jeudi, février 21, 2019

JEU BLANC ( Richard Wagamese)2017

"Il faut que Saul Indian Horse raconte son histoire, qu'il se remémore son enfance rythmée par les légendes ojibwés, la récolte du riz et la pêche; son exil l'hiver de ses huit ans et son adolescence, passée dans un internat où les Blancs font tout pour effacer en lui son indianité. C'est pourtant au cœur de cet enfer qu'il trouve son  salut, grâce au hockey sur glace. Joueur surdoué, Saul  réussit à rejoindre l'élite du sport national, mais c'est sans compter le racisme qui règne dans le Canada des années 1970.
On retrouve dans Jeu Blanc toute la force de Richard  Wagamese: la magie qu'il insuffle aux relations entre l'homme et la nature, et sa capacité à retranscrire la singularité et la richesse  de l'identité indienne."
 
"Saul Indian Horse, alcoolique invétéré en cure de désintoxication dans un centre dont les thérapeutes l'incitent à raconter son histoire - ce qui selon eux - pouvait accélérer sa guérison. Mais , plutôt que de la raconter à vive voix aux autres patients, " je ne peux pas la raconter dans un cercle. Je le sais. Il y a trop à trier et à passer au crible" - il préfère la consigner par écrit. C'est donc à nous, par le biais du livre, qu'il la raconte cette histoire. Et quelle histoire.
C'est  dans les années  soixante, l'histoire du peuple indien, dans les vastes étendues canadiennes, un peuple de la nature et des mondes sacrés qui communique et danse avec les esprits. C'est l'histoire d'un tribu, celle des Ojibwé à qui les Blancs enlèvent leurs enfants pour les élever très loin, dans leurs écoles et leurs villes.
C'est l'histoire d'un peuple ancien dont la liberté, la sagesse, la spiritualité et les traditions sont méthodiquement détruites par le "progrès", la violence et l'indifférente cruauté de l'homme blanc.
Avec Jeu Blanc, l''Américain Richard Wagamese , décédé en 2017, signe un livre-testament, un roman autobiographique d'une grande puissance et le témoignage accusateur de la destruction d'un peuple et d'une culture.
Une histoire  dépaysante et bouleversante."
 
 
Je m'appelle Saul Indian Horse. Je suis le fils de Mary Mandamin et de  John Indian Horse. Mon grand père s'appelait Solomon  et mon prénom est le diminutif du sien. ma famille est issue du clan des Poissons des  Objibwés du Nord, des Anishinabés, c'est ainsi que nous nous désignons.   page 7
Notre peuple a des rites et des cérémonies qui ont pour but de nous apporter le don de vision. Je n'ai jamais participé à aucun d'eux, mais j'ai vu des choses. page 9
 
Notre peuple ne savait comment interpréter ce discours. ( Un grand changement va venir, il va venir çà la vitesse de l'éclair et va brûler nos vies....) les paroles de Shabogeesick les effrayaient, mais ils avaient confiance. page 14

"Ils (les Blancs) viennent sous d'autre formes, eux , les Zhaunagush. Leur langage et leurs histoires peuvent  t'emporter aussi rapidement que leurs bateaux.
C'est ainsi que je grandis dans  la crainte de l'homme blanc. Il s'avéra que j'avais raison.
 En 1957,  quand j'avais quatre ans,  ils prirent mon frère Benjamin. page 17

Après la disparition de Benjamin, ma famille quitta la forêt et les berges de la rivière. Un  jour, nous partîmes en canot et  laissâmes le camp derrière nous....
Mes deux parents s'étaient mis à consommer la boisson des Zhaunagush  ( les Blancs) et nous quittions la forêt à sa recherche. Nous suivions le whisky jusqu'aux camps provisoires des sang-mêlé...Page 20
 
Tout ce que je connaissais d'indien disparut au cours de l'hiver 1961, quand j'avais huit ans.
Ma grand'mère Naomi était alors très vieille. Elle était la matriarche de la petite bande dans laquelle j'étais né. Nous vivions encore dans les forêts à cette époque. page 15

"On va être partis un bon moment. Tu peux t'occuper de Saul? Il vaut mieux qu'il attende ici avec toi.
- Il sera bien avec moi ( la grand-mère). Il y a de la nourriture. Nous avons des collets et le filet.
 - Alors d'accord.
- D'accord.
Les adultes remplirent deux canots de sacs de riz. Ils nous laissèrent un petit sac. Ils rassemblèrent  leurs vêtements et de la nourriture pour le voyage et quand ils furent prêts à partir, ils vinrent auprès du feu. A ce moment-là, mes parents me firent l'impression d'être des étrangers....Page 41
Les adultes ne revinrent pas....Page 42
 
