mercredi, novembre 28, 2018

LE MONARQUE DES OMBRES paru en mai 2018 (Javier Cercas )

Un jeune homme pur et courageux, mort au combat , pour une cause mauvaise ( la lutte du franquisme contre la république espagnole) peut-il devenir, quoiqu'en s'en défende l'auteur, le héros du livre qu'il doit écrire? Manuel Mena  a dix-neuf ans quand il est mortellement atteint, en 1938,  en pleine bataille, sur les rives de l'Ebre. Le vaillant sous-lieutenant, par son sacrifice, fera désormais figure de martyr au sein de la famille maternelle  de Cercas et dans le village d'Estrémadure où il a grandi. La mémoire familiale honore et transmet son souvenir alors que surviennent des temps plus démocratiques, où la gloire et la honte changent de camp. Demeure cette parenté profondément encombrante, dans la conscience de l'écrivain: ce tout jeune aïeul phalangiste dont la fin est digne de celle d'Achille, chantée par Homère - mais Achille dans l'Odyssée  se lamentera de n'être plus que "le monarque des ombres" et enviera  Ulysse d'avoir sagement  regagné ses pénates.
Que fut vraiment la vie de Manuel Menas, quelle furent ses convictions, comment en rendre compte, retrouver des témoins, interroger ce destin et cette époque en toute probité, les raconter ,sans franchir la frontière qui sépare la vérité de la fiction?
L'immense écrivain qu'est Javier Cercas affronte ici ses propres résistances pour mettre au jour l'existence du héros fourvoyé, cet ange maudit et souverain dont il n'a cessé, dans toute son œuvre, de défier la présence.
 
Il s'appelait Manuel Mena et il est mort à l'âge de dix-neuf ans au cours de la bataille de l'Ebre. Sa mort advint le 21 septembre 1938, à la fin de la guerre civile, dans un village catalan du nom de Bot. C'était un franquiste fervent , ou du moins un fervent phalangiste, ou du moins, l'avait-il été au début de la guerre....Douze mois plus tard, il trouva la mort au combat, et durant des années, il fut le héros officiel de la famille. page 11
Je sentais que raconter son histoire ne voulait pas seulement dire que je prenais en charge son passé politique  mais aussi le passé politique de toute la famille, ce passé qui me faisait rougir de honte; je ne voulais pas prendre cela en charge, je ne voyais pas la nécessité de le faire et encore moins de l'ébruiter dans un livre.  pages 11 et 12.
 
Je dis qu'aucun événement , dans la vie de ma mère, ne fut aussi déterminant que le fait d'émigrer....Il y a près de vingt ans, je tentai d'expliquer à un ami  qu'émigrer , pour ma mère, signifiait qu'elle cessait, du jour au lendemain, d'être la fille privilégiée d'une famille de patriciens dans un village d'Estrémadure, où elle était tout, pour devenir un peu plus qu'une prolétaire ou un peu moins qu'une petite bourgeoise avec une flopée d'enfants sous le bras dans une ville catalane où elle n'était rien. page 14
 
Personne ne la gâtait autant que Manuel Mena et, aux yeux de sa mère, personne ne lui arrivait à la cheville: il était le plus jeune, le plus joyeux, le plus dynamique, celui qui lui apportait toujours des cadeaux, celui qui la faisait le plus rire et qui jouait le plus avec elle. Elle l'appelait l'Oncle Manomo; lui l'appelait Blanquita. page 19
 
Je compris  alors que la mort de Manuel Mena avait marqué,  au fer rouge , l'imagination de ma mère. page 21
 
Quand il (Manuel Mena) vint au monde, Iberhernando ( le village où la mère de l'auteur est née ainsi que Manuel Mena) était plus éloigné du XXè siècle  que du Moyen Age. page 30
 
"Tu vas écrire encore un roman sur la guerre civile? T'es con ou quoi? Ecoute, la première fois, ça marché, tu as pris le public au dépourvu. ...Maintenant, c'est  plus pareil, ils vont te réduire à néant, mec. Quoi que tu écrives;, les uns vont t'accuser d'idéaliser les républicains parce que tu ne dénonces pas leurs crimes, et les autres, d'être révisionniste  ou de farder le franquisme parce que tu ne présentes pas les franquistes comme des monstres mais comme des personnes ordinaires,  normales. C'est comme ça: la vérité n'intéresse personne, t'as pas encore pigé ça?  page 41
 
"Ecoute, je veux dire que ce ne sont pas les livres qui doivent être au service de l'écrivain, mais que c'est l'écrivain qui doit être au service de ses livres. page 49
 
"Tu te sens coupable d'avoir un oncle facho?"
 Maintenant, c'est moi qui souriais.
- " Un oncle, non, précisai-je. La famille au grand complet.
- Tu parles comme plus ou moins  la moitié de ce pays. Je t'ai dit que mon père avait aussi fait la guerre au côté de Franco....En plus, le mec était super convaincu...Pire, ceux qui ont fait la guerre avec Franco ont dû supporter ça pendant quarante ans. Quoi qu'on dise, ici, sauf quatre ou cinq téméraires, pendant la plus grande partie du franquisme, presque tout le monde  a été franquiste, par action ou par omission. On n'y peut rien. C'est comme ça. page 54
 
S'il est faux que l'avenir modifie le passé, ce qui est vrai, c'est qu'il modifie la perception que l'on a du passé ou du sens que l'on lui donne. page 63
 
