mercredi, avril 27, 2022

LA DEFINITION DU BONHEUR. (Catherine CUSSET) 2021

 Deux femmes: Clarisse, ogre de vie, grande amoureuse et passionnée de l'Asie, porte en  elle depuis l'origine une faille qui annonce le désastre; Eve balance entre raison et déraison, tout en développant avec son mari une relation profonde  et stable. L'une habite Paris, l'autre New York. A leur insu, un lien mystérieux les unit.  A travers l'entrelacement de leurs destinées, ce roman intense dresse la fresque d'une époque, des années quatre-vingt à nos jours, et interroge le rapport des femmes au corps et au désir, à l'amour, à la maternité, au vieillissement et au bonheur. 

Rien ne reste. Ne reste que le rien. page 14

Elle entendait Mehdi: " Tu n'es pas amoureuse de ce mec qui vient te voir à Paris mais tu veux mourir pour lui quand il te rejette.? Tu ne vois pas le lien?  Ce n'est pas l'amour Clarisse, C'est la névrose. Tu lui es juste reconnaissante de bien vouloir de toi.  - "C'est vrai. Il a vu mes pires côtés et il m'épouse quand même. Quant à moi, je sais qu'il peut être mesquin et cruel, et je le désire malgré tout. L'amour, Mehdi,  n'est-ce- pas ce désir qui persiste malgré tout?  N'est-ce-pas ce sentiment qu'on éprouve malgré soi, quand on éprouve malgré soi, quand on aucune raison objective de se marier. - Si tu le dis. Mais se marier à vingt-deux ans, vraiment? partir au bout du monde pour en arriver au même point que les sorbonnades BCBG dont tu  te  moquais. - " Je serai libre avec Hendrick. C'est un nomade et un braconnier du temps, comme moi.  Après notre mariage, on ne s'installera pas, on travaillera  entre deux voyages , on ne fera pas de plan. " Ce Mehdi imaginaire gardait une moue sceptique. " Tu crois qu'il sera devant l'opéra de Sydney le 31 décembre à  dix-huit heures?  - "Oui, Hendrik est un Nordique, carré , fiable, une fois qu'il s'est engagé.  Je veux un homme fiable, Mehdi; pas quelqu'un qui me filera entre les doigts comme mon père entre ceux de mon père". page 78

Il ne fallait pas dramatiser. Un petit adultère quand on allait vers quarante ans, en 2003,  c'était la chose la plus banale au monde. Au dix-neuvième siècle,, c'était la femme de trente ans.  Au siècle qui vient de commencer, ce serait la femme de cinquante ans.  Page 155....Hendrick n'était pas opposé au divorce, mais incapable d'accomplir la moindre démarche administrative. Elle n'était pas plus douée que lui dans ce domaine mais lui trouva un avocat et se débrouilla pour lui envoyer  les formulaires qu'elle avait préremplies.  Cela prit du temps. Ils partageaient l'autorité parentale et il lui laissait la garde des enfants, la seule chose qui comptait. page 160

Elle identifia ce qui la dérangeait: il ne parlait que de ses  sensations,  de ses besoins, de sa satisfaction, sans lui poser une seule question. Elle se souvint d'une blague qu'Hannah lui avait apportée: " Mon Dieu,  donnez-moi la moitié de la confiance  en soi d'un homme blanc médiocre. " Varum n'était  pas blanc, mais l'égocentrisme masculin est universel. Les choses changeraient-elles quand une femme serait - très bientôt -  présidente des Etats-Unis? Eve n'avait jamais été révolutionnaire.  page 216

Il y avait des surprises, certes- l'élection d'Obama -  en avait été une et leurs amis , à l'automne 2007,  ne donnaient pas cher de la peau  d'un candidat noir s'il était élu,  tant ils craignaient qu'un extrémiste blanc n'attente à sa vie - mais de là à imaginer qu'un bouffon avec un postiche devienne président  de la première puissance mondiale!  page 225

Que savais-je de la solitude, moi qui vivais avec le même homme depuis trente ans et ne pouvais même pas envisager la disparition de ma mère?  Assise sur ma serviette, le visage face au soleil, Clarisse m'a regardée. " Et puis , chacun fait ce qu'il peut.? Pourquoi toi et Paul , vous êtes ensemble depuis trente ans? Je pense que ce n'est pas possible autrement, que le quitter, ce serait la mort pour toi..." page 317

