samedi, octobre 26, 2013

DANS LE SILENCE DU VENT (Louise Erdrich)

"Récompensé par la plus prestigieuse distinction littéraire américaine, le National Book Award, élu le meilleur livre de l'année par les libraires américains, le nouveau roman de Louise Erdrich  explore avec une remarquable intelligence, la notion de justice à travers la voix d'un adolescent indien de treize ans. Après le viol brutal de sa mère, Joe va devoir admettre que leur vie ne sera plus comme avant. Il n'aura  d'autre choix que de mener sa propre enquête. Elle marquera pour lui la fin de l'innocence."
" Si ce livre est une sorte de croisade, galvanisée par la colère de l'auteur, c'est aussi une œuvre littéraire soigneusement structurée, qui, une fois encore, rappelle beaucoup Faulkner"

(La mère de Joe a été transportée à l'hôpital après le viol) ."Vous , les Indiens, vous n'avez pas un hôpital là-bas?  On ne vous construit pas un neuf? -Les urgences sont en chantier, lui ai-je répondu. - Quand même. - Quand même quoi?  J'ai pris une voix grinçante et sarcastique. Je n'avais jamais été comme tant de garçons indiens, qui baissent les yeux en silence,  furieux, sans mot dire. Ma mère m'avait appris d'autres manières. La femme enceinte  a pincé les lèvres et repris la lecture de son magazine.  page 19

J'avais trois copains. je continue  à en avoir deux. L'autre n'est plus qu'une croix blanche le long de la Montana HiLine. Enfin, c'est là qu'est inscrit son départ physique. Quant à son esprit, je l'emporte partout avec moi sous la forme  d'une pierre ronde et noire. Il me l'a donnée quand il a dé..couvert ce qui est arrivé à ma mère...Il m'a raconté que la pierre était de celles qu'on trouve au pied  d'un arbre foudroyé, qu'elle était sacrée. Il appelait ça un œuf d'oiseau-tonnerre. Il me l'a donnée le jour  où je suis retourné en classe. Chaque fois  qu'un autre gamin  ou un instituteur me lançait un regard apitoyé ou curieux, je touchais la pierre que Cappy m'avait donnée. page 31

...(Joe est rentré et s'est servi un verre de lait froid, il avait tourné)J'ai posé le verre sur la table et foncé quatre à quatre en haut de l'escalier. Fait irruption dans la chambre de mes parents. Ma mère était plongée dans un sommeil si lourd que lorsque j'ai voulu me laisser tomber à côté d'elle, elle m'a frappé au visage. C'était un coup asséné d'un revers  de l'avant-bras qui m' cueilli à la mâchoire, et étourdi. "Joe, a-t-elle dit, en tremblant, Joe. "J'étais résolu à ne pas laisser voir qu'elle m'avait fait mal. "Maman,...le lait a tourné" . Elle a baissé le bras et s'est assise. "Tourné? "Elle n'avait jamais laissé le lait tourner au réfrigérateur. Page 40

On ne peut pas savoir si quelqu'un est indien d'après les empreintes digitales. On ne peut pas le savoir d'après le nom. On ne peut pas le savoir d'après un rapport  de la police locale. On ne peut pas le savoir d'après une photo.  D'après une photo d'identité judiciaire. D' après un  numéro de téléphone. Du point de vue du gouvernement, la seule façon de savoir qu'un Indien est un Indien consiste à examiner son passé...Page 49

Il ne faut presque rien pour être heureux, a-t-il déclaré (mon père).Ma mère a pris une bruyante  inspiration, a froncé les sourcils. Elle  a balayé  ce qu'il venait de dire d'un haussement d'épaules, comme si cela l'agaçait...Je sais aussi qu'elle s'efforçait  de se fabriquer une carapace. Pour ne rien sentir. Pour ne pas parler ce qui était arrivé. L'émotion  de mon père la happait. page 57

Mon père a passé  autant de temps que possible  chez nous, comme on l'appelait  encore pour finir de remplir  certaines de ses obligations.  Il retrouvait tous les jours, le policier tribal , et s'entretenait  avec l'agent fédéral chargé de l'enquête...L'ennui, avec la plupart  des affaires de viol sur les réserves indiennes, c'était  que même après qu'il y avait eu  une accusation, le procureur fédéral refusait  souvent d'amener devant la justice l'affaire, pour une raison ou une autre. En général,  un tas d'affaires importantes. Mon père voulait s'assurer que cela n'arriverait pas. page 66

mardi, octobre 15, 2013

LA PARABOLE DU FAILLI (Lyonel Trouillot)

"Alors qu'il semble enfin devoir connaître le succès, Pedro, un jeune comédien haïtien en tournée à l'étranger, se jette du douzième étage d'un immeuble. Dans son pays natal, l'un des deux amis avec qui il partageait au hasard des nuits un modeste appartement aux allures de bateau-ivre tente alors, entre colère et  amour, de comprendre les raisons de ce geste, au fil d'une virulente adresse au disparu, comme pour remplir  de son propre cri , le vide  laissé par celui qui déclamait  dans les rues de Port-Au-Prince, les  vers de Baudelaire, Eluard et  Pessoa, faute de croire aux poèmes qu'il écrivait  en secret et qu'il avait rassemblés sous  le titre "Parabole du Failli".
Un homme est tombé, qui n'avait pas trouvé sa place dans le monde d'intense désamour qui peut être le nôtre: dans l'abîme que crée sa disparition,  s'inscrit l'échec  du suicidé mais aussi  de celui qui reste, avec sa douleur et ses cris impuissants. A travers ce portrait d'un homme que le  terrifiant mélange  du social et de l'intime a, de l'enfance au plongeon dans le vide, transformé en plaie ouverte au point de le contraindre, pour être lui-même, à devenir tous les autres sur la scène comme dans la vie. Lyonel Trouillot, dans cette nouvelle et bouleversante  "chanson du mal-aimé", rend hommage  à l'humanité en désespoir, à l'échec des mots qui voudraient le dire mais qui, même dans la langue du Poète, ne parviennent jamais  à combler la faille qui sépare la lettre de la réalité. "

