samedi, septembre 22, 2007

UNE PASSION INDIENNE (Javier Moro)

(C'est l'arrivée à Bombay, Anita, Mme Dijon et Lola vont prendre le train) (histoire vraie au début du xxè)
Les wagons sont bondés. les gens s'agrippent désespérement aux fenêtres et aux portes pour ne pas rester à terre. Ils emportent même des poules et des chèvres dans leurs bras. Les hommes grimpent aux couchettes supérieures et s'efforcent de trouver un endroit pour s'asseoir, formant de gigantesques grappes humaines. Les cris sont assourdissants, mais il n'y a pas d'animosité, seulement de la cohue et dela joie.
Les Blancs voyagent dans des wagons aussi confortables que ceux des plus grands express européens, de l'intérieur, on entend à peine le brouhaha qui règne de l'autre côté des stores vénitiens.
Puis, il y a les wagons des rajahs, le comble du luxe, réservés seulement à leurs propriétaires. Le train spécial du Kapurthala, peint en bleu et portant l'écusson du règne, attend sur une voie pour prendre ses passagers. Le wagon est entièrement à la disposition des trois femmes, avec de grands lits, des salles de bains et une douche, ainsi qu'un petit salon qui sert de salle à manger. Les murs sont en acajou, les lampes en bronze, la porcelaine anglaise et l'ensemble est tapissé de velours bleu et argent. page 59, 60
Les Anglais ont pu unifier le sous-continent grâce à une politique habile d'alliances et au miracle d'une invention moderne: le chemin de fer. Dans les gares importantes, le chef est habituellement un Anglais qui porte l'uniforme de son pays et qui, à grands coups de sifflet, donne ordre aux convois de circuler ou de s 'arrêter. page 60
La femme européenne incarnait le mystère, l'émotion et le plaisir qu'offrait l'Occident, un nouveau monde que les princes désiraient s'approprier. En outre, la provocation que représentait le fait de séduire une femme blanche était une métaphore des relations ambivalentes- mélange d 'admiration et de rejet- entretenues avec le pouvoir britannique. Cela faisait partie de la conception indienne de l'amour romantique, où des amants sont capables de défier la barrière des castes et des religions pour satisfaire la passion. Qui plus est, la femme blanche a sa place dans le Kama-Sutra. La maîtresse doit venir de loin, d'un autre règne, ou au moins, d'une autre ville. Cette conception particulière de l'amour distingue la femme-mère , celle qu'on épouse, de la femme-maîtresse, celle avec qui on s'amuse et avec qui l' on jouit des rapports sexuels...Dans la mythologie indienne, donner du plaisir sexuel élève, tandis que mettre au monde les enfants, même si on les considère purs et sacrés, souille la femme qui doit ensuite se soumettre à des purifications. page 154
Les Anglais étaient déconcertés et furieux..Cette passion pour les femmes blanches troublait l'ordre social. L'union entre Européennes et princes indiens impliquait une égalité physique et émotionnelle qui mettait en doute la hiérarchie raciale et sociale de l'empire. Or, cette hiérarchie était le reflet du système de castes, où chacun connaît sa place et où nul ne la remet en question.page 156