Il est possible qu'après l'instauration de la Seconde République, la majorité d'Ibahernando devint républicain par inertie ou par imitation ou par contagion de la fièvre de changement qui enflammait le pays; si ce fut le cas, bien vite cet élan hétéronome devint autonome, de sorte que cette fièvre inaugurale affecta tout le village ou presque: les paysans avec terre comme les paysans sans terre embrassèrent  avec enthousiasme les idées républicaines et socialistes....Cette effervescence n'était pas uniquement politique  et syndicale, mais aussi sociale et religieuse. Au début du XXè siècle, un groupe de protestant conduit par le fils d'un pasteur d'origine allemande s'installa  dans le village , et en 1914, fonda une église. Ce fut le début d'un changement profond. Comme c'était le cas dans le reste du pays, à Ibahernando, l'église catholique se vautrait  depuis des siècles dans un despotisme abruti et monopoliste, moins soucieuse du bien-être de ses paroissiens que de la préservation de son pouvoir et de ses privilèges, et les protestants récemment arrivés, bravèrent cette négligence impitoyable en s'occupant des plus pauvres et des plus nécessiteux, leur apprenant à lire et  à écrire, les protégeant même économiquement. page 65
 
A l 'automne 1933, ....la Seconde République entrait dans une crise  qui, deux ans et demi plus tard, déboucherait sur une guerre, ou plutôt un coup d'état militaire dont l'échec déboucha sur une guerre qui finit par emporter la Seconde République . page 72
Le 19 du même mois (novembre 1933) eurent lieu les secondes élections générales de la république, que la droite emporta. C'était alors une droite qui croyait à peine à la République et ne croyait presque plus à la démocratie. et qui, dès son arrivée au pouvoir, consacra la plupart de ses efforts à démonter les réformes amorcées par le nouveau régime, et en même temps que de ses entrailles naissaient des organisations qui imitaient  le fascisme victorieux en Europe; la plus importante fut la Phalange espagnole....qui allait devenir la milice armée....page 74
 
Nul doute que, pendant la guerre ou pendant la plus grande partie de la guerre, Manuel Mena fût un phalangiste convaincu. - un phalangiste bien plus phalangiste que franquiste...page 82
La Phalange était un parti  qui, avec sa vocation antisystème, son prestige exaltant de nouveauté absolue, son irrésistible aura de semi clandestinité, son refus de distinction traditionnelle entre droite et gauche, sa proposition d'une synthèse qui dépasserait les deux,  son impeccable chaos idéologique....semblait être fait pour séduire un étudiant fraîchement sorti de son village...page 83
 
Le 19 janvier 1936, au théâtre Norba,...il (Manuel Mena) put voir le jeune chef de la Phalange à une foule de camarades venue de toute l'Estrémadure, dans sa chemise bleue réglementaire et interrompu par le grondement réitéré de leurs ovations et parler en ces termes: "le grand devoir de cette génération consiste à démanteler le système capitaliste dont les dernières conséquences néfastes sont l'accumulation du capital par les grandes entreprises et la prolétarisation des masses". page 84
 
(L'auteur est dans le village de Manuel Mena et questionne un ancien, le Tondeur, qui l'a connu)
"Ici, au début de la guerre, ils ont tué quelques-uns. Un instituteur qui s'appelait don Miguel....un homme bien. Ils ont aussi tué sa fille Sara. elle s'appelait. Sara Garcia. Elle avait un fiancé dans la zone rouge. On dit que c'est pour ça qu'ils l'ont tuée. ...Cette nuit-là, ils ont tué quelques-uns. "
Sur ce, le Tondeur raconte l'événement qui a bouleversé sa vie à jamais. Il a le regard perdu, s'exprime avec peu de mots qui semblent davantage des objets que des mots, et une froideur qui donne la chair de poule....Il se souvenait seulement qu'on avait frappé à la porte et que son père lui avait demandé d'aller ouvrir. La guerre venait d'éclater...Il a obéi, il s'est levé de table, il a ouvert la porte. Sur le seuil,....se tenaient  plusieurs hommes...Il n'en connaissait aucun. Les hommes lui demandèrent si son père était à la maison, il dit que oui et ils entrèrent et firent sortir son père....Il avait dix-huit ans, un an de plus que Manuel Mena. Il ne revit plus son père vivant. pages 94, 95
 
Le 20 juillet 1936, trois jours après que les troupes de Franco se furent soulevées dans leurs garnisons africaines contre le gouvernement légitime de la République, et que, presque simultanément les insurgés prirent le pouvoir à Caceres et  déclaré l'état de guerre dans toute la province, la droite d'Ibahernando se joignait à la rébellion, et s'emparait du pouvoir sans rencontrer la moindre résistance. Nous connaissons bien ce qui s'ensuivit en Espagne, une fois que la guerre fut déclenchée.page 100
Dans les jours qui suivirent le coup d'Etat, un ouragan de panique et de violence se déchaîna  dans toute l'Espagne. page 102
Il est impossible d'exempter la famille de Javier Cercas de toutes responsabilités concernant les atrocités commises ces jours-là: premièrement, parce que c'était elle qui détenait le pouvoir au village...deuxièmement , parce qu'à plusieurs reprises, ils protégèrent  des partisans de la gauche de cette vague de violence  incontrôlée ou ils les aidèrent à quitter le village où leur vie était en danger....page 103
Entre fin juillet et début août, soutenu par l'aviation de Hitler, Franco avait réussi  à faire débarquer dans le Sud le gros des troupes marocaines...page 104
 
Quelqu'un lui demanda (au grand-père de Javier)   son opinion sur ce qui se passait en Espagne.  Mon grand-père fit alors une grimace que je ne réussis pas à déchiffrer. page 115
Cercas ne savait pas  qu'après en être revenu,  son grand-père interdit à ses enfants d'adhérer à la Phalange ou d'avoir quoi que ce soit avec elle, même si elle était le premier  instrument de  socialisation des jeunes pendant la dictature. page 119

Manuel mena partit enfin pour le front un jour à l'aube, au début octobre 1936, plus de trois mois après le déclenchement de la guerre. Je ne sais pas si quelqu'un le vit sortir du village, je ne sais pas s'il était seul ou si quelqu'un l'accompagnait. Page 121