Pardon, Pedro,. Tu avais beau  nous dire que les bulletins de nouvelles, c'est pire que le théâtre. Mensonges et jeux de rôle. ...Tu avis beau nous répéter que les informations, ça marche selon le goût u jour et l'échelle des valeurs. Tu voulais dire marchandes, mais tu n'aimais pas les concepts et choisissais l'ellipse  contre la théorie. Lorsque avec l'Estropié (la troisième personne avec qui il partageait un appartement) , nous partions dans  des discussions sur les modes et les systèmes, , la différence  entre  les réformes et les révolutions, tu te contentais de sourire et tu allais jouer dehors avec les enfants. Tu aimais les enfants. Tu avais beau dire: " Méfiez-vous, mes amis, les infos, c'est un  piège à cancres, ils in ventent des charniers qui n'ont jamais existé et il est de vrais morts dont o n ne parle jamais.", tu avais beau nous répéter : "Méfiez-vous". Tu ne le disais qu'à nous...Toi, tu disais:  " Les bulletins de nouvelles, c'est de la sauce piquante versée sur le malheur, les infos, c'est le pouvoir, inventez des informations à la convenance de vos rêves et vos rêves prendront le pouvoir". pages 13, 15

"Quand  les pauvres se mettent  à avoir de la classe et s'expriment comme des chérubins vivant dans les nuages,  c'est qu'ils se laissent  atteindre par les vices des riches". page 16

Ce matelas, tu l'avais acheté dans un bric-à brac du Poste Marchand , au pied de la colline...Ce matelas, tu avais  grimpé la pente raide  de la colline Saint-Antoine en le portant sur ton dos.  Deux gamins faisaient semblant de t'aide, mais se contentaient en réalité de  profiter de l'ombre  que tu leur offrais.  page 18

Pour être honnête,  tu le disais toi-même,  la pensée ce n'est pas pour nous une activité régulière comme gagner  son pain ou se perdre  dans le dédale des corridors par voyeurisme ou peut-être pour se rappeler qu'il y a des conditions  de vie bien pires que la nôtre. Se promener dans la merde des autres, et puis en sortir, retourner à notre deux-pièces, notre repaire. ..La pensée, ça n'obéit pas  comme un  chien à l'appel de son maître. Y a des moments où il faut faire avec son absence  et ne pas se casser la tête à chercher un sens à chaque chose. Il y a des jours sans intellect qui sont assis cul par terre et se contentent de la routine ordinaire. Page 27

Seuls les riches possèdent une famille et des photos pour le prouver qui remontent jusqu'aux grands-parents, et des jouets quand ils étaient petits.  Seuls les riches  possèdent en quantité des livres et passent des nuits entières à discuter de leur contenu entre copains.  Et enfin, seuls les riches habitent une maison avec une façade  qui donne sur une vraie rue. Les pauvres, ils ont le droit de vivre dans la rue ou dorment dans des maisonnettes qui poussent sur les sentiers comme des herbes folles, grimpent  des unes sur les dos des autres, tremblantes mais solidaires, s'accrochent, tombent, se relèvent, pansent leurs blessures, comme elles peuvent, avec de la chaux et du mastic, ou vivent avec leurs plaies ouvertes, s'appuient de nouveau les unes sur les autres, je me tiens, tu me tiens, ne laissent pas de place au secret...Je n'ai qu'une photo de mes parents. je l'ai décrochée après leur décès. Elle est dans la malle avec les titres de propriété de notre logis. Des papiers qui ne servent à rien. Le bateau est à nous trois. A nous deux maintenant que tu n'es plus là...Nous étions trois marins sans titres,  i hiérarchie. Nous ne venions pas de la même enfance.  Tu arrivais de loin avec tes photos. L'enfance de l'Estropié n'a pas eu droit aux photos. Ni aux jouets.  La mienne ne fut pas sans cadeaux , mais c'était des urgences, du strict minimum que mes parents avaient fait patienter jusqu' à Noël , pour donner un air de fantaisie à une paire de chaussures neuves, un cahier, un cartable. Contrairement à toi, nous  étions nés fauchés...La mort  ne commence rien, à part  ce sentiment de perte qui habite nos insomnies. Ce n'est pas parce que tu es mort que les choses  se mettraient soudain à changer. page 30, 31

Ce qui a changé , nous sommes moins pauvres qu'avant . (Madame Armand leur a remis une somme d'argent et des textes de Pedro) . Lorsqu'à la fin du mois, la direction du collège  où il (l'Estropié) enseigne les maths lui demandera  de patienter  encore quelques jours pour toucher son salaire, vu que les recettes sont maigres, que les élèves ne paient pas , qu'on a beau envoyer  des notes de rappel aux parents... Ce qui n'a pas changé, comme avant, la mort fait quelquefois la grève, les vieux notables traînent la patte , refusent de mourir  en quantité suffisante, la nécrologie ne nourrit pas son homme, ce que je ramène du journal nous aide tout juste à tenir la semaine. Mais je ne me plains pas . (Le narrateur travaille à la rubrique nécrologique dans un journal) page 32

Eux-mêmes (les enfants) souhaitent aller à l'étranger, gagner beaucoup d'argent et mener la belle vie. page 34

Et pourquoi apprendre quoi que ce soit? Le pouvoir, c'est le savoir, l'armée, la drogue,  la magouille, et des travailleurs  qui te disent Oui patron, OK patron, à vos ordres, mon commandant. page 38

Et tu ne nous as pas dit que la mort de ta mère avait tout changé dans ta vie., que tu ne sentais pas fait pour une vie d'adulte à laquelle te préparait ton père., que tu préférais les rues aux intérieurs, les rengaines vieillottes et fleur bleue au code du commerce. Pour tout intérieur, il te suffisait  d'un lieu où te poser pour la nuit. Une halte  de quelques heures, pour répondre à l'appel de la rue. Toi, tu étais né dans une vraie maison, et tu venais dans notre deux-pièces chercher la rue qui te manquait...Il faut du temps, la certitude qu'on peut partager le silence avant de se mettre à parler...Le premier soir, on ne t'a rien dit, l'Estropié et moi. Mais tu as coupé court à l'épreuve du silence. Tu t'es mis à parler. De la vie. Avec des commentaires sur ses mauvais côtés. Le premier soir, tu as parlé du général. On commence toujours par le général pour atteindre le particulier...Et quand on choisit un ami, on choisit aussi ses faiblesses. pages 40, 41