Dans le temple d'Or, les prêtres (silks) donnent à l'enfant le prénom d'Ajit suivi du nom Singh, qu'il partage avec ses six millions de coreligionnaires. La cérémonie , très simple, consiste à faire boire aux assistants, dans une coupe de métal, de l'eau mélangée à du sucre par un sabre à double bord. Ce mélange de douceur et d'acier dont on verse une goutte aussi sur les lèvres de l'enfant est appelé "amrit" "nectar de vie". En même temps,un prêtre entonne les versets du baptême: "Tu es le fils de Nanak, fils du Créateur, l'élu, etc...Tu aimearas sans dictinction de castes, ni de croyances. Tu n'adoreras ni la pierre, ni les tombes, ni les idoles....page 184
Ce sont les premières gouttes si grosses qu'elles font un bruit sourd en s'écrasant. Tout à coup, un éclair secoue la villa, réveille l'enfant et fait trembler violemment toutes les tuiles. "La mousson est arrivée"! entend-elle. La première pluie est d'une exceptionnelle intensité. Le bruit de l'eau sur le toit est assourdissant. Au bout d'un instant, un vent léger traverse le rideau d'eau chaude, apportant une caresse de fraîcheur. Anita et Lola se précipitent dans le jardin. Le rajah est sorti également et se trouve devant la fontaine de l'entrée, les bras en croix, le turban dégoulinant. Il reste là à se faire tremper, en riant au ciel qui se vide. Derrière la maison, les domestiques participent à cette fête, sautent et chantent comme des enfants. Comme s'il n'y avait plus de castes, ni de différences entre maîtres et domestiques, entre riches et pauvres, entre sikhs et chrétiens. Comme si soudain, les hommes, abattus depuis des jours, revenaient à la vie. Même les palmiers en tremblent d'émotion. L'explosion de joie traverse les campagnes et les villes du Penjab. Dans les casernes, les soldats, après avoir été si longtemps paralysés, se mettent à danser eux aussi, tous nus et trempés.page 195
Devant une foule d'étudiants, de notables, , de maharajahs et de marahanis, tous vêtus de costumes fastueux, Gandhi fait son apparition habillé d'un pagne en coton blanc..."Il n'y aura pas de salut pour l'Inde tant que vous n'ôterez pas ces bijoux et que vous ne les remettrez aux pauvres..."
.Une partie de l'audience s'indigne. Sur fond de murmure général de désapprobation, résonne la voix dun étudiant: "Ecoutez-le, écoutez-le." Mais les princes trouvent qu'ils en ont suffismment et abandonnent la salle. "Il ne peut y avoir d'esprit d'indépendance si on vole aux paysans le fruit de leur travail.. Quel pays peut-on construire de cette façon?
-Taisez-vous! crie une voix.
-Notre salut viendra des paysans. Il ne viendra pas ni des avocats, ni des médecins, ni des riches propriétaires-Je vous en prie , arrêtez! supplie l'organisatrice de l'événement, l'Anglaise, Annie Besant.
-Continuez! crie-t-on ailleurs.
-Assieds-toi et tais-to Gandhi, s'exclament d'autres.Page 347
Gandhi ne cesse de s'élever contre la pauvreté du pays; il a lancé un slogan qui peut marquer la fin d'une époque: " Pas de coopération ". Ses appels au boycott de tout ce qui est britannique - collèges, tribunaux, honneurs -, trouvent un écho toujours plus grand parmi la population. page 377

