lundi, mai 24, 2021

LA VIE EN RELIEF ( Philippe Delerm) 2021.

 " Je n'ai pas l'impression d'avoir été enfant, adolescent, homme d'âge mûr, puis vieux. Je suis à la fois enfant, adolescent, homme d'âge mûr, et vieux. C'est sans doute un peu idiot. Mais ça change tout. "

Etre riche, à chaque époque de notre existence, de tous les moments qu'on a vécus, qu'on vit qu'on vivra encore: c'est cela la vie ne relief. Voir ses souvenirs et ses sensations non pas additionnés les uns aux autres, mais comme démultipliés , à l'infini. Vivre comme si c'était la première fois. Trouver de la beauté dans l'ordinaire des choses. aimer vieillir, écouter le bruit du temps qui passe. 

Ce livre est  un aboutissement: celui d'une carrière, celui d'une vie d'homme. Certainement un des plus grands livres de Philippe Delerm. 

Mais les paysages que tu as connus 

comme les sensations sont inaltérés

Dans l'air immobile d'un été parfait

Tu avancerais te sentant comblé

Par toutes les saisons qui t'ont précédé

Et celles qui te succéderaient.  (  Dominique A. )

Je ne suis pas de mon temps. Je suis de tout mon   temps.

Il y a plein dans une vie, des lieux et des journées comme ça, des salles d'attente ouvertes au vent, des chambres d'hôtel capitonnées de blafardise et d'ennui, des couloirs de lycée balisés de portemanteaux, des wagons pas chauffés. ....on a beau se diluer, on ne s'efface pas, on se sent responsable, on ne sait pas pourquoi.  page 17

Je n'aurai jamais mon bac. Une fixation mentale, une obsession. Cela peut paraître un peu étrange aujourd'hui, où ce diplôme a tant perdu de son prestige. Le mien, celui de 1969, n'était pas infranchissable. Il y  eut un peu plus de soixante pour cent de reçus. page 18

Quand les beaux jours du printemps 69 sont arrivés, je me rappelle une alchimie précieuse, une espèce d'euphorie mélancolique. je me sentais bien dans mon corps. page 19

C'est bon de précéder le jour, de se sentir en action quand rien  n'a commencé. Jamais le corps n'est plus libre. page 21

( Les personnes âgées) Ils geignent, ils se  retournent et rien n'y fait. Souffrent-ils d'un mal qu'ils dissimulent de leur mieux le jour? Pourquoi sont-ils incroyablement tendus? Il sont fait  leur chemin, accompli un destin - une forme de sérénité devrait leur venir, au bord de tout quitter. ..Elle est belle la crispation extrême des vieillards. Ils vont quitter la vie, tout ce que fut la vie. Et la vie est immense, et ils  s'y noient, et ils ont peur. page 25

Ce qui me donne une sensation de plénitude absolue, c'est l'infini limité.  Un jardin. Un intérieur.   Un jardin.  le dedans dans l'entre deux dehors. Page 29

Les maisons anciennes sécrètent  un pouvoir, on sent qu'elles aiment qu'on installe ainsi des lieux  de vie rituels et changeants, où l'on peut écrire, prendre le goûter, ou se toucher les coudes pour dîner à quatre. page 31

Il y aura çà et là , dans les romans pour la jeunesse, dans quelques films, les éléments d'un univers balançant  entre le désir d'imposer la féerie et l'installation d'un décorum opulent ou pauvret, mais toujours factice.  page 51

Je le ( Paris)  lis chaque jour, oui, vraiment chaque jour. Il agrandit ma vie, la multiplie un peu comme ces lunettes en plastique, un oeil rouge, un oeil vert. je deviens lui, je deviens l'autre, et je reste tout à fait moi. Rien ne vaut ça. page 64

( L'auteur écrit) ..Mon rêve s'inscrivait dans une autre dimension: rencontrer par ce qu'on a écrit quelqu'un qu'on n 'aurait pas rencontré autrement. page 66....Avoir comme but  ultime de mettre le meilleur de soi  dans ces petits parallélépipèdes rectangles que l'on appelle livres, ne témoigne guère de cet accord avec la vie que l'on a souvent prêté.  page 67

Vivre par les toutes petites choses. Des  sensations infimes,  des phrases du quotidien, des gestes, des bruits, des odeurs, des atmosphères. Ecrire tout cela. Car écrire, c'est vivre, c'est la vie en relief, une opération qui s'est imposée lentement.  Transformer en sujet ce qui n'en est pas un, la perspective est délicieuse.  Elle donne le sentiment  que l'existence   est inépuisable, qu'il y aura toujours un angle différent à trouver......Page 72

