mercredi, février 28, 2018

DES SOURIS ET DES HOMMES ( John Steinbeck) 1937
 
 Le chef - d'œuvre de John Steinbeck, prix Nobel, 1962
"L'amitié informe et invincible nouée entre Lennie, le doux colosse innocent aux mains dévastatrices, et son copain George, petit homme aigu, a une beauté, une puissance de mythe" Joseph Kessel

"Ce livre est bref. Mais son pouvoir est long. ce livre est écrit avec rudesse, et souvent grossièreté. Mais il est tout nourri de pudeur et d'amour. ...L'écrivain s'est borné à reproduire les contours les plus simples, à répéter des paroles banales et vulgaires. Et à travers cette indulgence, cette négligence barbares, il accomplit le miracle...Le livre, une fois fermé, ses personnages en nous, pas seulement avec leurs visages, leurs épaules, leurs rires, leurs gémissements et leurs meurtres, mais avec leur identité la plus secrète, leur plus souterraine vérité..."Joseph Kessel
 
Le titre est emprunté à un poème de Robert Burns: " the best laid schèmes o'mice an'men gang aft a-Gley" "les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas " Ainsi, George et Lennie n'auront jamais la petite ferme dont ils avaient pourtant si bien imaginé tous les détails. page 21
 
Ils avaient descendu le sentier à la file indienne, et, en même en terrain découvert, ils restaient l'un derrière l'autre. Ils étaient vêtus tous les deux de pantalons et de vestes de serge de coton bleue à boutons de cuivre. Tous deux étaient  coiffés de chapeaux noirs informes, et tous deux portaient, sur l'épaule, un rouleau serré de couvertures. L'homme qui marchait en tête  était petit et vif, brun de visage, avec des yeux inquiets et perçants, des traits marqués. Tout en lui était défini: des mains petites et fortes, des bras minces, un nez fin et osseux. Il était suivi par son contraire, un homme énorme, à visage informe, avec de grands yeux pâles et de larges épaules tombantes. Il marchait lourdement, en traînant un peu les pieds comme un ours traîne les pattes. Ses bras, sans osciller, pendaient, ballants à ses côtés.  page 29
 
"Tu vas me donner cette souris ou bien c'est-il que tu veux mon poing sur la gueule. - Te donner quoi George?
- Tu le sais foutre bien. je veux cette souris.
A contrecoeur, Lennie chercha dans sa poche. Sa voix chevrota légèrement .
"J'sais pas pourquoi j'peux pas la garder. Elle n'est à personne, cette souris. J'l'ai pas volée. J'l'ai trouvée morte sur le bord de la route. "
La main de George restait impérieusement tendue . Lentement, comme un terrier qui ne veut pas rapporter la balle à son maître, Lennie s'approcha et recula, s'approcha encore. George fit claquer sèchement ses doigts et, à ce bruit, Lennie lui mit la souris dans la main.
- J'faisais rien de mal avec elle, George. J'faisais que la caresser.
Goerge se leva  et jeta la souris aussi loin qu'il put dans l'ombre des fourrés, puis il s'approcha et se lava les mains.  page 37

Lennie s'agenouilla et, par-dessus le feu, observa la colère de George. Et la terreur lui crispait le visage.  - Et  qu'est-ce-que je fais? continua George, furieusement. J'ai toi! Tu n'peux pas garder un métier, et tu me fais perdre toutes les places  que je trouve. Tu passes ton temps à me faire balader d'un bout du pays à l'autre. Et ce n'est pas encore ça le pire. Tu t'attires des histoires. Tu fais des conneries, et puis, il faut que je te tire d'affaire.
Sa voix s'élevait presque  un cri.
-Bougre de loufoque! Avec toi, j'sors pas du pétrin.
Il se mit alors à parler comme font les petites filles quand elles s'imitent les unes les autres.
- J'voulais rien que lui toucher  sa robe à cette fille..j' voulais rien que la caresser  comme si c'était une souris...page 40

- J'veux que tu restes avec moi, Lennie. Nom de Dieu, on te prendrait pour un coyote et on te tuerait si t'étais seul. Non, faut rester avec moi. Ta tante, Clara aimerait pas te savoir à courir tout seul, comme ça, même quand elle est morte.
Lennie dit avec astuce:
-Raconte-moi...comme t'as fait d'autres fois.
-Te raconter quoi. ?
 - Les lapins. George trancha.
 - Faut pas essayer de me faire marcher.
Lennie supplia:
-Allons George, raconte-moi. je t'en prie, George. Comme t'as fait d'autres fois.
- ça ta plaît donc bien. C'est bon, j'vais te raconter  , et puis ensuite, on dînera.
La voix de George se fit plus grave. Il répétait ses mots sur un certain rythme, come il avait déjà dit cela plusieurs fois.
 - Les types, comme nous, qui travaillent dans les ranches, y a pas plus seul au monde. Ils ont pas de famille. Ils ont pas de chez-soi. Ils vont  dans un ranch, ils y font un peu d'argent, et puis, ils vont en ville  et ils dépensent tout...et pas plus tôt fini, les v'là à s'échiner dans un autre ranch. Ils ont pas de futur devant eux....
George continua:
- Pour nous, c'est pas comme ça. Nous, on a un futur. On a quelqu'un à qui parler, qui s'intéresse à nous. On a pas besoin de  s'asseoir dans un bar pour dépenser son pèze, parce qu'on a pas d'autre endroit où aller....
- Ben voilà. Un  jour, on réunira tout not'pèze et on aura une petite maison et un ou deux hectares et une vache  et de cochons et...
- On vivra  comme des rentiers , hurla Lennie. et on aura des lapins. continua George...pages 43, 44
 
George souleva son matelas et regarda dessous. Il se pencha au-dessus et inspecta la toile, soigneusement. sans plus tarder, Lennie se leva et fit la même chose à son lit. Finalement, George sembla satisfait. Il déroula son ballot, posa es affaires sur l'étagère, son rasoir, un morceau de savon, son peigne, un flacon de pilules, son liniment et son bracelet en cuir. Ensuite, il fit soigneusement son lit avec ses couvertures. Le vieux dit:
- J'pense que l'patron va être ici dans une minute. Sûr qu'il était en rogne quand il n'vous a pas vue ce matin....page 54
 
- Le Curley (le fils du  patron) me fait tout l'effet d'un enfant de garce. J'aime pas les petits hargneux.
- Il me semble qu'il est pire depuis quelque temps, dit le vieux. Il s'est marié, il y aune quinzaine. sa femme habite là-bas, chez le patron. Il semble que Curley est plus arrogant depuis qu'il est marié.
George grogna:
- C'est pour faire de l'esbroufe devant sa femme.
Le vieux s'intéressait à son potin....
- Attends que t'aies vu la femme de Curley.
....-Ben, elle n'a pas froid aux yeux...J'l'ai vue faire de l'œil à Slim...Et j'l'ai vue faire  de l'œil à Carlson.  page 64
 
Les deux hommes levèrent les yeux car le rectangle de soleil de la porte s'était masqué. Debout, une jeune femme regardait dans la chambre. Elle avait de grosses lèvres enduites de rouge, et des yeux très écartés fortement maquillés. Ses ongles étaient rouges. Ses cheveux pendaient en grappes bouclées, comme de petites saucisses. Elle portait une robe de maison en coton, et des mules rouges, ornées  de petits bouquets de plumes d'autruche rouges.
- Je cherche Curley, dit-elle.
 Sa voix avait quelque chose de nasal et de cassant.
George détourna les yeux puis la regarda de nouveau.
- Il était ici il y a une minute, mais il est parti.
- Oh... C'est vous les nouveaux qui venez d'arriver?
- Oui.....page 68
 
Lui et moi (George et Lennie) on est nés  tous deux à Auburn. J'connaissais sa tante Clara. Elle l'a pris quand il était bébé et elle l'a élevé. Quand sa tante Clara est morte, Lennie est venu travailler avec moi. Puis au bout de quelque temps, on s'est comme qui dirait habitués l'un à l'autre. page 81
 
