dimanche, septembre 21, 2008

EN PATAGONIE (Bruce Chatwin)

Le désert patagonien n'est pas un désert de sable ou de cailloux mais une étendue ininterrompue d'arbustes épineux, à feuilles grises, qui, écrasées, dégagent une odeur amère. Contrairement aux déserts d'Arabie, il n'a suscité aucune manifestation spectaculaire de spiritualité, mais il tient sa place dans le registre des expériences humaines. Charles Darwin trouva irrésistibles ses qualités négatives. Dans sa narration du Voyage du "Beagle", il tenta en vain d'expliquer pourquoi , plus qu'une autre merveille qu'il avait vue, ces "étendues arides" avaient pris à ce point possession de son esprit. page 28
Je dormis avec les péons. La nuit fut froide. On me donna un lit de camp et, comme couvre-lit, un poncho d'hiver de couleur noire. Hormis ces ponchos, leur matériel à maté et leur couteau, les péons ne possèdent rien. Le matin, une épaisse rosée recouvrait le trèfle blanc. Je descendis à pied jusqu'à la bourgade galloise de Trevelin, le Village-du-Moulin. Loin , en aval, dans la vallée, des toits étincelaient. Je vis le moulin de style victorien classique, mais à l'extrémité de l'agglomération se dressaient quelques curieux bâtiments de bois avec des toits inclinés dans tous les sens. En me rapprochant, je m'aperçus que l'un deux était un château d'eau . Un étendard y flottait où l'on pouvait lire: "Instituto Bahai". Un visage noir apparut au-dessus de la berge. "Qué tal?
-Je me promène
- Entrez"
L'institut Bahâ de Trevelin ne regroupait qu'un nègre bolivien de petite taille, très noir de peau et très musclé, et six anciens étudiants de l'université de Téhéran dont un seul était présent.
"Rien que des hommes, gloussa le Bolivien, tous très religieux."...
Les Persans étaient venus en Patagonie comme missionnaires de la religion universelle. Ils disposaient de fonds importants et avaient truffé les lieux de tous les objets typiques de la bourgeoisie de Téhéran....
"La Perse est un pays très pauvre, dit-il (le Persan)
-La Perse est un pays sacrément riche , répondis-je.
-La Perse pourrait être un pays riche si les Américains n'avaient pillé ses richesses." Ali sourit , découvrant ses gencives gonflées .
Il me proposa de visiter l'institut. dans leur bibliothèque, je ne vis que des livres Bahâ....
-Quelle est votre religion? me demanda Ali. Vous êtes chrétien?
-Je n'ai pas de religion particulière, ce matin. Mon dieu est le dieu des marcheurs. Si vous marchez assez longtemps, vous n'avez probablement besoin d'aucun autre dieu".
Le Noir était enchanté d'entendre de telles paroles. page 53, 54
Je poursuivis ma route jusqu'à la ville la plus australe du monde. Ushuaia, à sa fondation, n'était qu'un bâtiment préfabriqué, élévé en 1869 par un missionnaire , le révérend W. H. Stirling, à côté des huttes des Indiens Yaghan. Pendant seize ans , l'anglicanisme, les jardins potagers et les Indiens prospérèrent. Puis, la Marine argentine survint et les Indiens moururent de la rougeole et de la pneumonie. page 174
Les Aghan étaient des nomades nés, mais ils n'allaient jamais très loin. Leur ethnographe , le père Martin Gusinde, a écrit d'eux: "Ils ressemblest à des oiseaux migrateurs qui ne tiennent pas en place et ne trouvent leur bonheur et le calme intérieur que lorsqu'ils voyagent", et leur langue révèle une atttitude proche de celle du marin obsédé par l'espace et le temps. page 197
....Un" Anglais " de la famille déclara: " toute cette affaire de massacres d 'Indiens a quelque peu été exagérée. Vous savez, ces Indiens étaient d'une classe très inférieure; je veux dire par là qu'ils n'étaient pas comme les Atztèques ou les Incas. Aucune civilisation, rien. Finalement, ce n'était qu'une bande de pauvres types pas très intéressants". page 205

samedi, septembre 06, 2008

LE JOUR AVANT LE LENDEMAIN (Jorn Riel)

