jeudi, décembre 24, 2009

CET AUTRE ( Kapunscinski)

...Le voyage est rarement synonyme de passion. L'homme est par nature sédentaire, il a privilégié ce mode de vie avec l'apparition de l'agriculture et de l'art de construire des villes. L'homme quitte le plus souvent son nid sous la contrainte: guerres, épidémies, sécheresse, incendies. parfois , il est chassé pour ses convictions, parfois, il part pour trouver du travail ou offrir une chance à ses enfants. Mais, chez la plupart des gens, l'espace engendre l'inquiétude, l'angoisse , la peur de la mort....Quand je parle de voyage, j'exclus évidemment l'aventure touristique. Pour nous, reporters, le voyage est une vocation, un effort, une peine, un sacrifice, une tâche difficile, un projet ambitieux. pages16, 17
Le voyage volontaire, le voyage comme mode de vie est aussi rare que l'envie d'apprendre. Les gens s'intéressent généralement peu aux autres. Dans l'histoire de l'humanité, il existe des civilisations entières qui n'ont jamais manifesté le moindre intérêt pour le monde extérieur. L'Afrique n'a jamais construit de navires pour voguer et aller voir ce qui se passe au-delà des mers qui l'entourent. Ses habitants n'ont même jamais essayé d'atteindre l'Europe, située à proximité. La civilisation chinoise a été encore plus loin: elle s'est isolée par une muraille immense. Il faut reconnaître que les civilisations "équestres" - les Perses, les Arabes, les Mongols - avaient une philosophie différente. Leur but n'était pas de connaître le monde, mais de le conquérir par la force et de l'asservir. Dans cette marche des civilisations, l'Europe constitue une exception. En effet, elle est la seule à avoir manifesté dès le début de l'histoire de la Grèce, une curiosité pour le monde, une volonté de l'envahir, de le dominer mais aussi de le connaître, et pour ses meilleurs esprits, exclusivement de le connaître, de le comprendre, de l'approcher afin de former une communauté humaine. pages 18, 19
En bref, le premier Européen , un Grec, même s'il considérait le non-Grec comme un être rustre et incompréhensible (barbaros), avait conscience que l'Autre était quelqu'un. (voir Hérodote)Page 20
L'image de l'Autre qu'ont les Européens se lançant à la conquête de la planète est celle d'un sauvage nu, cannibale et païen, que l'homme blanc a le droit et même le devoir d'humilier et d'écraser...Conquérir, coloniser, dominer, soumettre sont des réflexes qui se répètent dans toute l'histoire du monde. L'esprit humain ne parvient à la notion d'égalité que tardivement, des milliers d'années après l'apparition des premières traces de l'homme sur Terre. En parlant des Autres, des relations aux Autres, je limite mes propos aux rapports interculturels et interraciaux, car il s'agit du domaine que j'ai eu le plus souvent l'occasion de traiter. Pages 23, 24
C'est à l'époque des Lumières, de l'humanisme, de la découverte révolutionnaire que le non-Blanc, le non-chrétien et le sauvage, cet Autre monstrueux si différent de nous, devient également un homme. page 26
L'anthropologie est tournée vers l'Autre, elle lui est exclusivement consacrée. Elle repose sur l'idée de la compréhension de l'Autre par la connaissance de l'Autre, l'idée de l'acceptation de la diversité, de l'altérité come traits constitutifs de l'espèce humaine. page 31
...La connaissance des Autres...Non seulement il convient d'aller chez eux, mais il faut aussi vivre parmi eux ou avec eux. page 35
Pendant cinq siècles, l'Europe a dominé le monde, politiquement et économiquement, mais aussi culturellement. Elle a imposé une croyance, des lois, des échelles de valeur, des modèles de comportement, des langues. Nos relations avec l'Autre ont toujours été asymétriques, de notre côté constammant dominatrices, apodictiques , paternalistes...Pourtant au milieu du XXè siècle s'amorce un processus de décolonisation, deux tiers de l'humanité, sur le papier du moins, obtiennent le statut de citoyens libres. Désormais, ils retournent à leurs racines, ressuscitent leurs cultures qu'ils mettent en avant avec fierté et dans lesquelles ils puisent leurs forces. page 45
Le fait d'être conscient que, en parlant avec l'Autre, nous communiquons avec une personne qui au même moment, voit le monde et le comprend différemment de nous est fondamental pour créer une atmosphère de dialogue positif. page 49-50
L'homme et la culture se construisent dans le contact avec les Autres. page 51
...Je souhaiterais esquisser- de manière forcément superficielle- non pas un portait de l'Autre en général, mais de mon Autre à moi, de celui que j'ai rencontré...La première chose qui attire l'attention, c'est la sensibilité de mon Autre à la couleur, la couleur de la peau. La couleur est l' un des principaux critères selon lesquels on va classer et évaluer les hommes...Le nationalisme constitue le deuxième aspect de la vision du monde de mon Autre...Le nationalisme est l'un des "ismes" les plus puissants que l'homme ait connus à la fin du XXè siècle...A l'instar du racisme, le nationalisme est un instrument d'identification et de classification dont mon Autre se sert à la moindre occasion. C'est un outil fruste et primitif qui écrase et aplatit l'image de l'Autre. Le nationaliste ne voit dans l'Autre qu'une seule chose: l'appartenance nationale...Dans cet univers de nationalismes exacerbés, je n'ai pas de nom, je n'ai pas de profession, je n'ai pas d'âge, je suis polonais, point final...La troisième composante de la vision du monde de mon Autre est la religion. L'aspect religieux se manifeste à deux niveaux: celui d'une foi générale, non verbalisée, dans l'existence et la présence d'une transcendance, d'une force agissante, d'un Etre suprême, d'un Dieu et celui d'une religion comme institution, comme forme sociale ou même politique...Voilà le portrait de mon Autre. Si le destin le met sur la route d'un Autre - Autre que lui - trois caractéristiques seront pour lui déterminantes: la race, la nationalité, la religion. pages 65, 66
"Au début de l'avènement de la conscience du moi se trouve la présence du toi et peut-être même la présence plus générale du nous. C'est seulement dans le dialogue, la dispute, l'opposition et aussi le désir d'intégrer une nouvelle communauté que se crée la conscience de mon moi comme être indépendant, séparé de l'autre. Je sais qui je suis, car je sais que l'autre est." Tischner. page 78
La rencontre est une épreuve qui mérité d'être mémorisée et elle peut être une expérience fondamentale. page 83
Pour Levinas," l'homme est un être qui parle". Le dialogue est donc au centre de sa réflexion. le but de ce dialogue doit être la compréhension mutuelle, et le but de cette compréhension un rapprochement mutuel, ces deux derniers s'obtenant par la connaissance. Quel est le préliminaire de ce processus? de cette équation? C'est la volonté de connaître l'Autre, d'aller à sa rencontre, d'entamer la conversation avec lui. Toutefois, dans la pratique, c'est extrêmement difficile...page 84
Quand on est arraché à sa culture, on en paie le prix fort. C'est pourquoi il est si important de posséder une identité forte et définie, ainsi que la ferme conviction de la force, de la valeur et de la maturité de cette identité. A cette condition seulement, l'homme peut affronter une autre culture avec sérénité. page 101
Il n'existe pas de cultures inférieures ni supérieures, il n'existe que des cultures différentes qui, chacune , à leur manière, satisfont les besoins et les attentes de ceux qui les partagent. Pour l'ethnologue, l'Autre, celui qui appartient à une autre race ou à une autre culture, est un individu dont le comportement se caractérise par la dignité, le respect de valeurs établies, de traditions et de coutumes. page 102

