et écrire. page 151
Cinq trouvait que le temps passait particulièrement vite en ville. Chez elle, les jours s 'étiraient à l'infini, on était toujours plié en deux, les yeux rivés sur la terre, sans même apercevoir le talus qui bordait le champ. Ce travail éreintant ne s'interrompait qu'à l'occasion de la fête de la Lune à la mi-automne et de celle du Double Cinq. On préparait alors tout spécialement des galettes à la farine de taro et des petits pains à la farine de froment cuits à la vapeur, ce qui changeait agréablement de la farine de patate douce.
Aujourd'hui, (la fête internationale du Travail) les citadins dépensaient sans compter pour se faire plaisir. Cinq n'aurait jamais imaginé qu'on puisse dépenser de l'argent pour s'amuser. page 194
"Vous avez raison, les marques (de vêtements) sont bien le signe d'une certaine position sociale, les pauvres n'en ont pas les moyens, mais il y a aussi ceux qui ne connaissent rien. Cependant, aujourd'hui, de plus en plus de gens ont le désir d'être à la mode, à tel point que je me demande si la mode ne serait pas devenue une culture à part entière." page 206
Kang, tu es encore bien jeune, tu es loin d'en avoir assez vu pour comprendre à quel point les choses peuvent changer rapidement. Combien de têtes ont roulé en Chine sur un simple mot de travers, le sais-tu? Voilà vingt ans que la politique d'Ouverture a été lancée, et crois-tu que les définitions du Parti et de l'Histoire ont changé? Peut-on parler aujourd'hui plus qu'hier, d'une réelle liberté de la presse? Nous sommes en Chine, pas en Occident, et à ce titre, tu ne peux pas dire tout ce qui te passe par la tête, y compris sur tes parents. Néanmoins, i l y a bien un Dieu, ce Dieu est le même pour tous, et quoi que tu fasses, tes errreurs seront jugées partout de la même façon.- Je ne suis pas d'accord , papa, objecta Kang, beaucoup d'Occidentaux ne croient plus en Dieu depuis longtemps..
-C'est vrai, mais cela ne les empêche pas de fêter Noël et Pâques et de vivre dans la tradition culturelle qui a traversé les âges et survécu à tous les bouleversements. En Chine, nous n'avons jamais eu de religion d'Etat, mais il y a eu toujours un souverain, des sujets et des grands classiques qui changeaient avec chaque nouveau Fils du Ciel. Et qu'est-ce que la loi en Chine? dans l'Antiquité, chaque empereur dictait sa loi. Puis, à la fin du féodalisme, en 1912, les Chinois sont restés sans maître. Les seigneurs de la guerre se sont affrontés sans pitié pour dicter leur loi et prétendre à l'hégémonie sur leur territoire. A notre époque, chacun vénérait Mao Zedong comme un Dieu. Toi qui étudies la sociologie, ne t'est-il jamais venu à l'esprit que le pouvoir dont jouissait Mao ne puisait sa force que dans le culte de la personnalité , mais dans cette soif éperdue de croire à quelque chose? Ce peuple inculte , qui s'échinait à travailler la terre pour survivre, avait besoin d'un Dieu qui régisse l'univers, d'un Dieu capable de rendre la précarité de sa vie plus supportable. Mais comment convaincre une population entière d'écouter les paroles et d'obéir aux diktats d'un seul homme? Une solution et une seule: le despotisme! Et chacun de devenir soit un ennemi du peuple, soit un camarade. Aujourd'hui, les Chinois réclament la démocratie, mais combien sont-ils à comprendre de quoi il s'agit? page 217
Un jour, Six avait entendu un camarade de Kang parler des "trois clés de la modernité":l'anglais, l'ordinateur et la voiture. A ses yeux, cela ne faisait aucun doute: pour construire le pont qui la mènerait à l'autre rive, c'était d'abord sur l'anglais qu'elle devait miser. page 262