mardi, septembre 18, 2007

PARTIR (Tahar Ben Jelloun)

Quitter le pays. c'était une obsession, une sorte de folie qui le travaillait jour et nuit. Comment s'en sortir? comment en finir avec l'humiliation? partir, quitter cette terre qui ne veut plus de ses enfants, tourner le dos à un pays si beau et revenir un jour, fier et peut-être riche, partir pour sauver sa peau, même en risquant de la perdre...page 23
Cher pays, aujourd'hui est un grand jour pour moi, j'ai la possibilité, la chance de m'en aller, de te quitter, de ne plus respirer ton air, de ne plus subir les vexations et humiliations de ta police, je pars, le coeur ouvert, le regard fixé sur l'horizon, fixé sur l'avenir; je ne sais pas encore exactement ce que je vais faire, tout ce que je sais, c'est que je suis prêt à changer, prêt à vivre libre, à être utile, à entreprendre des choses qui feront de moi un homme debout, un homme qui n'a plus peur, qui n'attend pas que sa soeur lui file quelques billets pour sortir, acheter des cigarettes, un homme qui n'aura plus affaire à Al Afia, le truand, le salaud qui trafique et corrompt. page 73
Et puis, il s'arrêta d'un coup et se dit à voix basse:"et la langue? Quelle langue parlons-nous avec nos enfants?Ah, la langue arabe dialectale, elle est si poétique dans le pays et si étrangère ici. Nous parlons un mauvais arabe truffé de mots français!"
Il arriva à la conclusion que l'islam était la culture dont les immigrés comme lui, avaient besoin; Il entreprit donc, avec difficulté, de faire admttre aux élus de la municipalité, la nécessité de construire une mosquée.page 92
Que veux-tu faire plus tard? (Malika la jeune voisine d'Azel)
-Partir.
-Partir, ce n'est pas un métier!
-Une fois partie, j'aurai un métier.
-Partir où?
-Partir n'importe où, en face par exemple.
-En Espagne?-Oui, en Espagne, França, j'y habite déjà en rêve.
-Et tu t'y sens bien?
-Cela dépend des nuits.
-C'est-à-dire?
-En fait, ça dépend des nuages, pour moi, ce sont des tapis sur lesquels je voyage de nuit, il m'arrive de tomber et là, je me réveille avec une petite bosse sur le front.
-Quelle rêveuse!
-Pas seulement. j'ai des idées, des projets et puis, tu verras, j'y arriverai.
Azel lui offrit une pomme et la raccompagna chez elle. Il était étonné et ému par l'incroyable détermination de cette gamine. page 98
Partir, partir! Partir n'importe comment, à n'importe quel prix, se noyer, flotter sur l'eau, le ventre gonflé, le visage mangé par le sel, les yeux perdus... Partir! C'est tout ce que vous avez trouvé comme solution. Regardez la mer: elle est belle dans sa robe étincelante, avec ses parfums subtils, mais la mer vous avale puis vous rejette en morceaux...page 148
Quand je me rappelle ma vie là-bas, dans le bled, je ne suis pas mécontent d'être ici, même si ce n'est pas le paradis, au pays, faudrait plus qu'on se raconte des bobards du genre: l'Espagne, c'est le rêve, le paradis sur terre, l'argent facile, les filles qui tombent, la sécurité sociale, etc... etc... mais je crois qu'au fond, les gens savent la vérité, ils regardent la télé, ils voient bien comment nous sommes reçus ici, ils voient bien que ce n'est pas le paradis, mais au fait où se trouve le paradis sur cette terre? Tu sais toi? Moi, je sais. c'est lorsque je me retrouve dans mon lit, seul , que je fume un joint, et que je pense à ce que je serais devenu si j'étais encore au bled, et puis, je bois encore un verre ou deux et je me laisse emporter par le sommeil, content, paisible, heureux, pas trop exigeant, je dors et je fais plein de rêves en couleurs, en arabe, en espagnol, avec des poissons bigarrés qui dansent dans ma tête, et une musique jouée par la plus belle des femmes, ma mère.page 159
Miguel découvrit soudain qu'il y avait quelque chose de terrifiant dans la solitude de l'immigration, une sorte de descente dans un gouffre, un tunnel de ténèbres qui déformait le réel...L'exil était le révélateur de la complexité du malheur. Miguel prit brusquement conscience de l'urgence qu'il y avait à renvoyer Azel et Kenza au Maroc. Leur retour était certainement la seule chose qui leur permettrait de retrouver leurs repères et de guérir. page 243

vendredi, septembre 14, 2007

ELDORADO ( Laurent Gaudé )

