vendredi, octobre 11, 2013

LES POISSONS NE FERMENT PAS LES YEUX (Erri De Luca)

"A travers l'écriture, je m'approche de moi-même d'il y a cinquante ans, pour un jubilé personnel. L'âge de dix ans ne m'a pas porté à écrire, jusqu'à aujourd'hui. Il n'y a pas la foule intérieure de l'enfance  ni la découverte physique du corps adolescent, mais à l'étroit dans une pointure de souliers plus petite".
"Comme chaque été, l'enfant de la ville qu'était le narrateur descend sur l'île passer les vacances estivales. Il retrouve cette année , le monde des pêcheurs, les plaisirs marins, mais ne peut échapper à la mutation qui a débuté avec son dixième anniversaire. Une fillette fait irruption sur la plage et le pousse à remettre en question son ignorance du verbe "aimer" que les adultes poussent jusqu'à l'exagération selon lui.
Mais il découvre aussi la cruauté et la vengeance lorsque trois garçons jaloux le passent à tabac et l'envoient à l'infirmerie, le visage en sang. Conscient de ce risque, il avait volontairement offert son corps aux assaillants, un mal nécessaire pour faire exploser le cocon charnel de l'adulte en puissance et lui permettre de contempler le monde, sans jamais avoir à fermer les yeux.
Erri De Luca nous offre ici un puissant récit d'initiation où les problématiques de la langue, de la justice, d e l'engagement se cristallisent à travers sa plume. Arrivé à "l'âge d'archive", il parvient , avec justesse et  nuances à la mue  de l'enfance , et ainsi, à explorer au plus profond, ce passage fondateur de toute une vie."

"J'avais maintenant dix ans, un magma d'enfance muette. Dix ans,  c'était un cap solennel, on écrivait son âge, pour la première fois avec un chiffre double. L'enfance se terminait officiellement quand on ajoute le premier  zéro aux années. Elle se termine amis il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l'intérieur  et calme à l'extérieur. J'avais dix ans...page 13

A travers les livres de mon père, j'apprenais à connaître les adultes de l'intérieur. Ils n'étaient pas les géants qu'ils croyaient être. C'étaient des enfants déformés par un corps encombrant. Ils étaient vulnérables, criminels, pathétiques et prévisibles...Ce qui me gênait le plus, c'était l'écart entre leurs phrases et les choses. Ils disaient , ne fut-ce qu'à eux-mêmes,  des paroles qu'ils ne maintenaient pas. pages 16, 17
Je connaissais les adultes , à part un verbe qu'ils poussaient jusqu'à l'exagération: "aimer". Son emploi m'agaçait...Au plus fort du verbe, les  adultes se mariaient, ou bien se tuaient. Le verbe "aimer " était le responsable du mariage de mes parents. page 17

En sixième,.."Ecrivez"  sur l'ordre du maître, on attrapait sa plume  et on la trempait dans l'encre. Si l'angle de la pointe était trop grand, une goutte d'encre tombait sur la feuille...Le papier buvard faisait partie de nos fournitures: les élèves pauvres ne pouvaient s'en acheter et alors, ils séchaient en soufflant, mais doucement, une légère brise pour ne pas étaler l'encre. Sous leur souffle mesuré, les lettres tremblaient en scintillant, comme des larmes ou des braises. page 20

Sous le parasol voisin, une fillette du Nord, passait son temps à lire des polars, les mêmes que ceux que ma grand'mère dévorait  en une journée. J'étais stupéfait qu'on puisse lire  tout un livre en un seul jour.  Aujourd'hui encore, je passe lentement sur les  lignes, je vais à pied par rapport  à ceux qui lisent  à la vitesse d'un vélo.  La fillette lisait comme ça, rapidement et sans être attirée  par ce qui l'entourait. page 27

Mon père était aux Etats-Unis. Quatrième enfant d'une Américaine venue  en Italie au début du XXè siècle., il avait hérité d'elle l'appel du pays...Papa avait désiré l'Amérique  depuis qu'il était petit. A Noël, une malle arrivait de New York, pleine de cadeaux envoyés par sa grand'mère qu'il ne verrait jamais. page 32