( Clarisse a été tuée par l'homme qui était en lien avec elle - un Russe. Eve a découvert un roman qu'elle avait commencé à écrire).  ..le premier chapitre: "La définition du bonheur" Pour Clarisse, le bonheur n'existe pas dans la durée et la continuité ( celui-là était le mien) , mais dans le fragment, sous forme de pépite qui brillait d'un éclat singulier, même si cet éclat précédait la chute.  page 345

dimanche, avril 17, 2022

LE FILS DU PAUVRE ( Mouloud Feraoun) 1954

 Un village de montagne, Kabylie, début du siècle. C'est là que vivent les Menrad. Ils ne se rendent pas compte qu'ils sont pauvres. Ils sont comme les autres; voilà  tout. Mouloud Feraoun raconte, à peine transposée, sa propre histoire. Il était voué à devenir berger, le destin en décidera autrement. Ce témoignage  d'un admirable conteur, souvent comparé à Jack London et à Maxime Gorki, est désormais un classique.

" J'ai écrit Le Fils du Pauvre pendant les années sombres de la guerre, à la lumière d'une lampe à pétrole. J'y ai mis le meilleur de mon être".  ( Mouloud Feraoun dans l'Effort algérien.) 

Nous sommes de la même condition parce que tous les Kabyles de la montagne vivent uniformément de la même manière. Il n'y a ni pauvres, ni riches. page 16

(les maisons) Jamais  de luxe car tout le monde sait que l'homme riche est avare. Avare pour garder jalousement son bien et pour l'augmenter au besoin; l'avarice étant une qualité fondamentale pour devenir riche et pour le demeurer. Personne n'en veut aux avares. D'une certaine manière, ils sont admirables. Les familles pauvres mènent le genre de vie des riches lorsqu'elles le peuvent, sinon, elles attendent. Le pauvre n'a pas de terres ou en a très peu. De quoi s'occuper quand il chôme. Son habitation a une seule pièce...Le pauvre peut avoir des animaux,  comme le riche. Des animaux qu'il n'a pas achetés mais qu'un autre lui a confiés...;il peut travailler toute la journée. Il travaille pour mieux vivre. page 18

Mon père et mon oncle étaient parmi les pauvres du quartier. Mais, ils n'avaient que des filles. Aussi étais-je plus heureux à la maison que la plupart de mes petits camarades au milieu de leurs frères. A la vérité, Helima, la femme de mon oncle qu'il m'est impossible même à présent d'appeler ma tante, ne pouvait me souffrir. Mais ma mère, mes sœurs, mes tantes maternelles - mes vraies tantes - m'adoraient; mon père se pliait à toutes mes volontés; ma grand-mère, qui était la sage-femme du village, me gavait e toutes les bonnes choses qu'on lui donnait; mon oncle à la djema et pour lequel je représentais l'avenir des Menrad, m'aimait comme son fils. C'était plus qu'il n'en fallait pour élever un enfant....J'étais l'unique garçon de la maisonnée. j'étais destiné à  représenter la force et le courage de la famille. page 28

Pénétré de mon importance dès l'âge cinq ans, j'abusai  bientôt de mes droits. page 29..;Je m'étais bien vite rendu compte qu'en pleurant, je pouvais obtenir tout ce que je voulais. Cependant, ce petit stratagème, qui réussit à merveille dans ma famille, me causa une grosse déception et beaucoup de désagréments au-dehors. page 30

Ma mère, que les chagrins n'avaient point ménagée depuis la mort de ma grand-mère puis de mon grand-père, était devenue une pauvre créature timorée, irrésolue, incapable de prendre parti; une fois qu'elle avait  émis timidement quelques objections que lui suggérait son bon sens ou son expérience de la vie, elle s'inclinait et ne contrariait jamais ceux qu'elle aimait. page 47

Je suis reconnaissant à Khalti ( sa tante et soeur de sa mère) de m'avoir appris de bonne heure à rêver, à aimer créer pour moi-même un monde à ma convenance, un pays de chimères où je suis seul à pouvoir pénétrer. page 56

Je me souviens, comme si cela datait d'hier,  de mon entrée à l'école. Un matin, mon père arriva de la  djema avec un petit air mystérieux et ému. page 57 Ma première journée de classe, ma première semaine et même ma première année ont laissé dans la mémoire très peu de traces. J'ai beau fouiller parmi mes souvenirs, je ne retrouve rien de clair. Nous avions deux maîtres, kabyles tous les deux: l'un gros, court, joufflu, avec deux petits yeux rieurs qui n'inspiraient aucune crainte; l'autre mince, un peu  taciturne avec son  nez long et ses grosses lèvres, amis aussi sympathique que le premier.. ;Ils portaient tous les deux, des costumes français sous un burnou fin et éclatant de blancheur. Cette tenue m'a paru, pendant longtemps, avoir atteint l'extrême limite du goût, de l'élégance et du luxe. page 58.;J'allai à l'école sans arrière-pensée; Simplement parce que tous les enfants y allaient. page 59..Sortis de la classe, nous ne songions jamais à tirer vanité de nos acquisitions. page 60

Mon père était sur le seuil  de la porte, délaçant ses mocassins. Il arrivait du champ. Ma mère m'avait vainement recherché pour lui faire une commission et avait dû se plaindre de mon absence. " Le voilà, dit-il, n'aie crainte, il te revient. Et avec une flûte. Dieu merci! s'il n'apprend rien à l'école, il ne per pas son temps avec ses camarades.  " " Ah dit mon père. Je ne m'étonne plus que ton maître se plaigne de toi. Je le vois bien, tu es dissipé. C'est à cause  de ta paresse qu'il ne t'a pas changé de division, il me l'a dit". C'était la deuxième année d'école et j'étais toujours dans le même cours. Cette révélation inattendue me surprit beaucoup. Apparemment, le maître avait parlé de moi à mon père. Moi qui croyais passer inaperçu...;Il avait dit à mon père que j'étais un mauvais élève. Mon père pensait m'avoir fait de la peine par le ton sévère qu'il avait pris. Au fond, j'étais presque heureux de constater qu'il s'intéressait à ce que je faisais, qu'il était peiné de me voir parmi les traînards et qu'il partageait cette peine avec le maître. Cette petite réprimande me fit prendre mon rôle au sérieux....A partir de ce jour, je devins bon élève, presque sans effort. pages 61, 62..Dès le cours élémentaire, je travaillai donc avec un imperturbable sérieux, à l'insu de mes parents qui continuaient  à manifester pour mes progrès la plus grande indifférence. page 62

En somme,  mon enfance de petit Merad, fils de Ramdane et neveu de Lounis, s'écoule banale et vide comme  celle d'un grand nombre d'enfants kabyles. page 81

L'année même où il perdit ses tantes, alors qu'ils souhaitaient un peu de bonheur, Fouroulou eut un frère, qu'on appela Dadar... Fouroulou en perdant son titre de fils unique prit celui de fils aîné qui comporte, lui explique-t-on,  certains devoirs pour l'avenir, quand il sera grand,  et beaucoup d'avantages dans le présent. Pour commencer, il eut sa part de bonnes choses ( œufs, viande, galette) que s amère mangeait pour guérir. Plus tard, le petit ayant  symboliquement sa part de tout ce qui se partageait, on faisait mine de lui donner et la main déviait vers Fouroulou qui recevait ainsi deux fois plus que les autres. Les sœurs n'avaient rien  à dire: un  frère peut bien céder ce qui revient à son aîné. Tant pis pour elles si   elles ne sont que des filles. ...Sept personnes. Une seule travaille et  rapporte . Il se démène comme un diable, ne perd aucune journée....page 106..IL avait onze ans quand son père exténué par la fatigue tomba gravement malade. page 107

Quelques temps après, laissant sa famille aux soins de son frère, Ramdame quitta, un matin, son village pour aller travailler en France. C'était l'ultime  ressource, le dernier espoir, la seule solution. page 111

La troisième lettre que Fouroulou écrivit à son père commençait ainsi: " C'est avec joie que je t'écris pour t'annoncer que je suis admis au certificat...Cette formule apprise à l'école, lors d'un compte-rendu de rédaction.. page 115...Au mois d'octobre suivant ,au lieu de quitter l'école, il décida d'y retourner pour préparer le concours des bourses. page 117

( Le père est revenu suite à un grave accident à l'usine) Il s'était toujours imaginé étudiant pauvre, mais brillant....- 3 et sin on m'accorde la bourse? Je pourrai continuer mes études sans t'occasionner de frais. le maître me l'a dit". - D'abord , on ne t'a rien accordé du tout.;  crois-tu que nous sommes faits pour les écoles? Nous sommes pauvres. les études, c'est réservé aux riches. Eux peuvent se permettre de perdre plusieurs années, puis d'échouer à la fin pour revenir faire les paresseux  au village .page 128...le soir, en rentrant au village, ils trouvèrent une lettre du directeur du collège de Tizi-Ouzou annonçant que la bourse était accordée. ...Le garçon fut ébloui. page 129

Le père Menrad n'était dupe. Il savait très bien que son fils n'aboutirait à rien. Mais, en ville, il serait nourri mieux que chez lui, il grandirait loin de la dure existence des adolescents de chez lui. Puisque l'Etat voulait bien aider à l'élever. ..Fouroulou , pour sa part, n'y voyait aucune malice. Il était sincère. Il allait candidement au collège dans l'intention d'obtenir son brevet, puis d'entrer à l'école normale pour devenir instituteur. page 130

" Je suis externe, moi aussi, dit-il ( Azir) à Fouroulou et boursier comme toi. Nous sommes du même pays.;  Si tu veux, nous vivrons ensemble et nus serons amis. ..Mon père n'est pas assez riche ^pour me payer l'internat. Il y  a , à Tizi-Ouzou, un missionnaire protestant qui loge les élèves  venant de la montagne. J'habite chez lui. Nous sommes une trentaine....Le matin, on nous donne du café et du pain. Et tout cela pour rien...." C'était vraiment incroyable....C'était un miracle. Dieu venait à leur secours. page 132

Fouroulou ne savait pas très bien comment le travail acharné le tirerait de la misère, lui et les siens. Mais il faut lui rendre justice: il ne doutait pas des vertus de l'effort. Lorsqu'il fut admis au brevet, ses parents et même les gens du village comprirent  enfin qu'il n'avait pas tout à fait perdu son temps. mais le brevet lui offrait peu de débouchés. Il faut encore affronter les concours. Fouroulou rêvait toujours d'entrer à l'Ecole normale. ...Lui savait très bien que s'il échouait ( au concours)  les portes de l'école normale seraient à jamais fermées pour lui car il était à la limite d'âge exigée pour le concours. Il aurait encore à travailler seul.... ( son père) " Tu vas à Alger, dit celui-ci. Vous serez très nombreux , là-bas. On n'en choisira que quelques-uns. le choix, c'est toujours le hasard qui le fait. Tu vas à Alger comme tes camarades. Nous, là-haut, nous attendrons. Si tu  échoues, tu reviendras à la maison. Dis-toi bien que nous t'aimons. Et puis, ton instruction, on ne te l'enlèvera pas, hein? Elle est à toi. Maintenant, je remonte au village. Ta mère saura que je t'ai parlé. je dirai que tu n'as pas peur.  - Oui, tu diras là-haut que je n'ai pas peur. " page  146


jeudi, avril 07, 2022

PARADIS ( Abdulrazak GURNAH) 1994 Prix Nobel 2021.

 Quand ses parents annoncent à Yusuf, douze ans, qu'il va partir séjourner quelque temps chez son oncle Aziz, est enchanté. prendre le train, découvrir une grande ville, quel bonheur pour lui qui n'a jamais quitté son village en Tanzanie. Il ne comprend pas tout de suite que son père  l'a vendu afin de rembourser une dette trop lourde - et qu'Aziz n'est pas son oncle, mais un riche marchand qui a besoin d'un esclave de plus chez lui. 

A travers les yeux de Yusuf, l'Afrique de l'Est au début du XXè siècle,; minée par la colonisation, se révèle dans toute sa beauté et sa rudesse. Toutes ses étendue désertiques de lentes caravanes, dans ce paradis bientôt perdu, le poids d'une vie vaut celui de quelques gouttes d 'eau. 

Il émanait d'Oncle Aziz une odeur étrange de cuir, de parfum, de gommes , d'épices, et , une autre, indéfinissable, évoquant pour Usuf une vie de dangers. ..Oncle Aziz , entouré de porteurs épuisés et bruyants, de marchands rusés et avides, réussissait çà paraître calme et dispos. Mais cette fois, il était venu seul. Yusuf se réjouissait toujours de ces visites. Son père disait qu'elles lui leur faisaient honneur, car il était un négociant riche et réputé mais c'était aussi parce que Oncle Aziz ne manquait jamais de lui faire cadeau d'une pièce de dix  annas chaque fois qu'il s'arrêtait chez ses parents.....Le troisième jour de sa visite, il devint évident que le départ d'Oncle Aziz était proche.Il régnait dans la cuisine une activité inhabituelle, et les divers effluves qui en sortaient annonçaient un festin. ..D'autres fois, Yusef l'entendait ( son père)  se plaindre que la chance lui avait été contraire, que tout ce qu'il avait tenté avait échoué....pages 12, 13

 CECI EST A LIRE A LA FIN.  "Yusuf ( au jardinier âgé) " Pourquoi as-tu refusé la liberté quand la Maîtresse te l'a offerte"? Le vieux, les yeux baissés, les yeux fixés au sol. Pui sil sourit, découvrait quelques dents longues et jaunes. " ça s'est trouvé come ça"....dit-il. Yusuf ne se laissa pas rebuter  par ce qu'il a pris pour une dérobade, et secoua la tête avec impatience. " Mais  tu es son esclave.;;Tu l'es encore....C'est ce que tu voulais? Pourquoi tu n'as pas accepté ta liberté? " Mzi Hamdani soupira. " Tu ne comprends donc rien".  demanda-t-il d'un ton brusque..." Elle m'a offert la liberté, reprit-il comme si c'était un cadeau. Qui  a dit qu'elle avait le pouvoir de me l'offrir?  Je sais  de quelle liberté tu parles, mais je l'ai depuis que je suis né.  quand ces gens disent que je leur appartiens, je t'avoue que, pour moi,  c'est comme un  nuage qui passe, ou un coucher de soleil à la fin du jour. Le lendemain matin, le soleil se lèvera de nouveau, qu'ils le veuilles ou non. La liberté c'est pareil. Ils peuvent t'enfermer; t'enchaîner, se moquer de tes modestes aspirations, mais la liberté n'est pas quelque chose qu'ils peuvent t'enlever. Quoi qu'ils aient pu faire de toi,  tu ne leur appartiens pas, pas plus que lors de ta naissance. Tu me comprends?  Le travail qu'on t'a donné  à faire, c'est le jardin.  Qu'est-ce que cette femme peut m'offrir qui me rende plus libre. " Yusuf se dit que c'étaient là les propos  d'un vieil homme. Non dépourvus de sagesse, ..mais d'une sagesse née de l'endurance et de l'impuissance; peut-être admirable à sa manière....page 255

C'est quand ils virent des hommes courir sur la route qu'ils comprirent que les soldats arrivaient. Khalid se précipita dans la maison pour donner l'alarme, pendant que Yusuf  posait , à la hâte les volets dur le magasin. Puis ils s'assirent tous les deux dans le noir, le cœur battant ..;Il aperçut une colonne de soldats marchant d'un pas régulier derrière un officier allemand, tout habillé de blanc. Page 277

Il eut de nouveau la vision de sa lâcheté, come si elle luisait là, par terre, au clair de lune.  C'était la naissance de sa première terreur, lorsqu'il avait été abandonné. Et maintenant,  devant l'appétit avilissant de ces chiens, il comprit ce qui l'attendait. La colonne en marche était encore visible quand il entendit verrouiller la porte du jardin. Après un rapide coup d'œil autour de lui, il s'élança, les yeux brûlants , à la poursuite de la colonne. page 280

Yusuf avait  participé aux derniers préparatifs et rectifié la position de certains plats....Il avait profité pour inventorier le festin: deux sortes de curry, au poulet et au hachis de mouton; le meilleur riz de Peshawar, des petits pains rebondis aux aromates.....Yusuf avait presque pleuré de convoitise devant cette abondance, qui contrastait avec les maigres repas qui étaient leur ordinaire à cette époque. page 18

Quand sa mère réapparut,...soudain, elle l'attira contre elle, le souleva dans ses bras pour l'embrasser. mais il se débattit frénétiquement pour lui faire lâcher prise. ...C'est alors qu'il a  eu son premier pressentiment. Quand il vit les larmes dans les yeux de sa mère, la frayeur lui serra le cœur. Il ne l'avait jamais vue pleurer.  page 23

Son père vint le chercher. Il venait de s'éveiller de sa sieste, et avait encore les yeux rouges de sommeil. ...Son père vint s'accroupir à côté de lui. Yusuf voyait qu'il s'efforçait de paraître insouciant, et cela l'inquiéta. " Aimerais-tu faire un voyage, mon petit poulpe? lui demanda son père, qui l'attira contre lui, ruisselant de sueur masculine. Yusuf....résista à l'envie d'enfouir sa tête contre la poitrine de son père: il était trop vieux pour cela. Il l'interrogea du regard, tentant de déchiffrer le sens de ses paroles. son père eut un petit rire et le serra contre lui. " ça n'a pas l'air de te plaire dit-il." - Quand? demanda Yusuf, en se tortillant doucement pour se dégager. " Aujourd'hui". dit son père en haussant gaiement sa voix et avec une apparente nonchalance. ..." Où est-ce  que je vais aller?  Et que fait Oncle Aziz? ...." C'est justement avec Oncle Aziz que tu vas partir". reprit le père...;Il dit adieu à sa mère sur le seuil de la maison, et suivit son père et Oncle Aziz à la gare. pages 27, 28

" Je vais te dire une chose, dit -il ( Khalil) enfin à voix basse. Tu es un imbécile, tu ne comprends rien;...Ton père doit beaucoup d'argent au seyyid, sinon tu ne serais pas ici.  Si to Ba l'avait remboursé, tu serais resté chez toi... - Il n'est pas ton oncle" répliqua vivement Khalil..; Oncle par-ci, Oncle par-là. Il veut que tu lui baises la main et que tu l'appelles seyyid...ça  veut dire maître...page 37

A l'heure des repas, Khalil pénétrait à l'intérieur de la maison et en ressortait avec une assiette de nourriture pour chacun d'eux; il y rapportait un peu plus tard les assiettes  vides. le soir, il y déposait le sac de toile contenant les recettes du jour et le livre de comptes. Parfois, dans la nuit, Yusuf entendait de vives discussions. Il savait qu'il y avait des femmes recluses dans la maison...page 50...Yusuf interrogeait enfin Khalil: " Qui habite à n'intérieur de ma maison? "....." La maîtresse de maison est cinglée" dit soudains Khalil qui éclata de rire au petit cri que poussa Yusuf. .." C'est une dame très riche, mais vieille et malade.. Le seyvid l'a épousée, il y a très longtemps, et du coup il est devenu riche. Mais elle est très laide...Elle ne veut pas que les gens la voient".  Khalid s'arrêta là et refusa d'en dire davantage.  page 51

" Kijana mzuri" " joli garçon" dit Mohammed en s'arrêtant près de Yusuf, il lui prit le menton dans sa main tachetée et rugueuse. Frémissant, Yusuf se libéra . " Tu viens avec nous..; Tu vas faire du commerce, apprendre la différence entre une vie civilisée et la vie que mène  les sauvages, il est temps que tu grandisses"  Tout en parlant, un sourire errait sur ses lèvres comme un rictus de bête de proie.... page 68

Le propriétaire du magasin chez qui s'était arrêtée la caravane se nommait Hamid Suleiman...Hamid Suleiman était un homme jovial et bienveillant, qui traita Yusuf comme un parent. ( il reste chez lui après le départ des autres) page 81

Hamid et Maimuna exigeaient qu'il soit à leur service à tous les deux. ils l'appelaient à grands cris.." va chercher de l'eau au puits. Coupe du bois pour le feu. Balaye la cour".. page 88

A présent, partout où ils allaient, ils constataient que les Européens étaient arrivés avant eux, qu'ils avaient mis en place des soldats et des employés à leur solde: ils assuraient  aux populations qu'ils étaient venus pour les sauver de leurs ennemis, lesquels ne cherchaient qu'à les réduire en esclavage. page 91

"Je redoute les temps à venir " dit Hussein à mi-voix. Hamid poussa un soupir. " Tout est en effervescence. Les Européens sont très déterminés, ils  se battent pour nous arracher les richesses de notre terre, et ils nous écraseront tous; ce n'est pas un commerce qui les intéresse, mais note terre, tout ce qu'elle contient, et nous avec...."page 109

"Kimwana, ce garçon ne sait pas lire le Coran! s'écria Hamid en le regardant avec un air effaré. Il n'a ni père, ni mère, et ne connait même pas la parole de Dieu". Ils firent alors subir un interrogatoire serré à Yusuf, qui n'élu aucune question. ...."Alors, il n'y a pas de temps à perdre. Pour le Tout-Puissant, tu es maintenant un adulte soumis directement à Sa loi." dit Hami en prenant au sérieux son rôle de prêcheur...; Chaque après-midi, pendant le mois du Ramadan, Yusuf accompagna les enfants du maître. Il était de loin l'élève le plus âgé , et les autres se moquaient de lui sans relâche. .;Yusuf négligeait son travail, et se plongeait le soir jusque tard dans la nuit dans les livres prêtés par l'imam. Hamid commença à s'inquiéter de cette piété, qu'il jugeait maniaque et pitoyable. On n'avait pas besoin de prendre la religion tellement à cœur. page 125

Les porteurs prévenaient Yusuf que le mnyapara le sodomiserait tôt ou tard. " Io t'aime bien - mais qui n'aimerait un beau garçon comme toi? Ta mère a dû^ être visitée par un ange. page 144

( Les Européens)  On entend des choses sur eux! Les batailles qu'ils ont livrées dans le Sud, les beaux sabres et les merveilleux fusils de précision qu'ils fabriquent!   On dit qu'ils peuvent manger du métal, qu'ils ont un pouvoir sur la comme une ville....Ils ressemblent à des serpents sans peau, ils ont des cheveux dorés comme des femmes...page 147

(Oncle Aziz) La première fois que je suis venu dans cette ville, elle était gouvernée par des Arabes du sultanat de Zanzibar. C'étaient des Omaniens....Et maintenant on parle de ces Allemands , qui construisent une voie ferrée jusqu'ici. C'est eux qui font la loi désormais, mais c'était déjà eux du temps d'Amir Pacha et de Prinzi...Tu te demandes peut-être comment il est venu autant d'Arabes ici en si peu de temps?  Au début, il était  aussi facile  d'acheter des esclaves que de cueillir  des fruits à un arbre. Ils n'avaient  même pas la peine de capturer  leurs victimes -quelques-uns le faisaient pour le plaisir....Il se trouvait  assez de  gens prêts à vendre leurs cousins,  et leurs voisins en échange de pacotille....page 160

"Peu de temps après le départ d'Amir pacha est arrivé Prinzi, le commandant allemand; il a livré bataille au sultan, l'a tué , lui, ses enfants et les membres de sa famille. Les Arabes ont été contraints de se soumettre, et humiliés à un tel point qu'ils ne pouvaient plus forcer leurs esclaves à travailler dans les champs; ils  se cachaient ou se sauvaient. N'ayant plus rien à manger, les Arabes n'ont eu le choix que de partir...A présent, ce sont les Indiens qui leur ont succédé, les Allemands sont leurs seigneurs et les sauvages leurs esclaves". 163

" Je me demande, lui dit Yusuf, pourquoi les gens aiment tant la verroterie. Nous avons vu des gens qui échangeaient un mouton entier contre une poignée de perles. ça n'a aucune valeur, pourtant. Qu'est-ce qu'on peut faire avec des perles? " page 195

 Khalid disait: " Maintenant, raconte-moi ton voyage, je veux tout savoir".  Yusuf avait l'impression de  s'éveiller d'un mauvais rêve.  Il disait à son compagnon que, pendant l'exil s'était senti comme un animal sans coquille, sans défense, misérable et grotesque, avançant péniblement dans la pierraille et les épines.  La terreur qu'il éprouvait, ce n'était pas de la peur; c'était comme s'il n'avait plus d'existence réelle, comme s'il vivrait un rêve, à la limite de l'anéantissement. Et il avait vu des choses qu'il n'aurait jamais pu imaginer. " Sur la montagne, la lumière est verte. Elle ne ressemble à aucune autre. Et l'air est pur, on dirait qu'il a été lavé. Le matin,  quand les rayons du soleil frappent le sommet en neigé, on a une impression d'éternité. A la fin de l'après-midi, près de l'eau, le son des voix monte vers le ciel. Un soir, on  s'est arrêté près d'une cascade. Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau. On entendait Dieu respirer. Mais un homme est venu et il a voulu nous chasser....Kkalid écoutait sans parler...Parfois, Yusuf restait muet au souvenir de l'immense plaine rougeâtre, grouillante d'hommes et d'animaux et des falaises qui s'élevaient au-dessus du lac , comme des montagnes de feu. é" Comme les portes du Paradis" dit-il. ..."Et qui vit dans ce paradis? "dit-il. Des sauvages et des voleurs qui dévalisent d'innocents marchands, qui livrent leurs propres frères en échange de pacotille, qui sont sans Dieu, sans religion, sans la moindre compassion.. Comme les bêtes sauvages qui les entourent". pages 209, 210

( J'ai écrit plus haut des passages pages 254, 255 et 280.)

samedi, avril 02, 2022

LE DROIT D'EMMERDER DIEU ( Richard MALKA. 2021)

 Ainsi plaide Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo, lors du procès  des attentats de janvier 2015. Procès intellectuel, procès historique, au cours duquel l'auteur retrace, avec puissance, le cheminement souterrain et idéologique du Mal. Chaque mot frappe. Chaque mot pèse. Ou apporte de la douceur, évoquant les noms des disparus, des amis, leurs plumes, leurs pinceaux, leur distance ironique et tendre. Bien plus qu'une plaidoirie, un éloge de la vie libre, joyeuse et éclairée. 

J'écris mes plaidoiries, celle-ci plus qu'aucune autre. Le moment venu, il faut s'adapter, improviser selon les circonstances de l'audience , l'heure, l'écoute; oublier certains passages, en développant d'autres selon l'inspiration du moment.....page 7

Les attentas de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher ne sont pas seulement des crimes. Ils ont une signification, une portée politique, philosophique, métaphysique. ..;Quand Coulibaly tue des Juifs, il tue l'autre. Le Juif, c'est l'Autre. Sous toutes les latitudes, à toutes les époques de l'humanité, de l'Egypte ancienne à l'Allemagne nazie, des ghettos de Pologne aux quartiers réservés du Maghreb, en passant par les shtetls de Bessarabie. Le Juif, c'est celui qui est différent, qui garde son identité à travers les millénaires, qui refuse de se fondre. pages 10, 11

Et puis, j'ai eu un scoop pour le président Erdogan puisqu'il reproche à Emmanuel Macron d'avoir permis la publication de Charlie Hebdo: nous ne soumettons nos caricatures  au Président de la République avant publication. Et même les empêcher, il ne le pourrait pas et il ne trouverait aucun tribunal pour le suivre.  Cela s'appelle la liberté de la presse et l'indépendance  de la justice - concepts qui n'ont plus vraiment cours dans la Turquie d'Erdogan. page 33

Les révolutionnaires sont les enfants des encyclopédistes et ils savent ce qu'ils leur doivent. Alors lorsqu'en 1789, ils proclament la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, ils vont sacraliser la liberté d'expression et, pour la première fois de l'humanité, déclarer qu'il s'agit d'une liberté fondamentale avec une magnifique formule de Mirabeau, réservée à cette seule liberté, " l'un des droits le plus précieux de l'homme". Ils savaient que c'est la liberté -mère et que sans elle, aucune autre ne peut exister. page 40   1791, c'est aussi l'année du décret accordant l'égalité aux Juifs. page 41

L'arrêt Otto-Preminger du 20 septembre 1994 et tous les arrêts prononcés depuis reprennent la même formulation. La cour dit: " Ceux qui  choisissent d'exercer  la liberté de manifester leur religion, qu'ils le fassent  en tant que membres d'une majorité ou d'une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement  s'attendre à être exemptés de toute critique. Ils doivent tolérer le déni ...Et même la propagation par d' autres de doctrines hostiles à leur foi. " page 45.....Comment considérer que ces dessins sur ler christianisme seraient possibles mais pas des caricatures de l'islam. ....L'islam ne peut être la seule religion de ce pays à exiger de ne pas être critiquée. Ce n'est pas possible.  Il ne peut  exister un traitement  de faveur pour l'islam. L'islam  peut être offensé , comme le christianisme, comme le judaïsme, comme toute autre religion. C'est ça la république. page 46

La liberté de critique des idées, des croyances, c'est le verrou qui garde en cage le monstre du totalitarisme. page 49

Ce minuscule journal de vingt personnes a été emporté malgré lui dans le tourbillon de l'Histoire et c'est devenu un  symbole. Il représente  une idée et  il ne mourra plus. jamais. On ne tue pas une idée. page 58...Il n'y a pas de justification au meurtre des innocents. Il n'y a pas de guerre éternelle de la barbarie contre la civilisation et il n'y a pas de cause à cette guerre dans la civilisation. page 60

Les croyances ne peuvent jamais exiger le respect. Seuls les hommes y ont droit; Aucune croyance, aucune idée, aucune opinion ne peut exiger de ne pas être débattue, critiquée, caricaturée. ...Les idées, ça se confronte et ça se débat. page 72

Nous avons vu l'émergence d'un nouveau discours des responsables de l'islam en France...Les trois mois de ce procès ont été tragiques, mais ils ont été un formidable accélérateur  de la marche de notre histoire collective jusqu'à nous conduire à la croisée des chemins. Je ne sais pas quelle direction nous prendrons, celle du Crépuscule ou celles des Lumières ou celle d'une nouvelle aube....page 86