Les toutes petites choses sont moins  infimes qu'infinies . Elles dorment d'un sommeil si trompeur. Les éveiller , ce n'est pas se refermer, clore en soi les refuges. Les toutes petites choses sont la vraie aventure. Les toutes petites choses sont la vraie aventure, elles nous contiennent et nous inventent.. Elles nous augmente et nous invente...page 75

Le passé n'est pas un monde perdu. Le vivre dans le présent n'est pas de la nostalgie. Ce qui est passé est possédé définitivement. je dis: " ma vie est belle, parce que j'ai la chance de sentir le passé dans le présent. page 76

En admettant que j'ai perdu quelque chose, je ne l'ai pas vraiment perdu, puisque j'ai l'inquiétude de le chercher. page 88

Un café n'est pas un café. C'est ce qui fait son prix. ...Vous voulez un café? C'est déjà mieux qu'une simple formule de politesse. Donner quelques gouttes de chaleur à notre échange, une convivialité qui n'engage pas à grand-chose. ....L'offre d'un second café...est une façon pudique de signifier que nous n'avons pas passé assez de temps ensemble? j'ai envie de parler davantage avec vous, et de prolonger l'atmosphère. page107

La voix de ceux que j'ai perdus. Je la possède, et elle m'échappe. C'est étrange. page 125

Je ne suis pas sur terre pour ne pas être troublé. page 136

On est fait pour être amoureux, et pas pour être aimé. Pour désirer, et pas pour être désiré. 142

C'est étrange. Je suis à côté de la femme que j'aime et pourtant je me sens amoureux comme à quinze ans. ce n'est plus exactement une attente , mais l'ampleur de mon attente adolescente est restée  en suspens, c'est comme ça. Je rêve à ce que j'ai déjà. page 160.....Prendre  dans ses bras la femme qu'on a aimée toute sa vie. Rester debout, come ça , enlacés, pour rien, sans aucun rapport avec ce qui vient d'être fait, d'être dit. Se taire. Presque aussi intimidant que les premiers gestes. C'est drôle. On  ale visage appuyé sur son épaule et on ne la voit plus. Mais on sent tout son corps, à la fois livré et distant. C'est ça le plus curieux. On  a beau savoir que c'est à cause de cette position, parce qu'on se tient l'un l'autre mais qu'on se tient aussi tout seul, il y a une sorte de retenue, et presque de timidité dans cet élan  immobile. page 161

Eprouver le sentiment de sa présence au monde. page 169

Il ne faudrait pas donner la leçon du passé...si on veut être ensemble dans le présent....Ne pas  revendiquer  sa supériorité  dans la possession du passé, mais accueillir en soi la chance  de vivre deux fois page 173

Il y a des choses que je ne fais pas  et que je vois les autres faire. Ecouter de la musique en courant,  en faisant du vélo, parler au téléphone avec des écouteurs et un micro....Ont-ils la sensation de vivre davantage? Ils préfèrent  en tout cas vivre  en même temps, un ici et un ailleurs. page 176

Qu'est-ce qu'on donne aux autres et qu'est-ce qu'on en reçoit? page 192

Le malheur c'est de perdre  quelqu'un.  Le bonheur, c'est d'avoir quelqu'un à perdre. page 204...Il y a des phrases qui vous cherchent, et on ne le sait pas. des phrases avec des mots très simples. ...La phrase, elle ne me viendra qu'une centaine pages plus loin. Comme une évidence effrayante. Le bonheur, c'est d'avoir quelqu'un à perdre. C'est la phrase de ma vie. Avoir quelqu'un à perdre est le seul vrai privilège. Beaucoup de gens doivent vivre après avoir perdu le quelqu'un ou les quelques-uns qu'ils avaient à perdre. Et d'autres, ne les ont jamais trouvés. Le spots harmonie, paix, équilibre, sérénité, plaisir, joie peuvent avoir un sens pour eux. Mais pas le mot bonheur; page 205, 206. 

Le portable...Le mobile a dilué l'angoisse sans la dissiper.  C'est un objet  magique et redoutable. Il a le pouvoir de supprimer  la peur , et donc de la susciter. page 208

'Colette dans La maison de Claudine). Où sont les enfants?  Ce texte de Colette est  le plus beau  qu'on ait écrit sur l'inquiétude. " J'aimais tant l'aube que ma mère  me l'offrait en récompense." Oui,  l'auteur  de La maison de Claudine avait une mère comme ça., une mère qui laissait son enfant de dix ans partir toute seule pour aller au bord des étangs en quête de lumière, à cinq heures du matin. ...Une mère qui donnait la liberté, et gardait l'inquiétude.  page 209




mardi, mai 18, 2021

L'ENFANT DE LA PROCHAINE AURORE. ( Louise ERDRICH) 2021

 Notre monde touche à sa fin. dans le sillage d'une apocalypse biologique, l'évolution des espèces s'est brutalement arrêtée, et les Etats-Unis sont désormais sous la coupe 'un gouvernement religieux et totalitaire qui impose aux femmes enceintes de se signaler. C'est dans ce contexte que Cedar Hawk Songmaker, une jeune Indienne adoptée à la naissance par un couple de Blancs de Minneapolis, apprend qu'elle attend un enfant, Se sachant menacée, elle se lance dans une fuite éperdue, déterminée à protéger son bébé coûte que coûte. 