(Javier Cercas et son ami David parlent de l'entretien qu'ils ont eu avec le Tondeur.)
"Il n'arrêtait pas de balancer la béquille à droite et à gauche."
- Tu m'étonnes dit David. Ton père meurt comme un chien,  tu ne sais pas qui l'a tué ni pourquoi, tu es obligé de l'enterrer en cachette et sans que personne dise une misérable prière. Quelle Horreur! En revanche, Manuel Mena, lui, il est parti à la guerre parce qu'il le voulait, il est mort en se battant comme un homme et tout le village a assisté à son enterrement. A Ibahernando, Manuel Mena  était un héros et le père du Tondeur n'était personne, un rouge qui n'a eu que ce qu'il  méritait. Pauvre Tondeur! presque quatre-vingts ans à taire cette histoire, à la garder pour lui. Je ne sais pas toi, mais moi, j'avais l'impression  d'être en face d'un homme qui a été malade toute sa vie et qui l'ignore. page 132

Peut-on être un jeune homme noble et pur et en même temps, lutter pour une mauvaise cause? page 141

"L'histoire est écrite par les vainqueurs" dit-elle et ensuite, "les peuples tissent les légendes. Les littérateurs fabulent. Seule la mort est indéniable" Page 145
 
Manuel Mena intégra son premier poste de sous-lieutenant le 25 septembre 1937, et jusqu'au jour de sa mort, douze mois plus tard, il vécut avec une intensité saisissante, accumulant ces expériences extrêmes  qui, comme le clamaient publiquement certains rescapés de guerre, permettent d'apprendre la  chose suivante: tous les hommes peuvent être bien pires que ceux qu'imaginent ceux qui n'ont jamais pris part à un conflit. page 148
 
La première chose que je crus comprendre au cours de ces journées est donc la suivante: à la fin de sa vie, Manuel Mena était un étranger dans son propre village. La seconde est que, la guerre étant un condensé d'expériences en accéléré, Manuel Mena, qui était passé par là, avait en dix-neuf ans de vie, acquis autant d'ancienneté qu'un homme ordinaire en cinquante ans et que pendant ses premières visites au village, quand il revenait du front, son regard était peut-être à la fois, celui d'un ancien et celui d'un jeune, celui d'un étranger et celui d'un autochtone, et que son regard d'alors, ne devait pas être différent de celui du mien à présent. page 175
 
....Le problème: le village s'est scindé en deux et la cohabitation est devenue très difficile, dit Alejandro. Tu sais, Javier, ce qui m'énerve le plus, c'est les interprétations équidistantes de la guerre, celles à cinquante-cinquante, qui disent que ça été une tragédie et que les deux camps avaient raison. Faux: ce qui s'est passé, c'était un coup d'Etat militaire contre une démocratie, soutenue par l'oligarchie de l'Eglise. D'accord, cette démocratie était tout sauf  parfaite, et vers la fin, très peu de gens  y croyaient et respectaient ses règles mais ça restait une démocratie; la raison politique était donc du côté des Républicains. Point barre. Et ce qui m'énerve aussi, c'est l'interprétation sectaire ou religieuse  de la guerre selon laquelle la République était un paradis sur terre et tous les républicains des anges qui n'ont tué personne et que tous les franquistes étaient des monstres  qui assassinaient à tour de bras: faux , encore un fois.....Mon grand-père et ton grand-père s'ils sont allés à la guerre, ce n'est pas par passion politique,, ou parce qu'ils voulaient changer le monde, ou faire la révolution national-syndicaliste; tu dois comprendre Javier. Ils sont partis à la guerre parce qu'ils ont senti que c'était leur devoir, parce que, pour eux, c'était la seule issue. page 198

..pendant la guerre, notre famille s'est trompée de camp, répondis-je (Javier)  Non seulement parce que la république avait raison, mais parce qu'elle était la seule  à pouvoir défendre ses intérêts. (ceux de la famille) je ne dis pas  que c'était facile de faire le bon choix  dans de telles circonstances et je ne vais pas avoir la désinvolture ou l'impertinence de les juger maintenant, quatre-vingts ans après avec l'état d'esprit et le confort qui sont les nôtres aujourd'hui et alors que nous avons le désastre  qui s'est ensuivi.
Je me souvins de  David  Treba et j'ajoutai:
-  Ils n'étaient pas omniscients. Ils  ne savaient pas tout. Ils ne pouvaient pas le savoir. Mais ils se sont trompés. Aucun doute là-dessus. Ils se sont leurrés ou se sont laissé leurrer: leur camp aurait dû être  celui de la République. page 204
 
Avant la guerre , il y avait plein de gens ici, il y avait de la vie, le village avait un avenir ou pouvait en  avoir un. Maintenant, il n'y a plus rien. Le franquisme a transformé Ibahernando en un désert, il a fait fuir les pauvres comme les riches, ceux qui mangeaient comme ceux qui ne mangeaient pas. Tous. page 205
...Je pensai....."Non seulement, il (Manuel Mena )  est mort pour une mauvaise cause, mais en plus , il est mort en se battant pour des intérêts qui n'étaient pas les siens. Ni les siens,  ni ceux de sa famille". Je pensais ," il est mort pour rien." page 206
 
Je demandai à mon oncle si Manuel Mena parlait de la guerre quand il revenait à Ibahernando en permission. Il me dit que non, "jamais" ajouta-t-il. page 238
 