Lorsque les marins italiens montèrent à bord, munis de puissantes torches dont ils balayaient le pont, ils furent face à un amas d'hommes et de femmes en péril, déshydratés, épuisés par le froid, la faim et les embruns. Il (le commandant Piracci) se souvenait encore de cette forêt de têtes immobiles. Les rescapés ne marquèrent aucune joie, aucune peur, aucun soulagement. Il n'y avait que le silence, entrecoupé parfois par le bruit de cordes qui dansaient au rythme du roulis. La misère était là, face à lui.. Il se souvenait d'avoir essayé de les compter ou du moins de prendre la mesure de leur nombre, mais il n'y parvint pas. Il y en avait partout. Tous tournés vers lui. Avec ce même regard qui semblait dire qu'ils avaient déjà traversé trop de cauchemars pour pouvoir être sauvés tout à fait. Ils firent monter à bord chacun d'entre eux.Cela prit du temps. Il fallait les aider à se lever. A marcher. Certains étaient trop faibles. et nécessitaient qu'on les porte.Une fois à bord, ils distribuèrent des couvertures et des boissons chaudes. Ce jour-là, ils les sauvèrent d'une mort lente et certaine. Mais ces hommes et ces femmes étaient allés trop loin dans le dégoût et l'épuisement. Il n'y avait rien à fêter. Pas même leur sauvetage. Ils étaient au-delà de ça. page 15
Après un long temps de silence, elle avait fini par lâcher la rambarde. D'elle-même. S'il l'avait forcée, elle se serait accrochée. Ou peut-être même, elle se serait jetée par dessus bord, il en était certain. Elle avait lâchée prise parce qu'il lui avait laissé le temps de le faire. Il l'escorta jusqu'à la frégate. Et, à sa grande surprise, elle marcha seule, sans qu'il ait besoin de la soutenir. Il ne la toucha pas. Il ne lui jeta même pas une couverture sur les épaules comme il l'avait fait pour les autres. Quelque chose en elle l'interdisait. Une sorte de noblesse racée qui tenait éloignée d'elle la pitié. page 18.
Je contemple mon frère qui regarde la place.. Le soleil se couche doucement. J'ai 25 ans.Le reste de ma vie va se dérouler dans un lieu dont je ne sais rien, que je ne connais pas et que je ne choisirai peut-être même pas. Nous allons laisser derrière nous la tombe de nos ancêtres. Nous allons laisser notre nom, ce beau nom qui fait que nous sommes ici des gens que l'on respecte. Parce que le quartier connaît l'histoire de notre famille. Il est encore, dans les rues d'ici, des vieillards qui connurent nos grands-parents. Nous laisserons ce nom, ici, accroché aux branches comme un vêtement d'enfant abandonné que personne vient réclamer. Là où nous irons, nous ne serons rien. Des pauvres. Sans argent. Sans histoire. Page 46
Je regarde mon frère qui contemple la place et je sais qu'il pense à tout cela. Nous buvons notre thé avec une lenteur peureuse. Lorsque les verres seront vides, il faudra se lever, payer, et saluer les amis, sans rien dire. les saluer comme si nous allions les revoir dans la soirée. Aucun de nous deux n'a encore la force de faire cela. Alors, nous buvons nos thés comme de chats laperaient de l'eau sucrée. Nous sommes là. Encore pour quelques minutes. Nous sommes là. Et bientôt plus jamais. page 46
Le + dur, a-t-il dit, ce n'est pas nous. Nous pourrons toujours nous dire que nous l'avons voulu. Nous aurons toujours en mémoire ce que nous avons laissé derrière nous. Le soleil des jours heureux nous réchauffera le sang et le souvenir de l' horreur écartera de nous les regrets. Mais nos enfants, tu as raison, nos enfants n'auront pas ces armes. Alors, oui, il faut espérer que nos petits-enfants seront des lions au regard décidé. page 51