George?
- Quoi?
- George, dans combien de temps c'est-il qu'on aura cette petite maison où qu'on vivra comme des rentiers... et des lapins?
- J'sais pas dit George. faut d'abord qu'on ramasse du pèze. j'connais un petit endroit qu'on pourrait avoir pour pas cher, mais on n'le donner pas pour rien....Et nous pourrions avoir quelques cochons. J'pourrais construire un fumoir, comme celui qu'avait grand'père, et, quand on tuerait le cochon, on pourrait fumer du lard et le jambon, et faire du boudin et un tas d'autres choses. Et quand le saumon remonterait la rivière, on pourrait en attraper un cent et les saler et les fumer. A la saison des fruits, on pourrait faire des conserves...les tomates, c'est facile  à mettre en conserve. Tous les dimanches, on tuerait un poulet ou un lapin. Peut-être, qu'on aurait une vache ou une chèvre, et de la crème si épaisse qu'il faudrait la couper au couteau et la prendre avec une cuillère...Nous aurions notre propre maison qui serait à nous, et on ne dormirait plus dans une chambrée...Oui, oui, on aurait une petite maison e tune chambre pour nous autres. Un petit poêle tout rond, et l'hiver, on y entretiendrait le feu. Y aurait assez de terre pour qu'on soit pas obligé de travailler  trop fort....pages 103, 104

George se leva.
- On le fera, dit-il. On l'arrangera cette bonne vieille maison, et on ira y habiter.
Il se rassit. Ils étaient tous assis, immobiles, hypnotisés par la beauté des choses, l'esprit tendu vers le futur, quand cette chose adorable viendrait à se réaliser. page 107

"Pourquoi tu ne lui dis pas de rester chez elle, là où elle devrait être? dit Carlson ( à Curley). Laisse-la traîner come ça  autour des chambrées, et, dans pas longtemps, t'auras quelque affaire sur les bras, et puis tu pourras rien y faire. page 109

"Pourquoi qu'on n'veut pas de toi? dit Lennie.
- Parce que je suis noir. Ils jouent aux cartes, là-bas, mais moi, j'peux pas jouer parce que je suis noir. Ils disent que je pue. Ben , j'peux te le dire, pour moi, c'est vous qui puez". page 119

- "George peut te dire un tas de conneries, et ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est parler. C'est être avec un autre. Voilà tout. "(Crooks, le Noir)
...Maintenant, tu comprends peut-être. Toi, t'as George. Tu sais qu'il va revenir. Suppose que t'aies personne. Suppose que tu n'puisses pas aller dans une chambre jouer aux cartes parce que t'es un nègre. Suppose que tu sois obligé de rester assis ici, à lire des livres. Bien sûr, tu pourrais jouer avec  des fers à cheval jusqu'à la nuit, mais après, faudrait que tu rentres lire  tes livres. Les livres, c'est bon à rien. Ce qu'il faut à un homme,  c'est quelqu'un...quelqu'un près de lui....
Imagine ici un type ici, tout seul, la nuit, à lire des livres peut-être bien , ou à penser, ou quelque chose comme ça.  Des fois, il se met à penser et il n'a personne pour lui dire si c'est comme ça  ou si c'est pas comme ça. Peut-être qu'il voit quelque chose, il n'sait pas si c'est vrai ou non. Il ne peut pas se tourner vers un autre pour lui demander  s'il voit aussi. Il n'peut pas savoir. Il a rien pour mesurer....pages 125, 126

Dites, les gars, vous auriez vu Curley? l'un de vous?
Ils tournèrent la tête vers la porte. La femme de Curley les regardait. Elle était fortement maquillée. Ses lèvres s'entrouvraient légèrement. Elle haletait come si elle avait couru.
-  Curley n'est point ici., dit Candy hargneusement.
Elle était toujours sur le seuil, leur souriant un peu, se frottant les ongles d'une main avec le pouce et l'index de l'autre. Et ses yeux se posaient successivement sur chacun d'eux....
Lennie la regardait, fasciné, mais Candy et Crooks , mécontents, évitaient  de rencontrer  ses regards.  page 131

La femme de Curley apparut au coin de la dernière stalle. Elle s'approcha si doucement que Lennie ne la vit pas. Elle portait une robe de coton de couleur vive et ses mules ornées de plumes d'autruche rouges. Son visage était maquillé et tous les tire-bouchons bien en place. Elle était tout près quand Lennie leva les yeux et l'aperçut.
Affolé, il jeta une poignée de foin sur le chiot. Il la regarda d'un air sombre.
Elle dit :
- Qu'est-ce-que tu fais là, mon petit ami?
Lennie jeta un regard farouche:
- George dit qu'il n'faut pas que j'reste avec vous....faut pas que je vous parle, ni rien.
Elle rit:
- C'est toujours George qui te dit ce qu'il faut faire?
Lennie baissa les yeux vers le foin. page 145
 
"Quand je me coiffe des fois, je me caresse les cheveux, parce qu'ils sont si soyeux....
Elle (la femme de Curley) prit la main de Lennie et la plaça sur sa tête.
- Touche là, autour, tu verras comme c'est doux.
De ses gros doigts, Lennie commença à lui caresser les cheveux.
- Ne me décoiffe pas, dit-elle.
Lennie dit :
- Oh, c'est bon - et il caressa plus fort. - Oh, c'est bon.
- Attention, tu vas me décoiffer.
Puis, elle s'écria avec colère:
- Assez, voyons, tu vas me décoiffer.
D'une secousse, elle détourna la tête, et Lennie  serra les doigts, se cramponna aux cheveux.
- Assez, voyons, cria-t-elle . Mais, lâche-moi donc.
Lennie était affolé. Son visage se contractait. Elle se mit à hurler et, de l'autre main, il lui couvrit la bouche et le nez.....pages 151, 152
 
Candy dit:
- C'est un bon type. J'aurais jamais cru qu'il aurait fait une chose pareille.
george regardait toujours la femme de Curley.
- Lennie n'l'a pas fait par méchanceté, dit-il. Il passe son temps à faire des bêtises, mais c'est jamais par méchanceté. page 157
 
Lennie dit doucement:
- J'ai pas oublié, tu parles, nom de Dieu. Me cacher dans les fourrés et attendre que George arrive...George va m'engueuler, dit-il. George va regretter de n'être pas seul, et que je sois là, à l'ennuyer. page 166
 
Lennie dit :
- George?
- Quoi?
- J'ai encore fait quelque chose de mal.
- ça ne fait rien, dit George.
Et le silence retomba....
- Regarde par-dessus la rivière, Lennie, et je vais te raconter  si bien que tu pourras presque le voir.
Lennie tourna la tête et regarda par-dessus la rivière, les sombres pentes des monts Galiban.
- On aura une petite ferme, commença George. Il mit la main dans la poche de son veston et enleva le cran d'arrêt, et laissa main et revolver sur le sol, derrière Lennie. Il regarda la nuque de Lennie, l'endroit où l'épine dorsale rejoignait le crâne. ....
-On aura une vache, dit George. Et on aura ,peut-être bien un cochon et des poulets... et dans le champ...un carré de luzerne.
- Pour les lapins hurla Lennie.
- Pour les lapins , répéta George. ....
Et George leva le révolver , l'immobilisa et en approcha le canon contre la nuque de Lennie....
 
...- T'en fais pas, dit Slim. Ya des choses qu'on est obligé de faire, des fois.
...La voix de George n'était plus qu'un murmure. Il ne cessait de regarder sa main droite qui avait tenu le révolver.
Slim saisit George par le coude.
- Viens , George. On va aller prendre un verre, tous les deux....Fallait que tu le fasses, George. J'te jure  qu'il le fallait. Viens avec moi...pages 173, 174, 175
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


dimanche, février 18, 2018

L'EST ( Andrej STASIUK) 2017 Actes Sud
 
Les pays de l'Est de l'Europe fascinent et intriguent. Et c'est précisément ces sensations, fortes et ambiguës, que Stasuik, grand écrivain voyageur polonais, est parti chercher en Sibérie, en Mongolie, en Chine, au Kirghizstan.
Espaces immenses, terres arides, paysages inchangés depuis des siècles  -  Stasiuk nous immerge et nous fait partager dans ce récit sa vision de l'Est. pour lui, l'Est, c'est aussi les confins de la Pologne, la rivière Bug, (qui sépare la Pologne de l'URSS) le village où sont nés ses parents, les vacances chez la grand'mère qui voyait des esprits...C'est l'électrification massive de la campagne, l'exode des paysans vers la ville, l'industrialisation à outrance, le rêve brisé du communisme, le déracinement....Et aussi, la Shoah, la déportations des minorités, les déplacements de populations.
Voyage dans le passé, L'EST s'interroge également sur l'avenir. Stasuik se lance  dans une critique féroce du consumérisme, et les pages consacrées à la Chine sont d'une drôlerie salvatrice.
 