Renouvelant de manière saisissante l'univers de l'auteure de la Rose et Dans le silence du vent, le nouveau roman de Louise Erdrich nous entraîne bien au-delà de la fiction effrayant où les notions de liberté et de la procréation sont ses armes politiques. En écho à La Servante écarlate de Margaret Atwood, ce récit aux allures de fable orwellienne nous rappelle la puissance de l'imagination, clé d'interprétation d'un réel qui nous dépasse. 

Je suis devenue ordinaire. Et même pire, car je n'avais pas de clan, pas de culture, pas de langue, pas de famille. Je n'avais pas non plus de combat personnel, ce qui était déroutant. page 16

( chez sa mère biologique) " Deux choses. La première, pourquoi m'avez-vous abandonnée? La deuxième, je veux savoir ce qu'il en est des maladies génétiques. ".... (la mère) Y apas un jour, pourtant , où j'ai pas pensé à toi. " - "Alors, vous avez pensé à moi davantage que je n'ai pansé à vous" dis-je ne haussant les épaules. Après ça, personne ne parle...." T'as une bonne famille, hein, pleine aux as, remarque-t-elle en se redressant brusquement...page 37

" Boooon, c'est ta soeur, dit-elle. C'est ta soeur dit ma mère biologique, celle dont je t'ai parlé hier soir. - Ah , personne? page 38 

Je n'ai pas poursuivi la lecture de ce roman après avoir lu 80 pages.




mardi, mai 11, 2021

Le Passage de l'Aulne. ( Philippe Le Guillou) 1993

 Le passage de l'Aulne, fleuve de Bretagne qui rejoint la rade de Brest, est un lieu réel et mythique auquel la mémoire du narrateur s'attache obstinément. " Orphelin de l 'enfance", celui-ci s'abîme dans l'absence, la mort du grand-père, Gaël, l'abandon intérieur, la détresse de Julia. Le roman se noue par entrecroisement de souvenirs, ces " boîtes cigognes de la mémoire" riches de sensations, de couleurs et de mots. Le temps de l'écriture se fait à mesure plus présent  et l'identité se reconquiert.

D'autres existences servent d'appuis, de contrepoints à cette recherche. Surviennent , appelés par une nécessité intérieure ou souterraine destinée, Erwan, l'ami de jeunesse, l'artiste Pierre Bussan, Irène, Fabrice, l'ancien élève, et Ludovic, bel ange du désir et de la mort. Ces apparitions, de même que les voyages de  la maturité, les promenades de l'adolescence, rythment le récit. Chacune révèle un élément de la trame composant l'autoportrait  d'un narrateur qui explore en lui la naissance de l'écrivain. Grâce aux morts fondus dans sa chair, il découvre que le deuil premier recouvre un autre, mieux enfoui. Un cycle reprend. Engagé dans le passage entre la vie et la mort, l'amour et la rupture, les lieux réels et la légende ancestrale, il trouve alors le viatique indispensable à sa propre résurrection. 

J'avais voulu fuir cette première Toussaint, fuir la famille, la tombe neuve de Gaël.  les chrysanthèmes,  ces odieuses végétations du deuil. Et les visages dans les fleurs, la douleur ravivée. page 15

Ce grenier, c'était ma sacristie, mon sanctuaire, mon laboratoire de cosmographe. Les signes, les vibrations du monde vivifiaient mon alchimie. Je suis né là, dans ce retrait, cet écart, et la vie n'avait de sens que dans cet  territoire que jalonnent  les rites et la scansion des pluies, des tempêtes et des embellies. page 19

Nous étions, là, au bord de l'Aulne, à la fin de sa course, lorsqu'elle s'est déjà offerte à la remontée de la mer.  En face, on devinait une  petite habitation, sorte de café perdu sur la rive, qui dominait une cale grasse et  algueuse qui semblait s'enfoncer dans les flots.  Gaël m'avait dit un jour que c'était la maison du passeur. sur notre rive, il n'y avait rien: le boutoir des vagues et les intempéries avaient eu raison du plan incliné de moellons qui avait dû jadis  tenir lieu de cale. page 21

Gaël est mort le 16 mars 1990.. J'ai toujours entendu dire que les vieillards partaient  en novembre ou en mars, mois de l'égarement tempétueux et de la reverdie proche, mois des grèves et du passage de l'ombre. page 23