Le soir de ta mort, nous sommes allés chez elle (Madame Armand) . Laurette nous a ouvert la porte  sans comprendre  ce qui nous amenait...Nous avons bu le café et elle nous a donné  de l'argent en disant:" Ne revenez jamais". Le lendemain, nous y sommes retournés et elle nous a encore  donné de l'argent en disant: "Ne revenez jamais"...C'était son choix de nous donner de l'argent, dont nous avions besoin et pas besoin, nous contentant  de faire avec les mêmes choses courantes, juste un peu plus. page 48

Dans les fêtes de salon où l'on t'invitait à réciter des poèmes (un petit Musset par-ci: "Les plus désespérés  sont les chants les plus beaux", rien ne vaut un alexandrin  déclamé par un suicidaire pour satisfaire aux élans artistiques de la moyenne bourgeoisie: "Qu'il est bien, ce garçon! " ; un petit Baudelaire par-là: Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage...") tu t'efforçais d'être poli, de ne pas te mettre en colère. Tu commençais à être connu. Dans les salons des beaux quartiers, ils te vouaient l'affection qu'on voue aux bêtes de cirque:  "Il dit bien. Et quelle voix!...Trois fois sur quatre, tu acceptais leurs règles du jeu. Cela te coûtait. Nous le voyions aux  efforts que tu faisais pour sourire, pour répondre poliment aux commentaires et aux compliments....Et l'orage éclatait. Fini les petits Musset par-ci, les petits Hugo par-là. Tout le monde en prenait plein la gueule. page 51

Tu aurais pu vivre encore un peu. Nous n'avions pas fini notre conversation. Nous avions des complicités à établir, des comptes à régler. Tu parlais souvent de ta mère. La plus mère des mères.  Avec cette façon que tu avais de prendre les choses qui t'arrivaient comme uniques et supérieures. Il  nous arrivait de te détester. Tu avais perdu ta mère et le monde s'effondrait. Ton père, un agent de commerce, n'avait pas les mains de l'ange, avait peur  de tout pour vous.  Peur des arts, peur des rues, des quartiers pauvres et des poètes. "Ils finissent tous dans la misère". Parfois, nous te détestions de toutes nos forces...D'autres fois,  nous nous contentions de t'écouter d'une oreille distraite, attendant que tu sortes de ta maladie infantile pour faire face.  Tu n'as jamais su faire face.  Et nous n'avons pas eu le temps de  te dire  que c'est toujours une faute de se prendre pour une exception.  pages 55, 56

Tu pouvais nous ennuyer jusqu'à l'agacement avec ton histoire personnelle. Le problème des histoires personnelles, c'est justement  qu'elles ne sont que personnelles et lassent, ennuient et insupportent  en se prenant plus au sérieux que les autres histoires personnelles...Tu parlais  sans cesse de ta mère, jamais de la mienne. Ni de mon père. L'Estropié  non plus ne te parlait jamais de ses parents. page 57

Le seul riche  de la famille (un frère de l'Estropié) , c'est l'interrogateur principal du service des recherches criminelles mais  Lonize (la mère de l'Estropié) n'accepte pas ses dons  C'est une vieille femme triste , malade et démunie.  Mais elle a des principes.  C'est une chose pour un père de battre ses enfants,  pour leur montrer le droit chemin.  Mais c'est une autre chose  de torturer des adultes pour leur faire   avouer des crimes qu'ils n'ont  peut-être jamais commis. "Un homme qui fait ça, c'est pas un homme, c'est un  chien!" page 63

Après (l'accident des parents du narrateur)  des journalistes sont venus...Le maire est venu. Et d'autres officiels . Puis, il y a eu la veillée collective... Je n'ai pas pleuré...Quand tes morts à toi sont noyés dans la foule , ta douleur se fond dans la douleur collective...et tu rentres chez toi en te demandant ce que tu vas faire  de la vie qui te reste. page 68

Vous dormez, tous les deux , dans la pièce du fond et vous buvez des coups ensemble.  Vous vous racontez des histoires respectives. Rien qu'une fois.Vous parlez peu du passé. Jamais de l'avenir. Dans ce  quartier, l'avenir n'existe pas. Vous partagez des habitudes.  La séance de cinéma le jeudi.  Un bain de mer à la fin du mois.  L'envie, souvent, de tuer.  De briser.  De mettre tout à plat dans cette pourriture de ville...Rien ne va et tout est pourri dans l'éternité d'un présent sans débouché, ni vocation. Et un soir,  en remontant de votre séance de cinéma, vous rencontrez un  garçon qui n'est pas du quartier, n'a rien à faire là.  Tellement perdu en lui-même et éloigné de son territoire, qu'il ne se pose pas de questions et croit être le seul à vivre des tourments. Qu'importe, vous pardonnez à sa douleur d'être bavarde comme l'égotisme. Nous t'avions pris dans le bateau. page 70

Dans la vie, c'est ainsi., il est des lieux où les choses sont en trop et d'autres où elles n'existent jamais en quantité suffisante.  Au pays de l'insuffisance, on est condamné à l'astuce, aux stratégies  d'adaptation. page 71

Je n'écrirai pas de grand œuvre. Toutes les œuvres sont incomplètes, car on oublie toujours quelqu'un. Dans la vie comme dans les romans, qui s'inquiète des tragédies qui hantent les petits destins des personnes secondaires? page 83

Tu as mrché longtemps à côté de toi-même. Un  soir,  à son retour du collège où il donne des cours de math, l'Estropié  avait voulu te tuer. Dans la journée, debout devant l'église Saint-Antoine, en habit de facteur,  tu avais distribué aux passants , les pages de ses deux tomes des œuvres complètes de Paul Eluard....Tu étais parti jouer au Père Noël. Tu donnais de l'Eluard  à toute femme qui passait. sans  discriminer. Mineures et doyennes. Pimbêches et madones. "Un poème pour vous, mademoiselle" Et une page sortait de ton sac...Une quadragénaire portant une alliance comme un  accessoire de l'ennui. "pour vous , Madame, un réveil amoureux à partager avec votre époux". Et encore une page sortie du sac...Quand il est arrivé (l'Estropié), il ne te restait dans les mains  que les pages inutiles des notices et des exégèses. J'ai dû me mettre en vous deux. Il pleurait C'est la seule fois où je l'ai vu pleurer...Les œuvres complètes d'Eluard, c'était des mois d'économie sur sa paie. Une politique  de restrictions sur les analgésiques et sur le rhum...Ses livres, c'est ses amours...pages 87, 88, 89, 90

