mardi, novembre 13, 2018

FRERE D'AME (paru en septembre 2018) ( David DIOP)

Un matin de la Grande Guerre, le capitaine Armand siffle l'attaque contre l'ennemi allemand. Alfa Ndiaye et Mademba Diop  , deux tirailleurs sénégalais parmi tous ceux qui se battent alors sous le drapeau français. Quelques mètres après avoir jailli de la tranchée, Mademba tombe , blessé à mort, sous les yeux d'Alfa, son ami d'enfance, son plus que frère. Alfa se retrouve seul dans la folie  du grand massacre, sa raison s'enfuit. Lui, le  paysan d'Afrique, va distribuer la mort sur cette terre sans nom. Détaché de tout, y compris de lui-même, il répand sa propre violence, sème l'effroi. Au point d'effrayer ses camarades. Son évacuation à l'arrière, est le prélude à une remémoration de  son passé en Afrique, tout un monde à la fois perdu  et ressuscité dont la convocation fait figure  d'ultime et de splendide résistance à la première boucherie de l'ère moderne.

Prix Goncourt des Lycéens 2018

...je sais, j'ai compris, je n'aurais pas dû. Moi, Alfa Ndiaye, fils du très vieil homme , j'ai compris, je n'aurais pas dû. Maintenant , par la vérité de Dieu, maintenant , je sais. Mes pensées n'appartiennent qu'à moi, je peux penser ce que je veux. Mais je ne parlerai pas. page 11
...Je me suis permis l'impensable. Aucune voix ne s'est élevée pour l'interdire: les voix de mes ancêtres, celles de mes parents se sont tues quand j'ai pensé faire ce que j'ai fini par faire. Je sais maintenant, je te jure que j'ai tout compris  quand j'ai pensé que je pouvais tout penser. page 12
Je n'ai pas été humain et j'ai laissé Mademba, mon plus que  frère, mon ami d'enfance, mourir les yeux pleins de larmes, la main tremblante, occuper à chercher dans la boue du champ de bataille ses entrailles pour les ramener à son ventre ouvert. page 14
...j'ai compris trop tard  d'un souffle que j'aurais dû t'égorger dès que tu me l'as demandé, alors que tu avais encore les yeux secs  et la main gauche serrée dans la mienne. page 14
J'ai bien compris les mots du capitaine. Personne ne sait ce que je pense, je suis libre de penser ce que je veux. Ce que je pense, c'est qu'on veut que je ne pense pas. L'impensable est derrière les mots du capitaine. La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages  quand ça l'arrange. Elle a besoin que nous soyons sauvages parce que les ennemis ont peur de nos coupe-coupe. ...La France  du capitaine  a besoin de notre sauvagerie et nous sommes obéissants, moi comme les autres., nous jouons les sauvages.  Nous tranchons les chairs ennemies, nous estropions, nous décapitons, nous éventrons. page 25
Entre sa première  et sa deuxième supplication, j'ai demandé à Mademba de me décrire l'ennemi  d'en face qui l'avait étripé. "Il  a les yeux bleus", m'a  murmuré Mademba , comme j'étais allongé à ses côtés à regarder le ciel cisaillé de métal. page 35
Par la vérité de Dieu, j'ai été inhumain. je n'ai pas écouté mon ami, j'ai écouté mon ennemi. Alors quand j'attrape l'ennemi d'en face, quand je lis dans  ses yeux bleus les hurlements que sa bouche ne peut lancer au ciel de la guerre...je rattrape le temps perdu , j'achève l'ennemi. page 39
Mes camarades, mes amis de guerre ont commencé à me craindre dès que la quatrième main. Au début, ils ont ri de bon cœur avec moi, ils se sont amusés de me voir revenir  avec un fusil et une main ennemie. Ils ont même été si contents de moi qu'ils ont pensé me donner une autre médaille. Mais au bout de la quatrième main, ils n'ont plus ri franchement. ....Ils ne m'ont plus aidé à me laver  à grands seaux. Ils m'ont laissé nettoyer mes habits de guerre moi-même.  Tout à coup, personne ne m'a tapé  sur l'épaule en rigolant. par la vérité de Dieu, je suis devenu intouchable. pages 41, 42
La rumeur a couru....J'ai enfin surpris des paroles chuchotées  et j'ai su que le bizarre était devenu le fou, puis le fou était devenu le sorcier. Soldat sorcier. page 45
L'être humain cherche toujours des responsabilités absurdes aux faits. C'est comme ça. C'est plus simple. je le sais, je l'ai compris, à présent que je peux penser ce que je veux. Mes camarades de combat, Blancs ou Noirs , ont besoin de croire que ce n'est pas la guerre qui risque de les tuer, mais le mauvais œil. page 48
...Je ne m'écoutais plus penser mais j'écoutais les autres qui avaient peur de moi. Il faut faire attention quand on se pense  libre de penser ce qu'on veut, de ne pas laisser passer en cachette la pensée déguisée des autres, la pensée maquillée du père et de la mère, la pensée grimée du grand-père , la pensée dissimulée du frère ou de la sœur, des amis, voire des ennemis. page 53
A la septième main coupée, ils en ont eu assez. Ils en ont eu tous assez, les soldats toubabs comme  les soldats chocolats. Les chefs comme les pas-chefs. Le capitaine Armand  a dit que je devais être fatigué, qu'il fallait coûte que coûte que je me repose. Pour me l'annoncer, il m'a convoqué dans sa cagna. C'était en présence d'un Chocolat, plus âgé que moi. page 57
"Le capitaine Armand a dit qu'il te remerciait encore pour ta bravoure. le capitaine a dit que tu avais un mois de permission." page 60

Jean- Baptiste a été mon seul vrai copain blanc de la tranchée.  C'est le seul qui est venu vers moi après la mort de Madenba Diop pour me consoler. Les autres m'ont tapé sur l'épaule, les Chocolats ont récité les prières rituelles avant qu'on emporte vers l'Arrière le corps de Mademba. Les soldats chocolats ne m'en ont plus reparlé parce que, pour eux, Mademba était un mort parmi les autres. Seul , Jean- Baptiste  a fait plus que me taper sur l'épaule quand j'ai rapporté le corps  éventré de Mademba dans la tranchée....ses petites mains m'ont aidé  à laver mon linge. Jean-Baptiste  a partagé son pain avec moi. Jean - Baptiste a partagé son rire avec moi.  page 67

Jean-Baptiste n'est pas resté longtemps mon ami. Non pas parce que nous ne nous plaisions plus , mais parce qu'il est mort. Il est mort d'une mort très laide....page 71
J'ai su, j'ai compris en voyant  son visage  quand il lisait cette lettre. Quand il a eu fini de lire la lettre parfumée, le visage de Jean-Baptiste  était devenu gris. Plus de lumière.  Seul le rire lui restait. Mais son rire n'était plus un rire de bonheur. Son rire était devenu un rire de malheur. Un rire comme des pleurs, un rire désagréable, un faux rire. page 72
...J'ai su, j'ai compris , comme le capitaine et les autres, que Jean-Baptiste  cherchait à mourir, à énerver les yeux bleus  ennemis pour qu'ils visent. page 73

Jusqu'à la troisième main, j'étais un héros de guerre, dès la quatrième, je suis devenu un fou dangereux, un sauvage  sanguinaire.  page 84
Des soldats toubabs n'ont plus voulu obéir au capitaine Armand quand il sifflait l'attaque. Un beau jour, ils ont dit : "Non, y en a marre"!...."Nous ne sortirons plus, nous refusons de mourir par votre sifflet". page 86
Par la vérité de Dieu, après la mort des sept copains traîtres commandée par le capitaine, il n'y a plus eu de révolte. page 91
(Alfa Ndiaye est dans un hôpital) Le docteur François , qui est un grand homme maigre, me sourit dès que j'apparais devant lui.....Mais , par la vérité de Dieu, le sourire que j'ai acheté  avec mon sourire perpétuel et qui me plaît le plus, c'est le sourire  de mademoiselle François, une des nombreuses filles en blanc du docteur. page 99
J'ai souri à mademoiselle François qui est une très belle fille  comme Fary.....mademoiselle François m'a rendu mon premier sourire et son regard s'est attardé sur le milieu de mon corps. page 105
Le docteur  François nous laisse le temps de penser, de nous retourner sur nous-mêmes. ...par signes, le docteur François nous demande de dessiner  tout ce qu'on veut. Je sais, j'ai compris...le docteur François regarde le dedans de nos têtes.... je sais, j'ai compris que nos dessins sont là pour l'aider à laver nos esprits des saletés de la guerre. Je sais, j'ai compris que le docteur François est un purificateur de  nos têtes souillées de guerre. page 115 page 116
Le deuxième dessin (le premier était sur sa mère) que j'ai fait au docteur François, ça a été le portrait de Mademba, mon ami, mon plus que frère. Ce dessin était moins beau. Non pas parce que je l'ai moins réussi, mais parce que Mademba était vilain.    Quand ma mère est partie sans retour, Mademba m'a accueilli chez lui. Il m'a pris par la main et m'a fait entrer dans la concession de  ses parents. page 131
Le plus grand secret qu'il nous a enseigné (le plus ancien du village)  est que ce n'est pas l'homme qui dirige les événements mais les événements qui dirigent l'homme. ..Rien de ce qui nous arrive ici-bas, si grave ou si avantageux que ce soit, n'est neuf. Mais ce que nous ressentons, est toujours neuf car chaque homme est unique, comme chaque feuille d'un même arbre est unique. page 134
Quand nous sommes entrés dans notre vingtième année, Mademba a voulu aller à la guerre. L'école lui a mis dans la tête de sauver la mère patrie, la France. Mademba voulait devenir un grand quelqu'un à Saint-Louis, un citoyen français. page 136
Abdou Thiam a dit qu'il fallait  suivre une nouvelle voie, qu'il fallait cultiver l'arachide plutôt que le mil; l'arachide plutôt que les tomates, l'arachide plutôt que les oignons, l'arachide plutôt que les choux, l'arachide plutôt que les pastèques. l'arachide c'était un surplus d'argent pour tous. L'arachide c'était de l'argent pour payer les impôts....page 145
La troisième chose que j'ai dessinée au docteur François, ce sont mes sept mains. je les ai dessinées pour les  revoir en vrai, comme elles étaient  quand je les ai coupées....Le docteur François, après les avoir vues, ne m'a plus souri comme avant. pages 151, 153
Traduire, ce n'est jamais simple. Traduire, c'est trahir sur les bords, c'est maquignonner, c'est marchander une phrase pour une autre. Traduire est une des seules activités humaines où l'on est obligé de mentir sur les détails pour rapporter le vrai en gros. Traduire, c'est prendre le risque  de comprendre mieux les autres que la vérité de la parole n'est pas une, mais double, voire triple, quadruple ou quintuple. Traduire, c'est s'éloigner de Dieu, qui, comme chacun sait ou croit le savoir, est une. page 166
Je crois désormais que je sais qui je suis. je te jure, par la vérité de Dieu, que la petite voix venue de très, très loin dans ma tête me l'a laissé deviner. ...mon corps est celui d'un démon. le corps d'un dévoreur d'âmes...page 167

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