Propriété du kolkhoze, le magasin n'était, en principe, destiné  qu' à ses employés. Le directeur faisait office de vendeur. la plupart des employés n'utilisaient pas d'argent liquide au quotidien. Le directeur tenait un gros registre où il notait les achats de chacun, retenant ensuite sur les salaires la somme due.  Certains ne voyaient jamais de billets de banque.  Ils travaillaient  et, en contrepartie, recevaient de la nourriture, du savon et de la  bière. la file d'attente avec toutes ces femmes soumises et résignées avait quelque chose de féodal. Elles patientaient en silence, ou se parlaient à mi-voix. Durant deux ou trois heures d'affilée.  A l'époque, on avait du temps à revendre.  La marchandise arrivait dans une camionnette  Zuk...En blouse bleu marine et casquette blanche, le directeur du kolkhoze se tenait derrière le comptoir.  Il pointait du doigt telle ou telle cliente, l'invitant ainsi à s'approcher. La queue ne signifiait plus rien. Seules les femmes désignées  avaient le droit d'acheter. Je n'ai jamais réussi à percer le mystère de ses choix. page 8
 
J'étais hanté par la vision d'un cortège de charrettes conduisant la population vers la gare de Zagorzany. Maison après maison, famille après famille, village après village. Sur les charrettes, se trouvaient les biens de toute une vie (emballés en quelques heures), des enfants, des vieillards. les autres suivaient , à pied en menant le bétail. Poules, chiens et chats étaient restés dans l'enclos. Durant l'été 1947, les villages de la région avaient un drôle d'air: portes crissant dans le vent, meubles renversés, objets éparpillés sur le sol, tiroirs éventrés, blé répandu par terre, duvet flottant dans le vent. Et partout le silence. pas une fumée ne s'élevait  au-dessus des cheminées...
 
Tous ces gens étaient arrivés ici , sur une terre nue, n'appartenant à personne, pour y construire leurs  maisons, en réalité, ne leur appartenaient même pas.  En 1983 ou 1984, les membres du kolkhoze , n'étaient, pour moi,  qu'un tribu exotique, le peuple nouveau  , dont seulement j'avais entendu parler....Ils constituaient  une famille d'un genre nouveau.  Une tribu sur un ilôt collectiviste. Ils représentaient le communisme, voire plus. Ils étaient le communisme même.  Réunis en un seul lieu, à un moment précis, ils avaient été choisis pour une expérimentation. page 19

Ma mère vit ses premiers Russes en 1944. c'étaient des marins.  Ils amarraient leurs chaloupes dans les eaux du Bug.  La rivière changeait souvent de cours...Les marins portaient des chemises rayées. Grand-père faisait du  troc avec eux. Il leur livrait de la vodka, ou de la gnôle, il  revenait avec  des boîtes de conserve de l'armée et du sucre....dans la forêt traînaient des cadavres allemands. Les gens du village méprisaient les Russes...C'est le souvenir que ma mère  a gardé de l'avènement de la révolution. page 23

Plus tard, cependant,  quand j'étais né, jamais je n'ai entendu chez nous parler ni du communisme, ni des Russes.  Une sorte de silence géopolitique régnait à la maison. Il n'y avait d'ailleurs pas de quoi à discuter.  Ma mère et mon père  avaient dû quitter leur village  dans le cadre du grand exode des damnés de la terre....De l'est vers l'ouest...Pour oublier l'esclavage et  porter des chaussures. Vers l'ouest, jusqu'à la capitale réduite en cendres par un élan patriotique et qu'il fallait de nouveau  remplir de chair humaine. Les insurgés, Hitler  et le communisme leur ont permis de conquérir la métropole. page 25
 
"Tout faisait partie du kolkhoze, tout était solide, en fer,  la maison était aussi au kolkhoze, et aussi les tabourets, et une petite armoire - elle est toujours au grenier, d'ailleurs, j'y rangeai des provisions, sur les étagères, derrière un rideau en toile, j'y mettais les casseroles, tout.  La table, c'est mon gars qui l'a fabriquée avec des planches", c'est le genre de souvenirs qu'ils évoquent aujourd'hui. Il suffit de leur demander. Ils s'assoient, posent leurs mains sur leur giron et racontent, le regard fixé sur toutes ces merveilles. page 33
 
Mon père se souvient encore de l'atterrissage  d'un avion sur la route du village , en 1946 ou 1947. Un Po-2, surnommé Koukourouznik. Difficile de savoir s'il portait une étoile rouge ou un damier rouge. C'était  en pleine traque des partisans mais mon père ignorait lesquels précisément. page 37
 
Quel enfer! dit-elle (sa mère)  dès le matin.  Elle traîne les pieds et geint. Elle ouvre la porte, laissant entrer la lumière matinale. De quoi parles-tu? je lui demande.  Que tu sois obligé de voyager autant. je lui dis que j'aime bien cela. Pas elle, et encore moins maintenant. Jamais de la vie, nulle part. Une fois, elle a été en cure. Il y a quarante ans. Quarante ans ? Plus. Et trois fois , elle est allée voir son fils. C'est tout. Aujourd'hui, elle ne fait plus que dix pas d'un côté et dix de l'autre. En traînant les pieds. Comme si son corps avait cédé à la peur de l'inconnu. Et que cette peur avait pris le dessus. Chouuuu, chouuu. C'est épuisant dit-elle, tous ces déplacements...Je me prépare un café et je sors dans la lumière du matin. Elle me suit. Je l'entends chouuu, chouuu. Elle me dit  de mettre mes chaussons pour ne pas attraper froid. Je lui réponds que je n'en ai pas. et que je n'ai jamais aimé les chaussons. Mais que j'ai toujours aimé voyager. page 43

Elle ne foule plus des chemins qu'à l'intérieur de sa vie. page 45

Elle ne voit pas cette chair à canon capitaliste. Elle qui fut la chair à canon du communisme. Il y a cinquante ans. Déshérités et expropriés. Ils y avaient pourtant cru, comme les papillons de nuit attirés par la lumière. Peuple sorti d'un esclavage pour tomber dans un autre. De la misère des étables vers les abîmes de la grande ville. Du désert vers la jungle. Propulsés directement du passé vers le futur, sans se voir offrir un présent qui aurait pu les rassurer. Nous y retournions de temps en temps, dans ce village. J'avais trois ans, assis dans la poussière de la cour, je mélangeais des crottes de canard  avec du sable. page 46

Pour aller à l'église, ils devaient traverser sept kilomètres de pinèdes. Ils marchaient à côté de la charrette, dans le sable. S'enfonçant jusqu'à la cheville, les chaussures à la main. Comme les Juifs dans le désert.  Ils avançaient vers la Terre promise, chaque dimanche, pour l'office de midi. ...Chaque dimanche. Tout au long de leur vie...Ils étaient comme enfermés dans un passé lointain, parcourant inlassablement le chemin circulaire qui mène à l'éternité. Sept kilomètres à l'aller, sept kilomètres au retour. Au nord-est de Varsovie. Aujourd'hui aussi, dix pas jusqu'à la fenêtre de la cuisine donnant à l'ouest, et dix pas pour revenir  dans la véranda, se mettre un moment au soleil. page 47

Que peut-on faire de la liberté lorsqu'on vit entre l'Est et l'Ouest? On ne peut rien en faire du tout. Entre la peur et le mépris. J'aime quand elle me parle de tout cela. Quand elle me raconte que les Allemands avaient failli tuer son frère parce qu'il ne s'était pas écarté devant leur voiture. Parce qu'il était sourd. Ils ne l'ont pas fait, car, là encore, quelqu'un a réussi  à s'interposer et à sauver l'infirme. Je veux qu'elle continue à me parler. Qu'elle me dise que la mort et la liberté venaient ici , à tour à tour,  déguisés, tantôt en Allemands , tantôt en Russes. page b57

...Je me dirige vers l'immense place du marché...Je ne peux pas me retenir, car, j'aime regarder mes frères et mes sœurs se livrer à la folie des achats. page 62

Le vent glacial souffle de l'Est, et il faut bien se couvrir. Depuis l'Oural, tout est plat, plat, plat.  Aucune barrière à franchir, ni pour le climat, ni pour des armées.  C'était ce qu'avait dû se dire Napoléon, puis Hitler. Ils s'étaient retirés ensuite, la tête basse. Ils n'avaient pas imaginé  l'est aussi immense  et plat. Où que l'on aille, on n'aboutit jamais. Quel que soit le nombre de soldats, ils disparaissent. page 77

La construction de Belzec avait débuté en novembre. A la Toussaint précisément. c'est le curé qui désignait les ouvriers. Les Allemands  avaient donné l'ordre, et le curé s'était exécuté, aidé par le maire. Tout ce qu'ils savaient, c'est qu'il s'agissait d'un chantier, mais ils en ignoraient la nature. Dans  sa villa de la rue Boczna-Lubomelska, Globocnik pointait la carte de son doigt: il faut construire ici et ici. Commencés à la Toussaint, les baraquements  des vestiaires  et des chambres à gaz étaient prêts à la mi(-décembre....page 83