Manuel Mena et son frère Antonio s'étaient empêtrés dans une discussion sur un sujet banal et le ton était monté peu à peu, et l'on avait changé de sujet....3Ecoute, Antonio, dit Manuel Mena , cette guerre n'est pas ce qu'on croyait au début . Manuel Mena dit que cette guerre n'allait pas être facile, qu'elle n'allait pas se faire  sans efforts, ni sacrifice,  ....Il dit qu'elle sera dure et longue. IL dit que beaucoup de monde allait mourir tant quelle durerait. Il dit que beaucoup de monde était mort mais qu'il en mourrait davantage . Et il dit qu'il avait suffisamment donné. A lui-même, à sa famille, à tous.  C'est fini, dit-il, j'en ai assez insista-t-il. Si c'était à moi de décider, je ne retournerais plus au front, dit-il finalement. page 245
Je compris . Je compris que Manuel Mena n'avait pas toujours été un jeune idéaliste, un intellectuel de province ébloui par l'éclat romantique et totalitaire de la Phalange et qu'à un moment donné de la guerre, il avait  cessé de concevoir celle-ci comme les jeunes idéalistes la concevaient depuis toujours...Page 247
 
La famille essaya d'oublier. Manuel Mena  incarna certes le paradigme du héros franquiste, mais s a mort au combat  reçut peu d'échos en dehors du village. page 272
 
Je pensai : "L'oncle Manuel n'est pas mort pour la patrie, maman. Il n'est pas mort pour te défendre toi et ta grand-mère Carolina et  ta famille. Il est mort pour rien, parce qu'on l'a trompé en lui faisant croire qu'il défendait ses intérêts alors qu'en réalité, il défendait les intérêts des autres, et qu'il mettait sa vie en péril pour les siens alors qu'en réalité il le faisait pour les autres. Il est mort à cause  d'une bande de salopards qui empoisonnaient le cerveau des jeunes et les envoyait à l'abattoir. Les derniers jours ou les derniers mois de sa vie, il s'en est douté ou il l'a entrevu, mais c'était déjà trop tard, et c'est pourquoi il ne voulait plus faire la guerre. page 300
 
...venait de découvrir le secret le plus élémentaire et le plus caché, le plus refoulé et le plus visible, qui est qu'on ne meurt pas, que Manuel Mena n'était pas mort, que mon père n'était pas mort, je le pensais soudain ou plutôt, je le sus, que ni ma femme ni mon fils ni mon neveu Nestor ne mourraient, ni moi non plus, et je pensai avec un frisson vertigineux que personne ne meurt, je pensai que nous sommes faits de la matière et que la matière ne se détruit, ni ne se crée, elle se transforme  seulement et que nous ne disparaissons pas, nous nous transformons en nos descendants comme nos ancêtres se transformèrent en nous, je pensais que nos ancêtres vivent en nous comme nous vivrons en nos descendants; ils ne vivent pas métaphoriquement dans notre mémoire volatile, me dis-je, ils vivent physiquement  dans notre chair et notre sang et nos os, nous héritons de leurs molécules et avec leurs molécules, nous héritons de ce qu'ils furent, que cela nous plaise ou non.....Nous sommes nos ancêtres comme nous serons  nos descendants...Page 313
 
 
 
 

lundi, novembre 19, 2018

J'AI COURU VERS LE NIL paru en octobre 2018( Alaa El Aswany)

Le Caire, 2011.  Alors que la mobilisation populaire est à son comble sur la place Tahir, Asma et Mazen, qui se sont connus dans une réunion politique, vivent leurs premiers instants en amoureux au sein d'une foule immense. Il y a là Khaled et Dania, étudiants en médecine, occupés à soigner les blessés de la manifestation. Lui, le fils d'un simple chauffeur, elle est la fille du général Alouani, chef de la sécurité d'Etat, qui a les yeux partout, notamment sur eux. Il y a là Achraf, grand bourgeois copte, acteur cantonné aux seconds rôles, dont l'amertume n'est dissipée que par ses moments de passion avec Akram, sa domestique. Achraf dont les fenêtres donnent sur la place Tahir et qui, à la suite d'une rencontre inattendue avec Asma, a été gagné par la ferveur révolutionnaire. Un peu plus loin, il y  a Issam, ancien communiste désabusé,victime de l'ambition de sa femme, Nourhane, présentatrice télé, prête à tout pour gravir les échelons et s'ériger en icône musulmane, qu'il s'agisse de mode ou de mœurs sexuelles.
Chacun incarne une facette de cette révolution qui marque un point de rupture , dans la destinée et dans celle de leur pays. Espoir, désir, hypocrisie, répression, El Aswany assemble ici toutes les pièces de l'histoire égyptienne récente, frappée au coin de la dictature, et convoque le souffle d'une révolution qui est aussi la sienne. A ce jour, ce roman est interdit de publication en Egypte....
 
Plus de 400 pages sur le mouvement de 2011 en Egypte qui a abouti au départ de Moubarak. Etude de différents milieux sociaux, conflit de génération, religions (islam et religion copte) très présentes avec ses interdits et ses obligations, violences de l'armée,  éveil du sens politique, brassage des différents milieux de la population, etc...., jugements des manifestants pour le départ de Moubarak, échec du soulèvement.....

mardi, novembre 13, 2018

FRERE D'AME (paru en septembre 2018) ( David DIOP)

Un matin de la Grande Guerre, le capitaine Armand siffle l'attaque contre l'ennemi allemand. Alfa Ndiaye et Mademba Diop  , deux tirailleurs sénégalais parmi tous ceux qui se battent alors sous le drapeau français. Quelques mètres après avoir jailli de la tranchée, Mademba tombe , blessé à mort, sous les yeux d'Alfa, son ami d'enfance, son plus que frère. Alfa se retrouve seul dans la folie  du grand massacre, sa raison s'enfuit. Lui, le  paysan d'Afrique, va distribuer la mort sur cette terre sans nom. Détaché de tout, y compris de lui-même, il répand sa propre violence, sème l'effroi. Au point d'effrayer ses camarades. Son évacuation à l'arrière, est le prélude à une remémoration de  son passé en Afrique, tout un monde à la fois perdu  et ressuscité dont la convocation fait figure  d'ultime et de splendide résistance à la première boucherie de l'ère moderne.