Meng à Six:"Les Chinois parlent rarement du bonheur car leur vie a toujours été rude, emplie de tristesse, de souffrance et de malheur. Dans leur mémoire, peu de souvenirs prêtent à rire, et dans leur quotidien, c'est bien pire. Tout comme les plats sans sel, les gens qui ne rient pas sont fades. C'est pour cela qu'il faut rire dans la vie. Peu importe que ce rire soit jaune, idiot, béat, sournois ou perfide. Si notre rire s'éteint, c'est tout l'esprit et la sagesse de notre héritage culturel qui s'évanouissent. Le rire, c'est comme les baguettes, on ne peut rien faire sans. Ton père a beau dire que sans fils , ses ancêtres sont privés du pilier de leur descendance, notre mode de vie et notre culture reposent aussi sur les baguettes. Tu n'es pas d'accord?. Et sans nous, les Chinoises, comment y aurait-il des Chinois?" page 274
(Les trois soeurs: Trois, Cinq et Six sont rentrées chez leurs parents pour le Nouvel An) "Maman, c'est pour toi. C'est de la part de toutes les trois, pour te remercier et te rendre ta fierté"...Tout doucement, elle(leur mère) déplia le tissu et découvrit trois liasses de billets de cent yuans épaisses comme des briques. "Voilà de quoi construire une nouvelle cuisine" s'exclama -t-elle, les yeux rougis de larmes. Les trois filles submergées par l'émotion , n'en dirent pas plus. Leur père, lui aussi, resta un moment silencieux. Puis, enfin, ses yeux s'embuèrent de larmes et tout bas, il demanda: "Serait-il possible que nos baguettes soient désormais capables de soutenir notre toit?" C'était dans un filet de voix et sur un ton encore dubitatif que ces mots venaient d'être dits. Mais cela n'avait pas d'importance. Elles les avaient attendus toute leur vie. page 320

samedi, avril 05, 2008

AUTOPORTRAIT D'UN REPORTER (R. Kapunscinski)

Il existe différentes sortes de voyages. La plupart des gens voyagent pour se reposer. Ils veulent loger dans des hôtels de luxe au bord de la mer et bien manger. Que ce soit dans les îles Canaries ou Fidji reste pour eux secondaire. Les jeunes font volontiers des voyages-performances; ils traversent l'Afrique du nord au sud ou descendent le Danube en kayak. Les gens qu'ils rencontrent sur leur chemin ne les intéressent pas, leut but étant de réaliser leur exploit et de satisfaire leur désir de surmonter une difficulté. Les voyages peuvent aussi avoir un caractère professionnel ou contraignant: ainsi les déplacements des pilotes d'avion ou ceux des réfugiés. Personnellement ce que j'apprécie le plus, ce sont les voyages de reporter, les voyages ethnographiques, anthropologiques, dont le but est de mieux connaître le monde, son histoire, ses mutations; et après, ce que j'aime, c'est partager mon expérience. Ce type de voyage exige de la concentration et de l'attention mais ils permettent de comprendre le monde et les règles qui le gouvernent. page 14
Ma principale ambition consiste à montrer aux Européens que notre mentalité est trop eurocentriste, que l'Europe , ou du moins, une partie de l'Europe, n'est pas unique au monde, que l'Europe est entourée d'une diversité immense et grandissante de cultures, de sociétés, de religions et de civilisations. Vivre sur une planète où les échanges mutuels ne cessent de croître exige que l'on en soit conscient et que l'on s'adapte à ce contexte global radicalement nouveau. page 15
...En groupe, on ne voit rien, car on est occupé par le groupe...Il (un collègue) revendique un tourisme individuel, puisque ,d'après lui, l'autre distrait. Il a raison de dire que la connaissance du monde est un effort. Elle n'est jamais un plaisir, mais, un effort qui exige une certaine concentration, un certain désir de connaître les autres, leur culture etc... Seul, un homme concentré sur cet effort en est capable. Il doit donc être seul. On écrit des poèmes quand on est seul, on peint des tableaux quand on est seul. Et si on conçoit la connaissance du monde de la même manière, on doit aussi être seul quand on voyage. page 17-18
Comment définir une mission?