Comment se saisir de quelque chose qui a brûlé et dispersé par le vent. Il y a des restes, des maisons marquées par la mort, des objets imprégnés d'une fumée grasse. La vie peut à peine s'y maintenir...Marcher dans la rue Lubartowska, aller à la gare, se promener avec une poussette   dans le pré au pied du château, faire du jogging. Est-ce si différent, au fond que de porter les vêtements qui étaient les leurs? Glisser ses mains dans leurs manches, glisser son corps dans l'espace laissé par leurs corps. Où se situe la frontière  entre le pillage, la nécessité et l'évidence? Impossible de trancher. A qui cela appartient-il? Est-ce à toi, à moi, à personne? Eh bien quoi? Fallait-il laisser ça et là? Ne pas y toucher? Nous sommes entrés dans leur vie sans entrer dans leur sort. Qui en aurait d'ailleurs eu le courage ou l'envie? Nous vivons sur des décombres , et notre mémoire est carbonisée, vide. pages 88, 89

Entre l'Ouest et l'Est: " J'ai considéré tout à fait naturel que les Allemands , soucieux du bien-être de l'humanité, aient eu le devoir d'imposer notre modèle de vie à des races et des nations qui, sans doute à cause d'une intelligence inférieure, avaient tant de mal à bien comprendre notre objectif" écrivait Henry Metelmann , dix-huit ans, un mécanicien de char de Hambourg. page 101
 
Je m'imaginais Moscou comme quelque chose de lointain, de grisâtre, de gigantesque et d'ennuyeux. C'était une ville irréelle, pourtant, nous vivions  dans son ombre. page 103
 
Treblinka se trouvait à une  trentaine de kilomètres  à vol d'oiseau. En aval du Bug.  L'année qui avait suivi le départ de l'armée de notre village, le premier transport était arrivé dans le camp.  Quand on brûle des  dizaines de milliers  de corps humains à une trentaine  de kilomètres, on ne peut ne pas  sentir. La distance  entre Belzec et Rawa Ruska est de vingt-cinq kilomètres, pourtant les gens  racontaient que le vent apportait dans le village  des restes de cheveux brûlés. personnellement, je n'ai pas  le souvenir  que chez nous, le soir, à la lueur de la lampe à pétrole,  quelqu'un ait évoqué Treblinka...On parlait de tout, de la vie, de la mort, des esprits, mais jamais des esprits juifs  que le vent portait au-dessus du village. Je ne me souviens pas du mot " juif". page 108

Ce n'est pas  tant qu'ils soient morts, non.! Ils ont disparu, car leurs corps se sont  transformés en fumée et en poussière, c'est-à-dire  en rien.  Et même s'ils avaient une âme, elle était différente de la nôtre. C'est ainsi qu'ils  devaient penser  pour surmonter la peur.   page 112

Me voilà parvenu  aux confins de l'Est. Ici,  comme à Osha sur la route de la soie. Car je ne peux  m'enlever l'idée que les invasions barbares  se poursuivent, que les incursions n'ont jamais cessé  dans cette région, faisant trembler l'air et la terre....Gengis Khan, Tamerlan, Pierre Le Grand, Staline , Hitler, le capitalisme, la mondialisation, tous s'y précipitent comme un ouragan. page 115

Ils nous regardaient. Nous les étrangers. Ils devaient sans doute, connaître des récits, sur la guerre, sur Berlin, sur les proches qui n'étaient  jamais revenus...Enfant,...j'entendais  souvent : les Allemands ceci, les Russes cela, les partisans...A la lueur de la lampe à pétrole, je voyais leurs ombres...Les paroles de mes grands- mères, de mes tantes prenaient corps. Ils pillaient, incendiaient et repartaient. de l'est vers l'ouest, de l'ouest vers l'est. Partout, ils avaient laissé des traces...La femme de Murghab aurait très bien pu être ma grand- mère ou ma tante.  Elle se tenait  de la même façon qu'elles, un fichu sur la tête. Et, tout comme elles, elle était tournée vers le passé, attendant sans doute inconsciemment son retour. page116
 
Je sens un pincement au cœur. Je cherche l'odeur de la fumée dans l'air...Je me souviens du parfum qu'exhalait l'air de mon village au bord du Bug, il y a quarante ans, et j'espère que ma mémoire retrouve ici sa confirmation. La preuve qu'elle n'est pas isolée et qu'elle a un sens. le parfum est frais, sec et inconnu, mais mon pincement au cœur montre bien que le passé ne meurt pas. Qu'il constitue un abri contre le rouleau compresseur du futur. page 119
 
Et maintenant voilà Irkoutsk et l'Angara avec ses berges en béton. ...Cette ville fut construite par des déportés polonais au XIXè  siècle...j'ai la chair de poule de rencontrer un déporté. . Je flâne  dans des ruelles en réfléchissant à ma propre déportation, à la Russie qui s'est immiscée  dans ma vie avant même  que j'apprenne son existence. Elle devait m'entourer comme la toundra et la taïga réunies. page 122
 
Morose, mastoc et grossière - voilà comment était  l'Union soviétique  dans le regard d'un enfant. page 123
 
Cela fait à peine dix heures que je suis dans  ce pays. La Russie a le goût et l'odeur d 'une usine automobile  au petit jour...Je n'ai  nul  besoin de forcer mon imagination pour deviner ce qui m'attend. L'unique différence , c'est que tout  y est plus grand. Plus d'espace, plus de saleté, plus de tristesse et plus de rancune.  page 129
 
Le soir,...je n'avais pas envie de sortir, surtout il n'y avait pas  vraiment d'endroit où aller.  Un spasme délétère  traversait cette ville. je n'avais pas eu peur à Irkoutsk, ni à Oulan-Oude, ni nulle part ailleurs, sauf à Tchita. le centre-ville  était impérial, monumental, d'un gigantisme grossier, balayé par le souffle chaud du vent...Un côté de la place  était presque entièrement occupé par le commandement du district militaire  de la Sibérie, censé pouvoir stopper  la Chine  en cas de besoin. page 141
 
Le premier soldat russe, en chair et en os, je l'avais vu au milieu des années 70...Ils étaient grands et minces. Sous la visière  de leur casquette ronde, on apercevait des visages dénués de toute expression. Amidonnés, raides, on aurait dit des macchabées...Après un bon lavage de cerveau, obéissants  et figés, ils avançaient au milieu du peuple vaincu qu'ils craignaient,  méprisaient et ne comprenaient absolument pas. page 143
 
Le capitalisme et la domination de la Chine flambent comme un  tigre de papier. page 145
 
Non , je n'ai jamais voulu voir Moscou. J'ai toujours  voulu voir les confins de l'empire, où il est plus difficile de duper un étranger. page 148
 
Nous voulons voir la Chine mais nous n'avons pas de visa chinois. Nous n'avons pas non plus de visa russe permettant plusieurs entrées.  Il nous faut donc contenter d'observer la zone frontalière. page 151
 
Altan Els, c'était le silence...Je ne percevais aucun bruit. Rien qu'une obscurité silencieuse. Avec quelques étoiles au firmament. Je n'avais jamais rien ressenti de pareil. Un  tel néant acoustique...Trente kilomètres de sable jusqu'à la frontière russe.. Altan Els.  Des dunes sans fin. page 157
 
C'est à Oulan - Bator que nous avons dû nous changer. En quelques heures à peine, on était imprégné d'une crasse de civilisation. page 159

Je somnolais en m'imaginant, qu'en bas les Chinois marchaient vers l'ouest. séduits par le capitalisme, enhardis par la civilisation  envoûtés par l'éclairage luciférien de nos villes,  des millions et des millions de Chinois traversaient les ténèbres en s'éclairant de ce qu'ils avaient sous la main. Et oui, quand on a tant de richesses,  il faut partager. C'est précisément ce qu'ils venaient chercher, bras dessus, bras dessous, ces millions d'êtres humains, minces, prêts à consommer des quantités  démesurées de tout, sauf du toc, peut-être, puisqu'ils en avaient suffisamment  chez eux. Non, ils venaient chercher un plus, les produits de luxe, des valeurs européennes: liberté, égalité, fraternité, la tradition judéo-chrétienne, l'héritage gréco-romain, l'égalité des sexes et la clef du postmodernisme. page 163

Ulaangom me plaît bien. A terme, tout le monde viendra s'installer ici. La steppe se videra peu à peu. Aujourd'hui, déjà, ils ne peuvent plus se passer  de tous ces magasins. Ils arrivent avec leur side-cars. Ils abandonneront  leurs animaux et viendront imiter cet ersatz  de civilisation. page 169

A peine  avons-nous quitté la Mongolie pour entrer en Russie,  que la route  est devenue bitumée. Du reste, la frontière était assez bizarre.  Nous avons dû attendre quatre heures devant une porte en fer. Cette porte séparait le poste frontière du désert. C'est-à-dire rien. Des pierres et des vallons à perte de vue. page 179
 
Je voulais savoir comment se terminait le pays que je connaissais depuis mon enfance. page 181 
 
Koch- Agatch. Assis devant le bistrot Tranzit, je regardais la troisième Rome qui, l'oreille collée à la steppe, guettait le moindre  pas de la Chine. des bruissements de fourmis, légers et  précis.  A la gare de Tchita, j'ai pu voir  une salle d'attente réservée aux Chinois. Dociles, ils attendaient patiemment , au milieu de leurs baluchons,  en tissu à carreaux. La police les surveillait. Ils ne pouvaient sortir que pour prendre le train. Ils mangeaient leur soupe et buvaient leur thé. page 186
 
Je me suis rappelé le déclin continu auquel j'avais participé. Les années 1970- 1970. La réalité semblait bien usée. Même le communisme, nous l'avons reçu abîmé. Ils nous l'avaient fourgué lorsqu'il était devenu clair  qu'il n'y avait rien à en tirer, qu'il n'était plus qu'un cadavre, tout juste apte à produire quelques dernières convulsions. page 193
 
Avec ses six mille habitants, Murghab  était un trou perdu, situé au croisement d'une route à l'asphalte cabossé, appelée Pamir Highway et de son embranchement chinois...Il n'y a rien. Pas de Boukhara, ni de Samarcande, rien  qui ait un sens, juste la vie à l'état pur dans un air raréfié. C'est précisément ce que je cherchais. Le voulais regarder la rouille post-impérialiste se transformer peu à peu  en sable. page 200
 
Toute cette réalité communiste  était à mes yeux  une piètre imitation du monde. Notre vie se trouvait ailleurs. Nous méprisons le cinéma soviétique, la  littérature soviétique , le sport soviétique et la langue "soviétique". page 208
 
Du lard salé et séché et du pain. La Chine. C'est ce que mangeait mon grand-père. Mon père faisait de même...Moi aussi, je le faisais cet été-là précisément. En pensant à la Chine...
"Quand il ne resta plus rien à manger, les gens se mirent à consommer de la terre. C'était un spectacle atroce: des files entières de paysans squelettiques, dégoulinant de sueur sous un soleil de plomb, attendaient leur tour pour descendre dans des fosses  profondes  et y puiser quelques poignées d'argile blanche. Certains  se remplissaient la bouche pendant qu'ils creusaient, mais la plupart ajoutaient un peu d'eau  qu'ils mélangeaient avec  des fanes, des fleurs, de l'herbe et faisaient cuire ensuite  une sorte de pâte....Une fois consommée, l'argile se comportait comme du ciment, desséchant l'estomac et absorbant  toute l'humidité du tube digestif. La défécation devenait alors impossible...Ils s'aidaient ensuite mutuellement d'un bâton pour extraire les résidus durcis  leur obstruant le rectum. "  page 218
( La Grande Famine de Mao, Frank Dikotter, 2010)
 
Parce que j'étais un enfant du communisme, parce que mon oncle gardait sa carte du Parti au fond d'un tiroir rempli d'élastiques,  de bouts de ficelle, de tenailles et de tire-bouchons. La Russie était la source mais c'est la Chine qui allait devenir la vague qui déferlerait sur le monde. Je devais y aller pour voir de mes propres yeux comment se transformait le communisme qui m'avait vu naître. page 222
 
( A Pékin sur la place Tiananmen) Huit mètres sur cinq, voire plus. Le teint rosé, luisant, figé comme de la cire,  avec sa fameuse verrue au menton,. Il porte une veste grise sans le moindre pli, on  dirait du polyester. L'œil tourné vers la place, il regarde au-delà, nonchalant. Comme si rien ne s'était passé. Comme si les gens du Sichuan n'avaient pas mangé d'argile. Pendant que dans d'autres provinces, on arrachait aux ennemis restés en vie, le foie et les reins pour les dévorer... En 1957, il avait dit à Moscou qu'il était prêt à sacrifier trois cents millions de Chinois pour la victoire de la révolution mondiale. A l'époque, c'était la moitié de la nation. En décembre 1958, il déclara devant les dirigeants du Parti: " La mort est parfois profitable. Les cadavres peuvent servir à fertiliser les terres". A présent, il regarde , les yeux vides. page 225

J'ai passé trente ans dans un régime communiste, d'où mon attirance vers la Chine. Le communisme , pour moi, était un monde normal. Mon père apportait à la maison son salaire, des billets de banque avec l'image d'une usine dessus. Le verso représentait le portrait d'un ouvrier...page 226

C'était toujours la Mongolie. Mais la Mongolie-Intérieure. Toujours le désert de Gobi...Les Chinois lui avaient retiré toute sa beauté. Des éoliennes  se dressaient  devant nous à perte de vue. page 231

La Chine, en elle-même, ne m'attirait que modérément. Elle était trop ancienne pour que je puisse m'y intéresser vraiment. Elle me dépassait à tout point de vue, mais en même temps, elle me dévoilait mon avenir. Ce pays, l'un des plus vieux du monde, était le mieux placé pour savoir de quoi notre futur serait fait. page 243

Au fond, les choses ne prennent tout leur sens qu'une fois disparues. page 269

Je lui ai acheté ( à sa mère) un téléviseur tout neuf. Pour qu'elle ait une sorte de morphine contre la peur qui l'empêche de dormir. page 274
 
C'était en 1946 ou 1947,. Les communistes eux-mêmes étaie nt venus l'embrigader ( le grand-père) , car il était énergique, futé et débrouillard. Mais ma grand-mère savait bien que les communistes ne croyaient pas en Dieu et qu'ils allaient bientôt interdire  la foi à tout le monde.. Aussi au lieu de devenir communiste,  grand-père devint maire de la commune. page 289

Chez mon grand-père, il n'y avait pas de livres hormis les missels imprimés en gros caractères...En vérité, il y avait un , un seul,  gros et lourd, avec une couverture en toile rouge.  On aurait dit un livre d'église. Il s'intitulait  La Commune de Paris.  page 292
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 

samedi, février 10, 2018

L'HOMME QUI AIMAIT LES CHIENS (Leonardo PADURA)

En 2004, Ivan, écrivain frustré et responsable d'un misérable cabinet vétérinaire à La Havane, revient sur sa rencontre, en 1977, avec un mystérieux homme qui promenait sur la plage deux lévriers barzoï.  "L'homme qui aimait les chiens" lui fait des confidences sur Ramon Mercader, l'assassin de Trotski qu'il semble connaître intimement.
Ivan reconstruit les trajectoires  de Lev Davidovitch  Bronstein, dit Trotski, et de Ramon  Mercader, connu aussi sous le nom de Jacques Mornard, devenus les acteurs  de l'un des crimes les plus révélateurs du XXè siècle. De la Révolution russe à la guerre d'Espagne, il suit ces deux itinéraires jusqu'à leur rencontre dramatique à Mexico. ces deux histoires prennent tout leur sens lorsque Ivan y projette ses aventures dans la Cuba contemporaine.
Dans une écriture puissante, Leonardo Padura raconte, à travers ses personnages ambigus et convaincants, l'histoire du mensonge idéologique et de sa force de destruction sur la grande utopie révolutionnaire  du XXè siècle ainsi que ses retombées actuelles dans la vie des individus, en particulier à Cuba.

Il ne se doutait pas que cette année 1928 avait été la pire  de sa vie, bien qu'il eût connu d'autres époques terribles dans les prisons tsaristes...page 28

Plus que l'obtention de son expulsion du Parti, et maintenant du pays, la grande victoire de Staline était d'avoir fait de la voix de Trotski l'incarnation de l'ennemi interne de la Révolution, de la stabilité de la nation, de l'héritage  léniniste, et de l'avoir cloué au pilori grâce à une propagande  d'un système que Lev Davidovitch en personne, avait  contribué à créer, et auquel,  au nom de principes inviolables, il ne pouvait s'opposer s'il risquait par là d'en compromettre la survie. page 36
 
Ramon , qui avait à peine dix ans, ne soupçonnait pas ce qui se tramait  dans les tréfonds familiaux. Inscrit dans l'une des écoles les plus chères de la ville, il vivait dans l'insouciance, consacrant son temps libre aux activités physiques qu'il préférait de beaucoup aux travaux intellectuels pratiqués dès le berceau  dans une maison, où selon les heures, on parlait quatre langues, le français, l'anglais, l'espagnol et le catalan. page 52
 
Ramon devait aussi apprendre très vite que ce changement ne pouvait se produire que si on était nombreux à embrasser la même cause et à se battre au coude à coude pour elle: faire la révolution. page 58
 
L'inquiétude du départ de Liova (le fils de Lev) fut momentanément tempérée par un événement  qui, à peine annoncé, fit à Lev Davidovitch l'effet d'un mauvais présage: aux élections allemandes du 14 septembre 1930, le parti national socialiste de Hitler était arrivé deuxième en nombre de voix. page 78

Si le front froid annoncé pour ce jour-là ne s'était pas dilué en une fugace  averse de pluie très fine qui a fait baisser la température, je ne me serais  sans doute, jamais trouvé  ce soir de mars 1977 à Santa del Mar, en train de lire un livre qui, comme ça, au hasard, contenait la nouvelle intitulée L'Homme qui aimait les chiens...je n'aurais jamais eu l'occasion de remarquer l'homme qui s'arrêta à quelques mètres de moi pour appeler ses chiens bien réels qui m'émerveillèrent, au premier regard.
- Ix, Dax! cria l'homme.
Lorsque je levai les yeux, je vis les chiens. ...
- C'est la première fois que je vois des barzoïs....
- Ce sont les seuls à Cuba dit-il
- C'étaient les chiens des tsars russes...Vous les avez ramenés  d'Union soviétique? ...
- Oui, on me les a offerts à Moscou. page 82
 
Ramon était revenu de France un an plus tôt, à la veille de ses vingt ans. A peine arrivé à Barcelone, grâce à son diplôme de maître d'hôtel, il était arrivé à  se faire engagé au Ritz comme second en cuisine....L'Espagne que Ramon découvrait était une véritable poudrière en attente de qui allumerait la mèche pour faire tout sauter: c'était un pays meurtri qui s'efforçait de se libérer des pesanteurs du passé et des frustrations du présent. Le dictateur Primo de Rivera venait de démissionner, monarchistes et républicains  avaient  dégainé leurs épées. Les syndicats, dominés par les socialistes et les anarchistes , avaient beaucoup accru leur puissance ...page 96

Les élections municipales de 1931 provoquèrent la chute  de la monarchie et proclamèrent  la Seconde République. Jusqu'à la fin de sa vie, Ramon se dirait qu'il était retourné dans son pays au bon moment, à l'âge qu'il fallait et avec le cerveau en effervescence , comme si la vie  et l'histoire s'étaient épiées l'une l'autre, chacune peaufinant ses arguments pour le placer sur le chemin qui devait le conduire, quelques années plus tard, jusqu'à la Sierra de Guadarrama et de là, à l'engagement suprême. page 97

...Il (Ramon) reprit à son compte l'idée que les trotskistes étaient les ennemis du peuple les plus ambigus  des communistes et qu'anarchistes et syndicalistes ne pouvaient être que des compagnons de route provisoires le temps de parvenir à l'étape supérieure, dont on se débarrasserait quand les communistes  seraient en mesure  de promouvoir la véritable  Révolution qui passerait par la nécessaire dictature du prolétariat. page 98

A partir du 20 février 1932, Lev Trotski  et les membres de sa famille qui se trouvaient hors du territoire de l'Union soviétique  cessaient d'être citoyens de ce pays  et perdaient tous leurs droits constitutionnels ainsi que la protection de l'Etat.  page 116

Le découragement s'était aggravé avec le déplacement de hameaux et de villages entiers d'Ukraine et du Caucase vers les forêts et les mines de Sibérie, d'où le gouvernement pensait extraire les richesses que la terre avait cessé de produire. Le résultat prévisible  fut une famine qui dévasta le pays  en 1930 et dont on ne voyait pas la fin. En Ukraine, on parlait déjà de millions de personnes mortes de faim, on assurait même que des actes de cannibalisme s'étaient produits. page 120
 
.Africa (la compagne de Ramos)l'avait amené parcourir les quartiers et les villages des environs de Barcelone pour que Ramon voie le chaos vers lequel les trotskistes  et anarchistes entraînaient le pays. En dehors des Ramblas et des centres névralgiques de la ville, une lamentable désolation s'était installée, avec des rues coupées d'absurdes barricades, des usines paralysées, des immeubles pillés de fond en comble, des églises  et des couvents transformés en tas de ruines carbonisées. Africa lui racontait les exécutions sommaires réalisées par les anarchistes et comment les ouvriers avaient de plus en plus peur d'exprimer leurs opinions. La classe moyenne et de nombreux propriétaires d'entreprises  avaient dépouillé de leurs biens, et le projet de créer une industrie militaire était  suspendu au bon vouloir des syndicats. La pénurie avait gagné les magasins et les marchés. Les gens étaient enthousiastes mais ils avaient aussi faim, et dans de nombreux endroits, on ne pouvait acheter le pain qu'après avoir longtemps fait la queue et seulement si on était muni des coupons distribués par des anarchistes et des syndicalistes, devenus les maîtres d'une ville  où le gouvernement central et les autorités locales n'étaient que de vagues références....page 132

Ce soir-là, l'homme répondit enfin à une  des questions qui m'obsédaient: il me raconta qu'il était espagnol, mais qu'il avait vécu  des années à Moscou depuis la fin de la guerre civile, espagnole évidemment, où il s'était battu, du côté républicain, tout aussi évidemment. Il vivait à Cuba depuis trois ans...page 146
 
Lev Davidovitch s'étrangla d'indignation en apprenant  que le Comité exécutif de  l'Internationale communiste avait  fait une honteuse déclaration d'appui au Parti allemand, dont la stratégie était de qualifier de parfaite, dans laquelle il répétait que la victoire nazie n'était qu'une  conjoncture transitoire dont les forces progressistes ne tarderaient pas à triompher. page 158
 
...le gouvernement de Daladier lui accordait l'asile. Il ( Lev D ) sut tout de suite combien l'hospitalité  qu'on lui offrait était  limitée. page 159
 
En s'installant en Norvège, Lev Davidovitch  avait caressé le rêve d'échapper aux tensions qui le poursuivaient depuis presque sept  ans  de déportation et d'exil. Mais à peine arrivé, dans le pays, il fut la cible d'insultes que la presse communiste et la presse fasciste lancèrent contre lui .page 173
 
(Caridad (sa mère) à Ramon) " Sais-tu combien il y a eu d'exécutions d'un côté et de l'autre dans les derniers mois de la guerre?
Caridad attendit la réponse de Ramon.
-Beaucoup, je crois.
-Presque cent mille Ramon.  Quand ils avancent, les fachos fusillent tous ceux qu'il soupçonnent de sympathie avec le  Front populaire, et de  ce côté, les anarchistes tuent tous ceux qui, selon eux, sont des ennemis bourgeois. page 188
 
En 1937, pratiquement personne ne connaissait Orwell. Mais quand il lut (Ramon)  certains livres sur les événements de Barcelone, et qu'il tomba sur une photo de John Dos Passos, Ramon aurait juré que, quelques jours avant que tout n'explose, il avait vu Orwell en grande conversation avec John Dos Passos dans la cafétéria de l'hôtel. page 194
 
Les fascistes continuent à gagner du terrain et ce nain de Franco a maintenant l'appui de tous les partis de droite. page 196
 
(Lopez) Le prétexte de mon voyage à Moscou, c'est qu'on m'a invité à la célébration du soixantième anniversaire de la Révolution d'octobre. En fait, j'y suis allé pour voir deux personnes. j'ai pu les rencontrer et les conversations que nous avons eues sont en train de m'achever....page 215
 
Il y a quelques années  un ami m'a raconté une histoire. Soudain, la voix de Lopez sembla ne plus lui appartenir. c'est une histoire que très peu de gens ont vraiment connue, et ils sont presque tous morts. Bien sûr, il m'a demandé de ne pas raconter, mais il y a une chose qui me tracasse.
 - Quoi?
- Mon ami est mort...Quand je mourrai, et quand l'autre et unique personne qui en connaît  presque tous les détails,  disparaîtra, cette histoire sera perdue. La vérité de l'histoire, je veux dire.
- Pourquoi ne pas l'écrire?
- Je ne dois même pas la raconter à mes enfants. Comment veux-tu que je l'écrive?....
C'est une histoire terrible Page 216
 