Ce soir-là, tu étais assis  aux pieds d'E.,  une spécialiste du développement. Elle n'aimait pas particulièrement le théâtre, ni les gens du théâtre.  par politesse ou communautarisme, elle avait suivi une amie qui cherchait des lieux "où il se passe des choses". Elle n'écoutait, prenait l'art pour du superflu,  et les mots des poètes que tu récitais pour une violation de son territoire d'étrangère acquise à la cause du développement de ton pays. Elle était là pour aider, aidait et cela lui suffisait...dans sa logique de bonne marraine, les pauvres n'ont pas droit au langage. Ce n'est pas l'avis de l'Estropié. Il est certain que les E, c'est l'intention poétique en tant que telle qui leur semble superflue. Elle t'a tourné le dos...Page 93

"Arrête de gaspiller les mots des autres " (l'Estropié). Les mots des autres. Tu étais ça pour nous. , les semant à tout vent., aux M., aux  E.,  dans les salons où l'on jouait aux démocrates-esthètes-raffinés tout en ayant pactisé avec toutes les dictatures, l'armée, le capital,  la corruption organisée. Devant n'importe quel public paresseux et inattentif. page 96

La mort a cette vertu de  sanctifier les gens. Martyr, héros,  génie, c'est fou comme les cadavres inspirent le dithyrambe. page 113

Te souviens-tu de ce couple de semi-artistes, semi-intellos chez qui nous allions quelquefois?  Ils partageaient un amour chiche, dans le confort misérable de la peur du désespoir.  Nous allions chez eux  discuter.  Ils acceptaient  de parler de poésie et de littérature tant que cela restait un exercice scolaire...Ils refusaient  toute forme d'instabilité , préféraient les rimes plates aux vociférations. C'était ça leur amour: un échange de rimes plates. Quand ils se quittèrent, leur rupture fut sans éclat. page 116

(Le narrateur prépare l'hommage à Pedro) Que ferais-tu à ma place?  Je le sais. Je te vois leur criant
: "Silence, fermez-la"...Je t'entends réclamer la paix des chiens. Te battre contre tous pour laisser à la mort la place qu'elle mérite. Je te vois leur dire: " Mais, foutez donc la paix au désespoir de l'autre. Retournez à vos vies.  Epargnez l'inconfort du détour pour saluer son entrée dans le néant." A moins que ne ce soit une visite intéressée, une démarche politique...Je sais que si  tu te trompais toujours sur le réel,  tu désirais aimer. Je sais aussi que, même sans avoir jamais pris le temps de nous demander à l'Estropié et à moi quelles étaient nos blessures, tu aurais réclamé la paix pour nos dépouilles. page 118

Demain, c'est le grand jour ( l'hommage à Pedro) ...Avec une toute petite partie de l'argent que nous a donné Madame Armand, j'ai acheté une veste...Les  vivants méritent aussi notre attention. Encore un paradoxe,  cette maladie de n'écouter que les morts. Une personne se tient au bord de la falaise. Nous parle. Personne ne l'entend. Elle tombe. C'est alors seulement que le cri, dont il ne reste que l'écho, nous intéresse. Pas besoin d'exégèse. page 155

Tu nous as lâchés , Pedro. Tu aurais pu nous en parler, on t'aurait dit: "nous ne sommes pas prêts, donne - nous encore un peu de temps."  Toutes les douleurs humaines n'avancent pas au même rythme. Dans le deux-pièces de nouveau trop grand, il y a ton matelas et le lit en fer de l'Estropié. Et une grosse part de silence pour un seul homme. l'Estropié ne m'a jamais interrogé sur mes envies. Pas par indifférence. Il avait compris. Toi, tu m'interrogeais , parfois , sur mes silences. C'est tout simple, camarade. moi, je ne demandais à la vie que de la compagnie. Vous m'avez offert cela. Merci Frère.  Tu ne reviendras pas. Il me faudra, sans te trahir, faire avec ton absence. page 158

(A la cérémonie d'hommage) Il y a déjà beaucoup de monde. Je reconnais quelques journalistes des stations de radio qui "font du culturel". Elles sont rares, ces stations...Ta famille est là, hormis ton père. C'est l'une de tes sœurs qui parlera la première.  Elle  te ressemble.  Debout, devant la grande photo de toi qui constitue le fond  de scène,  elle parle de votre enfance.  Elle pleure. Je respecte ses larmes.  Tes sœurs et tes frères sont les premiers à te perdre.  Ton cœur est parti de la maison le jour de la mort de ta mère. Perdre une mère et un  frère, c'est beaucoup. Ta douleur insurmontable les a privés de leurs larmes à eux. Quand quelqu'un étale sa douleur face à une perte commune,  il ne reste aux autres qu'à se mettre en retrait, à lui laisser le disparu comme s'il était  le seul à l'avoir aimé, et à souffrir de son absence....Pages 163, 167

Les cérémonies consacrent la mort, font la preuve que l'autre n'est plus. Tu es mort.




vendredi, octobre 11, 2013

LES POISSONS NE FERMENT PAS LES YEUX (Erri De Luca)

