samedi, décembre 28, 2019

LE COEUR DE L'ANGLETERRE ( Jonathan COE) 2019

Comment en est-on arrivé là? C'est la question que se pose Jonathan Coe dans ce roman brillant qui chronique avec une ironie mordante l'histoire politique de l'Angleterre des années 2010. Du premier gouvernement de coalition en Grande-Bretagne aux émeutes de Londres en 2011, de la fièvre joyeuse et collective aux Jeux Olympiques de 2012 au couperet du référendum du Brexit.  Le coeur de l'Angleterre explore avec humour et mélancolie les désillusions publiques et privées d'une nation en crise.
Dans cette période trouble où les destins individuels et collectifs basculent, les membres de la famille Trotter reprennent du service. Benjamin  a maintenant cinquante ans et s'engage dans une improbable carrière littéraire, sa soeur Lois voit ses anciens démons revenir la hanter, son vieux père Colin n'aspire qu'à voter en faveur d'une sortie de l'Europe et sa nièce Sophie se demande si le Brexit est une cause valable de divorce.
Au fil de cette méditation douce-amère sur les relations humaines, la perte et le passage inexorable du temps, le chantre incontesté de l'Angleterre questionne avec malice les grandes sources de crispation contemporaine: le nationalisme, l'austérité, le politiquement correct et les identités.
dans la lignée de Bienvenue au club et du Cercle fermé, Le coeur de l'Angleterre est le remède tout trouvé à notre époque tourmentée. 

Benjamin, Dough , Paul sont frères, Lois leur soeur,  Sophie la fille de Lois, le père  Colin et la mère Sheila qui vient de mourir.


...Il y a quelques années, les gens avaient l'impression d'être riches. Aujourd'hui, ils se sentent pauvres.
....Aujourd'hui encore, après vingt-cinq ans de journalisme, rien ne l'excitait plus que les passes d'armes des partis politiques du pays.
....- En somme, c'est une bonne période pour des gens comme toi. Vous avez de quoi écrire.

- Oui, sauf que je suis ...très loin de tout ça, tu vois? Ce ressentiment , cette sensation d'en baver, moi, je ne les éprouve pas. Je ne suis que spectateur. je vis dans un cocon, j'habite Chelsea, une maison qui vaut des millions. La famille de ma femme possède la moitié de la région de Londres. Je parle de ce que je ne connais pas. Et ça se voit dans ce que j'écris, forcément.
- Comment ça va entre toi et Francesca, au fait? dit Benjamin qui lui enviait naguère cette  épouse  riche et belle mais qui n'enviait plus rien à personne aujourd'hui.
- C'est merdique, répondit Doug., les yeux dans le vague. On fait chambre à part maintenant.
(il parle de sa fille) Je l'ai emmenée à la vieille usine de Longbridge, il y a deux semaines.Je lui ai parlé de son grand-père et de ce qu'il y faisait. J'ai essayé de lui expliquer ce qu'est un délégué syndical. Mais faire comprendre les politiques syndicales des années soixante-dix à une gamine de Chelsea qui fréquente une  école privée, c'est sportif...pages 28, 29

Comme l'avait dit Dough: " la colère monte, une vraie colère" même si les gens n'auraient pas su expliquer pourquoi et contre qui.  page 36

(Sophie, la nièce  , professeur à Londres se rappelle la visite de ses grands-parents, Colin et Sheila)) " Je crois bien que je n'ai pas entendu un seul mot d'anglais sur le trajet., avait déclaré Colin   Elle avait compris que ce qu'il déplorait était précisément ce qu'elle aimait le plus dans cette ville.  Ce soir, déjà entendu du français, de l'italien, de l'allemand, du polonais, de l'ourdou, du bengali, et quelques autres langues qu'elle n'identifiait pas. Elle n'était nullement gênée de ne pas comprendre la moitié de ce qui se disait, cette Babel de voix...page 41

