mardi, novembre 06, 2018

LES BOURGEOIS (Alice FERNEY)

Ils se nomment Bourgeois et leur patronyme  est aussi un mode de vie. Ils sont huit frères et deux sœurs, nés à Paris entre 1920 et 1940. Ils grandissent dans la trace de la Grande Guerre et les prémices de la seconde. Aux places favorites de la société bourgeoise - l'armée, la marine, la médecine, le barreau, les affaires - , ils sont partie prenante des événements historiques et des évolutions sociales. De la décolonisation à l'après-Mai  68, leurs existences embrassent toute une époque. La marche du monde ne décourage jamais leur déploiement.
De Jules, l'aîné à Marie, la dernière, l'apparition et la disparition des personnages , leurs aspirations et leurs engagements. rythment la formidable horlogerie de ce roman très différent d'une simple saga familiale. Car  c'est ici le siècle qui se trouve reconstruit par brèves séquences  discontinues, telle une vaste mosaïque où , progressivement se détachent les portraits des dix membres de la fratrie - et un peu leurs aïeux , et déjà leurs enfants.
Sur cette vertigineuse ronde du temps, Alice Ferney pose un regard de romancière  et d'historienne. A hauteur de contemporain, elle refait la traversée. Allant sans cesse du particulier au collectif, du destin individuel à l'épopée nationale, elle donne à voir l'Histoire en train de se faire, les erreurs les silences coupables, les choix erronés qu'explique la confusion du présent. Ample  et captivant, LES BOURGEOIS  s'avère ainsi une redoutable  analyse de nos racines: un livre qui passe tout un siècle français  au tamis du roman familial.
 
Henri et Mathilde: 10 enfants, 8 garçons et 2 filles: Jules né le 27 mars 1920, Jean , né le 5 octobre 1921, Nicolas, né le 4 janvier 1923, André né le 22 juillet 1926,  Joseph, né en 1927, Louise, née le 17 avril 1930,  Jérôme  né le 30 mai 1933, le personnage central, Claude né en 1934, Guy né le 27 octobre 1937,  Marie, née le 16 mars 1940 et mort de Mathilde, ce même jour.  40 petits-enfants. Henri s'est remarié à Gabrielle.
 
Personne n'a envie de mourir et presque personne n'a envie de voir mourir les autres. On voudrait que le monde  dont on goûte la composition ne change pas, que la vie demeure dans les êtres éphémères qui l'accueillent, simplement parce qu'on tient  à eux. page 22
 
S'il voyageait (Jérôme, celui  qui vient de mourir) ce ne fut jamais pour l'agrément, en touriste qui rentrera chez lui  et ne fait qu'effleurer du regard des pays où il ignore à quoi ressemble une journée de la vie quotidienne. Page 24
 
Chez les Bourgeois, on ne se disait pas, on se  retrouvait et on se reconnaissait. page 28
 
"Appartenir à une époque  c'est être capable d 'en comprendre le sens." page 43
 
Il me semble que naître à la fin du XIX ème siècle  en Europe fut unique. L'adaptation réclamée à cette génération fut un grand écart mental. 1895: une date comme une première marche , une porte vers le temps des techniques et des sciences, qui, à la manière d'une vague puissante n'en finissant pas de se dérouler sur une grève, nous a entraînés jusqu'à l'espace infini du cosmos, dans les dimensions microscopiques des bactéries et des virus, dans le secret du code génétique ou le dedans calfeutré des corps. page 71

Les Bourgeois n'avaient pas besoin du progrès social: ils partaient en vacances , ils possédaient des maisons de famille, ils louaient ce qu'ils voulaient où ils voulaient. Page 80

Il y a trois façon de vivre avec le passé: le contempler à l'instant où il est présent, l'oublier quand il est perdu, en conserver le souvenir à jamais. page 90

Depuis l'entrée  de l'armée allemande  en Rhénanie, le troisième Reich  faisait frémir l'Europe en déchirant morceau par morceau le traité de Versailles. page 93
 
Nicolas,( le 3è fils ) était une forte tête qui se heurtait à son père. Il jugeait ses parents et son milieu dont il n'aimait pas le mode de vie. Non décidément, il ne trouvait pas naturel que les uns eussent tant de privilèges  quand les autres  s'en privaient. page 98
 
