samedi, octobre 05, 2013

UN ETE AVEC MONTAIGNE ( Antoine Compagnon)

Petit livre de 169 pages, "En quarante chapîtres, Antoine Compagnon nous invite à découvrir un Montaigne estival et tonique: de la notion d'engagement  jusqu'au trône du monde, en passant par la conversation, l'amitié ou l'éducation, le temps perdu  et même le  surpoids. Il montre , à la fois l'épaisseur  historique et la portée actuelle des Essais.
Les hommes de la Renaissance ne faisaient pas tant de manières (que nous) et disaient franchement ce qu'ils pensaient. Le dernier chapitre  des Essais, " De l'expérience", expose la sagesse finale de Montaigne, souvent associée à l'épicurisme. Prenons le temps de vivre; suivons la nature; jouissons du moment présent; ne nous précipitons pas pour rien ."
Un été avec Montaigne est à l'origine une série d'émissions diffusées pendant l'été 2012 sur France Inter."


Comment Montaigne  se comporte-t-il dans la conversation, que ce soit un entretien familier  ou une discussion plus protocolaire.  La conférence, c'est le dialogue, la délibération. Il se présente comme un homme  accueillant aux idées des autres, ouvert, disponible, et non têtu, borné, buté dans ses opinions. page 13

Montaigne  assure qu'il respecte la vérité, même lorsqu'elle est prononcée par quelqu'un d'antipathique.. Il n'est pas orgueilleux, ne ressent pas la contradiction comme une humiliation, aime être corrigé s'il se trompe. Ceux qu'il apprécie peu,  ce sont les interlocuteurs arrogants, sûrs de leur fait, intolérants. page 14

Montaigne commence, comme souvent, par une profession d'humilité.  Son but est bas, modeste. Il ne prétend pas enseigner une doctrine, à la différence  de presque tous les auteurs, qui veulent  instruire, façonner. Lui, il se raconte, il dit un homme....Et pourtant, il cherche la vérité. page 18

A Rouen, en 1562, Montaigne  rencontra  trois Indiens  de la France antarctique, l'implantation fran çaise dans la baie de Rio de Janeiro...Montaigne eut une conversation avec eux:  "Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour  à leur repos, et à leur bonheur, la connaissance des corruptions  en deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu'elle soit déjà avancée (bien misérables de s'être déjà laissés piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté  la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre)  furent à Rouen....." Montaigne est un pessimiste: au contact du Vieux Monde, le Nouveau Monde se dégradera - c'est déjà même fait -  alors que c'était un monde enfant, innocent...Les Indiens sont  sauvages  au sens  non de la cruauté, mais de la nature - et nous sommes les barbares. S'ils mangent leurs ennemis, ce n'est pas pour se nourrir, mais pour obéir à un code d'honneur.. Bref, Montaigne leur passe tout  et ne nous passe rien... C'est au tour des Indiens de nous observer, de s'étonner de nos usages, de noter leur absurdité. La première , c'est la " servitude volontaire" ...Comment se fait-il que tant d'hommes forts obéissent à un enfant? (le roi Charles IX a 12 ans). Par quel mystère se soumettent-ils? ...Le deuxième scandale , c'est l'inégalité entre les riches et les pauvres. "Il y avait parmi nous des hommes  pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés  étaient mendiants à leurs portes, décharnez de faim  et de pauvreté...pages 22, 23

En homme de la Renaissance, Montaigne ironise  sur la tradition médiévale qui a accumulé les gloses. Il plaide pour un retour aux auteurs, aux textes originaux  de Platon, Plutarque ou Sénèque. page 30

La mort est l'un des grands sujets sur lesquels Montaigne médite et auxquels il ne cesse jamais de revenir...Vieillir offre du moins  un avantage: c'est que l'on ne mourra pas d'un seul coup, mais peu à peu,  bout par bout. page 38

La découverte de l'Amérique, puis les premières expéditions coloniales, ont marqué les esprits en Europe. Certains y ont vu une raison d'optimisme, un progrès pour l'Occident, qui doit beaucoup à l'Amérique: les tomates, le tabac, la vanille, le piment et surtout l'or . Mais Montaigne exprime de l'inquiétude...La colonisation de l'Amérique  ne présage rien de bon, car le Vieux Monde  corrompra le Nouveau...Montaigne vient de lire les premiers récits  de la cruauté  des colons espagnols au Mexique et de  leur destruction sauvage  d'une civilisation admirable.  Il est l'un des premiers censeurs du colonialisme. pages 41, 43, 44

Montaigne veut établir avec son lecteur une relation de confiance, comme il s'est toujours comporté dans la vie, dans l'action. Or, le fond d'un rapport de confiance,  c'est l'absence  d'intérêt,  la gratuité.  Montaigne n'entend  ni instruire son lecteur, ni élever son propre monument, dans un livre qui n'est pas destiné à sortir  du cercle de ses proches. page 50

."..Ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés,  ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité,  par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent  et  confondent l'une à l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles s'effacent , et  ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire  pourquoi je l'aimais, je sens  que cela ne peut s'exprimer, qu'en répondant: " Parce que c'était lui, parce que c 'était moi"...Essais I, 27, 290-291
L'amitié, c'est pour lui le seul lien  vraiment libre entre deux individus, lien inconcevable  sous une tyrannie. C'est un sentiment sublime, du moins pas l'amitié ordinaire , mais l'amitié  idéale qui unit  deux grandes âmes au point  qu'on ne peut plus les distinguer. pages 70, 71

Montaigne associe la décadence de Rome au développement des arts, des sciences et des lettres, au raffinement de sa civilisation. page 74