Morte de froid ( la grand-mère) pour me sauver et moi, je partais à la dérive sur une étrange nouvelle rivière. page 51
Ils m'emmenèrent dans un pensionnat, le St. Jerome's Indian Residential School....St Jérôme vola toute la lumière de mon monde. Tout ce que je savais s'évanouit derrière moi avec un bruissement audible, comme celui de l'orignal quand il disparaît au milieu des épicéas. Nous avions fait deux jours pour y aller. Deux religieuses et  trois enfants entassés à l'arrière d'une vieille Chevrolet déglinguée.
....Le ciel et son contact sur mon visage me manquaient.
L'école était un bâtiment de briques de quatre étages, surmonté d'une coupole, ayant pour seul ornement une grande croix blanche. Il n'y avait pas un seul arbre autour, rien que de buissons bas.
...A l'intérieur, l'odeur de Javel et de désinfectant était si forte que j'avais l'impression que la peau pelait à l'intérieur de mon nez
L'autre garçon et moi fûmes conduits au fond du dortoir par un prêtre bourru qui nous ordonna de nous déshabiller et de monter dans des baignoires d'eau presque brûlante. Une minute plus tard, le prêtre nous fit mettre debout et nous jeta des poignées de poudre contre les poux sur tout le corps. ...Puis deux religieuses nous récurèrent avec  des brosses aux poils durs. le savon était agressif....Quand ce fut terminé, elles nous tendirent nos vêtements et nous regardèrent nous habiller. Le  pantalon de laine me grattait la peau. Il avait une taille de trop et il fallait que je le maintienne à l'aide d'une ceinture bien sanglée. La chemise était raide et blanche . les chaussures à lacets étaient en cuir fin et elles avaient des semelles souples et glissantes....Ensuite, nous restâmes assis sur des chaises, pendant que les religieuses, à l'aide de tondeuses électriques, nous rasaient les cheveux pour ne laisser qu'une brosse courte. Je regardai mes longs cheveux raides atterrir sur le sol, et quand je me tournai vers l'autre garçon, il pleurait. d'énormes larmes silencieuses.
"Saul? dit sœur Ignacia, c'est un beau nom biblique. Inutile de le changer, mais nous allons devoir faire quelque chose à propos de  Lonnie Rabbit. Il me semble que Aaron conviendrait mieux. pages 52, 53, 54

"A St Jerome's , nous nous efforçons de débarrasser nos enfants de ce qu'ils ont d'indien afin que leurs comportements témoignent des bénédictions du Seigneur".  ( Sœur Ignacia) page 56

St Jerm's nous décapait, laissant des trous dans nos êtres. je ne parvins jamais à comprendre comment le dieu qui, d'après eux, nous protégeait, pouvait ainsi détourner la tête et ignorer pareilles cruauté et souffrance. page 61( un des garçons  a été mis au cachot et n'est jamais revenu) page 61
 
A St Jerome's , j'ai vu des enfants  mourir de tuberculose, de grippe, de pneumonie et de cœur brisé. J'ai vu des jeunes garçons et des jeunes filles mourir debout sur leurs deux pieds. j'ai vu des fugitifs qu'on ramenait, raides comme des planches à cause du gel. J'ai vu des corps pendus à de fines cordes fixées aux poutres. J'ai vu des poignets entaillés et des cataractes de sang sur le sol de la salle de bain, et une fois, un jeune garçon empalé sur les dents d'une fourche qu'il s'était enfoncé dans le corps. J'ai observé une fille remplir les poches de son tablier de pierres  et traverser le champ en toute sérénité. Elle est allée jusqu'au ruisseau, s'est assise dans le fond et s'est noyée. ça ne cessera jamais , tant  qu'ils continueraient à enlever des jeunes Indiens à la forêt et aux bras  de leur peuple. Alors, je me suis réfugié en moi-même...Ce que je leur laissais voir, c'était un garçon calme, renfermé, dépourvu de sentiments.  page 64
 
Le Père  Gaston Leboutillier arriva à St Jerome's la même année que moi. C'était un jeune prêtre avec un sens de l'humour qui mettait en rage les autres prêtres  et les religieuses, une gentillesse et un sens de l'aventure qui attiraient les garçons vers lui...Il nous apporta le hockey....page 65
Le Père  Leboutillier  était mon allié. Quand les religieuses et les prêtres étaient trop durs envers moi, il était là pour servir de médiateur et me défendre. Le deuxième hiver, j'avais neuf ans et j'étais devenu plus audacieux. Je me mis à planquer des patins avec la crosse. ...Tous les patins étaient trop grands pour moi. je gardais donc du papier journal les bouts d'une paire pour la mettre à ma taille....Je m'entraînais pendant la semaine... page 74
 