"Tu as déjà entendu parler de Ramon Mercader?
J'admis que non presque sans réfléchir.
- C'est normal, murmura-t-il... Presque personne ne le connaît. D'autres auraient préféré le connaître. Et que sais-tu de Léon Trotski? ...
- Pas grand chose. Qu'il a trahi l'Union soviétique. Qu'il fut assassiné à Mexico... Ah si, bien sûr, il a participé à la révolution d'octobre!  Dans les cours de marxisme, on nous parlait e  Lénine et un peu de Staline, et on nous disait que Trotski était un renégat....page 218

"Qui est Ramon Mercader?  Pourquoi je devrais le connaître?
- Eh bien, tu devrais savoir qui fut Ramon Mercader dit-il,  et il fit une longue pause avant de continuer. Ramon était mon ami, beaucoup plus qu'un ami...On avait fait connaissance à Barcelone et après on a fait la guerre ensemble. Il y a quelques années, on s'est retrouvé à Moscou. Les tanks soviétiques  étaient entrés dans Prague...On s'est revus le jour de la première neige en 1968..Ramon avait dans les cinquante-cinq ans...On ne s'était pas revus depuis la guerre.
- Quelle guerre?
- La nôtre. La guerre civile espagnole. page 219

"Moi, Lev Trotski" lut-il, "déclare que, tant que nous résiderons en Norvège, ...nous n'entreprendrons aucune activité politique contre un état ami de la Norvège". page 224

La dernière alternative pour quitter le fjord se limitait maintenant aux démarches incertaines...pour que l'Espagne les accueillît.  et celles que Liova  avait entreprises par l'intermédiaire d'Ana Brenner, amie proche de Diego Rivera, afin que le peintre intercédât  auprès du président mexicain Lazaro Cardenas pour lui obtenir un visa de réfugié. page 232

....le président Cardenas lui  accordait  le droit d'asile au Mexique et qu'ils devaient partir immédiatement. ....Le  19 décembre  1936, ...ils montèrent dans la voiture qui les sortit  du fjord de Hurum. pages 234, 235
 
(Ramon est envoyé en URSS: il est rebaptisé Roman Pavlovitch)  Grigiriev remit le passeport de Roman Pavlovitch au colonel , qui regarda le nouvel élève.
- Jusqu'à ce qu'on décide de votre nouvelle identité, vous serez le Soldat 13, l'avisa-t-il de façon laconique. En un geste presque théâtral, il déchira le passeport, ce qui fit sursauter Ramon qui sentit , très nettement, qu'il se transformait en fantôme sans nom, sans boussole, sans chemin de retour, ainsi que le lui confirmèrent les derniers mots du colonel: ou vous ne serez personne.  page239
 
"Et quelle est la mission pour laquelle le camarade Staline a besoin de nous?....
....- le camarade Staline pense que le moment est venu...de préparer la sortie de Trotski de notre monde"
Ramon ne put s'empêcher de tressaillir. page 241
 
- Soldat 13, dit Karmine, dans son français fluide aux intonations méridionales...tu seras soumis à plusieurs examens physiques et psychologiques pour établir  une évaluation précise de ta personne. page 243
 
Lorsqu'à la fin novembre, Grigoriev réapparut sur la base, le Soldat 13 était déjà, selon toutes apparences et de l'avis de ses entraîneurs, un homme de marbre, convaincu de la nécessité de toute mission qu'on lui confierait, forgé pour résister en silence à divers tourments, doté d'une haine viscérale envers les ennemis trotskistes et apte à devenir la personne qu'on lui indiquerait. page 248
 
Il (le Soldat 13) vivait pour la foi, l'obéissance et la haine. page 259
 
(Ivan , le journaliste - vétérinaire à Cuba qui rencontre Lopez, l'homme sur la plage) Il convient maintenant de rappeler  que nous étions en 1977, à l'apogée de la grandeur impériale soviétique, au sommet de son immobilisme philosophique et propagandistes, et que nous vivions dans  un pays (Cuba) qui avait accepté son modèle économique et sa très orthodoxe orthodoxie politique. Page 278
 
Trotski avait été victime  le 20 août1940. page 284
 
Le bateau venait à peine d'accoster (au Mexique)  que les Trotski furent happés par un tourbillon d'allégresse. Plusieurs amis de Frida  et de  Rivera , en plus de se s adeptes nord-américains venus avec  Shachtman et Novak, les submergèrent sous un flot d'accolades et de compliments....page 292

Lev Davidovitch avait découvert l'œuvre de Rivera à Paris durant la Grande Guerre, lorsque les échos de la révolution mexicaine arrivaient en Europe et avec eux, les œuvres des peintres révolutionnaires. Par la suite, il suivit attentivement le muralisme...page 294

Le 23 janvier 1937...Lev Sedov  et Mev Davidovotch  (et d'autres inculpés)  fussent de nouveau les principaux accusés in  absentia.  (A Moscou). On mit sur le dos des saboteurs tous les échecs économiques, la famine et même la signature d'un pacte secret  entre Hitler, Hirohito et Trotski pour démembrer l'URSS. page 295

"L'armée dispose à présent d'équipements soviétiques et quatre-vingts pour cent des officiers sont communistes  (guerre d'Espagne) souligna Caridad (mère de Ramon) en regardant directement Tom, mais même comme ça, nous continuons à perdre des batailles et les fascistes sont arrivés en Méditerranée. Le pays est coupé en deux. la seule explication, c'est que le cœur de la République manque de la pureté idéologique nécessaire pour gagner la guerre. En Espagne, il faut d'autres purges.  page 312

La République est en train de s'effondrer. Pour Negrin, l'annonce officielle dans quelques jours des Brigades internationales doit provoquer un choc. Il croit encore que la France  et la Grande Bretagne peuvent fournir leur appui, et que cet appui peut  même permettre de gagner la guerre. Mais la France et la Grande Bretagne sont mortes de trouille, font la cour à Hitler et ne vont pas parier un  seul centime pour nous....Cette guerre est perdue. Vous n'arriverez jamais  à résister jusqu'à l'éclatement d'une guerre européenne...page 326

Qu'est-ce qu'un nom,  Jacques? ou dois-je dire Ramon? ..Je suis le même et je suis différent à chaque instant. Je suis tous  ceux-là et je ne suis personne, parce que je ne suis qu'un pion, un tout petit pion, dans le combat pour un rêve. Un individu  et un nom ne sont  rien...Tu sais, dès que je suis entré dans la  Tcheka, on m'a appris quelque chose de très important: l'homme  est interchangeable, remplaçable.
L'individu n'est pas un élément unique, c'est un concept qui s'agglutine pour former la masse, qui, elle, est réelle. Mais l'homme en tant qu'individu n'est pas sacré, et donc pas indispensable....Ce qui compte, c 'est le rêve, pas l'homme et encore moins le nom. Personne n'est important, personne n'est indispensable...."page 328

La chute de Barcelone paraissait être le dénouement , et les  récits de l'entrée de Franco dans la ville sous les vivats empirent Ramon Mercader d'amertume. page 338

Proche de Andeu Nin, Nadal était au courant  des arcanes de la politique et confirmerait  à Lev Davidovitch plusieurs de d=ses soupçons concernant la stratégie de Moscou en Espagne. A son avis, il était clair que Staline jouait la domination et l'éventuel sacrifice  de la République avec plusieurs cartes en main et l'une 'elles était financière. Après avoir obtenu de  Negrin, à l'époque ministre des Finances, qu'il autorisât l'envoi du Trésor  espagnol en territoire  soviétique,  cette énorme quantité d'or  semblait s'être évaporée et Moscou exigeait  maintenant du gouvernement républicain de nouveaux paiements, en espèce, pour l'aide  militaire qui comprenait les avions, de l'artillerie, des munitions, et même les frais quotidiens du contingent  de conseillers  envoyés sur le terrain. page 352

Liova était mort (un  fils de Trotski) à Paris.  ( 16 février 1938) page 357

"Ecoute- moi bien, mon garçon ( Tom à Ramon, il faut que tu comprennes  ce qui s'est passé et pourquoi. Le camarade Staline  a besoin de temps pour reconstruire l'Armée rouge. Espions, traîtres et renégats, il a fallu purger trente-six mille officiers  de l'armée et quatre de la marine. Il n'y a pas eu d'autres remèdes que fusiller treize des  quinze commandants en chef et se débarrasser de plus des soixante pour cent des cadres. Et tu sais pourquoi il l'a fait? Parce que Staline est grand. Il a appris la leçon et il ne pouvait pas permettre  qu'il nous arrive la même chose qu'en Espagne".  page 386