Prétendre transformer l'état des choses,  c'est prendre le risque de l'aggraver au lieu de l'améliorer. Le scepticisme de Montaigne le conduit au conservatisme, à la défense des coutumes et des traditions, aussi arbitraires les unes que les autres, mais qu'il ne sert à rein de les renverser si l'on n'est pas sûr de faire mieux.  (guerres de religion et Réforme protestante à cette époque) page 78

La fréquentation de l'autre permet d'aller à la rencontre de soi , et la connaissance  de soi permet  de revenir à l'autre...La retraite de Montaigne  n'a jamais été un refus des autres , mais un moyen de mieux revenir  aux autres. ...C'est ainsi  que nous sommes tentés d'entendre cette superbe phrase du dernier chapitre des Essais: "La parole  est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute". page 82

Montaigne a été un homme politique, un homme engagé..., mais il a toujours veillé à ne pas se prendre trop au jeu., à garder du recul, à se regarder faire comme s'il était au spectacle...Le monde est un  théâtre...ne confondons pas nos actions avec  notre être, maintenons de la marge entre notre for intérieur  et nos affaires. pages 89, 90

Si Montaigne, une fois élu maire, n'a pas joué l'Important,  -comme disait le philosophe Alain -  il n'en a pas moins  exercé toutes les prérogatives de sa charge avec fermeté...Nul éloge  de l'hypocrisie quand il demande  d'isoler l'être  du paraître, mais une exigence de  lucidité et, avant Pascal,  une mise en garde contre la duperie de soi-même. page 92

Dans tout débat sur l'école, on ne tare pas à convoquer Rabelais et Montaigne...Rabelais  qui voulait, suivant la lettre de Pantagruel à son fils Gargantua , que celui-ci devint  "un puits de science" et Montaigne préférait  un homme " à la tête bien faite" plutôt que "bien pleine". page 93

Dans la chapitre "Des trois commerces" Montaigne compare les trois genres de fréquentation qui ont occupé la plus belle part de sa vie: les belles et honnêtes femmes" , les "amitiés rares et exquises", enfin les livres qu'il juge plus profitables, plus salutaires, que les deux premiers attachements. ... Si la rareté de l'amitié et la fugacité de l'amour incitent à privilégier le refuge de la lecture,  celle-ci ramène inévitablement aux autres . pages 105, 106

A l'orée des temps modernes,  Montaigne est de ceux  qui, par l'éloge de la lecture, ont le mieux annoncé  la culture de l'imprimé. page 106

La religion de Montaigne reste une énigme...Nous nous sommes rencontrés au pays, où elle était en usage (telle religion )  ou nous regardons  son ancienneté, ou l'autorité des hommes qui l'ont maintenue, ou craignons les menaces qu'elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses...Nous sommes Chrétiens à même titre  que nous sommes Périgourdins ou Allemands. pages 113, 115

Il y a un sujet qui le préoccupe beaucoup et dont il semble parler différemment du début à la fin:  c'est la mort. " Le but de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet  nécessaire de notre visée" Page 125
Montaigne aime les jeux de mots: la mort est le bout, non le but de la vie. La vie doit viser la vie, et la mort adviendra bien toute seule. page 127

Montaigne  entretient des rapports ambigus avec la mémoire. Conformément à la tradition ancienne, il ne cesse d'en faire l'éloge, comme d'une faculté indispensable à l'homme accompli...Or Montaigne  se distingue  en insistant souvent  sur la pauvreté de sa mémoire. page 141

Montaigne  s'intéresse  dans les livres à des détails qui peuvent nous paraître accessoires, comme celui-ci , dans le chapitre des "Des senteurs", au premier livre: Il se dit  d'aucuns , comme Alexandre Le Grand, que leur sueur épandait une odeur suave...Cependant, les odeurs pouvaient être un supplice avant l'hygiène moderne..., c'est que  la plupart des hommes sentaient mauvais. Lorsque Montaigne  voyage, il est incommodé par les miasmes  de la ville...Il s'intéresse non  aux grands événements, aux batailles, aux conquêtes, mais aux anecdotes,  aux tics, aux mimiques: Alexandre penchait la tête sur le côté,  César se grattait  la tête d'un doigt, Cicéron se curait le nez. Ces gestes non contrôlés, échappant à la volonté, en disent plus sur un homme que les hauts faits de  sa légende. pages 145, 146

Montaigne s'intéresse à Martin Guerre (qui fut pendu)  parmi d'autres affaires difficiles ou impossibles à débrouiller. Il s'élève contre la torture, à laquelle  on recourt pour les résoudre - par exemple les sorcières, pour lesquelles il réclame, à peu près seul de son temps- la même abstention de jugement...Montaigne reste sceptique: pour lui, les sorcières sont des folles et les démoniaques des imposteurs, sorcières et démoniaques sont victimes de la même illusion collective. Il prône la tolérance, l'indulgence et s'élève contre toute forme de cruauté. pages 150, 151

Cette ignorance qui est la leçon finale des Essais, ce n'est pas l'ignorance primitive , la " bêtise et ignorance " de celui qui refuse de connaître, qui n'essaie pas de savoir, mais  l'ignorance savante, celle qui a traversé  les savoirs et s'est aperçu  qu'ils n'étaient jamais que des demi-savoirs. Il n'y a rien de pire au monde que  les demi-savants, comme dirait Pascal, ceux qui croient savoir. L'ignorance dont Montaigne fait  l'éloge , c'est bien celle de Socrate, qui sait qu'il ne sait pas. pages 159, 160

Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait...L'écriture  a été une distraction, un remède contre l'ennui, un secours contre la mélancolie.





Aucun commentaire: