mardi, mai 11, 2021

Le Passage de l'Aulne. ( Philippe Le Guillou) 1993

 Le passage de l'Aulne, fleuve de Bretagne qui rejoint la rade de Brest, est un lieu réel et mythique auquel la mémoire du narrateur s'attache obstinément. " Orphelin de l 'enfance", celui-ci s'abîme dans l'absence, la mort du grand-père, Gaël, l'abandon intérieur, la détresse de Julia. Le roman se noue par entrecroisement de souvenirs, ces " boîtes cigognes de la mémoire" riches de sensations, de couleurs et de mots. Le temps de l'écriture se fait à mesure plus présent  et l'identité se reconquiert.

D'autres existences servent d'appuis, de contrepoints à cette recherche. Surviennent , appelés par une nécessité intérieure ou souterraine destinée, Erwan, l'ami de jeunesse, l'artiste Pierre Bussan, Irène, Fabrice, l'ancien élève, et Ludovic, bel ange du désir et de la mort. Ces apparitions, de même que les voyages de  la maturité, les promenades de l'adolescence, rythment le récit. Chacune révèle un élément de la trame composant l'autoportrait  d'un narrateur qui explore en lui la naissance de l'écrivain. Grâce aux morts fondus dans sa chair, il découvre que le deuil premier recouvre un autre, mieux enfoui. Un cycle reprend. Engagé dans le passage entre la vie et la mort, l'amour et la rupture, les lieux réels et la légende ancestrale, il trouve alors le viatique indispensable à sa propre résurrection. 

J'avais voulu fuir cette première Toussaint, fuir la famille, la tombe neuve de Gaël.  les chrysanthèmes,  ces odieuses végétations du deuil. Et les visages dans les fleurs, la douleur ravivée. page 15

Ce grenier, c'était ma sacristie, mon sanctuaire, mon laboratoire de cosmographe. Les signes, les vibrations du monde vivifiaient mon alchimie. Je suis né là, dans ce retrait, cet écart, et la vie n'avait de sens que dans cet  territoire que jalonnent  les rites et la scansion des pluies, des tempêtes et des embellies. page 19

Nous étions, là, au bord de l'Aulne, à la fin de sa course, lorsqu'elle s'est déjà offerte à la remontée de la mer.  En face, on devinait une  petite habitation, sorte de café perdu sur la rive, qui dominait une cale grasse et  algueuse qui semblait s'enfoncer dans les flots.  Gaël m'avait dit un jour que c'était la maison du passeur. sur notre rive, il n'y avait rien: le boutoir des vagues et les intempéries avaient eu raison du plan incliné de moellons qui avait dû jadis  tenir lieu de cale. page 21

Gaël est mort le 16 mars 1990.. J'ai toujours entendu dire que les vieillards partaient  en novembre ou en mars, mois de l'égarement tempétueux et de la reverdie proche, mois des grèves et du passage de l'ombre. page 23

Oui, je m'en doutais plus, c'était Gaël  qui m'avait appris le beau et vital nom de Yang-Tsê- Kiang, lui aussi me parlait de Gênes, de Venise, des Dardanelles. page 31

Je ne voyais guère Erwan qu'en cours. J'étais trop sauvage, trop solitaire  pour lui proposer de nous rencontrer au-dehors.  En classe, on avait  des vocations de forts en thème, lui plus encore , acharné, orgueilleux, avide de succès et d'honneur, blessé à la moindre déconvenue. Les absences, les maladies et mon naturel rêveur jouaient en ma défaveur.  Je me maintenais cependant à un niveau honorable.  Je savais peu de chose d'Erwan....C'était un garçon fin,  nerveux, aux traits durs et marqués.  Il émanait de lui une violence, une force, qui invitaient au respect. page 38...Il revint en classe après la crue, ( Morlaix a été inondé) . La ville offrait  le spectacle d'une cité bombardée, avec ses vitrines fracassées, ses voitures renversées: c' n'étaient que croûtes et sédiments de boue, pavés arrachés, cratères, trottoirs dévastés, troncs d'arbres que le courant avait transportés des campagnes. Erwan me parla de la boue, de la ville pillée par le reflux, mais il sut dire l'enchantement qu'avaient été ces journées sans classe dans la maison assiégée par les eaux, l'extase des crépuscules sur le flot qui semblait  ne pas vouloir baisser....Je l'écoutais...Pour la première fois, nous communions à la même émotion. page 39

( Au Faou) J'étais ivre  de printemps,  de monde gorgé de sève, de buis tendre, de bouvreuils flamboyants, de verdiers et de mésanges,  ivre de primevères , des jonquilles - jaunes quilles dressées dans l'humus de la forêt ou à proximité des ruisseaux ...Mon domaine était immense. page 42