"Qu'est-ce qu'il est allé faire là-bas?  L'émigrant? (dit la fillette)
-Non, il y est allé en avion. Mais il cherche du travail. Il doit rester neuf mois, la durée du visa.  S'il fait fortune, il  nous appellera pour qu'on le rejoigne. " page 34
"IL vous écrit de là-bas?  qu'est-ce qu'il raconte?
- Il est allé voir Guernica, le tableau de ...
- Je sais, raconte, ne perds pas de temps.
Moi, je trouvais  que nous en avions à revendre, que nous pouvions  en offrir à ceux  qui étaient près de leur fin. Tu parles! Peut-on faire un paquet avec du temps à l'intérieur et l'offrir à Noël...page 35

Le soir, je lis un livre  acheté par mon père., des histoires d'Anglais dans leurs colonies de l'Océan Indien.  Il y a des crimes, mais on n 'a pas à découvrir l'assassin. J'ai recopié une phrase: " Le remords ne tourmente pas ceux  qui s'en sont bien sortis".  Aujourd'hui, je sais qu'elle est vraie. Alors, elle fut la secousse qui  ébranla mes notions religieuses. Le remords, la confession étaient les conséquences inévitables du crime. Le livre disait au  contraire que ceux qui s'en tirent bien ne gardent  aucune séquelle de souffrance. page 42

Allongé à l'avant  sur la corde de l'ancre, je regardais la nuit  qui tournait sur ma tête...Des mots nocturnes avaient bien du mal à sortir. Le silence de l'homme dans la nuit était juste. page 46

Je lui dis  que la paume de sa main (de la fillette)  était mieux que le creux d'un coquillage..."Tu sais que tu as dit une phrase d'amour" dit-elle  en se dirigeant vers le parasol. Un e phrase d'amour? je ne sais même pas ce que c'est, que lui est-il passé par la tête? J'ai dit une phrase d'étonnement.  Le toucher est le dernier des sens auquel je fais attention. Et pourtant, c'est le plus diffus, il n'est pas dans un seul organe comme les quatre autres, mais répandu dans tout le corps. pages 53, 54

Je me suis trouvé d'autres fois au milieu des coups, avec le souffle court des corps à corps. J'ai connu la haine, pas tant la mienne, assez rare du fait de mon manque d'énergie sentimentale, que celle des autres contre ma génération insurgée  et révolutionnaire. (l'auteur  a été battu par trois garçons)...Je ne peux me reconnaitre dans cet enfant qui ne se défend pas. Son obstination à vouloir ouvrir une brèche dans son corps pour faire sortir  la forme suivante du cocon de l'enfance: ce devait être une certitude pour lui. page 62

Je lui dois (à la fillette) la libération du verbe "aimer", qui était aux arrêts dans mon vocabulaire. Elle le comprenait grâce aux animaux, aimer était  un de leurs rendez-vous. page 69

La phrase était "sans l'amour, la volonté ne suffit pas". (dans un rébus) . Content de l'avoir trouvé, je ne prêtai pas attention au sens. Aujourd'hui, je sais que  sans l'élan de l'amour, la volonté de justice fait défaut. Non pas celle des tribunaux, mais l'autre  est une réponse sous l'impulsion de l'amour et c'est ainsi qu'elle varie dans ses applications selon le cas. Pour cette justice,  chaque cas est unique. page 72

 A table, on ne perdait pas son temps à parler de foot, de la pluie ou du beau temps. Ils étaient  jeunes (son père, sa mère et Vasco Pratolini) et discutaient du monde avec  la bonne volonté amère  de ceux qui l'avaient vu s'effriter et qui devaient le refaire...Plus tard quand j'ai grandi, j'ai aimé ce cinéma d'excellents artisans qui  prit au bon moment  l'intensité de l'art. Le noir et le blanc jetait de la lumière sur le parterre des pauvres...Ce cinéma parlait de baraques et pas de palais, des nôtres entassés dans les troisièmes classes et pas dans les voitures de l'Orient -Express. J'y allais tout seul, ne voulant personne à côté de moi pour se moquer de mon émotion...J'apprenais l'Italie dans les salles enfumées des cinémas, eux aussi divisés en classes: première,  deuxième  et troisième exclusivité., où arrivaient des copies en morceaux  et recousues. pages 78, 79

Pour la première fois, ma mère  voulait mon avis  sur une chose importante , et pas sur un  rébus. "Qu'est-ce qu'on fera là-bas? " (en Amérique où est allé son père)page 83