"A travers l'écriture, je m'approche de moi-même d'il y a cinquante ans, pour un jubilé personnel. L'âge de dix ans ne m'a pas porté à écrire, jusqu'à aujourd'hui. Il n'y a pas la foule intérieure de l'enfance  ni la découverte physique du corps adolescent, mais à l'étroit dans une pointure de souliers plus petite".
"Comme chaque été, l'enfant de la ville qu'était le narrateur descend sur l'île passer les vacances estivales. Il retrouve cette année , le monde des pêcheurs, les plaisirs marins, mais ne peut échapper à la mutation qui a débuté avec son dixième anniversaire. Une fillette fait irruption sur la plage et le pousse à remettre en question son ignorance du verbe "aimer" que les adultes poussent jusqu'à l'exagération selon lui.
Mais il découvre aussi la cruauté et la vengeance lorsque trois garçons jaloux le passent à tabac et l'envoient à l'infirmerie, le visage en sang. Conscient de ce risque, il avait volontairement offert son corps aux assaillants, un mal nécessaire pour faire exploser le cocon charnel de l'adulte en puissance et lui permettre de contempler le monde, sans jamais avoir à fermer les yeux.
Erri De Luca nous offre ici un puissant récit d'initiation où les problématiques de la langue, de la justice, d e l'engagement se cristallisent à travers sa plume. Arrivé à "l'âge d'archive", il parvient , avec justesse et  nuances à la mue  de l'enfance , et ainsi, à explorer au plus profond, ce passage fondateur de toute une vie."

"J'avais maintenant dix ans, un magma d'enfance muette. Dix ans,  c'était un cap solennel, on écrivait son âge, pour la première fois avec un chiffre double. L'enfance se terminait officiellement quand on ajoute le premier  zéro aux années. Elle se termine amis il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l'intérieur  et calme à l'extérieur. J'avais dix ans...page 13

A travers les livres de mon père, j'apprenais à connaître les adultes de l'intérieur. Ils n'étaient pas les géants qu'ils croyaient être. C'étaient des enfants déformés par un corps encombrant. Ils étaient vulnérables, criminels, pathétiques et prévisibles...Ce qui me gênait le plus, c'était l'écart entre leurs phrases et les choses. Ils disaient , ne fut-ce qu'à eux-mêmes,  des paroles qu'ils ne maintenaient pas. pages 16, 17
Je connaissais les adultes , à part un verbe qu'ils poussaient jusqu'à l'exagération: "aimer". Son emploi m'agaçait...Au plus fort du verbe, les  adultes se mariaient, ou bien se tuaient. Le verbe "aimer " était le responsable du mariage de mes parents. page 17

En sixième,.."Ecrivez"  sur l'ordre du maître, on attrapait sa plume  et on la trempait dans l'encre. Si l'angle de la pointe était trop grand, une goutte d'encre tombait sur la feuille...Le papier buvard faisait partie de nos fournitures: les élèves pauvres ne pouvaient s'en acheter et alors, ils séchaient en soufflant, mais doucement, une légère brise pour ne pas étaler l'encre. Sous leur souffle mesuré, les lettres tremblaient en scintillant, comme des larmes ou des braises. page 20

Sous le parasol voisin, une fillette du Nord, passait son temps à lire des polars, les mêmes que ceux que ma grand'mère dévorait  en une journée. J'étais stupéfait qu'on puisse lire  tout un livre en un seul jour.  Aujourd'hui encore, je passe lentement sur les  lignes, je vais à pied par rapport  à ceux qui lisent  à la vitesse d'un vélo.  La fillette lisait comme ça, rapidement et sans être attirée  par ce qui l'entourait. page 27

Mon père était aux Etats-Unis. Quatrième enfant d'une Américaine venue  en Italie au début du XXè siècle., il avait hérité d'elle l'appel du pays...Papa avait désiré l'Amérique  depuis qu'il était petit. A Noël, une malle arrivait de New York, pleine de cadeaux envoyés par sa grand'mère qu'il ne verrait jamais. page 32

"Qu'est-ce qu'il est allé faire là-bas?  L'émigrant? (dit la fillette)
-Non, il y est allé en avion. Mais il cherche du travail. Il doit rester neuf mois, la durée du visa.  S'il fait fortune, il  nous appellera pour qu'on le rejoigne. " page 34
"IL vous écrit de là-bas?  qu'est-ce qu'il raconte?
- Il est allé voir Guernica, le tableau de ...
- Je sais, raconte, ne perds pas de temps.
Moi, je trouvais  que nous en avions à revendre, que nous pouvions  en offrir à ceux  qui étaient près de leur fin. Tu parles! Peut-on faire un paquet avec du temps à l'intérieur et l'offrir à Noël...page 35

Le soir, je lis un livre  acheté par mon père., des histoires d'Anglais dans leurs colonies de l'Océan Indien.  Il y a des crimes, mais on n 'a pas à découvrir l'assassin. J'ai recopié une phrase: " Le remords ne tourmente pas ceux  qui s'en sont bien sortis".  Aujourd'hui, je sais qu'elle est vraie. Alors, elle fut la secousse qui  ébranla mes notions religieuses. Le remords, la confession étaient les conséquences inévitables du crime. Le livre disait au  contraire que ceux qui s'en tirent bien ne gardent  aucune séquelle de souffrance. page 42

Allongé à l'avant  sur la corde de l'ancre, je regardais la nuit  qui tournait sur ma tête...Des mots nocturnes avaient bien du mal à sortir. Le silence de l'homme dans la nuit était juste. page 46

Je lui dis  que la paume de sa main (de la fillette)  était mieux que le creux d'un coquillage..."Tu sais que tu as dit une phrase d'amour" dit-elle  en se dirigeant vers le parasol. Un e phrase d'amour? je ne sais même pas ce que c'est, que lui est-il passé par la tête? J'ai dit une phrase d'étonnement.  Le toucher est le dernier des sens auquel je fais attention. Et pourtant, c'est le plus diffus, il n'est pas dans un seul organe comme les quatre autres, mais répandu dans tout le corps. pages 53, 54

Je me suis trouvé d'autres fois au milieu des coups, avec le souffle court des corps à corps. J'ai connu la haine, pas tant la mienne, assez rare du fait de mon manque d'énergie sentimentale, que celle des autres contre ma génération insurgée  et révolutionnaire. (l'auteur  a été battu par trois garçons)...Je ne peux me reconnaitre dans cet enfant qui ne se défend pas. Son obstination à vouloir ouvrir une brèche dans son corps pour faire sortir  la forme suivante du cocon de l'enfance: ce devait être une certitude pour lui. page 62

Je lui dois (à la fillette) la libération du verbe "aimer", qui était aux arrêts dans mon vocabulaire. Elle le comprenait grâce aux animaux, aimer était  un de leurs rendez-vous. page 69