A cet instant précis, il n'y avait plus de bâtiment de la marine militaire et de mission d'interception. Il n'y avait + d'Italie ou de Libye . Il y avait un bateau qui en cherchait un autre. Des hommes partaient sauver d 'autres hommes, par une sorte de fraternité sourde. Parce qu'on ne laisse pas la mer manger les bateaux. On ne laisse pas les vagues se refermer sur des vies sans tenter de les retrouver. Bien sûr, les lois reviendraient et Salvatore Piracci serait le premier à réendosser son uniforme. mais , à cet instant précis, il cherchait dans la nuit ces barques pour les soustraire aux mâchoires de la nature et rien d'autre ne comptait. Alors, il murmura à son second:
-Ceux-là, nom de Dieu, on va les retrouver.
Et le jeune homme tressaillit de la volonté qui émanait de sa voix. page 73
Le commandant était maintenant trempé. Cela faisait plus d'une heure qu'ils avançaient dans la nuit. Cela ne servait plus à rien. Il le savait. Ils ne trouveraient plus personne. Salvatore Piracci pensa aux hommes qui étaient sur les trois barques manquantes. Au désespoir des derniers instants, lorsque l'embarcation chavire et qu'il n'y a personne pour voir la vie se débattre une dernière fois. page 84
Je pense à lui. (son frère). Et je me jure de continuer coûte que coûte. Je vais réussir. c'est la seule solution. Jamal a tort quand il parle de son agonie programmée. Il a tort lorsqu'il s'imagine sans argent, reclus comme un lépreux. Je vais passer en Europe et je vais travailler comme un damné. Si les choses vont telles qu'on les dit, je ne tarderai pas à accumuler un peu d'argent.j J'enverrai tout là-bas. Le plus vite possible. Il faut que l'argent afflue vers mon frère. Que Soleiman(lui) peut se priver de tout pour être à ses côtés. Je travaillerai comme un chien, oui. Cela n'a aucune importance. Je suis jeune. Il pourra s'acheter ses médicaments. La lutte a commencé. C'est une course et je dois être efficace et rapide. A peine le pied en Europe, je chercherai du travail. N'importe quoi. Jamal a tort. Nous sommes deux. Et je ne l'oublie pas. page 126
Les passeurs en me prenant tout ce que j'avais , sans le savoir, me condamnent au voyage.Il n'est plus possible de rebrousser chemin. Pas comme cela. pas piteux et misérable. Je n'ai plus rien. Mais je n'ai plus d'autres solutions que de continuer. Je ne montrerai mon échec à personne. Je vais en préserver ceux que j'aime. page 133
Le commandant Piracci sourit.Puis, il se leva. Il s'approcha du vieil homme et l'enlaça. Lorsque leurs deux têtes furent côte à côte, il lui murmura à l'oreille: "Prends bien soin de toi". Le vieil homme voulut répondre par une dernière recommandation mais il ne le put pas. Les larmes lui montaient aux yeux. Il lui serra le bras avec chaleur et le laissa sortir.....Alors Angelo recommanda son ami au ciel en se disant que les hommes n'étaient décidément beaux que par des décisions qu'ils prennent. page 141
Salvatore Piracci entreprit de répondre à tous comme cela lui semblait juste. Il décida d'être dur. Il parla de la misère des riches. De la vie d'esclave qui attendait la plupart de ceux qui tentaient le voyage. Il parlait de l'écoeurement devant ces magasins immenses où tout peut s'acheter mais où rien n'est nécessaire. Il parla de l'argent et de son règne.
Les hommes l'écoutèrent d'abord avec surprise, puis avec mauvaise humeur. Il entendit des injonctions lancées dans des langues qu'il ne comprenait pas. Etaient-ce des insultes? ou des exhortations à se taire? Petit à petit, les questions se tarirent. Les visages redevinrent durs. Personne ne voulait plus l'entendre parler...Il voyait dans leurs regards qu'ils ne croyaient pas et que ce qu'il avait dit ne les empêcherait pas de continuer à caresser leur rêve d'Europe avec délices. page 204

lundi, septembre 10, 2007

LES DAMES DE NAGE (Bernard Giraudeau)

J'ai gardé de l'enfance, et d'Amélie, ils sont liés, l'amour de l'inconu à défricher, avec la peur au ventre comme une jouisance. Ce n'est pas l'amour de l'exotisme come dit Le Clézio, les enfants n'ont pas ce vice. Non, c'est le bonheur immédiat, sensuel, d'une ruelle de village africain, ou andin, c'est de respirer des parfums étranges et parfois reconnus, humer comme l'étalon, les vastes plaines, attaquer les pentes montagneuses sous les nuées, c'est la menthe sauvage au petit matin, le thym écrasé, l'herbe fraîche à peine fauchée. J'ai gardé ce plaisir à rejoindre aux premières lueurs les landes fumeuses, les bords de mer encore mauves abandonnés par les hordes humaines. J'aime les silhouettes des arbres, l'élégance des ramures au milieu des prairies, les ombres sur les dunes sahariennes, les villages flottants sur les lacs cambodgiens. Je donnerais toutes les suites du Carlton pour un bivouac et un feu de bois sec, pour de l'eau fraîche au creux des mains à faire ruisseler sur le torse nu, pour les frissons de bonheur aux premières lueurs. Rien n'effacera sur les bancs de l'école l'attente rêveuse du dimanche à venir avec la promesse d'une immersion dans les feuillages d'automne ou celle de se droguer aux premières odeurs, retrouver les copains aux foulards bleus pour tailler des bois verts et allumer des écorces. page 17
Filmer, voilà ce que j'ai voulu faire, pour piller, pour ne rien perdre, pour retenir l'enfance, pour garder quelque chose du regard des hommes et de l'instant...Croire que je pouvais figer le moment, retenir l'authenticité d'un visage, d'un acte était dérisoire même si parfois j'avais tissé de belles histoires, mais elles n'étaient que des histoires , des contes, des esquisses de vie. Je n'avais pris que des papillons qui perdaient leur pollen dans les mailles du filet en attendant l'épingle du collectionneur. J'épinglais des instants. J'ai aimé faire cela mais je n'ai regardé le monde que dans l'étroite fenêtre de mon appareil. J'ai aimé tricher avec le vécu, j'ai inventé, recousu, sculpté autrement la réalité proposée. J'ai occulté une part de l' essentiel. J'ai filmé l'instant sans le vivre jamais. J'avais peur de le perdre....J'avais voyagé trop vite, dévoré le monde avec voracité, avec la peur de ne jamais den'avoir jamais le temps. Le temps de quoi? Là où je suis, j'ai le temps, je l'ai pris et je le laisse filer à son rythme à lui, tardivement, je l'admets, mais il m'a fallu tout ce temps. page 22
Elle avait une larme accrochée à sa joue, un bijou de deuil qui restait suspendu et que Michel aurait voulu boire. page 33
Il s'était assis là à regarder des heures au-delà du fleuve, avec des épines d'acacia dans la poitrine. Il avait fini son voyage, épuisé par l'impossible. Il disait que le danger était la précipitation, comme le bonheur. Un bonheur précipité est un bonheur gâché. Il ne faut pas anticiper le destin., au risque de le décevoir. Le danger est dans la boulimie, la soif du connaître. Il faut laisser le voyage à l'étonnement et il n'avait pas su. Michel avait dû faire le bilan de sa vie, de ses instants de bonheur fragile, ses passions, ses lâchetés surtout qui l'avaient écarté de la possibilité d'un bel amour. page 44
"Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir" disait René Char. Peut-être que je m'obstine, moi, à fabriquer des souvenirs pour que cette vie ne s'achève pas. Elle n'est qu'une succession de souvenirs édifiée avec les erreurs, écrite en pleins et déliés avec des fautes et des ratures. Les hommes s'écrivent. Ils écrivent leur histoire. page 102
Diego, Michel et moi avions appris avec elle que "la jalousie est un défaut généré par le désir de possession et un ego en érection. Le coeur, c'est comme le sexe, ça gonfle et ça défaille. La jalousie, c'est la peur de l'exclusion, le symptôme délirant de l'abandon. Un homme jaloux n'est pas amoureux, il est seulement jaloux."page 127
Michel allait et venait pour des emplois à durée très déterminée. Il s'échappait des bras de Jo et de notre amitié.
Il avait peur de sombrer dans une vie attendue, je veux dire empruntée aux acquis, avec un bonheur formaté, des habitudes, une sécurité en intraveineuse. Des conneries d'homme avait dit Jo. page 129
Elle disait qu'elle m'aimait. Moi aussi. Mais je me suis aperçu que dans l'amour, elle se recevait elle-même. Je sentais cela, cette fusion indépendante, ce mariage solitaire avec sa jouissance à elle. Même son regard se perdait en elle. Elle aurait pu en aimer un autre à ce moment-là, mais elle ne le savait pas. Elle n'avait pas appris peut-être, ou trop souvent seule. On n'apprend pas l'amour seul. Il faut être deux pour être un dans l'oubli du monde, de soi pour l'autre, et se fondre dans la lumière, sans ombre. page 156
Il faur être comme l'arbre à papillons, prêt à accueillir le bonheur, et tu verras, il viendra sur ton épaule. C'est un jour de grande fatigue , en fermant les yeux, que je l'ai vu. page 250

lundi, septembre 03, 2007

DANS LA NUIT MOZAMBIQUE (Laurent Gaudé)

"Cette nuit-là, il fallait du sang. A moins qu'au fond, ce ne soit le contraire. A moins, oui, que nous n'ayons jamais été aussi proches de nous-mêmes que cette nuit-là, accepter pour un temps les grondements de notre être comme seul souverain." (un nègre a été décapité parce s'il s'était échappé du bateau) page 28
Est-ce qu'ils se souviennent d'Ella? de ses dernières larmes de joie? Je voudrais demander à la vie d'épargner Maria et Dimitri. Qu'ils n'aient pas vieilli. Qu'eux restent comme ils furent, ivres et fous de joie. Qu'ils continuent de danser dans la sueur et les cris. Qu'ils dansent de toutes leurs forces. Cela leur allait si bien. Que la vie n'ait pas tout défait. Qu'ils ne se soient pas tassés, eux aussi, le dos voûté, répétant les mêmes phrases, attendant de mourir. Je voudrais que Maria et Dimitri dansent encore avec toi....Faites qu'ils ne meurent pas. c'est trop triste. Qu'ils soient jeunes encore, qu'aucune ride ne leur ait flétri le visage, qu'ils soient toujours comme durant cette nuit de noces, faites qu'ils dansent encore pour nous qui sommes morts, pour nous qui avons tant pleuré, faites qu'ils dansent, je ne demande que cela. page 72
Je suis le dernier. Tous ceux à qui je pense, tous ceux qui peuplent ma mémoire, tous ces noms que je connais, qui me rappellent un visage, sont des noms de disparus. Je suis un vieux drogué. La longue pipe de ma mémoire, sur laquelle je tire de longues bouffées de passé, emplit mon âme de visages morts et de sourires blessés. Tu règnes au milieu d'eux tous, Ella. Vous m'avez tous abandonné. Je suis le seul en vie. Le dernier à tenir. C'est horrible de solitude. Plus personne qui se souvienne. Personne à qui je puisse dire ton nom. Vous êtes tous partis. Je pense parfois que j'aurais mieux fait de mourir avec toi. J'aurais évité trente ans d'oubli et de vieillesse. Si j'étais mort avec toi, nous aurions presque pu dire que nous avions vécu heureux. Ta vie fut trop courte et la mienne trop étirée. J'aurais pu abréger cette attente mais je n' ai pas eu la force. J'aime la vie , même seul, même comme ça. Lorsque je serai mort, c'est vous tous qui, une seconde fois, disparaîtrez. Je vous repasse un à un dans mon esprit. Il n'y aura bientôt plus personne pour se souvenir de nous, pour savoir combien nous étions fiers et ambitieux, comme le monde était léger entre nos doigts d'enfant. page 77
"Des nègres assoiffés de sang". Voilà ce que nous étions. Moi, oui, ces noms me convenaient. Mais eux, mes hommes, mes frères, eux, non. Ils se battaient avec plus de beauté que moi. Ils n'avaient pas les yeux ravagés que j'ai et la laideur sèche des tueurs. Leurs esprits ne s'étaient pas brûlés au contact de la Grande Guerre. Pour eux, le geste restait net: ils se battaient pour leur terre et leur liberté. Ils m'avaient accepté à leurs côtés parce que je leur servais. Je savais mener une attaque et je terrifiais les Français. Ils m'ont utilisé et ils ont bien fait.Et lorsqu'ils se sont rendus compte-comme je l'avais fait avant eux-qu'il n'y avait rien d'autre que la défaite et qu'il fallait mieux pactiser, ils se sont débarrassés de moi. Il n'y avait rien d'autre à faire. Asphyxiés.Nous étions axphyxiés. page 109
Je suis le Colonel Barnaque. Ma pirogue crache le feu. La guerre descend le fleuve et partout les hommes me chassent. Je ne suis plus de ce temps. J'entends les oiseaux me le dire à mes oreilles. J'entends les serpents d'eau le siffler autour de moi. Je suis bien. La fièvre me tient compagnie. Je n'ai plus de force mais je n'en ai pas besoin. Il ne me reste rien à faire que mourir. La liqueur me tue. Il fait chaud. Je repense à la femme là-bas, qui disait mon nom:"Quentin? Tu es là?" Je repense à son visage de campagne paisible. c'était une autre vie. L'eau entre dans la pirogue. Je la sens qui me baigne les pieds. Je suis avec mes armes. Je ne pleure pas sur ma vie , je pleure sur les vies que j'aurais pu mener et qui ont été ensevelies. page 113
Pendant longtemps, ils ne dirent plus rien. Ils avaient le regard vide. Les mêmes images emplissaient leur esprit. La même voix résonnait dans leur mémoire. Le Mozambique était là, tout autour d'eux, à nouveau. Ils le laissaient renaître. C'était comme d'inviter leurs deux amis disparus à s'installer à leur table. Ils se turent pour ne pas briser cet instant de partage où les odeurs des repas d'autrefois emplissaient à nouveau la salle. Ils furent heureux de ce silence, plein de la chaleur réconfortante du passé. page 122
Pourquoi est-ce-que le coeur de l'homme ne peut accueillir en son sein deux sentiments contra dictoires et les laisser vivre ensemble?...Pourquoi l'homme est-il incapable de cela? La vie en est bien capable, elle. Elle nous chahute sans cesse, nous projette du bonheur au malheur sans logique, sans ménagement. Je rêve d'un homme capable d'assumer cette folie.Pleurer les jours de joie et rire en pleine douleur. page 128