Oui, je m'en doutais plus, c'était Gaël  qui m'avait appris le beau et vital nom de Yang-Tsê- Kiang, lui aussi me parlait de Gênes, de Venise, des Dardanelles. page 31

Je ne voyais guère Erwan qu'en cours. J'étais trop sauvage, trop solitaire  pour lui proposer de nous rencontrer au-dehors.  En classe, on avait  des vocations de forts en thème, lui plus encore , acharné, orgueilleux, avide de succès et d'honneur, blessé à la moindre déconvenue. Les absences, les maladies et mon naturel rêveur jouaient en ma défaveur.  Je me maintenais cependant à un niveau honorable.  Je savais peu de chose d'Erwan....C'était un garçon fin,  nerveux, aux traits durs et marqués.  Il émanait de lui une violence, une force, qui invitaient au respect. page 38...Il revint en classe après la crue, ( Morlaix a été inondé) . La ville offrait  le spectacle d'une cité bombardée, avec ses vitrines fracassées, ses voitures renversées: c' n'étaient que croûtes et sédiments de boue, pavés arrachés, cratères, trottoirs dévastés, troncs d'arbres que le courant avait transportés des campagnes. Erwan me parla de la boue, de la ville pillée par le reflux, mais il sut dire l'enchantement qu'avaient été ces journées sans classe dans la maison assiégée par les eaux, l'extase des crépuscules sur le flot qui semblait  ne pas vouloir baisser....Je l'écoutais...Pour la première fois, nous communions à la même émotion. page 39

( Au Faou) J'étais ivre  de printemps,  de monde gorgé de sève, de buis tendre, de bouvreuils flamboyants, de verdiers et de mésanges,  ivre de primevères , des jonquilles - jaunes quilles dressées dans l'humus de la forêt ou à proximité des ruisseaux ...Mon domaine était immense. page 42

L'été , d'autres rites m'attendaient. Jude  m'apprit à regarder le ciel, à reconnaître les constellations. ..Jude me comblait de ses histoires....L'histoire de l'aïeul ensorcelé au retour d'une foire...la relation du siège de Brest, les bombardements , la ville saccagée, les corps des soldats allemands  étendus dans les rues, la mitraille et la terrible explosion de l'Abri Sadi-Carnot. page 44

Dans ces lieux où j'apprenais la généalogie du monde et les mystères du corps, , - les premières exigences du désir - Jude m'enseignait la généalogie de la famille....je traçais l'arbre de mes ancêtres, avec les noms exacts, les dates, tout ce ramas de vies simples, terriennes et consacrées au travail des champs, à la procréation et à Dieu. . Page 45

J'ai toujours peur de le quitter ( le grand-père Gaël). Une secrète peur me paralyse. C'est la dernière fois. Il s'est relevé, les yeux rougis par la lecture, les mains noueuses, comme écorchées, posées dans le halo que dispense la lampe. Il me regarde, lui, l'homme des itinéraires et des marches. Il m'interroge d'un seul regard, devient-il où mes pas m'ont porté une fois encore, comme pour exorciser l'angoisse? Sait-il que j'ai traversé l'église, que j'ai traversé le flot jusqu'à ce qui sera sa tombe? page 62

( A Paris) Pierre me redit ce mot de Camille Claudel qu'il affectionne: " Il y a toujours quelque chose d'absent qui me tourmente." page 70

Laure est revenue dans ma vie, comme cela, elle a été mon élève , naguère ,à Brest. Laure est passionnée de photographie pour fuir la folie d'une mère , le naufrage dépressif du père...;Laure a perdu son grand-père paternel à l'automne.....Un soir, alors que j'esquive sa question, elle a ce lapsus superbe: " Arrête de mourir".  page 96

Aller jusqu'au bout du deuil, c'est mourir, laisser se détacher des pans entiers de l'être.  page 128

" C'est  vrai, j'ai rompu ( Erwan et Julia) , j'ai même engagé une procédure de divorce, mais je continue à vivre avec elle, elle est en moi....On ne tranche pas ainsi  dans sa vie. Tu  sais bien....ce n'est pas parce que, à certains moments,  je me suis écarté de toi que j'ai rompu avec toi...J'ai horreur des gens qui rompent. Et si j'ai rompu, ce n'est  qu'en apparence et sous la pression des faits." page 148