Le nord est du Groenland vers 1860

Ninioq était bonne couturière. Bien que sa vue ne soit plus excellente, elle réalisait encore des points plus fins que ceux de ses belles-filles. Elle savait coudre des kamiks étanches avec des points si serrés que Katingak pouvait marcher dans l'eau toute la journée sans se mouiller les pieds; Et elle savait tendre comme une peau de tambour la peau d'un bateau, de telle sorte que pas une goutte d'eau ne puisse s'infiltrer. page 44
Tout était éternel. L'immense nature ne pouvait être anéantie, et l'homme ne faisait-il pas partie de cette nature? Tout ce qui était vivant poussait, se reproduisait et mourait au même rythme éternel que les changements de saison. Ninioq regarda la femme de son fils. Sa peau jaune mat était encore lisse et belle et ses seins hauts et pleins sur sa poitrine tendue. Voici l'été d'Ivnale, pensa-t-elle, ce temps où l'être s'épanouit en une beauté fascinante pour assurer la continuité des générations. Elle regarda son propre corps puis ceux des filles dans le bateau. C'est ainsi, pensa-t-elle, et ce sera ainsi dans tous les temps. page 50
"Nous venions d'étaler les angmagssat (des poissons) sur les rochers lorsqu'une vision étrange apparut sur la mer, commença-t-il. Certains pensèrent que c'était un iceberg de forme bizarre et qu'il était sans doute ensorcelé puisque, malgré les courants, il dérivait sur la côte. D'autres crurent que c'était l'écran de chasse d'un kayak du peuple des géants mais, au bout d'un certain temps, nous avons vu que c'était un grand bateau, sans rames, mais avec des peaux blanches suspendues sur des piliers de bois flotté. Personne n'avait jamais vu un si grand bateau. Il s'approchait sans bruit de la côte, à une vitesse tout à fait incroyable. Et comme nous avions peur qu'il y ait à bord des êtres malveillants, nous avons couru nous cacher dans les montagnes d'où nous pouvions observer sans être vus. C'était un bateau tout à fait incroyable, reprit-il. Il venait sans doute d'un pays inconnu et devait être peuplé d'esprits- c'est ce que nous avons pensé alors. Aucune main d'homme n'aurait pu construire un tel bateau, capable d'avancer tout seul au travers du puissant courant. Il est arrivé au fond de la baie où se trouvait l'habitat, a tourné sur lui-même et s'est arrêté. Quelques-unes des peaux blanches ont été enroulées par les esprits et peu après, il ont mis un petit bateau à l'eau. Celui-là était d'une taille presque naturelle et n'avait pas la capacité de l'autre à se mouvoir sans aide. Mais il était quand même étonnant parce qu'il était entièrement construit avec du bois précieux et portait des couleurs que l'on ne peut pas produire soi-même. Les rames de ce dernier étaient menées par les esprits qui venaient de descendre du grand bateau. Oui, c'était en vérité d'étranges esprits . Ils étaient habillés de vêtements qu'aucun homme n'avait jamais vus avant, des vêtements en peaux inconnues, souples et très colorées. Et là où les esprits n'étaient pas couverts, on voyait une peau rosâtre, tout à fait différente des couleurs de peaux vues jusqu'alors. Il y avait des cheveux de la même couleur que les buissons de myrtilles, des cheveux semblables au pelage de l'ours, il y avait des esprits sans cheveux, ce qui était effrayant, et il y avait des cheveux aussi rouges qu'un coucher de soleil . Ils ont apporté des cadeaux sur la plage et les ont disposés bien en vue pour que chacun puisse se servir.....On était parmi ceux qui se sont avancés vers les cadeaux. Ah, quelles merveilles, quelles choses extraordinaires il y avait là! Il sourit à ce souvenir et ses yeux étincelaient comme s'il les voyaient encore devant lui. Il y avait de petites pierres tout à fait plates, dans lesquelles on pouvait voir son visage, des couteaux brillants et acérés, d'un matériau inconnu, des couteaux qui pouvaient durer toute une vie d'homme. Et il y avait des courroies en fils de nerfs tressés...des perles, des rubans, de lourdes marmites noires, des aiguilles à coudre et des récipients bruns remplis d'eau claire....Ah oui, ce fut vraiment une visite heureuse, dit-il. Les étrangers ne désiraient pas plus que ce que nous pouvions leur donner. Et ils nous offraient toutes sortes de merveilles et se montraient même contents et reconnaissants pour les quelques pauvres peaux que nous pouvions leur offrir en échange. A bien des points de vue, ils ressemblaient aux hommes. Ils mangeaint la même viande que nous et leur intérêt pour les peaux était aussi grand que celui d'un homme....Dès qu'on avait bu de l'eau aux qualités merveilleuses, on était comme possédé. Tout le corps devenait mou, on perdait le contrôle de ses membres et on se sentait incroyablement exalté...."pages 64, 65, 66