Prix Goncourt des Lycéens 2018

...je sais, j'ai compris, je n'aurais pas dû. Moi, Alfa Ndiaye, fils du très vieil homme , j'ai compris, je n'aurais pas dû. Maintenant , par la vérité de Dieu, maintenant , je sais. Mes pensées n'appartiennent qu'à moi, je peux penser ce que je veux. Mais je ne parlerai pas. page 11
...Je me suis permis l'impensable. Aucune voix ne s'est élevée pour l'interdire: les voix de mes ancêtres, celles de mes parents se sont tues quand j'ai pensé faire ce que j'ai fini par faire. Je sais maintenant, je te jure que j'ai tout compris  quand j'ai pensé que je pouvais tout penser. page 12
Je n'ai pas été humain et j'ai laissé Mademba, mon plus que  frère, mon ami d'enfance, mourir les yeux pleins de larmes, la main tremblante, occuper à chercher dans la boue du champ de bataille ses entrailles pour les ramener à son ventre ouvert. page 14
...j'ai compris trop tard  d'un souffle que j'aurais dû t'égorger dès que tu me l'as demandé, alors que tu avais encore les yeux secs  et la main gauche serrée dans la mienne. page 14
J'ai bien compris les mots du capitaine. Personne ne sait ce que je pense, je suis libre de penser ce que je veux. Ce que je pense, c'est qu'on veut que je ne pense pas. L'impensable est derrière les mots du capitaine. La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages  quand ça l'arrange. Elle a besoin que nous soyons sauvages parce que les ennemis ont peur de nos coupe-coupe. ...La France  du capitaine  a besoin de notre sauvagerie et nous sommes obéissants, moi comme les autres., nous jouons les sauvages.  Nous tranchons les chairs ennemies, nous estropions, nous décapitons, nous éventrons. page 25
Entre sa première  et sa deuxième supplication, j'ai demandé à Mademba de me décrire l'ennemi  d'en face qui l'avait étripé. "Il  a les yeux bleus", m'a  murmuré Mademba , comme j'étais allongé à ses côtés à regarder le ciel cisaillé de métal. page 35
Par la vérité de Dieu, j'ai été inhumain. je n'ai pas écouté mon ami, j'ai écouté mon ennemi. Alors quand j'attrape l'ennemi d'en face, quand je lis dans  ses yeux bleus les hurlements que sa bouche ne peut lancer au ciel de la guerre...je rattrape le temps perdu , j'achève l'ennemi. page 39
Mes camarades, mes amis de guerre ont commencé à me craindre dès que la quatrième main. Au début, ils ont ri de bon cœur avec moi, ils se sont amusés de me voir revenir  avec un fusil et une main ennemie. Ils ont même été si contents de moi qu'ils ont pensé me donner une autre médaille. Mais au bout de la quatrième main, ils n'ont plus ri franchement. ....Ils ne m'ont plus aidé à me laver  à grands seaux. Ils m'ont laissé nettoyer mes habits de guerre moi-même.  Tout à coup, personne ne m'a tapé  sur l'épaule en rigolant. par la vérité de Dieu, je suis devenu intouchable. pages 41, 42
La rumeur a couru....J'ai enfin surpris des paroles chuchotées  et j'ai su que le bizarre était devenu le fou, puis le fou était devenu le sorcier. Soldat sorcier. page 45
L'être humain cherche toujours des responsabilités absurdes aux faits. C'est comme ça. C'est plus simple. je le sais, je l'ai compris, à présent que je peux penser ce que je veux. Mes camarades de combat, Blancs ou Noirs , ont besoin de croire que ce n'est pas la guerre qui risque de les tuer, mais le mauvais œil. page 48
...Je ne m'écoutais plus penser mais j'écoutais les autres qui avaient peur de moi. Il faut faire attention quand on se pense  libre de penser ce qu'on veut, de ne pas laisser passer en cachette la pensée déguisée des autres, la pensée maquillée du père et de la mère, la pensée grimée du grand-père , la pensée dissimulée du frère ou de la sœur, des amis, voire des ennemis. page 53
A la septième main coupée, ils en ont eu assez. Ils en ont eu tous assez, les soldats toubabs comme  les soldats chocolats. Les chefs comme les pas-chefs. Le capitaine Armand  a dit que je devais être fatigué, qu'il fallait coûte que coûte que je me repose. Pour me l'annoncer, il m'a convoqué dans sa cagna. C'était en présence d'un Chocolat, plus âgé que moi. page 57
"Le capitaine Armand a dit qu'il te remerciait encore pour ta bravoure. le capitaine a dit que tu avais un mois de permission." page 60

Jean- Baptiste a été mon seul vrai copain blanc de la tranchée.  C'est le seul qui est venu vers moi après la mort de Madenba Diop pour me consoler. Les autres m'ont tapé sur l'épaule, les Chocolats ont récité les prières rituelles avant qu'on emporte vers l'Arrière le corps de Mademba. Les soldats chocolats ne m'en ont plus reparlé parce que, pour eux, Mademba était un mort parmi les autres. Seul , Jean- Baptiste  a fait plus que me taper sur l'épaule quand j'ai rapporté le corps  éventré de Mademba dans la tranchée....ses petites mains m'ont aidé  à laver mon linge. Jean-Baptiste  a partagé son pain avec moi. Jean - Baptiste a partagé son rire avec moi.  page 67

Jean-Baptiste n'est pas resté longtemps mon ami. Non pas parce que nous ne nous plaisions plus , mais parce qu'il est mort. Il est mort d'une mort très laide....page 71
J'ai su, j'ai compris en voyant  son visage  quand il lisait cette lettre. Quand il a eu fini de lire la lettre parfumée, le visage de Jean-Baptiste  était devenu gris. Plus de lumière.  Seul le rire lui restait. Mais son rire n'était plus un rire de bonheur. Son rire était devenu un rire de malheur. Un rire comme des pleurs, un rire désagréable, un faux rire. page 72
...J'ai su, j'ai compris , comme le capitaine et les autres, que Jean-Baptiste  cherchait à mourir, à énerver les yeux bleus  ennemis pour qu'ils visent. page 73