En première, nous eûmes un choc, nous fîmes la rencontre d'un éveilleur: Paul Grenier, notre professeur de littérature, nous initia à la littérature. Ce fut une rencontre définitive, une adhésion sans appel. L'homme était d'apparence banale et timide, peu disert, il nous fuyait, détestait le contact., gauche, la parole embarrassée. ...Il parlait sans notes appuyé au rebord de la fenêtre. Il ne nous regardait pas. Nous dûmes subir Montaigne....Puis il y eut Baudelaire, l'envoûtement  des gouffres et des ciels clarteux, les extases sensorielles de Faubert, Proust,...Il y eut Rimbaud,, le bateau ivre,  et la Saison calcinée, la Bretagne songeuse de Gracq et les Amers de Saint-John Perse. Et Gide et  Kafka. ...On se taisait au cours  de Paul Grenier..; on buvait l'or rimbaldien, on découvrait la valeur fondamentale de  la réminiscence, on brûlait de transgression gidienne. Le cours fini, l'homme s'effaçait.  Nous étions assommés de mots,  de songes, d'appels. Nous nous mîmes à lire. Avec Nohann surtout. Baudelaire, Flaubert, Proust, Rimbaud, Gracq. Gide....page 152

Le vendredi qui précéda les vacances de Pâques de 1976, Paul Grenier nous emmena en excursion. ..Nous devions visiter les hauts lieux  de l'art religieux finistérien...Paul Grenier nous expliquait l'art et les paysages  comme il nous lisait les textes...Nous nous  installâmes autour de Paul Grenier au pignon du château ( de Trevarez) sur un promontoire semi-circulaire qui surplombait l'à-pic, les champs et, plus bas , l'Aulne, Grenier racontait les orgies allemandes, le sac  du château après la guerre, le pillage de la lingerie et de la bibliothèque. Il paraissait détendu, affable, comme il l'était rarement. page 155

Erwan l'assurait: depuis longtemps, j'avais "tapé dans l'oeil "de Paul Grenier. L'expression, hideuse, m'irritait. Pour nous ,comme je l'ai dit, Paul Grenier était un merveilleux éveilleur. ...En mai, je lui confiai , à la fin d'un cours, le dossier de candidature  en hypokhâgne pour qu'il y mît les annotations habituelles. La semaine suivante, il me le rendit solennellement, devant tout le monde, en disant: Tenez-vous à l'entrée du lycée, samedi prochain vers deux heures. je voudrais vous donner la liste des oeuvres à lire pour hypokhâgne...."page 174...." C'est votre voie. je le savais depuis l'année dernière. Je ne vous aurais jamais influencé..."page 175

J'avais face à moi un conteur, un  voyageur, un maudit, un errant de l'Arrée...( L'auteur parle de Paul Grenier) page 179. 

Gaël et Anne m'attendaient. Il faisait trop chaud ( été 1976)On arroserait au crépuscule, encore que cela fût interdit. Ils s'étaient installés dans la cave, à l'ombre. Ils avaient été grands marcheurs aussi. Anne, pendant la guerre, marchait jusqu'à son village de  Plomodiern. Gaël arpentait la forêt du Cranou, les bois de Morlan. Ils m'accueillaient avec le sourire: j'étais de leur race. Mon retour les animait soudain. ...Gaël arrêtait soudain de lire le dictionnaire. Il quittait la Mandchourie, Le Fleuve bleu, le rêve perdu de l'Indochine; page 192

(Les incendies éclatent près de l'Aulne) Le feu, son pas de lynx, sa danse saccageuse. Je le voyais lécher les troncs, poser ses balafres noires sur la pierre. La sève, les écorces séchées crépitaient...Au dîner, on ne parlait que u feu, des Roches Noires, des lisières menacées, des plantations de 1947. " Je n'ai jamais vu ça, répétait Gaël. page 196

" Tu vas aller à Rennes, dit-il en se servant un verre. je ne connais pas cette ville. je n'ai jamais aimé les villes. Les ports seulement, ceux d'Orient. ..Je n'ai été bien que sous la mer, ici après ou dans les bois de Morlan...Tu vas perdre beaucoup en allant en ville...On n'est plus le même...Je ne sais pas pourquoi...C'est drôle...Ici,  la nuit c'était superbe. Surtout l'hiver, quand le vent soufflait...Dans le bateau, il faisait moite et on était tassés, serrés les uns contre les autres....page 214."  Dans la famille, les femmes avaient l'âme religieuse, ainsi Anne m'avait conduit jusqu'aux voix de l'Aulne ( l'abbaye de Landévennec) . Gaël vibrait à d'autres forces, fils d'un dieu ombreux, taciturne, tellurique...page 215

( A Rennes , à hypokhâgne) La salle comme un tombeau de verre, la perspective d'une esplanade grise d'où émergent quelques arbres poussiéreux, des tables écorchées, constellées de graffiti, de citations tronquées, lettres grecques, incrustations de cyrillique...Il y a peu de garçons, un seul, très étrange, qui retienne l'attention, peau blanche, cheveux bruns très longs, nom  noble, tous nous écrivons, nous prenons des notes, impossible d 'échapper à l'universelle dictée , à la cadence des voix qui martèlent, imposent un savoir balisé, calibré....page 225