lundi, décembre 21, 2009

LA RIVIERE ET SON SECRET ( Zhu Xiao Mei)

Un récit d'un jeune Chinoise , admise au Conservatoire de Pékin. En 1966, à 14 ans, elle est envoyée dans des camps de rééducation et devient une bonne révolutionnaire. Après la révolution Culturelle, elle part pour les Etats-Unis d'Amérique, devient une grande pianiste, vient en France, se fait naturaliser Française .
C'est une narration de sa vie, à la fin du livre, quelques réflexions sur ce qu'elle a vécu.

samedi, décembre 05, 2009

L'ENIGME DU RETOUR (Dany Laferrière)

Je me souviens que je me jetais au lit pour tenter d'étouffer cette faim qui me dévorait les entrailles. Aujourd'hui, je dors plutôt afin de quitter mon corps et calmer ma soif des visages d'autrefois....Dormir pour me retrouver dans ce pays que j'ai quitté un matin sans me retourner. pages 22, 23

J'ai toujours pensé que c'était le livre qui franchissait les siècles pour parvenir jusqu'à nous. Jusqu'à ce que je comprenne...que c'est le lecteur qui fait le déplacement. Ne nous fions pas trop à cet objet couvert de signes que nous tenons en main et qui n'est là que pour témoigner que le voyage a bien eu lieu. page 32