Jusqu'à la troisième main, j'étais un héros de guerre, dès la quatrième, je suis devenu un fou dangereux, un sauvage  sanguinaire.  page 84
Des soldats toubabs n'ont plus voulu obéir au capitaine Armand quand il sifflait l'attaque. Un beau jour, ils ont dit : "Non, y en a marre"!...."Nous ne sortirons plus, nous refusons de mourir par votre sifflet". page 86
Par la vérité de Dieu, après la mort des sept copains traîtres commandée par le capitaine, il n'y a plus eu de révolte. page 91
(Alfa Ndiaye est dans un hôpital) Le docteur François , qui est un grand homme maigre, me sourit dès que j'apparais devant lui.....Mais , par la vérité de Dieu, le sourire que j'ai acheté  avec mon sourire perpétuel et qui me plaît le plus, c'est le sourire  de mademoiselle François, une des nombreuses filles en blanc du docteur. page 99
J'ai souri à mademoiselle François qui est une très belle fille  comme Fary.....mademoiselle François m'a rendu mon premier sourire et son regard s'est attardé sur le milieu de mon corps. page 105
Le docteur  François nous laisse le temps de penser, de nous retourner sur nous-mêmes. ...par signes, le docteur François nous demande de dessiner  tout ce qu'on veut. Je sais, j'ai compris...le docteur François regarde le dedans de nos têtes.... je sais, j'ai compris que nos dessins sont là pour l'aider à laver nos esprits des saletés de la guerre. Je sais, j'ai compris que le docteur François est un purificateur de  nos têtes souillées de guerre. page 115 page 116
Le deuxième dessin (le premier était sur sa mère) que j'ai fait au docteur François, ça a été le portrait de Mademba, mon ami, mon plus que frère. Ce dessin était moins beau. Non pas parce que je l'ai moins réussi, mais parce que Mademba était vilain.    Quand ma mère est partie sans retour, Mademba m'a accueilli chez lui. Il m'a pris par la main et m'a fait entrer dans la concession de  ses parents. page 131
Le plus grand secret qu'il nous a enseigné (le plus ancien du village)  est que ce n'est pas l'homme qui dirige les événements mais les événements qui dirigent l'homme. ..Rien de ce qui nous arrive ici-bas, si grave ou si avantageux que ce soit, n'est neuf. Mais ce que nous ressentons, est toujours neuf car chaque homme est unique, comme chaque feuille d'un même arbre est unique. page 134
Quand nous sommes entrés dans notre vingtième année, Mademba a voulu aller à la guerre. L'école lui a mis dans la tête de sauver la mère patrie, la France. Mademba voulait devenir un grand quelqu'un à Saint-Louis, un citoyen français. page 136
Abdou Thiam a dit qu'il fallait  suivre une nouvelle voie, qu'il fallait cultiver l'arachide plutôt que le mil; l'arachide plutôt que les tomates, l'arachide plutôt que les oignons, l'arachide plutôt que les choux, l'arachide plutôt que les pastèques. l'arachide c'était un surplus d'argent pour tous. L'arachide c'était de l'argent pour payer les impôts....page 145
La troisième chose que j'ai dessinée au docteur François, ce sont mes sept mains. je les ai dessinées pour les  revoir en vrai, comme elles étaient  quand je les ai coupées....Le docteur François, après les avoir vues, ne m'a plus souri comme avant. pages 151, 153
Traduire, ce n'est jamais simple. Traduire, c'est trahir sur les bords, c'est maquignonner, c'est marchander une phrase pour une autre. Traduire est une des seules activités humaines où l'on est obligé de mentir sur les détails pour rapporter le vrai en gros. Traduire, c'est prendre le risque  de comprendre mieux les autres que la vérité de la parole n'est pas une, mais double, voire triple, quadruple ou quintuple. Traduire, c'est s'éloigner de Dieu, qui, comme chacun sait ou croit le savoir, est une. page 166
Je crois désormais que je sais qui je suis. je te jure, par la vérité de Dieu, que la petite voix venue de très, très loin dans ma tête me l'a laissé deviner. ...mon corps est celui d'un démon. le corps d'un dévoreur d'âmes...page 167

mardi, novembre 06, 2018

LES BOURGEOIS (Alice FERNEY)

Ils se nomment Bourgeois et leur patronyme  est aussi un mode de vie. Ils sont huit frères et deux sœurs, nés à Paris entre 1920 et 1940. Ils grandissent dans la trace de la Grande Guerre et les prémices de la seconde. Aux places favorites de la société bourgeoise - l'armée, la marine, la médecine, le barreau, les affaires - , ils sont partie prenante des événements historiques et des évolutions sociales. De la décolonisation à l'après-Mai  68, leurs existences embrassent toute une époque. La marche du monde ne décourage jamais leur déploiement.
De Jules, l'aîné à Marie, la dernière, l'apparition et la disparition des personnages , leurs aspirations et leurs engagements. rythment la formidable horlogerie de ce roman très différent d'une simple saga familiale. Car  c'est ici le siècle qui se trouve reconstruit par brèves séquences  discontinues, telle une vaste mosaïque où , progressivement se détachent les portraits des dix membres de la fratrie - et un peu leurs aïeux , et déjà leurs enfants.
Sur cette vertigineuse ronde du temps, Alice Ferney pose un regard de romancière  et d'historienne. A hauteur de contemporain, elle refait la traversée. Allant sans cesse du particulier au collectif, du destin individuel à l'épopée nationale, elle donne à voir l'Histoire en train de se faire, les erreurs les silences coupables, les choix erronés qu'explique la confusion du présent. Ample  et captivant, LES BOURGEOIS  s'avère ainsi une redoutable  analyse de nos racines: un livre qui passe tout un siècle français  au tamis du roman familial.
 
