dimanche, avril 17, 2022

LE FILS DU PAUVRE ( Mouloud Feraoun) 1954

 Un village de montagne, Kabylie, début du siècle. C'est là que vivent les Menrad. Ils ne se rendent pas compte qu'ils sont pauvres. Ils sont comme les autres; voilà  tout. Mouloud Feraoun raconte, à peine transposée, sa propre histoire. Il était voué à devenir berger, le destin en décidera autrement. Ce témoignage  d'un admirable conteur, souvent comparé à Jack London et à Maxime Gorki, est désormais un classique.

" J'ai écrit Le Fils du Pauvre pendant les années sombres de la guerre, à la lumière d'une lampe à pétrole. J'y ai mis le meilleur de mon être".  ( Mouloud Feraoun dans l'Effort algérien.) 

Nous sommes de la même condition parce que tous les Kabyles de la montagne vivent uniformément de la même manière. Il n'y a ni pauvres, ni riches. page 16

(les maisons) Jamais  de luxe car tout le monde sait que l'homme riche est avare. Avare pour garder jalousement son bien et pour l'augmenter au besoin; l'avarice étant une qualité fondamentale pour devenir riche et pour le demeurer. Personne n'en veut aux avares. D'une certaine manière, ils sont admirables. Les familles pauvres mènent le genre de vie des riches lorsqu'elles le peuvent, sinon, elles attendent. Le pauvre n'a pas de terres ou en a très peu. De quoi s'occuper quand il chôme. Son habitation a une seule pièce...Le pauvre peut avoir des animaux,  comme le riche. Des animaux qu'il n'a pas achetés mais qu'un autre lui a confiés...;il peut travailler toute la journée. Il travaille pour mieux vivre. page 18

Mon père et mon oncle étaient parmi les pauvres du quartier. Mais, ils n'avaient que des filles. Aussi étais-je plus heureux à la maison que la plupart de mes petits camarades au milieu de leurs frères. A la vérité, Helima, la femme de mon oncle qu'il m'est impossible même à présent d'appeler ma tante, ne pouvait me souffrir. Mais ma mère, mes sœurs, mes tantes maternelles - mes vraies tantes - m'adoraient; mon père se pliait à toutes mes volontés; ma grand-mère, qui était la sage-femme du village, me gavait e toutes les bonnes choses qu'on lui donnait; mon oncle à la djema et pour lequel je représentais l'avenir des Menrad, m'aimait comme son fils. C'était plus qu'il n'en fallait pour élever un enfant....J'étais l'unique garçon de la maisonnée. j'étais destiné à  représenter la force et le courage de la famille. page 28

Pénétré de mon importance dès l'âge cinq ans, j'abusai  bientôt de mes droits. page 29..;Je m'étais bien vite rendu compte qu'en pleurant, je pouvais obtenir tout ce que je voulais. Cependant, ce petit stratagème, qui réussit à merveille dans ma famille, me causa une grosse déception et beaucoup de désagréments au-dehors. page 30

Ma mère, que les chagrins n'avaient point ménagée depuis la mort de ma grand-mère puis de mon grand-père, était devenue une pauvre créature timorée, irrésolue, incapable de prendre parti; une fois qu'elle avait  émis timidement quelques objections que lui suggérait son bon sens ou son expérience de la vie, elle s'inclinait et ne contrariait jamais ceux qu'elle aimait. page 47

Je suis reconnaissant à Khalti ( sa tante et soeur de sa mère) de m'avoir appris de bonne heure à rêver, à aimer créer pour moi-même un monde à ma convenance, un pays de chimères où je suis seul à pouvoir pénétrer. page 56

Je me souviens, comme si cela datait d'hier,  de mon entrée à l'école. Un matin, mon père arriva de la  djema avec un petit air mystérieux et ému. page 57 Ma première journée de classe, ma première semaine et même ma première année ont laissé dans la mémoire très peu de traces. J'ai beau fouiller parmi mes souvenirs, je ne retrouve rien de clair. Nous avions deux maîtres, kabyles tous les deux: l'un gros, court, joufflu, avec deux petits yeux rieurs qui n'inspiraient aucune crainte; l'autre mince, un peu  taciturne avec son  nez long et ses grosses lèvres, amis aussi sympathique que le premier.. ;Ils portaient tous les deux, des costumes français sous un burnou fin et éclatant de blancheur. Cette tenue m'a paru, pendant longtemps, avoir atteint l'extrême limite du goût, de l'élégance et du luxe. page 58.;J'allai à l'école sans arrière-pensée; Simplement parce que tous les enfants y allaient. page 59..Sortis de la classe, nous ne songions jamais à tirer vanité de nos acquisitions. page 60

Mon père était sur le seuil  de la porte, délaçant ses mocassins. Il arrivait du champ. Ma mère m'avait vainement recherché pour lui faire une commission et avait dû se plaindre de mon absence. " Le voilà, dit-il, n'aie crainte, il te revient. Et avec une flûte. Dieu merci! s'il n'apprend rien à l'école, il ne per pas son temps avec ses camarades.  " " Ah dit mon père. Je ne m'étonne plus que ton maître se plaigne de toi. Je le vois bien, tu es dissipé. C'est à cause  de ta paresse qu'il ne t'a pas changé de division, il me l'a dit". C'était la deuxième année d'école et j'étais toujours dans le même cours. Cette révélation inattendue me surprit beaucoup. Apparemment, le maître avait parlé de moi à mon père. Moi qui croyais passer inaperçu...;Il avait dit à mon père que j'étais un mauvais élève. Mon père pensait m'avoir fait de la peine par le ton sévère qu'il avait pris. Au fond, j'étais presque heureux de constater qu'il s'intéressait à ce que je faisais, qu'il était peiné de me voir parmi les traînards et qu'il partageait cette peine avec le maître. Cette petite réprimande me fit prendre mon rôle au sérieux....A partir de ce jour, je devins bon élève, presque sans effort. pages 61, 62..Dès le cours élémentaire, je travaillai donc avec un imperturbable sérieux, à l'insu de mes parents qui continuaient  à manifester pour mes progrès la plus grande indifférence. page 62