L'été , d'autres rites m'attendaient. Jude  m'apprit à regarder le ciel, à reconnaître les constellations. ..Jude me comblait de ses histoires....L'histoire de l'aïeul ensorcelé au retour d'une foire...la relation du siège de Brest, les bombardements , la ville saccagée, les corps des soldats allemands  étendus dans les rues, la mitraille et la terrible explosion de l'Abri Sadi-Carnot. page 44

Dans ces lieux où j'apprenais la généalogie du monde et les mystères du corps, , - les premières exigences du désir - Jude m'enseignait la généalogie de la famille....je traçais l'arbre de mes ancêtres, avec les noms exacts, les dates, tout ce ramas de vies simples, terriennes et consacrées au travail des champs, à la procréation et à Dieu. . Page 45

J'ai toujours peur de le quitter ( le grand-père Gaël). Une secrète peur me paralyse. C'est la dernière fois. Il s'est relevé, les yeux rougis par la lecture, les mains noueuses, comme écorchées, posées dans le halo que dispense la lampe. Il me regarde, lui, l'homme des itinéraires et des marches. Il m'interroge d'un seul regard, devient-il où mes pas m'ont porté une fois encore, comme pour exorciser l'angoisse? Sait-il que j'ai traversé l'église, que j'ai traversé le flot jusqu'à ce qui sera sa tombe? page 62

( A Paris) Pierre me redit ce mot de Camille Claudel qu'il affectionne: " Il y a toujours quelque chose d'absent qui me tourmente." page 70

Laure est revenue dans ma vie, comme cela, elle a été mon élève , naguère ,à Brest. Laure est passionnée de photographie pour fuir la folie d'une mère , le naufrage dépressif du père...;Laure a perdu son grand-père paternel à l'automne.....Un soir, alors que j'esquive sa question, elle a ce lapsus superbe: " Arrête de mourir".  page 96

Aller jusqu'au bout du deuil, c'est mourir, laisser se détacher des pans entiers de l'être.  page 128

" C'est  vrai, j'ai rompu ( Erwan et Julia) , j'ai même engagé une procédure de divorce, mais je continue à vivre avec elle, elle est en moi....On ne tranche pas ainsi  dans sa vie. Tu  sais bien....ce n'est pas parce que, à certains moments,  je me suis écarté de toi que j'ai rompu avec toi...J'ai horreur des gens qui rompent. Et si j'ai rompu, ce n'est  qu'en apparence et sous la pression des faits." page 148

En première, nous eûmes un choc, nous fîmes la rencontre d'un éveilleur: Paul Grenier, notre professeur de littérature, nous initia à la littérature. Ce fut une rencontre définitive, une adhésion sans appel. L'homme était d'apparence banale et timide, peu disert, il nous fuyait, détestait le contact., gauche, la parole embarrassée. ...Il parlait sans notes appuyé au rebord de la fenêtre. Il ne nous regardait pas. Nous dûmes subir Montaigne....Puis il y eut Baudelaire, l'envoûtement  des gouffres et des ciels clarteux, les extases sensorielles de Faubert, Proust,...Il y eut Rimbaud,, le bateau ivre,  et la Saison calcinée, la Bretagne songeuse de Gracq et les Amers de Saint-John Perse. Et Gide et  Kafka. ...On se taisait au cours  de Paul Grenier..; on buvait l'or rimbaldien, on découvrait la valeur fondamentale de  la réminiscence, on brûlait de transgression gidienne. Le cours fini, l'homme s'effaçait.  Nous étions assommés de mots,  de songes, d'appels. Nous nous mîmes à lire. Avec Nohann surtout. Baudelaire, Flaubert, Proust, Rimbaud, Gracq. Gide....page 152

Le vendredi qui précéda les vacances de Pâques de 1976, Paul Grenier nous emmena en excursion. ..Nous devions visiter les hauts lieux  de l'art religieux finistérien...Paul Grenier nous expliquait l'art et les paysages  comme il nous lisait les textes...Nous nous  installâmes autour de Paul Grenier au pignon du château ( de Trevarez) sur un promontoire semi-circulaire qui surplombait l'à-pic, les champs et, plus bas , l'Aulne, Grenier racontait les orgies allemandes, le sac  du château après la guerre, le pillage de la lingerie et de la bibliothèque. Il paraissait détendu, affable, comme il l'était rarement. page 155