Gaël  est sur le pont, entouré de ses frères marins, compagnons des odyssées sous les eaux. Je regarde une photographie qui doit dater des années 1934- 1935. Visages lisses, confiants,. uniformes, galons au vent. La photo ne présente aucune indication. Sont-ce les marins du Phénix? Les promis à la grande immersion?  A cette époque-là, Gaël a déjà repéré le monde. Il connaît  l'Orient, les ports fétides, la suavité des soirs sur les quais, la puanteur des corps qui pourrissent sur les rives du Yang Tsé, l'isolement des soutes, les mois de mer, les ports guerriers, les alliances fraternelles. Rien ne transparaît  sur son beau visage d'homme blond, intact.  Tel est Gaël , d'une force, d'une virginité qui résiste à l'horreur des découvertes, des coupe-gorge putrides des escales lointaines. Tel est Gaël, sauvé par la Marine de la misère des bords de l'Elorn, d'une adolescence dans l'opprobre, sous les pierres.  Une fraternité nouvelle, une église, celle des veilleurs, des timoniers, l'appelle.  page 317

Je n'avais pas d'histoire.  Tout au plus, avais-je été le témoin des histoires de ceux que j'avais approchés? . Je n'avais fait que rechercher des racines.  page 326.


jeudi, mai 06, 2021

ANTOINE DES GOMMIERS ( Lyonel Trouillot) 2021

 A Port-Au-Prince, Tony vit dans une seule pièce qu'il partage avec son frère Franky et leur mère, Antoinette. Alors que Franky aime les mots et les histoires, il se lance dans l'écriture d'un livre sur Antoine des Gommiers, un incomparable devin que les Haïtiens portent aux nues. 

 De ces deux frères, Franky et Ti Tony, l'un est attaché aux mots et aux figures de style quand l'autre, pragmatique, se fie à la magouille pour les faire vivre dans ce corridor des quartiers pauvres et souvent violents de Port-Au-Prince. Et le fait que leur mère leur dise depuis toujours qu'ils sont les descendants d'Antoine des Gommiers, ce devin magnifié par les générations d'Haïtiens, n'adoucit pas leur misère mais pourrait peut-être en modifier les contours et les lointains.  Car c'est de ça qu'il s'agit, de cette parentèle qui ne change rien pour l'un comme pour l'autre; de la vie de ces deux garçons, de l'amour  qu'ils portent à leur mère, de leur regard sur ses voeux et ses tourments. La réalité de leur existence,  c'est Ti Tony qui la décrit. Franky, lui, préfère reconstituer le passé. Aux Gommiers, il est allé un jour sur les traces de l'ancêtre supposé pour se documenter et, depuis, il écrit ou revisite la vie de cet Antoine extraordinaire, cet homme en son coeur aussi salvateur qu'une simple métaphore.  Mais quelle est l'essence des récits d'une vie quand elle n' a pas d'avenir? Avec quelle arme ou quelle faiblesse se construit-on une intériorité, dans les corridors comme ailleurs? Et quelle est la couleur de la beauté, celle de l'amour, si ce n'est celle que les conteurs et autres rêveurs portent à l'infini? Ce roman est l'un des plus beaux, l'un des plus poétiques de Lyonel Trouillot. 

Maître Cantave saluait sa présence (celle de Franky) comme un cadeau du ciel, la seule preuve que son enseignement servait à quelque chose. Ou comment un enfant peut être, à lui tout seul,  une Armée du salut pour un adulte en mal d'écoute. Ils voyageaient dans le passé. Ils avaient alors le même âge. Franky, il a eu comme deux  frères, maître Cantave et moi. A chacun sa passion. La leur était de remonter le temps...Franky et Maître Cantave, c'était un équipage. En avant matelot. Destination: le passé. Là où tout devient beau. Même les morts. les morts du passé, ils sont beaux et font leur m'as-tu vu là-haut dans leurs figures de style. Toujours debout ou à cheval. page 19

Heureusement que les historiens, ils ne comptent que sur les stratèges, les génies et les chefs de guerre....S'ils leur ouvraient "le panthéon," les petits soldats feraient la queue et se bousculeraient à l'entrée comme lorsque la mairie organise une distribution de riz ou de farine.  page 20

Nous ne sommes rien qu'un peu de temps. page 25

Franky, il croit que les mots peuvent devenir une réalité. ...Franky, ....... c'est le passé qu'il veut créer. page 28

Défoule-toi, ma mère!  Deux gosses et ton petit commerce ambulant. trois bouches à nourrir, même si de toute une vie, je ne t'ai jamais vue manger vraiment.  Tu te contentais de  goûter à la nourriture comme si cela te coûtait de porter la cuillère à ta bouche.  page 29