La phrase était "sans l'amour, la volonté ne suffit pas". (dans un rébus) . Content de l'avoir trouvé, je ne prêtai pas attention au sens. Aujourd'hui, je sais que  sans l'élan de l'amour, la volonté de justice fait défaut. Non pas celle des tribunaux, mais l'autre  est une réponse sous l'impulsion de l'amour et c'est ainsi qu'elle varie dans ses applications selon le cas. Pour cette justice,  chaque cas est unique. page 72

 A table, on ne perdait pas son temps à parler de foot, de la pluie ou du beau temps. Ils étaient  jeunes (son père, sa mère et Vasco Pratolini) et discutaient du monde avec  la bonne volonté amère  de ceux qui l'avaient vu s'effriter et qui devaient le refaire...Plus tard quand j'ai grandi, j'ai aimé ce cinéma d'excellents artisans qui  prit au bon moment  l'intensité de l'art. Le noir et le blanc jetait de la lumière sur le parterre des pauvres...Ce cinéma parlait de baraques et pas de palais, des nôtres entassés dans les troisièmes classes et pas dans les voitures de l'Orient -Express. J'y allais tout seul, ne voulant personne à côté de moi pour se moquer de mon émotion...J'apprenais l'Italie dans les salles enfumées des cinémas, eux aussi divisés en classes: première,  deuxième  et troisième exclusivité., où arrivaient des copies en morceaux  et recousues. pages 78, 79

Pour la première fois, ma mère  voulait mon avis  sur une chose importante , et pas sur un  rébus. "Qu'est-ce qu'on fera là-bas? " (en Amérique où est allé son père)page 83

...Elle (la fillette) criait, je me tournai vers la jetée vide.  Je m'arrêtai  pour la regarder. Une robe blanche, une pâquerette à l'oreille, une odeur différente de celle des amandes, je la fixai, le regard bloqué sur elle. Ce fut ma première perception évidente de la beauté féminine...Elle fait tressaillir et elle vide. "Tu m'écoutes ou tu me regardes? . Je ne sais comment  ces mots m'échappèrent: "Je peux choisir?" Elle sourit. Parti du coin de sa bouche, son sourire gagna le reste de son visage et descendit le long de son corps jusqu'à ses pieds qui sourirent aussi. page 91

Avec notre acte de naissance,  on hérite de l'immense  temps précédent imprimé dans notre squelette. page 92

...je la trahirais quand même, plus tard, ma ville, ma maison.  Un après-midi, je sortis  par la porte dont je n'avais jamais eu la clé. Je  la fermai doucement et je descendis les plus profondes marches de ma vie, que je ne devais jamais remonter pour vivre à nouveau là...Je les quittais , je m'arrachais au temps  passé comme on arrache une herbe au mur, le laissant tout propre. page 101

J'ai connu alors le poids et l'ampleur du pronom "nous". Il était compétent, il n'excluait pas les autres, il effrayait les pouvoirs. Il apporta  dans les prisons les révoltes et les livres qui n'y étaient pas.  Les livres sont la plus forte contradiction des barreaux. Ils ouvrent  le plafond  de la cellule du prisonnier allongé sur son lit. (l'auteur a pris part à des manifestations, des guerres  en Italie, en Grèce, en Bosnie ).page 102

(Son père est revenu des Etats-Unis)   Il renonça à l'Amérique.   Il avait chassé l'avenir de ses pensées. La vie à Naples a été pour lui un exil sans voyage...J'ai perdu mon père une aube de novembre. Il vivait avec moi,  son lit au-dessus  de la mezzanine...En une seule aube, je fus orphelin de lui, il souffla une dernière syllabe, le  ou  de secours, que je ne pouvais lui apporter...Je le rencontre dans mon sommeil, où je pleure sans larmes. Le deuil de mon père est une flaque d'eau  de mer asséchée . Au milieu des rochers,  il reste le sel séché, des sanglots à sec...Les larmes reviennent bras dessus, bras dessous, deux par deux, se penchent sur le bord  et plongent   des cils sur mon pantalon, tandis que je pose  mon front sur mes mains vides.  Ce sont des larmes d'enfant, d'ancienne  impuissance. Elles n'ont rien  à demander et cessent  toutes seules. Pages 105, 103

Elle (la fillette) prit  mon visage entre  ses mains et voulut m'embrasser sur la bouche. Je m'écartai instinctivement..."Non, non dit-elle, ne bouge pas.  " et elle m'embrassa de force sur la bouche ...J'étais immobile à la regarder.  "Mais toi, tu ne fermes pas les yeux quand tu embrasses?  les poissons ne ferment pas les yeux. "page 110

Je comprenais  après coup  ce qui se passait dans les livres, lorsqu'une personne  se rend compte de la singularité d'une autre et  concentre exclusivement son attention sur elle.  Je comprenais l'importance  de s'isoler, d'être à deux et de parler à perdre haleine. Le désir n'avait rien à y voir, cet amour  mettait fin à l'enfance.   Il rayonnait en moi, rendait visite à mon vide et l'éclairait. page 114

Maman, les derniers jours, tu avais le profil des oiseaux en vol. page 121

Ceux qui ont eu des enfants ont vu  le temps grandir avec eux.  Moi, j'ai pu le suivre sur les arbres plantés, sur l'ombre  des feuillages qui s'élargit par terre . Je n'ai pas compensé la naissance de fils par la perte de mes deux parents morts dans mes bras, en lorgnant à la dérobée leur prolongement sur les nouveaux enfants. La vie de mes deux parents  sont dans la prison des absents et aucun jour ne passe sans que j'attende dehors. page 122

Nous restâmes (lui et la fillette) assis côte à côte, les genoux relevés.  Les baisers partaient de nos talons plantés dans le sable.  Ils remontaient nos vertèbres jusqu'aux os du crâne, jusqu'aux dents.  page 128