Erwan l'assurait: depuis longtemps, j'avais "tapé dans l'oeil "de Paul Grenier. L'expression, hideuse, m'irritait. Pour nous ,comme je l'ai dit, Paul Grenier était un merveilleux éveilleur. ...En mai, je lui confiai , à la fin d'un cours, le dossier de candidature  en hypokhâgne pour qu'il y mît les annotations habituelles. La semaine suivante, il me le rendit solennellement, devant tout le monde, en disant: Tenez-vous à l'entrée du lycée, samedi prochain vers deux heures. je voudrais vous donner la liste des oeuvres à lire pour hypokhâgne...."page 174...." C'est votre voie. je le savais depuis l'année dernière. Je ne vous aurais jamais influencé..."page 175

J'avais face à moi un conteur, un  voyageur, un maudit, un errant de l'Arrée...( L'auteur parle de Paul Grenier) page 179. 

Gaël et Anne m'attendaient. Il faisait trop chaud ( été 1976)On arroserait au crépuscule, encore que cela fût interdit. Ils s'étaient installés dans la cave, à l'ombre. Ils avaient été grands marcheurs aussi. Anne, pendant la guerre, marchait jusqu'à son village de  Plomodiern. Gaël arpentait la forêt du Cranou, les bois de Morlan. Ils m'accueillaient avec le sourire: j'étais de leur race. Mon retour les animait soudain. ...Gaël arrêtait soudain de lire le dictionnaire. Il quittait la Mandchourie, Le Fleuve bleu, le rêve perdu de l'Indochine; page 192

(Les incendies éclatent près de l'Aulne) Le feu, son pas de lynx, sa danse saccageuse. Je le voyais lécher les troncs, poser ses balafres noires sur la pierre. La sève, les écorces séchées crépitaient...Au dîner, on ne parlait que u feu, des Roches Noires, des lisières menacées, des plantations de 1947. " Je n'ai jamais vu ça, répétait Gaël. page 196

" Tu vas aller à Rennes, dit-il en se servant un verre. je ne connais pas cette ville. je n'ai jamais aimé les villes. Les ports seulement, ceux d'Orient. ..Je n'ai été bien que sous la mer, ici après ou dans les bois de Morlan...Tu vas perdre beaucoup en allant en ville...On n'est plus le même...Je ne sais pas pourquoi...C'est drôle...Ici,  la nuit c'était superbe. Surtout l'hiver, quand le vent soufflait...Dans le bateau, il faisait moite et on était tassés, serrés les uns contre les autres....page 214."  Dans la famille, les femmes avaient l'âme religieuse, ainsi Anne m'avait conduit jusqu'aux voix de l'Aulne ( l'abbaye de Landévennec) . Gaël vibrait à d'autres forces, fils d'un dieu ombreux, taciturne, tellurique...page 215

( A Rennes , à hypokhâgne) La salle comme un tombeau de verre, la perspective d'une esplanade grise d'où émergent quelques arbres poussiéreux, des tables écorchées, constellées de graffiti, de citations tronquées, lettres grecques, incrustations de cyrillique...Il y a peu de garçons, un seul, très étrange, qui retienne l'attention, peau blanche, cheveux bruns très longs, nom  noble, tous nous écrivons, nous prenons des notes, impossible d 'échapper à l'universelle dictée , à la cadence des voix qui martèlent, imposent un savoir balisé, calibré....page 225

Gaël  est sur le pont, entouré de ses frères marins, compagnons des odyssées sous les eaux. Je regarde une photographie qui doit dater des années 1934- 1935. Visages lisses, confiants,. uniformes, galons au vent. La photo ne présente aucune indication. Sont-ce les marins du Phénix? Les promis à la grande immersion?  A cette époque-là, Gaël a déjà repéré le monde. Il connaît  l'Orient, les ports fétides, la suavité des soirs sur les quais, la puanteur des corps qui pourrissent sur les rives du Yang Tsé, l'isolement des soutes, les mois de mer, les ports guerriers, les alliances fraternelles. Rien ne transparaît  sur son beau visage d'homme blond, intact.  Tel est Gaël , d'une force, d'une virginité qui résiste à l'horreur des découvertes, des coupe-gorge putrides des escales lointaines. Tel est Gaël, sauvé par la Marine de la misère des bords de l'Elorn, d'une adolescence dans l'opprobre, sous les pierres.  Une fraternité nouvelle, une église, celle des veilleurs, des timoniers, l'appelle.  page 317

Je n'avais pas d'histoire.  Tout au plus, avais-je été le témoin des histoires de ceux que j'avais approchés? . Je n'avais fait que rechercher des racines.  page 326.


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