samedi, octobre 27, 2007

D'UN PAS TRANQUILLE (Anne Bragance)

...Il s'aperçut que , si quelqu'un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l'en décharger si légèrement que ce soit; il s'aperçoit que si quelqu'un souffre, autrui ne souffre pas pour autant, même si son amour est grand, et c'est cela qui fait la solitude de la vie.
Dino Buzzati (Le désert des Tartares) préface
Je suis pleine de mots, pleine à ras bord. Pourtant, aucun mot, jamais, n'a franchi mes lèvres. (elle est muette). Si l'on veut comprendre, il faut imaginer un coffre-fort dont nul ne connaîtrait la combinaison, une forteresse d 'acier blindé impossible à ouvrir ou à forcer. Je me tiens dans ce bastion de silence, depuis ma naissance, il y a un peu plus de trente ans, sans songer à me plaindre. Le fait d'être muette ne constitue pas pour moi, une gêne véritable, encore moins ce que les autres qualifient de handicap. page 17
Ma main droite me tient lieu de voix, elle forme les mots avec une remarquable dextérité, à toute vitesse; c'est grâce à elle que je peux mener ces dialogues bancals qui me permettent de communique avec mes interlocuteurs...C'est étrange, quand on y pense: moi qui n'ai jamais proféré une seule syllabe de ma vie, je travaille avec les mots, ils sont tout mon univers puisque je suis traductrice. Les mots, je les ballotte d'une langue à l'autre, je les tripote, je les pelote jusqu'à leur faire exprimer tout leur sens et le son le plus juste.page20
Peut-être, on a le droit de rêver, on peut toujours rêver quand il ne reste que les rêves.page 77
L'excès de bonheur rend indiscret, rend imprudent. page 118
Judith Marshall ne s'est jamis mariée, elle n'a pas eu d'enfants, telle était sa volonté. Elle ne considère pas le mariage comme une situation enviable, et moins encore, comme une nécessité. Elle voyait la vie, elle voit la vie toujours comme un fleuve -certes la métaphore pèche par son manque d'originalité, mais elle a le mérite d'être simple, juste et pertinente; pour cette raison, elle lui convient et elle y tient. Judith Marshall est une femme qui aime par dessus tout la pertinence et la simplicité. Dans ce fleuve, on est jeté dès la naissance et dès lors, tant bien que mal, il faut y barboter, en suivre les méandres. Il arrive que l'on soit malmené par le courant, drosser contre des rochers, on y boit la tasse plus souvent qu'à son tour, on y suffoque, mais on ne peut rien faire, sinon continuer...Mais il y a aussi des pépites d'or, Judith en a trouvé deux, elles ont pour nom Clara et Nicolas. Ils constituent son inestimable trésor, celui dont nul n'a jamais pu la dépouiller. page 168
Ce qui s'exprime entre deux êtres n'est jamais que l'infime partie , la partie accessible de ce formidable iceberg que chacun porte en soi.page 174

jeudi, octobre 04, 2007

LA FILLE AUX CISEAUX (Jorge Franco-Ramos)

A l'heure du bilan, il n'y avait plus qu'une seule histoire, celle de Rosario tentant en vain de gagner sa vie.
"Gagner quoi?" me demanda une fois Emilio qui n'y connaissait pas grand-chose.
Simplement gagner sur la vie, la faire plier, la tenir à ses pieds, comme un combattant humilié ou au moins se payer d 'illusions, comme nous le faisons, nous tous qui croyons résoudre le problème avec une profession, une épouse, une maison sûre et des enfants. page 33
"Marie-toi avec moi, Rosario, lui proposa Emilio.
-Tu es con ou quoi? lui répondit-elle.
-Pourquoi? Qu'est-ce-qu'il y a de bizarre? Puisque nous nous aimons.
-Et quel rapport entre l'amour et le mariage?
Elle avait vu ce qui clochait dans cette association que tout le monde fait entre amour et mariage. page 49
La famille d 'Emilio appartient à l'aristocratie créole, tares et arbres généalogiques compris. Ils font partie de ceux qui ne font jamais la queue parce qu'ils estiment qu'ils ne le méritent pas, qui ne paient personne car ils croient que leur nom de famille leur vaut crédit, qui parlent anglais parce qu'ils pensent que c'est plus chic et qui préfèrent les Etats -Unis à leur pays. Emilio a toujours tenté de se révolter contre ce schéma. page 50
De la fenêtre de l'hôpital, Medellin ressemble à une crèche. De petites lumières incrustées dans les montagnes scintillent comme des étoiles.Les immeubles éclairés lui donnent l'allure de grand bazar cosmopolitain, un air de grandeur qui nous fait penser que nous avons vaincu le sous-développement. Le métro la traverse en son milieu, et la première fois que nous le vîmes circuler, nous crûmes que nous avions enfin cessé d'être pauvres. page 40
-Tu n'as pas peur de la mort, Rosario? lui demandai-je.
-De la mienne, non, de celle des autres, si. Et toi?
- Moi, j'ai peur de tout Rosario.
Je n'ai pas su si elle faisait allusion à la mort de ses victimes ou à celle des êtres qui lui étaient chers. page 71