"Je vais remplacer Wapoose" dis-je.
 Le Père me regarda, surpris.
"Tu sais patiner Saul? "
 - "Oui. "
  - "Comment as-tu appris? "
 - "Tout seul, le matin. Après avoir nettoyé la glace".
Les autres me regardaient, leurs yeux telles de scintillantes obsidiennes sous les rebords de leurs casques. Je n'étais que le nettoyeur de glace, le Zhaunagush parmi eux. page 80
 
Je n'avais jamais eu de nouvelles de mes parents. Peut-être ne pouvaient-ils pas me trouver..; Certains soirs, je me sentais dévasté par la douleur de la perte. Mais je sentais que la solitude serait effacée par le lustre de la glace sous le soleil, par l'air froid sur mon visage, par le bruit d'une crosse en bois déplaçant latéralement une rondelle de caoutchouc gelée. page 85
 
St Jérome's était l'enfer sur terre...Le Père Quinney disait la messe..."Nous vous avons amenés ici pour vous délivrer de vos habitudes païennes..;" Ils appelaient cela une école mais ce n'en fut jamais une.  Nous passions le plus clair de nos journées au labeur. ...Nous passions une heure par jour en classe à apprendre des rudiments d'arithmétique et d'anglais. Page 90
 
La mort, la maladie et les disparitions nous emplissaient d'effroi. Mais, peut-être que ce qui nous terrifiait le plus , c'étaient les assauts nocturnes. Ils commençaient par le bruissement des pantoufles sur les lattes du plancher ou celui des ourlets de soutanes et des robes, tandis que les prédateurs sillonnaient les dortoirs. page 93
 
Je me donnais entièrement au jeu.. Dans l'esprit du hockey, je croyais avoir trouvé une communauté, un abri, un refuge, loin de toute la noirceur et la laideur du monde. page 103
 
(L'auteur rentre d'un match de hockey dans une ville voisine où il n'a pas pu jouer)
"C'est parce que je suis Indien, c'est ça?
- Oui, dit-il ( le Père Leboutilier)
- Est-ce qu'ils me détestent?
- Ils ne te détestent pas, Saul.
 - Bon , alors quoi?
 - Ils croient que ce jeu est à eux. page 105

 
( Mr Fred  Kelly, un Indien Ojibwé vient chercher l'auteur pour aller chez lui)
-"Mr Kelly a une équipe de tournoi, Saul. A Manitouwadje, dit le Père Boutillier.
 - Les Moose.  dit Fred....
" Saul, Fred a vécu ici , pendant huit ans. Tout comme sa femme, Martha, dit le Père Boutilier. je lui ai écrit après que la ville t'a interdit de jouer. Fred veut que tu ailles vivre dans  sa famille et que tu joues pour les Moose...Est-ce que ça te plairait?
J'avais l'impression que le monde avait quitté son orbite;, Je ne trouvais aucun mot.
 " Tu auras un foyer, Saul. Un vrai foyer.
 - Je pourrais jouer au hockey? "  Ce furent les seules paroles que je parvins à sortir.  page 108
...Je sortis de cette pièce pour retourner au dortoir afin de rassembler les quelques affaires que j'appelais mes biens.
..."Je suis prêt " dis-je.  page 110, 111

( L'auteur est  arrivé chez Fred et Martha)  Martha m'accompagna à ma chambre et nous allâmes faire des courses pour m'acheter des vêtements. Jamais personne n'avait dépensé   d'argent pour moi...page 114
Parfois, nous jouions sur les rivières, les lacs et les étangs. page 123
Ces matchs étaient des compétitions fougueuses et des exploits physiques exténuants. Les Blancs nous avaient  refusé le privilège des stades de glace couverts, le confort des vestiaires chauffés, les stands d'alimentation, les patinoires entourées de baies vitrées  au-dessus des bandes,  les tableaux d'affichage, et même un banc pour les joueurs. Nous restions debout derrière la bande, à taper des patins dans la neige pour réchauffer nos pieds. page 125
 
(Les Moose ont gagné le match) Je m'attendais à une pluie de huées, mais quand je gagnai la glace pour faire un tour d'honneur, les applaudissements et les trépignements résonnèrent comme le tonnerre dans le stade. Je  redressai la tête pour regarder, tout le public était debout; et quand je levai ma crosse en signe  d'appréciation, ils m'acclamèrent encore plus fort. page 145
 