(Une conférence organisée pas Sophie, professeur, sur la différence d 'attitude des Français et des Britanniques vis-à-vis de la littérature)
"Si les Français vénèrent la littérature davantage que les Britanniques,  c'est peut-être seulement le reflet de leur snobisme viscéral qui place l'art élitiste au-dessus des formes les plus populaires. Les Français sont des gens intolérants, toujours prêts à critiquer les autres. Contrairement aux Britanniques, me semble-t-il"
- "Qu'est-ce qui vous fait dire ça? "demanda Sohan , ce que la traductrice chuchota scrupuleusement.
- "Eh bien , observons le monde politique. Chez nous , le Front national est soutenu par environ 25o/o des Français. En France, quand on regarde les Britanniques, on est frappé de constater que, contrairement à d'autres pays européens, vous êtes épargnés par ce phénomène, le phénomène du parti populaire de l' extrême droite. Vous avez le UKIP, bien sûr;mais d'après ce que je comprends, c'est un parti qui cible un seul problème et qui n'est pas pris au sérieux en tant que force politique".
Sohan attendit qu'il développe cette idée mais comme rien  ne venait...." Un commentaire? "
- Voyez-vous, pontifia l'éminent romancier, je me méfie par principe de ces grandes généralisations sur le caractère national..... Ce que j'admire  dans notre caractère britannique...c'est notre amour  de la modération. Notre amour immodéré de la modération, devrais-je dire. " Cette formule choc tomba comme un fruit mûr dans le silence révérencieux de l'auditoire,où elle suscita des ondes de rire. " Nous sommes une  nation pragmatique en politique.  Les extrémismes, de droite comme de gauche , ne nous séduisent pas. Et puis, nous sommes fondamentalement tolérants.  C'est pourquoi l'expérience multiculturelle a largement réussi chez nous.  Je ne me risquerais pas à nous comparer aux Français sous ce rapport, bien sûr, mais à titre personnel, c'est bien ce que j'admire chez les Anglais, la modération et la tolérance".  pages 46, 47

Lois et Christopher, Sophie, Benjamin et Colin étaient autour de la table devant des monceaux de dinde et de légumes noyés dans la sauce; ils avaient coiffé des couronnes en papier, le déjeuner menaçait de tourner à l'enterrement de première classe.
...Ils mangeaient dans un silence quasi total. benjamin lisait à haute voix quelques blagues des papillotes mais elles étaient pesantes et on les aurait crues tirées d'un film de Bergman particulièrement lugubre. Page 69

A l'époque de son enfance ( celui de Benjamin) il y avait plus de cohésion, d'unité, de tendance au consensus de l'Angleterre. Tout s'était délité avec le résultat des élections de 1979.  page 72

"J'aime bien cet endroit. " Benjamin attacha sa ceinture, ferma la portière et baissa la vitre de son côté; - "C'est toujours une aventure, on ne sait jamais ce qu'on va trouver. parfois, c'est sympa, parfois, c'est désagréable et le plus souvent, c'est tout ce qu'il y a de plus bizarre. Mais voilà l'Angleterre. Elle nous colle aux semelles. " page 95

Août 2011;Coriandre, la fille de Dough) détestait s amère et s'était éloignée de son père. Elle ne se sentait rien en commun avec son frère Ranulph, ni avec ses demi-soeur et frères aînés, Siena et Hugo, qui étaient  tous en Italie avec elle. Elle détestait son école privée d'Hammersmith et le fait même de devoir fréquenter une école privée. Elle détestait Chelsea et le sud-ouest de Londres....Et maintenant , pas question de rester cloîtrée tout l'après-midi. Elle voulait sortir, voir se amis, savoir ce qu'elle avait raté pendant ces semaines monotones sous le soleil de Toscane. Inutile de raconter à ses parents ce qu'elle voulait faire. Son père était déjà dan s son bureau à préparer un papier sur les émeutes et s amère était en bas, dans la salle à manger, elle ouvrait le courrier. Marisol, leur bonne philippine, était au premier étage où elle s'appliquait à défaire les valises et à trier le linge sale:..;Page  108

(L'ami de Sophie, Ian, a été blessé pendant les émeutes et est à l'hôpital, Sophie y conduit la mère, Hélène,  se son ami) Il lui faudrait fatalement affronter la vérité indicible, à savoir qu'elle -même et ses semblables d'autre part avaient beau vivre côte à côte;  dans le même pays, elles habitaient pourtant deux univers différents, séparés par une cloison étanche, une muraille formidable faite de peur et de suspicion, voire  de ces traits britanniques par excellence; la honte et la gêne. Impossible d'aborder tout ça. page 123

" Les événements de la semaine dernière ont fait apparaître une ligne de fracture abyssale dan sla société britannique. Comment voulez-vous qu'on puisse passer à autre chose?
- Entendons-nous bien Douglas. Ces événements n'ont rien d'une contestation politique. Ce sont des débordements criminels , pas politiques. A la Chambre des communes, Dave  (David Cameron) a été très clair là-dessus. ....
( Douglas)  Mais regardez plutôt comment cela a commencé. La police a abattu un Noir et refusé de communiquer avec sa famille  sur les circonstances de sa mort. Une foule s'est rassemblée pour protester et cela a tourné à l'aigre. Ce qui est en cause, c'est le problème racial et les relations de pouvoir au sein de la communauté. les gens se sentent victimes. On ne les écoute pas.
..Qui plus est, il y a des constantes dans les boutiques visées. En général, ce n'étaient pas des boutiques de proximité.  Et lorsqu'il est arrivé que ce soit le cas, d'autres émeutiers s'y opposaient....Les gens se sont pris aux grandes enseignes, aux chaînes, aux marques mondialisées, parce qu'ils  considèrent qu'elles font partie des structures de pouvoir qui les brident et les empêchent de grimper dans la société. page 131

Vendredi 12 juillet 2012, neuf heures du soir.
Sophie et Ian étaient assis côte à côte sur leur canapé. Ils regardaient la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques à la télévision.
Colin Trotter..;regardait la cérémonie...;
Helena Colemen regardait la cérémonie...;
Philip et Carol Chase...regardaient la cérémonie..
Sohan Aditya ...regardait la cérémonie...
Christopher et Lois Potter regardaient la cérémonie....
Dough Anderson, sa fille Coriandre et son fils Ranulph étaient chacun dans une pièce différente d eleur maison de Chelsea où ils regardaient la cérémonie...
Benjamin.....il faisait des coupure et des révisions dans son roman tout en écoutant un quatuor à cordes d'Arthur Honegger. page 173

Juillet 2014. ...Ils regardaient plus de deux cents mètres au-dessus d'eux les tours, les anciennes HLM, les nouvelles constructions et , par-ci, par-là,  quelques vestiges baroques du Londres de  Hawkmoor pointant  la tête au milieu du fatras gris  moderne.
" Ma ville Non, pas vraiment. Londres n'appartient plus aux Londoniens.
- Et à qui alors?
-  Aux étrangers, essentiellement. Aux vrais étrangers." Comme Sophie lui  jetait un regard en coin, il ajouta: "  Cet immeuble où nous nous trouvons, la dernière attraction vedette de Londres, tu crois que c'est britannique?  Il est à 95 pour cent la propriété du Qatar.  Même chose pour ces nouveaux immeubles de bureaux étincelants que tu vois d'ici. Ces tours d'appartements luxueux avec vue sur le fleuve. Sans parler de Harrods; cette fabuleuse institution anglaise vénérée entre toutes. Nous sommes en train de nous vendre morceau par morceau  depuis des années. Par les temps qui courent, il suffit de se promener en centre-ville pour avoir de fortes chances de fouler une terre étrangère.page 191

Avril 2015.
Le 14 avril 2015, le Parti  conservateur lança  son manifeste en vue des législatives à venir.  Dough lut le premier  paragraphe de l'introduction de David Cameron....
" Il y a cinq ans, la Grande-Bretagne était au bord du gouffre.
Depuis, nous avons retourné la situation.  Notre pays est aujourd'hui  l'une des plus grandes économies mondiales à la croissance la plus rapide. Nous sommes en train de reprendre le contrôle de nos finances nationales. Nous avons divisé par deux le déficit qui était leur lot....
- On vous doit toutes ces sornettes demanda Dough  page 238
"Tenir un référendum sur un sujet aussi grave ( que l'Europe)  dans le seul but de faire taire quelques voix discordantes dans son propre parti? Ce serait irresponsable de sa  part (David Cameron)
( sur le programme du parti conservateur, Nigel, proche de David Cameron dit: " Ecoutez, le futur gouvernement conservateur se donnera pour principe que l'appartenance à l'Union européenne  dépende du consentement des Britanniques. c'est pourquoi, après l'élection, nous négocierons un nouveau statut pour l'Angleterre dans l'Europe. Et ensuite, nous demanderons aux Britanniques s'ile veulent rester dans l'Europe sur ces nouvelles bases ou s'ils veulent la quitter.  Nous tiendrons ce référendum d'ici la fin 2017....
- Autrement dit, l'initiative de Cameron est un pari extrêmement risqué.
- Pourquoi dîtes-vous cela?
- Parce qu'il propose d'organiser un référendum alors qu'il sait  d'avance que la majorité tiendra à un fil...." page 242.