En somme,  mon enfance de petit Merad, fils de Ramdane et neveu de Lounis, s'écoule banale et vide comme  celle d'un grand nombre d'enfants kabyles. page 81

L'année même où il perdit ses tantes, alors qu'ils souhaitaient un peu de bonheur, Fouroulou eut un frère, qu'on appela Dadar... Fouroulou en perdant son titre de fils unique prit celui de fils aîné qui comporte, lui explique-t-on,  certains devoirs pour l'avenir, quand il sera grand,  et beaucoup d'avantages dans le présent. Pour commencer, il eut sa part de bonnes choses ( œufs, viande, galette) que s amère mangeait pour guérir. Plus tard, le petit ayant  symboliquement sa part de tout ce qui se partageait, on faisait mine de lui donner et la main déviait vers Fouroulou qui recevait ainsi deux fois plus que les autres. Les sœurs n'avaient rien  à dire: un  frère peut bien céder ce qui revient à son aîné. Tant pis pour elles si   elles ne sont que des filles. ...Sept personnes. Une seule travaille et  rapporte . Il se démène comme un diable, ne perd aucune journée....page 106..IL avait onze ans quand son père exténué par la fatigue tomba gravement malade. page 107

Quelques temps après, laissant sa famille aux soins de son frère, Ramdame quitta, un matin, son village pour aller travailler en France. C'était l'ultime  ressource, le dernier espoir, la seule solution. page 111

La troisième lettre que Fouroulou écrivit à son père commençait ainsi: " C'est avec joie que je t'écris pour t'annoncer que je suis admis au certificat...Cette formule apprise à l'école, lors d'un compte-rendu de rédaction.. page 115...Au mois d'octobre suivant ,au lieu de quitter l'école, il décida d'y retourner pour préparer le concours des bourses. page 117

( Le père est revenu suite à un grave accident à l'usine) Il s'était toujours imaginé étudiant pauvre, mais brillant....- 3 et sin on m'accorde la bourse? Je pourrai continuer mes études sans t'occasionner de frais. le maître me l'a dit". - D'abord , on ne t'a rien accordé du tout.;  crois-tu que nous sommes faits pour les écoles? Nous sommes pauvres. les études, c'est réservé aux riches. Eux peuvent se permettre de perdre plusieurs années, puis d'échouer à la fin pour revenir faire les paresseux  au village .page 128...le soir, en rentrant au village, ils trouvèrent une lettre du directeur du collège de Tizi-Ouzou annonçant que la bourse était accordée. ...Le garçon fut ébloui. page 129

Le père Menrad n'était dupe. Il savait très bien que son fils n'aboutirait à rien. Mais, en ville, il serait nourri mieux que chez lui, il grandirait loin de la dure existence des adolescents de chez lui. Puisque l'Etat voulait bien aider à l'élever. ..Fouroulou , pour sa part, n'y voyait aucune malice. Il était sincère. Il allait candidement au collège dans l'intention d'obtenir son brevet, puis d'entrer à l'école normale pour devenir instituteur. page 130

" Je suis externe, moi aussi, dit-il ( Azir) à Fouroulou et boursier comme toi. Nous sommes du même pays.;  Si tu veux, nous vivrons ensemble et nus serons amis. ..Mon père n'est pas assez riche ^pour me payer l'internat. Il y  a , à Tizi-Ouzou, un missionnaire protestant qui loge les élèves  venant de la montagne. J'habite chez lui. Nous sommes une trentaine....Le matin, on nous donne du café et du pain. Et tout cela pour rien...." C'était vraiment incroyable....C'était un miracle. Dieu venait à leur secours. page 132

Fouroulou ne savait pas très bien comment le travail acharné le tirerait de la misère, lui et les siens. Mais il faut lui rendre justice: il ne doutait pas des vertus de l'effort. Lorsqu'il fut admis au brevet, ses parents et même les gens du village comprirent  enfin qu'il n'avait pas tout à fait perdu son temps. mais le brevet lui offrait peu de débouchés. Il faut encore affronter les concours. Fouroulou rêvait toujours d'entrer à l'Ecole normale. ...Lui savait très bien que s'il échouait ( au concours)  les portes de l'école normale seraient à jamais fermées pour lui car il était à la limite d'âge exigée pour le concours. Il aurait encore à travailler seul.... ( son père) " Tu vas à Alger, dit celui-ci. Vous serez très nombreux , là-bas. On n'en choisira que quelques-uns. le choix, c'est toujours le hasard qui le fait. Tu vas à Alger comme tes camarades. Nous, là-haut, nous attendrons. Si tu  échoues, tu reviendras à la maison. Dis-toi bien que nous t'aimons. Et puis, ton instruction, on ne te l'enlèvera pas, hein? Elle est à toi. Maintenant, je remonte au village. Ta mère saura que je t'ai parlé. je dirai que tu n'as pas peur.  - Oui, tu diras là-haut que je n'ai pas peur. " page  146


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