Ensuite, dans les années soixante, nous nous enfonçâmes dans le cœur sombre du Nord de l'Ontario et nous fûmes haïs. Il n'y a pas d'autre mot. Les Moose, une équipe sortie de la forêt, voulait prouver son talent dans les meilleures compétitions qui soient. Nous arrivâmes dans ces villes en hockeyeurs espérant disputer un  match honnête, crosse à crosse, de bout en bout, juste et équitable. Mais  ils ne nous virent jamais autrement que comme des Indiens. Ils ne virent jamais rien d'autre que des visages à la peau mate alors qu'ile auraient dû être blancs. Nous n'étions pas les bienvenus parmi eux; et quand nous gagnions,  les choses devenaient pires. page 150
 
( Un recruteur veut que Saul devienne professionnel)
"Il faut que tu ailles Saul, dit Virgil.
- Je ne veux pas.
- ça n'a pas d'importance , dit Little Chief.
- Pourquoi?
- Parce que tu as été appelé.
- Je ne te suis pas.
- On pratique tous ce sport dans l'espoir qu'un jour quelqu'un viendra où quelqu'un nous demandera de jouer avec les grands.
- Et alors, ça veut dire quoi page 170
 
J'intégrai l'équipe comme jeune recrue et j'avais une nouvelle arme dans mon arsenal, à présent: la confiance. page 182
Ils ne voulaient pas me laisser être tout simplement un hockeyeur. Il fallait toujours que je sois un Indien.
Les supporters prirent le relais. Au cours d'un match, ils se mirent à entonner un ridicule chant de guerre chaque fois que je montais sur  la glace...J'étais sans cesse l'objet de railleries. Ils m'attribuaient des noms insultants: Indian Whores, Horse Piss,  Stolen Pony. Coudes et genoux ne cessaient d'arriver sur moi. page 184
Après avoir passé une soirée assis sur les estrades, je fis mon nsac et pris un bus pour rentrer à Manitouwadge. page 187
J'arrivai à Manitouwadge tard dans la soirée. je marchai du bus jusqu'à la maison des Kelly, frappai à la porte, puis j'attendis sur les arches, mon sac à mes pieds.. La porte s'ouvrit et se referma, Virgil vint s'asseoir à côté de moi dans l'obscurité.
"Qu'Est-ce qui s'est passé?  demanda t-il
 - des conneries, répondsi-je.
- j'ai lu ce qu'ils ont écrit sur ton compte. Le
- ça et beaucoup  d'autres choses. Beaucoup d'autres choses. page 191
Cet automne là, Fred Kkelly me fit embaucher dans une équipe de forestiers comme tronçonneur d'arbres.  page 193
Ces hommes - les bûcherons ) étaient des gens du Nord....Des buveurs. de gros buveurs invétérés. ...Ils ne savaient pas quoi penser de moi. page 194
 
Je quittai Manitouwadge l'année de mes dix-huit ans....Les Kelly s'inquiétèrent d emon départ , même s'ils ne tentèrent pas de l'empêcher.  page 200
 
Je devins charpentier, couvreur, mineur, bûcheron, paveur de route, démolisseur, employé des chemine de fer, plongeur dans les restaurants,  ébourreur de peaux,  garçon de ferme, planteur d'arbres, démolisseur, ouvrier dans une aciérie et docker. page 203
..Alors, je commençai à prendre mes repas dans des bars et des tavernes...Et je ne sais plus très bien quand je me suis mis à boire. ...J'en devins accro. page 204
 
J'étais à une table, dans un coin d'un bar ouvrier, presque ivre mort, quand quelqu'un me secoue l'épaule
" Il faut te réveiller, mon gars". page 206 Erv Sift était un fermier....Il avait besoin de quelqu'un ....ça ne payait pas des fortunes mais c'était un travail honnête et j'avais le sentiment de lui devoir ça. ...Erv ne buvait pas beaucoup et il se débrouillait bien aux fourneaux Jamais il ne me fis payer un repas....J'eus donc un compte en banque pour la première fois depuis bien longtemps...page  209
Il était satisfait   de voir que je récupérais et que je me remettais sur pied....Pour l'essentiel, il me laissait tranquille.  Nous étions amis. Il y avait toujours entre nous plus de silences que de mots., mais nous comprenions le besoin d'intimité de chacun.  Je savais que sa femme lui manquait. Comment ils avaient vécu ensemble  près de trente ans....Erv Sift était un ange. Je n'en ai aucun doute. Il comprenait que je portais de vieilles blessures et ne me poussait pas à les mettre au jour. Il se contentait de  me propposer  la sécurité, l'amitié et mon premier foyer  depuis  bien longtemps...page 210
D'abord, ce furent quelques gorgées furtives pendant que je travaillais...Puis, ce fut une ou deux gorgées le matin. Et pour finir, tout s'écroula. ...Et je pris le volant une fois de plus....page 213
 