La seule vengeance contre la mort, c'est de se trouver un ennemi. Un vivant contre qui on se bat. La vieille ( la mère des deux garçons)  est tombée dans la rue. elle est morte. Un chauffard? Un accident? moi aussi , j'aurais préféré. page 51

Après les applaudissements, les étudiants ont commencé à sortir les bouches pleines de commentaires. ceux qui n'avaient rien compris. ceux qui avaient tout compris.  Ceux qui étaient d'accord avec une partie de la thèse. Pas d'accord avec une autre partie...Page 52

Je n'ai pas poursuivi la lecture.


samedi, mai 01, 2021

UN JOUR (Maurice Genevoix) 1976

 "Un jour", une vie, tel est, résumé le nouveau roman vivifiant et contagieux de Maurice Genevoix, qui non seulement, retrouve dans leur familiarité et ans leur somptuosité ses propres thèmes, mais qui les assemble et les confond dans une même voix: celle qu'il donne à son héros. 

Livre-événement. Comment ne pas être brusquement un ami, un compagnon, un complice de ce maître des forêts et des coeurs quand on lit ces pages comme pourrait le faire un jeune homme d'aujourd'hui errant dans une nature qu'il veut à tout prix apprivoiser.

LIvre-événement. Voici la rencontre, dans cette floraison de l'écriture, de personnages simples qui n'acceptent pas la foudre de l'actualité: l'orage continue de gronder. 

Ce qui est miraculeux dans le phrasé de  Maurice Genevoix, c''est  sa sinuosité de "sentier" , qui s'infléchit, se joue, se modèle au gré de la lumière, des bêtes et des frondaisons.

Tout est apprivoisé, l'élan et l'effervescence comme la sagesse: l'Eden n'est pas loin, à l'orée d 'un bois, en premier sillon.

Si nous nous retournons,  ce n'est pas sur un passé mais sur un fourré, sur un vol de vanneau, sur un dialogue où " le crépuscule s'attarde encore à notre gré. "

....et comme vous l'écrivez encore: " Il faut une longue vie pour devenir un homme".  Dans ce livre-jouvence, la contrainte  du temps n'existe plus. 

Au lieu de suivre le bord de la Loire, j'avais marché à l'opposé du fleuve, vers une pinède où je savais trouver le silence grave,  la lumière doucement amortie qui me mettraient quelque apaisement au coeur. la mousse feutrait le sable du chemin que je suivais.  De part  et d'autre,  la foule des pins sylvestres espaçait ses hautes colonnades, d'un rose ardent, peu à peu mauvissant sur les profondeurs  bleues du sous-bois. page 12

Je savais à peu près où  j'étais , à quelques kilomètres, trois ou quatre, de ma maison et de mes habitudes. page 14

Je me demandai où j'étais et c'était la première fois. Peut-être, n'était-ce que pour entendre une voix intérieure  me répondre : "ça m'est égal. Je suis ici". page 15

De très longtemps, je ne suis pas retourné aux Vieux- Gués. l'occupation allemande  pesait sur le Val de Loire, et j'avais quitté ma maison. Mon absence allait  durer  plus de deux ans, jusqu'au début 1943. La zone libre était  à son tour occupée, je n'avais plus les mêmes raisons  de lutter contre la nostalgie  qui me tirait vers les Vernelles. Je les retrouvai sans joie, saccagées par des pillards, profanées, comme désâmées. page 29

A mesure que l'âge vient, le train des jours se précipite et chacun d'eux, de leurre en leurre, nous emporte dans un songe agité d'où on se réveille, un matin , lucide mais septuagénaire. page 44....Je traversai la majestueuse pinède, son silence feutré de mousse , le balancement des cimes et l'approche de la grave rumeur, sous le ciel, au passage  d'une brise dont le souffle  laissait immobile les nappes de fougères de l'été. Ce fut ensuite la friche aux digitales, abri de branches et de chaume....page 45

Entre l'Abel d'aujourd'hui et celui des années de guerre l'identité était immédiate, une sorte de continuité  dont la simple évidence écartait toute comparaison. Et pourtant il avait vieilli: amenuisé, les mains noueuses, un cercle pâle  diluait le mur de ses prunelles bleues.  Seulement , dès qu'il parlait,  tous ces stigmates de l'âge  s'abolissaient. page 48

" Rassurez-vous. Ma vie n'est pas un roman. Elle a frôlé, suscité  traversé, consciemment quelquefois, aveuglément  presque toujours. Et puis, ç'a  été fini. " page 57

A l'aube de chaque jour renaissant: " Je respire, mon coeur bat, je respire"...page 72