...Elle (la fillette) criait, je me tournai vers la jetée vide.  Je m'arrêtai  pour la regarder. Une robe blanche, une pâquerette à l'oreille, une odeur différente de celle des amandes, je la fixai, le regard bloqué sur elle. Ce fut ma première perception évidente de la beauté féminine...Elle fait tressaillir et elle vide. "Tu m'écoutes ou tu me regardes? . Je ne sais comment  ces mots m'échappèrent: "Je peux choisir?" Elle sourit. Parti du coin de sa bouche, son sourire gagna le reste de son visage et descendit le long de son corps jusqu'à ses pieds qui sourirent aussi. page 91

Avec notre acte de naissance,  on hérite de l'immense  temps précédent imprimé dans notre squelette. page 92

...je la trahirais quand même, plus tard, ma ville, ma maison.  Un après-midi, je sortis  par la porte dont je n'avais jamais eu la clé. Je  la fermai doucement et je descendis les plus profondes marches de ma vie, que je ne devais jamais remonter pour vivre à nouveau là...Je les quittais , je m'arrachais au temps  passé comme on arrache une herbe au mur, le laissant tout propre. page 101

J'ai connu alors le poids et l'ampleur du pronom "nous". Il était compétent, il n'excluait pas les autres, il effrayait les pouvoirs. Il apporta  dans les prisons les révoltes et les livres qui n'y étaient pas.  Les livres sont la plus forte contradiction des barreaux. Ils ouvrent  le plafond  de la cellule du prisonnier allongé sur son lit. (l'auteur a pris part à des manifestations, des guerres  en Italie, en Grèce, en Bosnie ).page 102

(Son père est revenu des Etats-Unis)   Il renonça à l'Amérique.   Il avait chassé l'avenir de ses pensées. La vie à Naples a été pour lui un exil sans voyage...J'ai perdu mon père une aube de novembre. Il vivait avec moi,  son lit au-dessus  de la mezzanine...En une seule aube, je fus orphelin de lui, il souffla une dernière syllabe, le  ou  de secours, que je ne pouvais lui apporter...Je le rencontre dans mon sommeil, où je pleure sans larmes. Le deuil de mon père est une flaque d'eau  de mer asséchée . Au milieu des rochers,  il reste le sel séché, des sanglots à sec...Les larmes reviennent bras dessus, bras dessous, deux par deux, se penchent sur le bord  et plongent   des cils sur mon pantalon, tandis que je pose  mon front sur mes mains vides.  Ce sont des larmes d'enfant, d'ancienne  impuissance. Elles n'ont rien  à demander et cessent  toutes seules. Pages 105, 103

Elle (la fillette) prit  mon visage entre  ses mains et voulut m'embrasser sur la bouche. Je m'écartai instinctivement..."Non, non dit-elle, ne bouge pas.  " et elle m'embrassa de force sur la bouche ...J'étais immobile à la regarder.  "Mais toi, tu ne fermes pas les yeux quand tu embrasses?  les poissons ne ferment pas les yeux. "page 110

Je comprenais  après coup  ce qui se passait dans les livres, lorsqu'une personne  se rend compte de la singularité d'une autre et  concentre exclusivement son attention sur elle.  Je comprenais l'importance  de s'isoler, d'être à deux et de parler à perdre haleine. Le désir n'avait rien à y voir, cet amour  mettait fin à l'enfance.   Il rayonnait en moi, rendait visite à mon vide et l'éclairait. page 114

Maman, les derniers jours, tu avais le profil des oiseaux en vol. page 121

Ceux qui ont eu des enfants ont vu  le temps grandir avec eux.  Moi, j'ai pu le suivre sur les arbres plantés, sur l'ombre  des feuillages qui s'élargit par terre . Je n'ai pas compensé la naissance de fils par la perte de mes deux parents morts dans mes bras, en lorgnant à la dérobée leur prolongement sur les nouveaux enfants. La vie de mes deux parents  sont dans la prison des absents et aucun jour ne passe sans que j'attende dehors. page 122

Nous restâmes (lui et la fillette) assis côte à côte, les genoux relevés.  Les baisers partaient de nos talons plantés dans le sable.  Ils remontaient nos vertèbres jusqu'aux os du crâne, jusqu'aux dents.  page 128

A un croisement, nous nous séparâmes, dégageant nos mains,  sans besoin d'autre salut. Eve et son époux, sortis du jardin, avaient  déjà  eu tout le bien du monde.  La vie ajoutée ensuite,  loin de cet endroit,  n'a été que divagation. Maintenant et ici,  il va bien le mot "fin", petite sœur  de frontière  et de fenêtre fermée. page 129








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