Quand on est paumé comme je l'étais, on boit toujours pour oublier. Pour oublier les choses banales et admises comme un foyer, un boulot, une famille,  des voisins.  On boit pour oublier les pensées, l'émotion. L'espoir.  On boit   pour oublier  que toutes les routes qu'on a prises, c'est la seule direction qu'on connaisse par cœur.  On boit pour oublier afin de ne plus entendre les voix, ne plus voir les visages, ne plus toucher les choses,  ne plus sentir.  On boit pour oublier  afin d'effacer ce lieu que seuls les poivrots de la pire espèce connaissent; ce monde au fond  du puits où l'on se réfugie dans le  noir, hanté à jamais par la conscience de la lumière. Je fus au fond de ce puits pendant un long moment. revenir à la lumière du jour faisait  un mal de chien. page 214
C'est ainsi que je finis par me retrouver à l'hôpital.  page 215
 
Je retournai au Centre  New Dawn. je ne l'avais pas programmé... ( il y a vécu avec Fred Kelly et Martha)) page 233 " Je suis tout simplement las de la vie que j'ai menée.  Je veux construire quelque chose de nouveau  sur l'ancien. je voulais revenir. Ici. c'est le seul endroit où j'ai senti que quelque chose était possible pour moi.  Je ne sais pas ce que je veux faire. je veux juste réfléchir  à ce qui est possible. " Je me tordais  les mains  et je les regardais tous les deux.....
" Ils nous ont vidé de l'intérieur , Saul.   Nous n'en sommes pas responsables......Aucun de nous dit Fred.Mais notre guérison dépend de nous. C'est ce qui m'a sauvé  De savoir que c'était à moi  de jouer".
- La partie peut être longue, dis-je.
- Et alors?
page 236
 
 
 

vendredi, février 15, 2019

LE TOUR DE L'OIE (Eric De Luca) 2019

"Un soir d'orage, un homme - qui ressemble beaucoup à l'auteur - est assis à une table, chez lui. Eclairé par le feu de cheminée, il est en train de lire un livre pour enfants, Pinocchio. dans la pénombre, une présence évanescente apparaît à ses côtés, qui évoque le profil du fils qu'il n'a jamais eu.  L'homme imagine lui raconter sa vie: Naples, la nostalgie de la famille, la nécessité de partir, l'engagement politique.  A travers cette voix paternelle,  ce fils spectral assume progressivement une consistance temporelle. la confession devient confrontation, la curiosité se transforme en introspection, le monologue évolue en dialogue, au cours duquel un père et son fils se livrent sans merci."
 
"Un livre très intime (qui) permet à Erri De Lucca de revenir sur sa vie, son militantisme révolutionnaire pendant sa jeunesse, sachant que c'est toujours un homme engagé qui obéit à la liberté - sa famille - ses lectures - grand admirateur  de Borges - son écriture dont il dit que c'est  son divertissement préféré et non un métier, un compagnon de vie, il écrit à l'ancienne, avec un cahier et un stylo sur les genoux. Naples dont il décrit si bien en "ville théâtrale, sa langue, je devrais dire ses langues, l'italien et le napolitain. C'est le questionnement d'un homme sur sa vie.
Ce texte  est le "souffle" d'un homme apaisé par l'âge, sûr de lui et satisfait  du chemin parcouru, aimant la vie"
 
"Son dernier livre, Le tour de l'oie, prend la forme d'une autobiographie. Le romancier italien y raconte, avec humilité, une vie d'engagements. Pour la justice sociale, pour la nature, les migrants et bien sûr, pour la littérature".  Télérama.
 
"Le tour de l'oie est une autobiographie miniature, ciselée, élégante, tout en retenue, sobre et modeste, à l'image de son auteur. c'est simple, limpide, profond, poétique et plein d'oxygène". Le Monde  des Livres.
 
"Le napolitain invente un dialogue nocturne avec l'enfant qu'il n'a pas eu. Occasion d'un regard sur sa vie sous l'oeil incisif d'un rejeton rêvé." Le Nouveau Magazine Littéraire.
 
Tu es un étranger, fils, autant que la lune dans le ciel le matin, qui reste encore après le déclin de la nuit. page 12
 
Jusqu'ici, ce n'est pas le temps qui m'a usé, c'est moi qui ai usé le temps...
Je m'arrête parfois pour voir comment est le temps sans moi.  Il s'écoule quand même, il se laisse voler par quelqu'un d'autre. page 13
 
Je suis d'une époque révolue, je pleure pour un deuil, un sauvetage, le souvenir de ceux que je vois en rêve.
Les femmes que j'ai tenues dans mes bras ont voulu un enfant, mais pas de moi. Je ne leur reproche rien ni à elles, ni à la vie, j'ai eu plus qu'il n'est juste, ce qui est déjà beaucoup en soi, car le juste, comme le nécessaire, manque à la plupart. page 14
 
Une fois interrompue la série des naissances, j'étais un rameau sans bourgeon ou, comme dit un de mes amis pêcheurs: un rocher qui ne fait pas de patelles. page 17
 
Je m'en souviens, j'étais assis sur le bras d'un fauteuil astronef, papa aux commandes feuilletait un livre d'art.
Il m'apprenait à regarder les tableaux...
Maman était réelle, quotidienne, prestidigitateur de sa présence.  page 18
 
Les vieux et les écrivains sont comme ça. Ils répètent les histoires, avec un rajout ou un oubli. page 22
 
M'en aller: le verbe à l'infinitif solitaire me tapait dans ma tête. J'étais un fils ingrat, penser à ce détachement était de l'ingratitude. (L'auteur faisait l'école buissonnière, il allait au zoo)
L'adieu à la maison, à leur table préparée, au lit fait, à l'argent pour le bus s'était planté en moi.
Adieu à la ville, pour n'importe quel ailleurs. Aucun lancer de monnaie pour me donner une direction.
La liberté est une porte étroite, je l'ai compris, alors au milieu des cages du zoo. page 24
 
J'apprends seulement de ce que je commets. Ainsi je le  désapprends. page 27
 
(L'auteur est allé en Bosnie en guerre) J'ai vu que la guerre est l'humanité contre elle-même, par anéantissement. C'est la volonté de rester en petit nombre , pour la satisfaction des survivants. page 29
Une fois rentré à la maison, maman   a posé sur la table ses aubergines à la parmigiana. Le chien-loup m'a salué  avec son habituel détachement...
Elle l'a dit qu'elle n'avait pu  éviter la guerre arrivée par l'air dès juin 1940.
"Toi, tu es allé te la chercher et ce n'est pas la même guerre"
Oui, je suis allé là où on bombardait des villes.
" Non, ce n'est pas la même" lui ai-je répondu. Là, personne ne parlait napolitain. Seule, la sirène était identique.
Nous ne sommes plus revenus sur le sujet. page 31
 
(Fin de l'été 1964, le premier baiser)) Elle avait quatorze ans elle aussi, elle a dit oui, un bref rendez-vous dans une pièce.
..Je me suis approché, les bras raides comme un soldat à la parade et je me suis arrêté devant elle dans un garde- à - vous qui manquait de tenue. ..
Elle me regardait, elle attendait. Je tendis le cou, ça ne suffisait pas.*Je continuai à m'étirer, perdis l'équilibre et tombai sur ses lèvres dans un atterrissage d'urgence. Elle fit contrepoids et me retint.
Puis, elle se détacha: elle ne rit pas.  page 34
 
Le silence que tu perçois est seulement le silence humain. page 37
 
Un engagement politique repose sur un comportement plutôt que sur un idéal.  page 39
 
Il (son père) mit le nez dans mon premier livre publié. Il prit l'exemplaire, l'ouvrit et respira le papier.
Il ne pouvait pas lire. je revois maintenant son geste. En respirant, il sourit.
Il sentait une suite différente  de son fils,  débarrassé de la graisse de son bleu  de travail, un  usage différent de ses mains. (l'auteur a travaillé en usine)
Il referma le livre et se mit à mourir en quelques mois.
Il maigrit comme s'il devait passer par un goulot d'étranglement.
On appelle cela cancer, tumeur: ce n'est qu'un nom clinique.
..C'est ma mère qui le lui avait lu, comme elle m'avait lu mon premier livre, pendant les accès de fièvre de la scarlatine.  page 42
 
Je pratique es abstinences littéraires de grandes signatures du XXè siècle.
 J'ai abandonné Joyce, Beckett, Musil, Brecht, Sartre dès les premières pages.
 Je crois que seul Borges est obligatoire.
 Je ne lis pas pour rendre visite à des auteurs, savoir que je les ai lus.  page 43
 
Peut-être, ai-je peu aimé, sans arriver à la température de la possession.
Je  n'ai pas la prétention de suffire à une femme, l'exclusivité ne me concerne pas. page 45

Le verbe voir sert à mesurer la distance. Le verbe regarder déclenche le désir de rapprochement.
...Je ne veux pas le pouvoir , sous aucune forme. page 47
 
Notre identité est dans chacun de nous et non dans l'habit et ses couleurs.
 
Jusqu'ici,  ce n'est pas le temps qui m'a usé, c'est moi qui ai usé le temps.
 
Je n'exerce aucune fonction, je ne me charge d'aucun mandat.
Je ne suis pas un délégué et je ne confie  de procuration à personne pour agir en mon nom. page 48

Littéralement anarchie veut dire contre l'autorité. Avant d'être un mot politique, ce fut un mot personnel.
...Les mots ne sont pas des instruments, ils sont  une histoire, leur biographe, ils sont vivants, c'est pourquoi ils sont mourants. page 49
 
(Le fils spectral parle à l'auteur). Encore un instant. Comment fais-tu sans un credo pour te souvenir de tes parents, comment supportes-tu de ne pas les retrouver, de ne pas te relier à eux?
 Je les rencontre en rêve et dans les pages que j'écris. dans ces moments-là, je continue à être avec eux. Mais où et quand: je n'ai ni la force ne la prétention de le savoir. page 53
Tu me demandes  où ils sont tous, ces disparus. je sais où il est lui (un cousin alcoolique décédé à Milan) . Il est ici pendant que je te parle, il est dans un verre laissé à moitié vie. page 55
 
Tu ne célèbres pas la fête ( de Noël) par esprit de contradiction ou par déformation révolutionnaire d'opposant aux usages?
Pour Noël, il s'agit d'abstention due au deuil. Après la mort de papa, ce soir-là a été réduit au minimun
...Pour le dernier jour de l'année,  mon abstention remonte encore plus loin et j'en ai oublié la raison. Faire la fête ne m'attire pas.
..J'évite le jour de l'An. le matin du 1er janvier, je suis allé me promener sur la plage en bord de mer.
Pendant quelques heures, j'ai été le seul vivant  du monde. pages 56, 57

Maman ne se rappelait pas comment j'étais enfant.
A force de me fréquenter adulte, mon enfance s'était effacée.
Si une mère ne s'en souvient pas, alors, c'est qu'elle n' a pas existé.
...Je lui rappelais ces détails, elle répondait oui que c'était arrivé  à son enfant mais pas à moi.
" Parce que toi, je ne sais pas qui tu es".
C'était sa façon de protéger cet enfant de moi, de l'homme silencieux qui dînait tôt le soir, pour lequel elle faisait frire des courgettes et des aubergines.  page 81
C'était une personne dure. Il me semblait naturel qu'une mère le soit..
.Elle ne n'a pas allaité. Ainsi, j'ai bu du lait jusqu'à l'année dernière.
En bon fils, j'ai exterminé mes peurs, elles ne devaient pas effleurer...
C'était une mère qui n'embrasait pas, ne faisait pas de câlins à ses enfants.
Même avec papa, le contact était minimal, un coup de poing pour plaisanter, une tape, pas de jeux à la mer.
Ainsi, le toucher pour moi a été un sens mineur...
Habitué à ne pas être touché , je ne touchais pas.
J'ai eu la révélation du toucher à quatorze ans. Une fille me pris la main que j'avais posée sur ses genoux.
Je souriais en moi-même, rien à l'extérieur. les sourires aussi appartiennent  au sens mineur du toucher.
Quand elle me prit la main sous la table, ce fut une révélation.
Sa main douce sur le dos  de la mienne sèche, éveilla la connaissance.
De la main, elle s'étendit comme une inondation de autres pores, des cheveux aux pieds, un désert irrigué pour la première fois. page 83
Depuis cette main de fille, le toucher est,  pour moi, le plus haut point de la connaissance. page 84

Que fait un révolutionnaire avant d'entrer en action? Un geste, une préparation quelconque?
Il prend une douche, change de sous-vêtements, vide son intestin si possible,  et, avant de sortir de chez lui, il lace bien ses souliers....
Rien de  spécial: c'est  ce qu'on fait après qui compte;
Que vouliez-vous?  prendre le pouvoir?
Le pouvoir importait peu, c'était  nous battre pour des objectifs  simples, accessibles, qui nous intéressait. A l'usine, on gagnait des droits d'allègement, comme la demi-heure de cantine incluse dans les huit heures quotidiennes.....page 92

Ecoute la petite pluie qui pique la vitre de la lucarne et les tuiles du toit. Elle frappe  des coups plus forts que ceux de la pendule. Elle sert  de contrepoids à notre temps rythmé par le mécanisme d'intervalles égaux.
La pluie dit au contraire qu'il n'y a pas deux secondes égales . Elle le sait par les gouttes. page 95

Quand je suis en colère contre moi, je m'insulte en napolitain.
En italien, je n'ai pas envie de me disputer.  page 98
 
J'imagine leur vie sans moi. (celle de ses parents)
J'ai des livres qu'il avait offerts à maman, ils portent des dates qui me précèdent.
Mais l'avenir était pour eux un devoir de noces, maison , enfants.
 Je n'ai pu éviter de me mettre dans leurs pattes. 
Je n'ai pas eu et je n'ai pas de pensées suicidaires. Une fois né, j'étais inévitable.
Les quitter à dix-huit ans n'a rien changé. Ils ont vécu sans moi, au lieu de vivre avec, et c'est tout, sans devoir me connaître et m'expérimenter.
 
...Celui qui lit ou qui écoute n'est pas un récipient vide à remplir, mais un multiplicateur de ce qu'il reçoit. Il ajoute ses propres images, souvenirs, objections.
Exister ici et maintenant, n'est ni nécessaire ni justifié par un devoir d'exister.
Je parle pour moi.  pages 108, 109
 
..car le noir et blanc de ses films ( Buster Keaton) était de l'écriture pure.
Le noir et blanc du muet a été le sommet de l'art e l'acteur.
Le son et la couleur sont des concessions à la technique et à la paresse.
Quoi qu'il en soit: béni soit le cinéma, et plus encore, ce cinéma-là. page 111
 
L'écriture reste pour moi une activité antique. J'écris à l'encre sur le papier d'un cahier, je recopie pour voir si ça me plaît encore. Rien qu'un dernier cliquetis sur un clavier.
Elle reste pour moi le contraire d'une profession. C'est un temps festif de ma journée. page 112
La page est l'aujourd'hui dont j'ai besoin. page 113
 
Je suis optimiste du seul fait d'imaginer que pourront exister des descendants, après nous posthumes.
Les générations sont des effacements de celles venues avant...page 115
 
On naît d'un étranglement qui se referme derrière soi, sentant plus une perte d'espace qu'un apport....
Pour moi, le sommeil est encore un ventre, je dors dans le placenta de la nuit. page 119
 
J'ai un corps et j'ai joué au jeu de vivre dedans.
Quel jeu? Le jeu de l'oie. On lance un dé et on se déplace dans un circuit en spirale.
C'est un jeu de parcours, les stations ont des noms communs: auberge, puits, prison, labyrinthe, squelette.
Le corps est le jeu , moi, je suis le pion.
La table, le banc de ce soir sont une case.
Nous sommes dedans et c'est à moi de lancer lé dé. Moi, je m'arrête ici. page 121
 
La liberté a été d'avoir un dé en main avec le choix de le lancer ou pas, comme devant un mur, à escalader ou pas. page 122
 
(Dans un  asile de fous) Un jour, il demande  à l'un de ceux qui étaient enfermés ce qu'est l'amour pour lui. IL reçoit une réponse à voix basse dans une oreille: "oxygène, oxygène".
Je ne me souviens pas d'une meilleure définition de l'amour. page 127
 
Je tutoie une des parties de moi-même. Je suis plus nombreux que le simple deux.
Je suis le reste de ceux qui sont devenus des absents , qui se retrouvent dans mes souvenirs et qui continuent leur existence en moi. page 132
 
 
Je suis heureux quand une lecture m'enthousiasme, alors qu'un de mes écrits arrive tout au plus à me satisfaire. page 140
 
Tu te résumes ainsi: révolutionnaire, ouvrier, émigré, dans le sillage ses dernières guerres sur le sol d'Europe. page 142.
On demande à un enfant ce qu'il veut faire. J'aurais répondu écrivain, avec le même degré de manque de réalisme  qu'un autre  aurait répondu astronaute.
Ma réponse exacte aurait dû être : je veux être un lecteur. J'ai lu tellement plus de pages que j'en ai écrit.
On apprend à un enfant  à dire sa profession, le résultat final et non le parcours.
Aucun d'eux ne dit: je veux être un apprenti. Et pourtant, c'est ce que nous sommes continuellement.  pages 143, 144
 
Elle (sa mère) m'a laissé la consigne de brûler son corps.
Un matin, je suis allé prendre la boîte en fer avec ses cendres et celles de sa robe de chambre.
...J'ai vidé les cendres dans le champ et j'ai eu les mains les plus vides de ma vie.
J'ai pris une pioche et j'ai creusé pour planter un arbre. page 146