Henri et Mathilde: 10 enfants, 8 garçons et 2 filles: Jules né le 27 mars 1920, Jean , né le 5 octobre 1921, Nicolas, né le 4 janvier 1923, André né le 22 juillet 1926,  Joseph, né en 1927, Louise, née le 17 avril 1930,  Jérôme  né le 30 mai 1933, le personnage central, Claude né en 1934, Guy né le 27 octobre 1937,  Marie, née le 16 mars 1940 et mort de Mathilde, ce même jour.  40 petits-enfants. Henri s'est remarié à Gabrielle.
 
Personne n'a envie de mourir et presque personne n'a envie de voir mourir les autres. On voudrait que le monde  dont on goûte la composition ne change pas, que la vie demeure dans les êtres éphémères qui l'accueillent, simplement parce qu'on tient  à eux. page 22
 
S'il voyageait (Jérôme, celui  qui vient de mourir) ce ne fut jamais pour l'agrément, en touriste qui rentrera chez lui  et ne fait qu'effleurer du regard des pays où il ignore à quoi ressemble une journée de la vie quotidienne. Page 24
 
Chez les Bourgeois, on ne se disait pas, on se  retrouvait et on se reconnaissait. page 28
 
"Appartenir à une époque  c'est être capable d 'en comprendre le sens." page 43
 
Il me semble que naître à la fin du XIX ème siècle  en Europe fut unique. L'adaptation réclamée à cette génération fut un grand écart mental. 1895: une date comme une première marche , une porte vers le temps des techniques et des sciences, qui, à la manière d'une vague puissante n'en finissant pas de se dérouler sur une grève, nous a entraînés jusqu'à l'espace infini du cosmos, dans les dimensions microscopiques des bactéries et des virus, dans le secret du code génétique ou le dedans calfeutré des corps. page 71

Les Bourgeois n'avaient pas besoin du progrès social: ils partaient en vacances , ils possédaient des maisons de famille, ils louaient ce qu'ils voulaient où ils voulaient. Page 80

Il y a trois façon de vivre avec le passé: le contempler à l'instant où il est présent, l'oublier quand il est perdu, en conserver le souvenir à jamais. page 90

Depuis l'entrée  de l'armée allemande  en Rhénanie, le troisième Reich  faisait frémir l'Europe en déchirant morceau par morceau le traité de Versailles. page 93
 
Nicolas,( le 3è fils ) était une forte tête qui se heurtait à son père. Il jugeait ses parents et son milieu dont il n'aimait pas le mode de vie. Non décidément, il ne trouvait pas naturel que les uns eussent tant de privilèges  quand les autres  s'en privaient. page 98
 
Au lieu du refuge que j'avais imaginé, le mariage devient ce traquenard faussement douillet qui abuse les femmes , pompe leur sève, se retourne contre elles: croyant y épanouir, leur vie, elles en sont dépouillées. page 101
 
3 septembre 1939. Toutes les autorités du monde avaient parlé pour empêcher la guerre. Fort de sa neutralité, Roosevelt s'était adressé à Hitler, au roi d'Italie, au président polonais. Fort de sa sainteté, le pape avait lancé un  appel à la paix. page 104
 
Marie naissait tandis que Mathilde  mourait. page 109
 
18 juin 1940. Les Bourgeois . Ils n'entendirent pas l'appel du jeune général  qui avait quitté la métropole et pris ses quartiers à Londres....Comme la plupart de leurs compatriotes effarés par l'exode et la débâcle, les Bourgeois continuèrent  d'admirer le Maréchal. Le nouveau régime et sa évolution nationale avaient  de quoi leur plaire: sa morale, son cléricalisme, son paternalisme, sa  politique nataliste. page 132
 
Henri était-il heureux  de se remarier? La question ne se posait pas. Il  se mariait en noir. Il était soulagé de ne plus être seul devant neuf visages malheureux. Sa vie n'était plus confisquée par le chagrin mais se configurait  avec Gabrielle. page 142
 
Les promotions 1941 et 1942 de l'Ecole Navale naviguaient. Tous ces jeunes gens passionnés ignoraient les déchirements que valait à leurs chefs l'opposition entre l'intelligence du moment et l'esprit du moment et l'esprit de discipline. L'invasion de la zone libre était pour nombre d'amiraux le signe  qu'il fallait dénoncer l'armistice, donner l'ordre d'appareiller et gagner l'Afrique du Nord. Mais l'ordre ne venait pas! Le Maréchal ne s'y ralliait pas. page 159
 
De tous  ses frères, Nicolas fut le premier à s'écarter pour regarder son monde  sans être absorbé en lui. page 162
 
La Grande Histoire  continuait  de solliciter Jules. Il bouillait  d'agir. A peine marié, il quitta sa jeune femme pour rejoindre le maquis de haute Corrèze.  page 167
 
Trois des enfants d'Henri combattaient , les sept autres attendaient. Depuis le débarquement  de Normandie  et de Provence, le pays entier s'échauffait, la capitale guettait ses libérateurs. page 176
 
12 avril 1945. le fait est désormais avéré - officiel et incontestable - pour le présent et pour l'avenir on le saura sans forcément le comprendre: l'homme est le plus grand meurtrier sur la terre. Aucun animal, aucun ancêtre avant lui, n'a commis pareils crimes, n'a égalé cette cime monstrueuse qu'il vient d'atteindre  en 1945. page 187
 