Une mission est une tâche dont les fruits tombent malgré nous. Nous l'accomplissons pas seulement pour acheter une voiture ou pour nous faire construire une maison. Nous agissons pour les autres...Pour pratiquer le journalisme, il faut avant tout être bon. Les gens mauvais ne peuvent être de bons journalistes. Seul un homme bon essaie de comprendre les autres, leurs intentions, leur foi, leurs intérêts, leurs difficultés, leurs tragédies. Et immédiatement, dès le premier instant, de s'identifier à la vie. page 23
L'univers de cultures n'est pas hiérarchisé, qu'il n'existe pas de cultures supérieures ou inférieures, qu'elles sont toutes égales , mais différentes. page 23
Mon premier voyage m'a conduit en Inde, au Pakistan, en Afghanistan, en 1956. Cela fait plus de quarante ans que je me rends dans ces pays. J'y ai habité sans discontinuer pendant plus de vingt ans; on ne peut connaître une civilisation, une culture à l'occasion d'un voyage de trois jours ou d'une semaine. Quand j'ai commencé à écrire sur des lieux où la majorité de la population vit dans la misère, je me suis rendu compte que c'était précisémént le thème auquel je voulais me consacrer. J'écrivais aussi pour des raisons éthiques, entre autres, parce que les pauvres sont en général silencieux. La misère ne pleure pas, la misère n'a pas de voix. La misère souffre , mais elle souffre en silence. La misère ne se rebelle pas. Vous ne rencontrerez de révoltes de pauvres que lorsqu'ils nourrissent un espoir: ils se révoltent quand ils croient à la possibilité d'une amélioration. En général, ils se trompent , mais seul l'espoir est en mesure de les pousser à agir. Or l'absence d'espoir est la principale caractéristique d'un monde où règne une misère endémique...Ces hommes ne se révoltent jamais , ils ont besoin qu'on leur prête une voix .page 26
Il faut bien se rendre compte que, pour ma génération, les pays lointains n'existaient pratiquement pas. L'Inde, l'Afrique, c'était un univers de contes....A cette époque qui ne connaissait pas encore la télévision, voyager et vivre dans des régions différentes de la planète représentait une découverte incroyable: nous n'étions pas seuls sur terre, nous appartenions à une famille humaine immense, nombreuse, de plus en plus nombreuse et de surcroît multiculturelle, multiraciale. Justement, une famille humaine. page 32
Tout récit de guerre contient obligatoirement une part de subjectivité, une certaine partialité. Le seul écueil à éviter, c'est l'aveuglement, le fanatisme. Il n'empêche qu'une objectivité totale est dans la pratique impossible. page 46
L'objectivité, en tant que telle, n'existe pas. L'objectivité , c'est l'affaire de la conscience de celui qui écrit. Lui-même doit de demander si ce qu'il écrit est proche de la vérité ou non, et fournir une réponse. Ce sont des choses très personnelles, des choses qui ne peuvent être généralisées. Chacun voit l'histoire et le monde à sa manière. Page 46
Je suis fasciné par le monde , mais pas par des endroits précis. Quand je séjourne dans un pays, je me demande toujours si je ne devrais pas me trouver ailleurs...Le paradoxe de ma profession tient au fait que, pour écrire, je puise dans le voyage, mais le voyage, lui-même, m'empêche d'écrire. Car le voyage est un moment trop précieux , la situation de voyage est trop précieuse pour écrire. page 52
Gorki a dit à un jeune écrivain:" Vis, travaille. Ne prends aucune note. Puis , remets-toi à écrire. Car ce que tu auras réellement vécu, tu le garderas en mémoire, alors que ce que tu auras oublié ne vaut pas la peine d'être écrit". page 54
Je n'enregistre jamais...Pourquoi? Parce que l'expérience m'a appris que, confrontés au microphone, les gens se mettent à parler autrement, structurent leur pensée de manière totalement différente. Ils perdent l'originalité et l'authenticité de leur langue qui devient plus formelle, artificielle et crispée. Or, souhaitant atteindre les couches les plus profondes du psychisme humain, souhaitant atteindre ce que l'homme veut réellement dire, et ce, de la manière la plus naturelle possible, j'ai dû mettre une croix définitive sur le magnétophone. ...L'ouie est pour moi, primordiale, essentielle. Pas seulement le regard, mais l'ouie. Pas seulement ce que les gens disent , mais la manière dont ils le disent. Page 55
Pour moi, la langue est un concept large. J'entends par langue une situation, des gestes, de la couleur, une forme. Je puise mes informations, non seulement dans ce qui est dit, mais aussi dans le paysage, le climat, le comportement des hommes, dans un millier de détails. Tout parle, toute la réalité qui m'environne. Et elle ne parle pas dans une langue utilisant des mots, mais dans sa propre langue de symboles, de signes.page 58
Je les préfère (les hôtels de troisième catégorie) aux autres, parce qu'on y rencontre des gens bien plus intéressants. ...Dans les hôtels modestes, on tombe souvent sur des personnalités fascinantes. page 62