(une interview avec une jeune journaliste) "En fin de compte, vous n'écrivez que sur l'identité? -Je n'écris que sur moi-même.- Vous l'avez déjà dit, ça. - ça n'a pas l'air d'avoir été entendu. - Vous avez l'impression que les gens ne vous écoutent pas? -Les gens lisent pour se chercher et non pour découvrir un autre. - Paranoïaque? - on ne l'est jamais assez. - Pensez-vous qu'un jour vous serez lu pour vous-même? - C'était ma dernière illusion avant de vous croiser". page 33

La mort de mon père achève un cycle.page 37

Il arrive toujours ce moment. Le moment de partir. On peut bien traîner encore un peu à faire ses adieux inutiles et à ramasser des choses qu'on jettera en chemin. Le moment nous regarde et on sait qu'on ne reculera pas. page 39

La véritable opposition n'est pas entre les pays, si différents soient-ils, mais entre ceux qui ont l'habitude de vivre sous d'autres latitudes (même dans une condition d'infériorité) et ceux qui n'ont jamais fait face à une culture autre que la leur. Seul le voyage sans billet de retour peut nous sauver de la famille, du sang ou de l'esprit de clocher. Ceux qui n'ont jamais quitté leur village s'installent dans un temps immobile qui peut se révéler, à la longue, nocif pour la planète...Si on veut vraiment partir , il faut oublier l'idée même de valise. Les choses ne nous appartiennent pas. On les a accumulées par simple souci de confort. c'est ce confort qu'il faut questionner avant de franchir la porte. pages 41, 42.
Dans ma vie d'avant, la nourriture était la préoccupation quotidienne. Tout tournait autour du ventre. Dès qu'on avait de quoi manger, tout était réglé. C'est une chose impossible à comprendre pour ceux qui ne l'ont pas vécue. page 46
Aujourd'hui, à 56 ans, je réponds non à tout. Il m' a fallu plus d'un demi-siècle pour retrouver cette force de caractère que j'avais au début. La force du non. Faut s'entêter. Se tenir debout derrière son refus. Presque rien ne mérite un oui. Trois ou quatre choses au cours d'une vie. Sinon, il faut répondre non sans hésitation. page 58
Je ne veux plus penser. Simplement voir, entendre et sentir. Et tout noter avant de perdre la tête, intoxiqué par cette explosion de couleurs, d'odeurs et de saveurs tropicales. Cela fait si longtemps que je ne fais pas partie d'un tel paysage. page 82
C'est bien moi sur la photo jaunie ce jeune homme maigre de Port-Au-Prince de ces terribles années 70. Si l'on n'est pas maigre à vingt ans en Haïti, c'est qu'on est du côté du pouvoir. Pas seulement à cause d'une nutrition déficiente, mais de cette constante angoisse qui vous travaille au ventre. page 96
La pire connerie, paraît-il, c'est de comparer une époque à une autre. Le temps de l'un à celui de l'autre. Les temps individuels sont des droites parallèles qui ne se croisent jamais.page 108
C'est ici que le riche doit collecter l'argent du pauvre. Et il ne peut déléguer une telle opération, étant donné le niveau moral du pays. Les gens n'ont aucun scrupule à garder pour eux l'argent qu'ils croient que vous avez volé. Le débat si chaudement discuté ces jours-ci dans les quartiers pauvres où la morale chrétienne a planté ses crocs depuis toujours se présente sous la forme d'une redoutable question: est-ce du vol que de voler un voleur? L'Etat répond que oui. L'Eglise aussi. page 126
Ces envoyés des organismes humanitaires arrivent à Port-Au-Prince toujours pleins de bonnes intentions. Des missionnaires laïques qui vous regardent droit dans les yeux tout en vous débitant leur programme de charité chrétienne. Ils se répandent dans les médias à propos des changements qu'ils comptent apporter pour soulager la misère des pauvres gens. Le temps de faire un petit tour des bidonvilles et des ministères pour prendre le pouls de la situation. Ils comprennent si vite les règles du jeu (se faire servir par une nuée de domestiques et glisser dans sa grande poche une partie du budget alloué au projet qu'ils pilotent) qu'on se demande s'ils n'ont pas ça dans le sang - un atavisme de colon. Leur parade quand ils sont mis en face du projet initial, c'est qu'Haïti est inapte au changement. Poutant, ils continuent dans la presse internationale à dénoncer la corruption du pays...Si Haïti a connu trente-deux coups d'Etat dans son histoire, c'est parce qu'on a tenté de changer les choses au moins trente-deux fois....page 132, 133