Nous étions sortis de l'enclos. Les  bois touchaient, autant dire , à la haie. Je demandai: " Où allons-nous? - Je ne sais pas. Devant nous. - Au hasard? Bien sûr que non! Il y a des signes partout. - Des signes? - Sentez-vous cette odeur qui passe? - Faiblement. - C'est une onagraire en fleur. Il prit un temps.- Nous pourrions aller vers elle. Croyez-moi; c''est encore une merveille. Je la vois luire  au seuil de l'ombre, au bord d'un trou de soleil." page 75

" J'ai semé des  souvenirs partout, dit d'Aubel, partout ici, aux Vieux-Gués. Ils lèvent sur chacun de mes pas, comme des épis, comme Les Feuilles d'Herbe de  Walt  Whitman.  Ces Américains...Je les citerais  sans doute encore: comme  Whitman,  Thoreau, Emerson . Ces vieux sonneurs d'alerte, ils nous ont devancés sur les voies d'une prise de conscience, d'un retour vers une sagesse à visage  d'homme. page 81 ...Nous savons plus que nous n'assimilons. Nous sommes.  Aujourd'hui, hier, c'est pareil. et j'oserai y ajouter : demain. page 82

Nous continuons d'être seuls, hors du temps, côte à côte sur l'herbe du talus où nous nous étions assis.  page 91 ...Je vous ai parlé de la mémoire....C'est, qu'en cette seconde où je suis avant celle où je vais être, je suis aussi  toute ma mémoire, celle qui sait plus de choses que je n'en ai assimilé. Ce jour que nous vivons ensemble, ne doutez pas qu'il n'enrichisse, pour vous, pour moi le patrimoine intérieur où il viendra naturellement  s'intégrer. page 92.....Toute seule, ( la goutte d'eau) elle est en effet perdue. Mais, ainsi intégrée (dans l'eau d'une vasque) la voici du même coup toute retenue, toute gardée par la masse des millions de gouttes, des gouttes passées qui dormaient au creux de la vasque.  page 93

L'averse énorme venait de se taire, les claquements frais des égouttis émouvaient les feuilles sur nos têtes. page 100

(Devant la mare où nageaient des canetons) " Vous avez envie de partir? non? Moi non plus. Je me sens - comment vous dire- large ouvert . Laissons venir, voulez-vous? Et puis, nous marcherons, nous irons au-devant, comme ce matin. Je dis bien : au-devant. Ce qui doit venir viendra, il y aura forcément rencontre. page 121

Il respira profondément. Des rayons de soleil déclinant, dardés des trous des feuillages, ricochaient  sur l'eau de l'étang et venaient trembler devant nous. page 178

Il parlait des hommes d'aujourd'hui " qui jouent à être à ce qu'on croit qu'ils sont " comme son garde  et de la même façon, par une entière  acceptation de soi. ...Reconnaissant le pas d'Hubert, il avait dit: " Vous allez voir un homme" page 183

Pourquoi vous ai-je raconté ces misères? Parce qu'un de mes jours, un de mes jours ordinaires, ce n'est pas seulement la cueillette d'un bon jardinier, la pratique d'un art de vivre qui après tout n'est que le mien, c'est  aussi cela , tout cela: une trame..., serrée, indéchirable, collée à moi comme ma peau au corps. Personne n'est seul; en ce sens que nul vivant n'existe qui ne soit distrait de lui-même, et c'est tant mieux. Il faut aimer ceux qui se distraient de nous. Chacun des vivants qui m'entourent ici, je les aime comme une partie de moi-même. ...Je les aime aussi pour eux. Ou j'essaie, car c'est quelquefois difficile. ..page 195

Devenir un homme ...disait-il. Une longue vie  sans cesse traversée, le mal qu'on fait , celui qu'on souffre...La vie passe, elle est passée, pareille à ce vol d'oiseaux. Mais au passage...;Il se tut de nouveau, reprit soudain de la même voix: - Un longue vie pour devenir un homme, et ce n'est jamais achevé. C'est à l'instant où je mourrai que je deviendrai un peu mieux homme, le plus près de Dieu, j'en suis sûr. Il n'y a pas de mort pour le passant qui s'est perdu vivant...Page 202

Je n'ai pas la manie des dates. Vers la fin août 1940, pour notre première rencontre, septembre 1957 pour la seconde, dix jours plus tard pour la troisième, mais les deux dernières sont la même, je dois m'en fier à ma seule mémoire. ....Le samedi suivant, vers dix heures, un appel de klaxon retentit sur la terrasse des Vernelles. J'allai vers la fenêtre et l'ouvris. Le Docteur  Vomimbert descendait de la voiture..."J'arrive des  Vieux - Gués, D'Aubel vient de mourir.  page 215 Il est mort, le buste droit, tourné vers le vent de la plaine et son horizon de forêts.