Au lieu du refuge que j'avais imaginé, le mariage devient ce traquenard faussement douillet qui abuse les femmes , pompe leur sève, se retourne contre elles: croyant y épanouir, leur vie, elles en sont dépouillées. page 101
 
3 septembre 1939. Toutes les autorités du monde avaient parlé pour empêcher la guerre. Fort de sa neutralité, Roosevelt s'était adressé à Hitler, au roi d'Italie, au président polonais. Fort de sa sainteté, le pape avait lancé un  appel à la paix. page 104
 
Marie naissait tandis que Mathilde  mourait. page 109
 
18 juin 1940. Les Bourgeois . Ils n'entendirent pas l'appel du jeune général  qui avait quitté la métropole et pris ses quartiers à Londres....Comme la plupart de leurs compatriotes effarés par l'exode et la débâcle, les Bourgeois continuèrent  d'admirer le Maréchal. Le nouveau régime et sa évolution nationale avaient  de quoi leur plaire: sa morale, son cléricalisme, son paternalisme, sa  politique nataliste. page 132
 
Henri était-il heureux  de se remarier? La question ne se posait pas. Il  se mariait en noir. Il était soulagé de ne plus être seul devant neuf visages malheureux. Sa vie n'était plus confisquée par le chagrin mais se configurait  avec Gabrielle. page 142
 
Les promotions 1941 et 1942 de l'Ecole Navale naviguaient. Tous ces jeunes gens passionnés ignoraient les déchirements que valait à leurs chefs l'opposition entre l'intelligence du moment et l'esprit du moment et l'esprit de discipline. L'invasion de la zone libre était pour nombre d'amiraux le signe  qu'il fallait dénoncer l'armistice, donner l'ordre d'appareiller et gagner l'Afrique du Nord. Mais l'ordre ne venait pas! Le Maréchal ne s'y ralliait pas. page 159
 
De tous  ses frères, Nicolas fut le premier à s'écarter pour regarder son monde  sans être absorbé en lui. page 162
 
La Grande Histoire  continuait  de solliciter Jules. Il bouillait  d'agir. A peine marié, il quitta sa jeune femme pour rejoindre le maquis de haute Corrèze.  page 167
 
Trois des enfants d'Henri combattaient , les sept autres attendaient. Depuis le débarquement  de Normandie  et de Provence, le pays entier s'échauffait, la capitale guettait ses libérateurs. page 176
 
12 avril 1945. le fait est désormais avéré - officiel et incontestable - pour le présent et pour l'avenir on le saura sans forcément le comprendre: l'homme est le plus grand meurtrier sur la terre. Aucun animal, aucun ancêtre avant lui, n'a commis pareils crimes, n'a égalé cette cime monstrueuse qu'il vient d'atteindre  en 1945. page 187
 
Août 2014. Si vous n'avez jamais évoqué le sort des Juifs, avez-vous parlé d'Hiroshima? dis-je à Claude. Que pensait Henri  de la bombe atomique  et de l'usage  qu'en firent les Américains.
- On ne parlait pas  de tout ça; dit encore une fois Claude.
- Je ne comprends pas comment ce silence  était possible.
- Il l'était , dit Claude. page 190
 
Etre dix ,  ce fut connaître au plus intime comment on diffère d'autrui, par le caractère autant  que par l'expérience, par la chance donnée ou  retirée, par le sort et par l'histoire. Ce fut sentir immédiatement qu'on s'élabore soi-même  seul avec  ce qu'on vit au milieu des autres. page 213
 
A son père, Jules écrit (il est en Indochine) : "J'ai eu le malheur  de le constater, une embuscade  montée avec des mines et d'importants  effectifs réussit presque à tous les coups. Le découragement  nous guette . Militairement la situation paraît sans issue . Nous tenons les villes et une constellation de petits postes, nous sécurisons les voies de communication. Mais les Viêt-Minh sont partout, harcèlent les postes, coupent les routes, terrorisent  les villages. Nous tenons et les hommes tombent. Personnellement, je pense que nous avons perdu la guerre le jour où nous avons abandonné le Nord aux Communistes. " page 228
 
Et Louise était seule. Les années cinquante furent vraiment patriarcales et grand l'abîme entre ce que vivaient les hommes  et le reste qui fut dévolu aux femmes. Louise vécut  ces derniers moments  d'une société où certains maris avaient beau jeu  dans cette  relégation des épouses. page 240