On a passé en revue les obsessions des autres peuples. Pour les Nord-Américains, on a pensé que c'était l'espace (le Far-Ouest, la conquête de la Lune, la route 66). Pour les Sud-Américains, c'est le temps (Cent Ans de solitude). Pour les Européens, c'est la guerre (deux guerres mondiales en un siècle, ça marque un esprit). Pour nous, c'est la faim. Le problème..., c'est qu'il est difficile d'en parler si on ne l'a pas vécue...On ne parle pas de la faim parce qu'on n'a pas mangé depuis un moment. On parle de celui qui n'a jamais mangé à sa faim tout le temps, ou juste assez pour survivre et en être obsédé. page 14o
Ma vie va en zigzag depuis ce coup de fil nocturne m'annonçant la mort d'un homme dont l'absence m'a modelé. Je me laisse aller sachant que ces détours ne sont pas vains. Quand on ne connaît pas le lieu où on va, tous les chemins sont bons. page 172
C'est toujours la main qui révèle nos origines sociales.page 176
Je note en croisant une petite foule en prière qu'on parle de Jésus sans arrière-pensée mystique, comme s'il s'agissait d'un type qu'on a l'habitude de croiser au coin de la rue.Si on attend tout de lui, on se contente finalement de peu. La moindre surprise est accueillie comme un miracle. L'équilibre mental vient du fait qu'on peut passer, sans sourciller, d'un saint catholique à un dieu vaudou. Quand Saint Jacques refuse d'accorder telle faveur, on va vite faire la même demande à Ogou qui est le nom secret donné à Saint Jacques quand le prêtre a exigé aux fidèles de renier le vaudou pour pouvoir entrer dans l'Eglise. pages 234, 235...
On ne meurt pas tant qu' on bouge. Mais ceux qui n'ont franchi la barrière de leur village attendent le retour du voyageur pour estimer si cela valait la peine de partir. page 239
...(Le neveu parle) "Pour nous, vous nagez là-bas dans l'opulence (au Canada)- Pas tout à fait. - Le fait de pouvoir s'exprimer sans peur, c'est pas rien déjà. - Au début, oui, c'est excitant, mais après quelques années, c'est devenu naturel, alors, on aspire à autre chose. C'est une machine compliquée, un être humain. Il a faim. Il trouve à manger et immédiatement, il veut autre chose, ce qui est normal, mais les autres continuent à voir en lui que l'affamé qu'il était en arrivant. - Tante Ninine dit que vous êtes la seule personne qui a passé trois décennies en Amérique du Nord pour revenir à la maison les mains vides. - C'est comme ça. Je suis ainsi. Je ne peux changer les choses. Je fais partie de ceux qui ne prennent pas l'argent au sérieux. Je sais que j'en ai besoin, mais je ne vais pas me rendre esclave de l'argent pour autant. - C'est pas ça! - C'est Tante Ninine qui t'envoie? Un silence. Elle ne lâche jamais sa proie. Je sais. page 259
Je ne m'habituerai jamais à l'extrême courtoisie de ces paysans qui vont vous offrir leur lit avec un drap blanc immaculé pour coucher eux-mêmes à la belle étoile. page 262
(L'auteur est dans le village de son père, au cimetière) Des funérailles sans cadavre. Une cérémonie si intime qu'elle ne concerne que moi. Père et fils, pour une seule fois, seul à seul.
Partir sans laisser de trace. Ni personne pour se souvenir de vous. Seul un dieu mérite pareil destin. page 281
Nous avons deux vies. Une qui est à nous.La seconde qui appartient à ceux qui nous connaissent depuis l'enfance...La langue de la mère. Le pays du père. Le regard hébété du fils qui découvre un jour un tel héritage. page 282
Personne ne m'a demandé d'où je venais ni où j'allais. (On l'a invité au repas qui suit l'enterrement d'une personne inconnue de lui). Mon passé ne compte pas plus que mon futur. On m'a accepté dans ce grave présent sans exiger des comptes. page 284
Nous avons chacun notre dictateur. Lui, c'est le père, Papa Doc. Moi, le fils, Baby Doc. Puis l'exil sans retour pour lui. Et ce retour énigmatique pour moi. Mon père est revenu dans son village natal. Je l'ai ramené. Pas le corps que la glace brûlera jusqu'à l'os. mais l'esprit qui lui a permis de faire face à la plus haute solitude. page 289