"Mets-toi ça dans ta putain de tête une bonne fois.: toi, tu ne penses pas, tu obéis; toi,  tu n'agis pas, tu exécutes; toi, tu ne décides pas, tu fais ce qu'on te dit. Tu vas être ma main autour du cou de ce fils de pute et ma voix va être celle du camarade Staline, et Staline pense pour nous tous. " (Tom à Ramon = Jacques Mornard. page 398
 
L'arrivée d'André Breton vint sortir Lev Davidowitch du gouffre de ses souffrances personnelles et historiques. Diego et Frida  étaient logiquement enthousiasmés d'accueillir  chez eux le gourou du surréalisme. Cet éternel contestataire était  capable de défier tous les dogmes les plus sacrés...page 406
 
Pouvait-on  abriter l'espoir  qu'un jour l'humanité parviendrait  à savoir combien de  centaines de milliers  de personnes avaient été exécutées par les partisans de Staline?  Combien de communistes authentiques avait-il fait liquider? ...page 418
 
Il (Ramon) se sentait  préparé à demeurer toute sa vie dans l'obscurité, sans nom et sans existence propre, mais avec la fierté communiste  de savoir qu'il avait accompli quelque chose de grand pour les autres. Il voulait être un élu de la providence marxiste et à cet instant , il se disait qu'il ne serait jamais rien ni personne. page 438
 
Plus l'été approchait,  plus Lev Davidovitch  était persuadé que le début de la guerre en Europe était une question de jours. Page 451
 
 
 Parfois, je ne savais pas moi-même d'où je sortais les médicaments et les instruments pour garder le cabinet  ouvert (Ivan, le narrateur est vétérinaire) , à une époque où même l'aspirine avait disparu de l'île (Cuba) et qu'à l'Ecole vétérinaire, on recommandait de soigner les maladies de peau avec des compresses de camomille ou de genêt-amer et les problèmes intestinaux avec des massages ou la prière à San Luis Beltran. page 468

Il en était (Lev Davidovitch) arrivé à se demander  si le destin de tous ceux qui se consacraient à la politique n'était pas de mourir dans la solitude. Tel était généralement le prix de l'altruisme, du pouvoir aussi et de la défaite. page 512

Il (Lev D. ) expliqua au jeune homme ( Jacques Mornard = le Belge = Ramon)  que s'il voulait publier cet article,  il devait le réécrire. L'homme reprit ses feuillets avec u ne mine de chien battu, et , en voyant cela Lev Davidovitch eut de nouveau pitié de lui.....Pourtant , durant le dîner, il dit à Natalia qu'il ne voulait plus le recevoir; il n'aimait pas cet homme qui, pour commencer, ne pouvait être belge: aucun Belge, avec un minimum d'éducation ( et celui-ci était fils de diplomate) ne se mettrait  à respirer en soufflant sur la nuque d'une personne qu'il connaissait à peine. page 525

La conscience  que sa volonté et sa capacité à décider par lui-même(Ramon) s'étaient évanouies le hantait. Il se sentait l'instrument de  desseins puissants dans lesquels il n'était qu'un rouage, sans la moindre possibilité de marche arrière. La certitude que dans trois, quatre ou cinq jours, transformé en assassin, il rejoindrait  le flot trouble de l'histoire provoquait en lui un mélange malsain de fierté militante face à l'action qu'il devait réaliser et de répulsion envers lui-même à cause de la façon dont il devait se comporter. Plusieurs fois, il se demanda  s'il n'aurait pas mieux valu pour lui et  pour la cause , de mourir sous les chenilles d'un tank italien aux portes de Madrid, comme son frère Pablo, plutôt que de se dire que sa mission ne servirait qu'à drainer la haine que d'autres avaient accumulée et subrepticement instillée  dans son esprit. page 528
 
La tête du renégat redevient nette. Elle était immobile et semblait le (Ramon) défier. Dans cette tête, se trouvait tout ce que cet homme possédait, tout ce qui avait un sens, et il l'avait là, à sa merci....Ramon les yeux fixés sur l'endroit où il devait planter la pointe en acier, fut frappé par une autre évidence..., iln'était plus le temps de réfléchir...page 544
 
Alors, il essaya de mobiliser en lui la haine que devait susciter en lui cette tête et il énuméra les raisons pour lesquelles il était lui-même là, à quelques centimètres d'elle: cette tête était  celle du plus grand ennemi de la révolution, du danger le plus cynique  qui menaçait la classe ouvrière, le tête d'un traître, d'un renégat, d'un fasciste. Cette tête abritait le cerveau d'un homme qui avait violé tous les principes de l'éthique   révolutionnaire et méritait de mourir , un clou dans le front , comme le bœuf à l'abattoir...page 561
 
A la fin des années 90, (à Cuba) la vie dans le pays , totalement perturbée pendant la période la plus dure de la crise, avait commencé à retrouver une certaine normalité. Mais , alors que cette nouvelle conjoncture s'installait, il fut évident que  quelque chose  de très important avait changé. Il ne serait plus possible de vivre avec les quelques malheureux pesos des salaires officiels: le temps de la pauvreté équitable et généralisée come avancée sociale était révolu et débutait ce que mon fils Pablo (fils d'Ivan), avec un sens des réalités qui me dépassait, définirait comme un sauve-qui-peut général...page 566
 
Nous (Les Cubains) avons traversé la vie dans l'ignorance  la plus absolue des trahisons qui, comme celles dont fut victime l'Espagne républicaine ou la Pologne envahie, avait été commise au nom de ce même socialisme. Nous n'avions rien su des répressions et des génocides de peuples, d'ethnies, de partis politiques entiers, des persécutions mortelles de récalcitrants et des religieux, de la fureur homicide des camps de travail,  de l'assassinat de la légalité et de la crédulité avant, pendant et après les procès de Moscou. Nous ne fûmes qu'une poignée  à avoir une vague idée  de qui avait été Trotski ou des raisons de son assassinat...page 567, 568

Ramon , en fait, n'avait retrouvé totalement ses esprits qu'à la nuit tombée, quand on l'avait sorti de la maison,  menottes aux mains. Avant de monter dans l'ambulance qui le conduirait à l'hôpital de la Croix Verte, il regarda  vers la gauche... Une fois dans l'ambulance, il dit au chef  de son escorte de prendre la lettre  dans la poche de la veste de son costume d'été ...Cette lettre serait son seul bouclier et, quoi qu'il arrive, il devrait s'abriter derrière elle de la foudre et des éclairs.  Et c'est ce qu'il fit  dans l'enfer terrestre  des trois prisons mexicaines où il purgea  sa condamnation. page 588

Ramon s'était souvenu que, lorsqu'il avait été condamné à vingt ans de prison, la peine maximum prévue par le code pénal mexicain page 593
 
Lorsque Ramon était arrivé à Moscou, en mai 1960, l'officier du KGB qui s'était occupé de lui les premiers mois, avait eu la correction de l'informer que son ancien mentor lui souhaitait la bienvenue, depuis sa prison où il purgeait une peine de douze ans de prison pour participation à un complot antigouvernemental. page 597
 
mais, au début, quand je sortais, je regardais les gens (Ramon) et je me demandais ce qu'ils auraient pensé s'ils avaient su qui j'étais. page 612
 
Ramon leva les yeux pour observer le bout du parc, là où coulait la rivière. Il sentait la désillusion le ronger de l'intérieur, et le vide grandir. Les restes de fierté, auxquels il s'était, malgré  les doutes et l'isolement,  accroché bec et ongles,  étaient en train de s'évaporer sous le feu de vérités trop cyniques. Les années de prison où il craignait , tous les jours pour sa vie, n'avaient pas le pire: les soupçons d'abord, les certitudes ensuite, qu'il avait été la marionnette d'un plan trouble et mesquin, lui avaient plus souvent ôté le sommeil que la crainte d'un coup de couteau d'un autre prisonnier. Il se souvenait , avec douleur, de la sensation d'avoir été trompé quand il avait lu le rapport de Khrouchtchev devant le XXè congrès du Parti, et le dégoût qui l'avait envahi, à partir de là: que sera sa vie quand il sortirait de prison? page 616
 
Tu n'as pas été le seul à mourir pour un  idéal qui n'existait pas. Page 617
 
Le jour où tu as tué  Trotski, tu savais  pourquoi tu le faisais, tu savais que tu contribuais à un mensonge, que tu te battais pour un système basé sur la peur et la mort. A moi ( Kotov ou Léonid ) tu ne peux me raconter d'histoires...Page 618