Son service militaire ( celui de Claude en Algérie) deviendrait, dans  sa mémoire, une expérience unique , extrêmement instructive. Il avait découvert la vie, la mort, les autres et lui-même. page 258
 
Marie était un météore persistant: lumineuse, rieuse, rapide, toujours à se lever pour rendre service.....Marie était bien élevée, mais pour l'instant, elle n'allait pas se contenter du rôle dévolu aux jeunes filles de bonne famille. Attendre un mari. Apprendre des bêtises. Se soucier des robes - d'étoffes et de façon. Non. Ce n'était pas le style de Marie.....Marie était capable  de vouloir et de s'engager. Elle avait passé son premier bachot avec l'idée de devenir infirmière, car elle n'avait rien de velléitaire. La dernière fille de Mathilde  entra dans le marché du travail! Plus encore qu'une évolution tangible dans la société conventionnelle, c'était un événement familial. reçut-il l'écho qu'il méritait? page 269
 
Claude pénétrait le vaste univers - des personnes différentes, des savoirs spécifiques, des pays inconnus. Les chantiers et les ouvriers, les métaux et les déchets, les contrats et les transporteurs, les réclamations et les négociations, il apprit tout dans ces années-là.  (Claude était le mauvais petit canard de la fratrie: pas de bac, son père le méprisait etc...) page 273

L'après 68. L'émotion  de l'opinion face à la révolution des mœurs trouva ses canaux habituels. La sécurité. La pilule. La contraception. .La morale...le sexisme...page 305
 
1970. Tout le monde voulait ceci ou cela. En trente ans, l'existence s'était considérablement adoucie, ouatée par la consommation. Les rationnements de l'après-guerre  étaient une préhistoire. Dire que Marie  avait un jour manqué de lait!  On ne se le représentait plus. Cette période  que l'on baptisa  trente glorieuses diffusait  des conforts inimaginables  pour ceux qui étaient nés avant eux. Que d'innovations dans tous les domaines.! Les fils d'Henri profitaient  de ces progrès  tout en conservant une organisation traditionnelle. Leurs épouses étaient au foyer ... Chez les Bourgeois , le mariage ramenait la gente féminine auprès des enfants ....Chaque sexe avait son rôle, voilà tout. ...Ils n'étaient pas loin de penser que les femmes savantes sont des casse-pieds.  page 316

Gentil est un mot-clé de son vocabulaire ( celui de Claude) , le plus grand compliment, bien plus élogieux qu'intelligent, astucieux, ou sympathique, qui sont d'autres  qualificatifs en vogue aujourd'hui. page 320

La photographie dit la vérité de la vie: tous mourront. page 321

dans l'espace étiqueté d'aujourd'hui, les Bourgeois sont rangés du côté des nantis et de fait, ils  s'y trouvaient. La richesse cependant ne les a pas intéressés. Aucun n'a livré sa vie au désir d'accumuler. page 323

(Simone Veil présente le projet de loi sur la contraception) Elle est une femme de devoir, d'humanisme et d'humanité. Pour l'instant, elle se tient bien droite et concentrée, grave et digne, pressentant la violence du combat à venir (mais pas sa bassesse) Elle ne sait pas que son courage sera indestructible.
-Elle  a été extraordinaire , dit aujourd'hui  Françoise, qui , peut-être le pensa  en 1974.page 330

La jeunesse n'est pas une période de la vie, elle est un état  d'esprit, un effet de la volonté, une qualité de l'imagination, une intensité émotive, une victoire du courage sur la timidité, du goût de l'aventure sur l'amour du confort.  On ne devient pas vieux pour avoir vécu un certain nombre d'années, on devient vieux parce qu'on a déserté son idéal.  page 337
 
...Car elles marchent main dans la main et l'on porte la mort  en soi comme on porte un enfant, une graine, une promesse tacite et toujours tenue. Elle nous emporte à la manière  d'un coup de vent, comme un bateau vers un nouveau monde.  page 341
 
Plus les jours sont uniformes, plus les années passent sans qu'on les voie, pensaient les Bourgeois;, Jean, Louise, Jérôme, Claude, Guy et Marie avaient clos leurs carrières. Le marin, le fantassin, le médecin et les mères avaient accompli leur tâche. Qu'est-ce que la retraite?  La partie de la vie pendant laquelle une personne  a fini de travailler. La communauté lui reverse une pension qu'une vie laborieuse a accumulée. page 345
 
 

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