On rencontre toutes sortes de journalistes. Parmi eux, il y a ceux qui, comme moi, voyagent et essaient de vivre comme les gens qu'ils décrivent. D'autres prennent les voyages un peu pour des missions diplomatiques. Ils ne sont pas particulièrement intéressés par la vie des gens vivant dans le pays qu'ils couvrent, par leur destin. Ce qui les intéresse, c'est la grande politique, les gouvernements, les acteurs de la scène internationale. Ce type de journalistes habite au Sheraton; dans la mesure du possible, ils se coupent de la réalité. Si on veut connaître l'Afrique, il faut manger et boire comme les Africains....page 64
Si on veut rester là-bas, si on veut faire quelque chose, il faut s'adapter; l'essentiel, c'est une empathie désintéressée... J'ai besoin de croire que ces gens sont bons envers moi et qu'ils veulent m'aider. page 68
Tout notre travail de reporter dépend des autres; car s'ils ne nous disent rien, nous ne saurons pas ce qu'ils pensent; s'ils ne nous accompagnent pas quelque part, nous n'arriverons pas là où nous devions aller; s'ils ne nous nourrissent pas, nous serons affamés.Le journalisme , sans relations humaines, n'est pas du journalisme. Les contacts avec autrui sont une composante inéluctable de notre travail. Dans notre métier, il faut avoir des notions de psychologie, il faut savoir comment s'adresser aux autres, comment se comporter avec eux et comment les comprendre. page 70
Le combat mené par le texte écrit contre la télévision est inégal. Il n'empêche que la transmission de la vérité sur d'autres cultures, d'autres types humains et leurs motivations demeure indispensable. Toute l'humanité de nos écrits repose précisément sur l'effort de transmettre une image authentique du monde, et non une collection de stéréotypes; c'est là l'une des tâches de la littérature, de l'art, de la culture en général.page 74
Aujourd'hui, écouter et regarder ne suffit pas. C'est vraiment trop peu. Nous vivons dans un monde si complexe et difficile, il se passe autour de nous tant de choses, que nous devons constamment vérifier ce que pensent les autres, nous consulter et conseiller, recourir à des lectures nouvelles. Aujourd'hui, on ne peut plus aborder le monde individuellement, car notre savoir est la somme d'informations, de regards et de points de vue innombrables. Le monde dans sa globalité ne peut être perçu qu'à travers un regard collectif, par le groupe. En tout cas, il ne peut plus l'être individuel. Jadis, à l'époque de Platon, d'Aristote ou de Saint Augustin, c'était peut-être possible. Mais aujourd'hui, ce ne l'est plus. Cette époque est révolue depuis très longtemps. page 111
Je considère que les hommes qui peuvent voyager sont investis d'une terrible responsablilité: ils doivent montrer que d' autres hommes ont leurs sentiments, et leurs besoins propres, que nous devons les comprendre et les connaître, et ils doivent le prouver et l'expliquer d'une certaine mesure. page 121
A l'heure actuelle, on n e peut plus imaginer la vie de l'homme sans les médias. Avant, l'homme ne pouvait pas vivre sans armes, puis sans voitures, ou sans électricité. Aujourd'hui, on ne peut pas vivre sans les médias. Le danger vient de ce que les médias, qui sont une puissance, ne s'occupent plus exclusivement de l'information. Ils se sont fixé un objectif plus ambitieux: ils façonnnent la réalité. De plus en plus souvent, nous percevons le monde tel qu'il nous est montré à la télévision, et non pas tel qu'il est en réalité. La télévision nous fait vivre dans un univers de contes....Le rôle de l'image télévisée est énorme. Nous devons rester conscients que l'image ne suscite pas de réflexion, elle agit seulement sur nos émotions...En percevant le monde par le biais des médias, nous ne connaissons que les conséquences, la surface des événements. Or, si nous ne connaissons pas leurs causes, nous ne sommes pas en mesure de réfléchir sur eux de manière appropriée. En même temps, les médias ne sont pas en mesure de tout expliquer de manière exhaustive; ils opèrent donc une sélection, un choix. Le principe guidant la transmission de l'information est le résumé. pages 133, 134
Pesonne n'attend de la télévision qu'elle soit sérieuse, qu'elle éduque, informe ou explique le mornde, comme on n'attend rien de tel du cirque. page 143
Ce qui intéresse les médias, ce n'est pas de rendre compte de la réalité; ce qui les intéresse, c'est la concurrence mutuelle. Une télévision ou un journal ne peuvent pas se permettre de négliger une information traitée par leur concurrent direct. Et ce qui se passe , en fin de compte, c'est que les médias observent moins la réalité qui les entoure que leurs concurrents. page 149
Le dialogue des cultures a été toujours un dialogue entre esprits élevés, un dialogue où prévalait une réflexion profonde, le calme et le recueillement. Page 163