A un croisement, nous nous séparâmes, dégageant nos mains,  sans besoin d'autre salut. Eve et son époux, sortis du jardin, avaient  déjà  eu tout le bien du monde.  La vie ajoutée ensuite,  loin de cet endroit,  n'a été que divagation. Maintenant et ici,  il va bien le mot "fin", petite sœur  de frontière  et de fenêtre fermée. page 129








samedi, octobre 05, 2013

UN ETE AVEC MONTAIGNE ( Antoine Compagnon)

Petit livre de 169 pages, "En quarante chapîtres, Antoine Compagnon nous invite à découvrir un Montaigne estival et tonique: de la notion d'engagement  jusqu'au trône du monde, en passant par la conversation, l'amitié ou l'éducation, le temps perdu  et même le  surpoids. Il montre , à la fois l'épaisseur  historique et la portée actuelle des Essais.
Les hommes de la Renaissance ne faisaient pas tant de manières (que nous) et disaient franchement ce qu'ils pensaient. Le dernier chapitre  des Essais, " De l'expérience", expose la sagesse finale de Montaigne, souvent associée à l'épicurisme. Prenons le temps de vivre; suivons la nature; jouissons du moment présent; ne nous précipitons pas pour rien ."
Un été avec Montaigne est à l'origine une série d'émissions diffusées pendant l'été 2012 sur France Inter."


Comment Montaigne  se comporte-t-il dans la conversation, que ce soit un entretien familier  ou une discussion plus protocolaire.  La conférence, c'est le dialogue, la délibération. Il se présente comme un homme  accueillant aux idées des autres, ouvert, disponible, et non têtu, borné, buté dans ses opinions. page 13

Montaigne  assure qu'il respecte la vérité, même lorsqu'elle est prononcée par quelqu'un d'antipathique.. Il n'est pas orgueilleux, ne ressent pas la contradiction comme une humiliation, aime être corrigé s'il se trompe. Ceux qu'il apprécie peu,  ce sont les interlocuteurs arrogants, sûrs de leur fait, intolérants. page 14

Montaigne commence, comme souvent, par une profession d'humilité.  Son but est bas, modeste. Il ne prétend pas enseigner une doctrine, à la différence  de presque tous les auteurs, qui veulent  instruire, façonner. Lui, il se raconte, il dit un homme....Et pourtant, il cherche la vérité. page 18

A Rouen, en 1562, Montaigne  rencontra  trois Indiens  de la France antarctique, l'implantation fran çaise dans la baie de Rio de Janeiro...Montaigne eut une conversation avec eux:  "Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour  à leur repos, et à leur bonheur, la connaissance des corruptions  en deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu'elle soit déjà avancée (bien misérables de s'être déjà laissés piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté  la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre)  furent à Rouen....." Montaigne est un pessimiste: au contact du Vieux Monde, le Nouveau Monde se dégradera - c'est déjà même fait -  alors que c'était un monde enfant, innocent...Les Indiens sont  sauvages  au sens  non de la cruauté, mais de la nature - et nous sommes les barbares. S'ils mangent leurs ennemis, ce n'est pas pour se nourrir, mais pour obéir à un code d'honneur.. Bref, Montaigne leur passe tout  et ne nous passe rien... C'est au tour des Indiens de nous observer, de s'étonner de nos usages, de noter leur absurdité. La première , c'est la " servitude volontaire" ...Comment se fait-il que tant d'hommes forts obéissent à un enfant? (le roi Charles IX a 12 ans). Par quel mystère se soumettent-ils? ...Le deuxième scandale , c'est l'inégalité entre les riches et les pauvres. "Il y avait parmi nous des hommes  pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés  étaient mendiants à leurs portes, décharnez de faim  et de pauvreté...pages 22, 23

En homme de la Renaissance, Montaigne ironise  sur la tradition médiévale qui a accumulé les gloses. Il plaide pour un retour aux auteurs, aux textes originaux  de Platon, Plutarque ou Sénèque. page 30

La mort est l'un des grands sujets sur lesquels Montaigne médite et auxquels il ne cesse jamais de revenir...Vieillir offre du moins  un avantage: c'est que l'on ne mourra pas d'un seul coup, mais peu à peu,  bout par bout. page 38

La découverte de l'Amérique, puis les premières expéditions coloniales, ont marqué les esprits en Europe. Certains y ont vu une raison d'optimisme, un progrès pour l'Occident, qui doit beaucoup à l'Amérique: les tomates, le tabac, la vanille, le piment et surtout l'or . Mais Montaigne exprime de l'inquiétude...La colonisation de l'Amérique  ne présage rien de bon, car le Vieux Monde  corrompra le Nouveau...Montaigne vient de lire les premiers récits  de la cruauté  des colons espagnols au Mexique et de  leur destruction sauvage  d'une civilisation admirable.  Il est l'un des premiers censeurs du colonialisme. pages 41, 43, 44

Montaigne veut établir avec son lecteur une relation de confiance, comme il s'est toujours comporté dans la vie, dans l'action. Or, le fond d'un rapport de confiance,  c'est l'absence  d'intérêt,  la gratuité.  Montaigne n'entend  ni instruire son lecteur, ni élever son propre monument, dans un livre qui n'est pas destiné à sortir  du cercle de ses proches. page 50

."..Ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés,  ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité,  par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent  et  confondent l'une à l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles s'effacent , et  ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire  pourquoi je l'aimais, je sens  que cela ne peut s'exprimer, qu'en répondant: " Parce que c'était lui, parce que c 'était moi"...Essais I, 27, 290-291
L'amitié, c'est pour lui le seul lien  vraiment libre entre deux individus, lien inconcevable  sous une tyrannie. C'est un sentiment sublime, du moins pas l'amitié ordinaire , mais l'amitié  idéale qui unit  deux grandes âmes au point  qu'on ne peut plus les distinguer. pages 70, 71

Montaigne associe la décadence de Rome au développement des arts, des sciences et des lettres, au raffinement de sa civilisation. page 74

Prétendre transformer l'état des choses,  c'est prendre le risque de l'aggraver au lieu de l'améliorer. Le scepticisme de Montaigne le conduit au conservatisme, à la défense des coutumes et des traditions, aussi arbitraires les unes que les autres, mais qu'il ne sert à rein de les renverser si l'on n'est pas sûr de faire mieux.  (guerres de religion et Réforme protestante à cette époque) page 78