Août 2014. Si vous n'avez jamais évoqué le sort des Juifs, avez-vous parlé d'Hiroshima? dis-je à Claude. Que pensait Henri  de la bombe atomique  et de l'usage  qu'en firent les Américains.
- On ne parlait pas  de tout ça; dit encore une fois Claude.
- Je ne comprends pas comment ce silence  était possible.
- Il l'était , dit Claude. page 190
 
Etre dix ,  ce fut connaître au plus intime comment on diffère d'autrui, par le caractère autant  que par l'expérience, par la chance donnée ou  retirée, par le sort et par l'histoire. Ce fut sentir immédiatement qu'on s'élabore soi-même  seul avec  ce qu'on vit au milieu des autres. page 213
 
A son père, Jules écrit (il est en Indochine) : "J'ai eu le malheur  de le constater, une embuscade  montée avec des mines et d'importants  effectifs réussit presque à tous les coups. Le découragement  nous guette . Militairement la situation paraît sans issue . Nous tenons les villes et une constellation de petits postes, nous sécurisons les voies de communication. Mais les Viêt-Minh sont partout, harcèlent les postes, coupent les routes, terrorisent  les villages. Nous tenons et les hommes tombent. Personnellement, je pense que nous avons perdu la guerre le jour où nous avons abandonné le Nord aux Communistes. " page 228
 
Et Louise était seule. Les années cinquante furent vraiment patriarcales et grand l'abîme entre ce que vivaient les hommes  et le reste qui fut dévolu aux femmes. Louise vécut  ces derniers moments  d'une société où certains maris avaient beau jeu  dans cette  relégation des épouses. page 240

Son service militaire ( celui de Claude en Algérie) deviendrait, dans  sa mémoire, une expérience unique , extrêmement instructive. Il avait découvert la vie, la mort, les autres et lui-même. page 258
 
Marie était un météore persistant: lumineuse, rieuse, rapide, toujours à se lever pour rendre service.....Marie était bien élevée, mais pour l'instant, elle n'allait pas se contenter du rôle dévolu aux jeunes filles de bonne famille. Attendre un mari. Apprendre des bêtises. Se soucier des robes - d'étoffes et de façon. Non. Ce n'était pas le style de Marie.....Marie était capable  de vouloir et de s'engager. Elle avait passé son premier bachot avec l'idée de devenir infirmière, car elle n'avait rien de velléitaire. La dernière fille de Mathilde  entra dans le marché du travail! Plus encore qu'une évolution tangible dans la société conventionnelle, c'était un événement familial. reçut-il l'écho qu'il méritait? page 269
 
Claude pénétrait le vaste univers - des personnes différentes, des savoirs spécifiques, des pays inconnus. Les chantiers et les ouvriers, les métaux et les déchets, les contrats et les transporteurs, les réclamations et les négociations, il apprit tout dans ces années-là.  (Claude était le mauvais petit canard de la fratrie: pas de bac, son père le méprisait etc...) page 273

L'après 68. L'émotion  de l'opinion face à la révolution des mœurs trouva ses canaux habituels. La sécurité. La pilule. La contraception. .La morale...le sexisme...page 305
 
1970. Tout le monde voulait ceci ou cela. En trente ans, l'existence s'était considérablement adoucie, ouatée par la consommation. Les rationnements de l'après-guerre  étaient une préhistoire. Dire que Marie  avait un jour manqué de lait!  On ne se le représentait plus. Cette période  que l'on baptisa  trente glorieuses diffusait  des conforts inimaginables  pour ceux qui étaient nés avant eux. Que d'innovations dans tous les domaines.! Les fils d'Henri profitaient  de ces progrès  tout en conservant une organisation traditionnelle. Leurs épouses étaient au foyer ... Chez les Bourgeois , le mariage ramenait la gente féminine auprès des enfants ....Chaque sexe avait son rôle, voilà tout. ...Ils n'étaient pas loin de penser que les femmes savantes sont des casse-pieds.  page 316

Gentil est un mot-clé de son vocabulaire ( celui de Claude) , le plus grand compliment, bien plus élogieux qu'intelligent, astucieux, ou sympathique, qui sont d'autres  qualificatifs en vogue aujourd'hui. page 320

La photographie dit la vérité de la vie: tous mourront. page 321

dans l'espace étiqueté d'aujourd'hui, les Bourgeois sont rangés du côté des nantis et de fait, ils  s'y trouvaient. La richesse cependant ne les a pas intéressés. Aucun n'a livré sa vie au désir d'accumuler. page 323

(Simone Veil présente le projet de loi sur la contraception) Elle est une femme de devoir, d'humanisme et d'humanité. Pour l'instant, elle se tient bien droite et concentrée, grave et digne, pressentant la violence du combat à venir (mais pas sa bassesse) Elle ne sait pas que son courage sera indestructible.
-Elle  a été extraordinaire , dit aujourd'hui  Françoise, qui , peut-être le pensa  en 1974.page 330

La jeunesse n'est pas une période de la vie, elle est un état  d'esprit, un effet de la volonté, une qualité de l'imagination, une intensité émotive, une victoire du courage sur la timidité, du goût de l'aventure sur l'amour du confort.  On ne devient pas vieux pour avoir vécu un certain nombre d'années, on devient vieux parce qu'on a déserté son idéal.  page 337
 
...Car elles marchent main dans la main et l'on porte la mort  en soi comme on porte un enfant, une graine, une promesse tacite et toujours tenue. Elle nous emporte à la manière  d'un coup de vent, comme un bateau vers un nouveau monde.  page 341
 
Plus les jours sont uniformes, plus les années passent sans qu'on les voie, pensaient les Bourgeois;, Jean, Louise, Jérôme, Claude, Guy et Marie avaient clos leurs carrières. Le marin, le fantassin, le médecin et les mères avaient accompli leur tâche. Qu'est-ce que la retraite?  La partie de la vie pendant laquelle une personne  a fini de travailler. La communauté lui reverse une pension qu'une vie laborieuse a accumulée. page 345