"Que reste-t-il de tout cela, Fernando? demanda soudain Aniceto de Medeiros.
L'amiral avait l'air triste tout à coup, d'une tristesse épaisse qui vous pèse sur le visage.
-De quoi? demanda Fernando qui n'avait pas compris.
-De nos heures passées ici. Des histoires que nous nous sommes racontées les uns les autres. De nos réunions, des plats partagés, des cigarettes fumées et des histoires dites et écoutées ...Tous ces instants passés chez toi, à quatre, qu'en restera-t-il? Je suis revenu ici parce que je me suis rendu compte ce matin que cela me manquait. Tout au long du chemin, j'ai repensé à nous. Cela te fera peut-être rire, Fernando, mais ces instants-là sont parmi les plus chers de ma vie. Ce ne sont pas les seuls, bien sûr, mais si ,on devait dire qui je fus, il me semblerait impossible de ne pas raconter ces repas. Est-ce-que tu comprends cela? Fernando acquiesça. page 145
A l'instant où Fernando avait déplié les nappes, cela lui avait semblé ridicule: un désir de conserver ce qui ne peut l'être. Mais maintenant, il se penchait sur ces nappes, il les parcourait du regard, du doigt et l'émotion le gagnait. C'était une sorte de cartographie de leur amitié qu'il avait sous les yeux. Les taches de vin. La position des assiettes. On pouvait imaginer qui était assis à quelle place. Il revoyait les gestes des mains au-dessus de ces nappes. Un verre qui se renverse et qui interrompt, pour un temps, le récit. Une miette de pain avec laquelle on joue du bout des doigts. C'était la trace la plus émouvante qui pût rester de leurs rencontres...Il avait sous les yeux, une trace tangible de leur amitié et il trouva cela beau. Le souvenir de toutes ces conversations était là , sur ces papiers salis. Une forme de sérénité l'envahit. Oui. C'était bien. Ils avaient été cela. Quatre hommes qui parlaient, quatre hommes qui se retrouvaient parfois, avec amitié, pour se raconter des histoires. Quatre hommes qui laissaient sur les nappes de petites traces de vie. Rien de plus. page 146