La fréquentation de l'autre permet d'aller à la rencontre de soi , et la connaissance  de soi permet  de revenir à l'autre...La retraite de Montaigne  n'a jamais été un refus des autres , mais un moyen de mieux revenir  aux autres. ...C'est ainsi  que nous sommes tentés d'entendre cette superbe phrase du dernier chapitre des Essais: "La parole  est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute". page 82

Montaigne a été un homme politique, un homme engagé..., mais il a toujours veillé à ne pas se prendre trop au jeu., à garder du recul, à se regarder faire comme s'il était au spectacle...Le monde est un  théâtre...ne confondons pas nos actions avec  notre être, maintenons de la marge entre notre for intérieur  et nos affaires. pages 89, 90

Si Montaigne, une fois élu maire, n'a pas joué l'Important,  -comme disait le philosophe Alain -  il n'en a pas moins  exercé toutes les prérogatives de sa charge avec fermeté...Nul éloge  de l'hypocrisie quand il demande  d'isoler l'être  du paraître, mais une exigence de  lucidité et, avant Pascal,  une mise en garde contre la duperie de soi-même. page 92

Dans tout débat sur l'école, on ne tare pas à convoquer Rabelais et Montaigne...Rabelais  qui voulait, suivant la lettre de Pantagruel à son fils Gargantua , que celui-ci devint  "un puits de science" et Montaigne préférait  un homme " à la tête bien faite" plutôt que "bien pleine". page 93

Dans la chapitre "Des trois commerces" Montaigne compare les trois genres de fréquentation qui ont occupé la plus belle part de sa vie: les belles et honnêtes femmes" , les "amitiés rares et exquises", enfin les livres qu'il juge plus profitables, plus salutaires, que les deux premiers attachements. ... Si la rareté de l'amitié et la fugacité de l'amour incitent à privilégier le refuge de la lecture,  celle-ci ramène inévitablement aux autres . pages 105, 106

A l'orée des temps modernes,  Montaigne est de ceux  qui, par l'éloge de la lecture, ont le mieux annoncé  la culture de l'imprimé. page 106

La religion de Montaigne reste une énigme...Nous nous sommes rencontrés au pays, où elle était en usage (telle religion )  ou nous regardons  son ancienneté, ou l'autorité des hommes qui l'ont maintenue, ou craignons les menaces qu'elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses...Nous sommes Chrétiens à même titre  que nous sommes Périgourdins ou Allemands. pages 113, 115

Il y a un sujet qui le préoccupe beaucoup et dont il semble parler différemment du début à la fin:  c'est la mort. " Le but de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet  nécessaire de notre visée" Page 125
Montaigne aime les jeux de mots: la mort est le bout, non le but de la vie. La vie doit viser la vie, et la mort adviendra bien toute seule. page 127

Montaigne  entretient des rapports ambigus avec la mémoire. Conformément à la tradition ancienne, il ne cesse d'en faire l'éloge, comme d'une faculté indispensable à l'homme accompli...Or Montaigne  se distingue  en insistant souvent  sur la pauvreté de sa mémoire. page 141

Montaigne  s'intéresse  dans les livres à des détails qui peuvent nous paraître accessoires, comme celui-ci , dans le chapitre des "Des senteurs", au premier livre: Il se dit  d'aucuns , comme Alexandre Le Grand, que leur sueur épandait une odeur suave...Cependant, les odeurs pouvaient être un supplice avant l'hygiène moderne..., c'est que  la plupart des hommes sentaient mauvais. Lorsque Montaigne  voyage, il est incommodé par les miasmes  de la ville...Il s'intéresse non  aux grands événements, aux batailles, aux conquêtes, mais aux anecdotes,  aux tics, aux mimiques: Alexandre penchait la tête sur le côté,  César se grattait  la tête d'un doigt, Cicéron se curait le nez. Ces gestes non contrôlés, échappant à la volonté, en disent plus sur un homme que les hauts faits de  sa légende. pages 145, 146

Montaigne s'intéresse à Martin Guerre (qui fut pendu)  parmi d'autres affaires difficiles ou impossibles à débrouiller. Il s'élève contre la torture, à laquelle  on recourt pour les résoudre - par exemple les sorcières, pour lesquelles il réclame, à peu près seul de son temps- la même abstention de jugement...Montaigne reste sceptique: pour lui, les sorcières sont des folles et les démoniaques des imposteurs, sorcières et démoniaques sont victimes de la même illusion collective. Il prône la tolérance, l'indulgence et s'élève contre toute forme de cruauté. pages 150, 151

Cette ignorance qui est la leçon finale des Essais, ce n'est pas l'ignorance primitive , la " bêtise et ignorance " de celui qui refuse de connaître, qui n'essaie pas de savoir, mais  l'ignorance savante, celle qui a traversé  les savoirs et s'est aperçu  qu'ils n'étaient jamais que des demi-savoirs. Il n'y a rien de pire au monde que  les demi-savants, comme dirait Pascal, ceux qui croient savoir. L'ignorance dont Montaigne fait  l'éloge , c'est bien celle de Socrate, qui sait qu'il ne sait pas. pages 159, 160

Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait...L'écriture  a été une distraction, un remède contre l'ennui, un secours contre la mélancolie.





mardi, octobre 01, 2013

BYE BYE LENINGRAD (Ludmilla Shtern)

"Bye Bye Leningrad pose un regard particulièrement original sur la vie quotidienne  dans l'ex - Union soviétique et les Etats -Unis de la seconde moitié du XXè siècle. En partie autobiographique, ce livre  est à la fois un roman picaresque et d'apprentissage. Son héroïne, Tatyana Dargis, a grandi en URSS. Après une adolescence durant laquelle ses malheurs en amour n'ont d'égal que ses déboires intellectuels et administratifs avec le KGB, elle  émigre aux Etats-Unis où de nouvelles absurdités - capitalistes, cette fois - lui donnent un aperçu cinglant  de la vie en Occident."

Personnellement, je n'ai pas été accrochée par ce roman: pour moi, le récit est décousu (l'héroïne est femme d'abord, puis enfant, puis ado) , les chapîtres semblent se suivre  sans lien, des  notes en bas des pages épuisent le lecteur, pas de chronologie....