M. Hu (un Chinois venu pour affaires en G.B.) eut un sourire admiratif. " Vous voyez, c'est ce qui me plaît chez les Anglais. Vous passez pour des gens fiables, conservateurs Et pourtant,  vous passez votre temps à enfreindre les règles. Quand ça vous permet d'arriver à vos fins, vous enfreignez allègrement les règles." Il eut un rire ravi.  page  273

"Tout de même, vous vivez dans un pays libre, vous au moins" fit-il (Hu) il observer non sans circonspection.
- Détrompez-vous, malheureusement, dit Héléna ( belle-mère de Sophie). L'Angleterre n'est plus un pays libre aujourd'hui. Nous vivons sous un  régime tyrannique.
- Un régime tyrannique? Madame, je vous en prie,mesurez vos paroles.
- Je les mesure au plus juste, je vous prie de me croire.
- Votre Cameron ne me fait pas l'effet d 'un tyran.
- Ce n'est pas ce que je veux dire. Le tyran n'est pas toujours un individu. ça peut être une idée.
- Vous vivez sous la tyrannie d'une idée?
- Précisément.
- Qui s'appelle?
- le politiquement correct, bien sûr. Je suis certaine que vous avez entendu déjà cette expression.
- Certes , mais pas liée à l'idée de tyrannie. page 280

" Dave a tout prévu.
- Y compris de perdre, et que nous devrions  quitter l'UE.?
- Je vous parle d'une éventualité plausible.
- Qu'est-ce-qui se passe s'il perd? Il démissionne?
- Dave. jamais. Il n'est pas du genre à jeter l'éponge.
.....Et qu'est-ce qui se passe si vous perdez? Et qu'est-ce qui passe si on quitte l'UE? Qu'est-ce qui se passe si Donald Trump est élu?  Vous vivez dans un monde imaginaire vous autres....page 346

Benjamin tendit la main et prit le journal.
" Allons bon. Qu'est-ce qu'il raconte, cette fois?"
Johnson établissait un parallèle entre l'UE et l'Allemagne nazie. L'une comme l'autre entretenaient le désir  de créer un super-Etat européen sous la domination allemande par des moyens militaires dans un cas, et économiques dans l'autre. Benjamin dont l'intérêt pour la politique avait augmenté dans des proportions exponentielles depuis quelques semaines était effaré.
La publication de ces dernier chiffres ( 330 000) eut un effet galvanisant sur la campagne u référendum.page 390

"Quel référendum nauséabond. C'est l'événement politique le plus déprimant, le plus clivant, le plus piégeux que j'aie connu. Puisse-t-il ne jamais en avoir d'autres!
Amen pensa Benjamin. page 401

" ( Sophie) J'ai un mari mais il ne vit pas avec moi en ce moment nous nous sommes provisoirement séparés pour prendre du recul
- Oh, je suis désolée, c'est arrivé quand
- ça doit faire dans les neuf mois.  Je dis " pour prendre du recul" mais pour tout dire, je crois que ce provisoire est en train de s'installer dans la permanence.
- Vous avez essayé de vous faire aider par un conseiller conjugal?
- Oh, mais oui. Une conseillère qui gère un problème spécifique. Les conséquences du Brexit. page 422
Elle (Sophie) trouvait que Ian (son mari) avait bizarrement réagi à l'issue du référendum par un triomphalisme si infantile, avec une espèce de joie mauvaise.....page 424

" On est dans la merde.
- Pardon?
- On est dans la merde jusqu'au cou. C'est le chaos.
.....- Quel chaos?
- C'est le chaos dans tous les sens du terme et tout le monde court. personne ne s'attendait à ce résultat. Personne n'était prêt. Personne ne sait ce qu'est le Brexit. Personne ne sait comment s'y prendre
page 432

(Lukas et Grete sont Polonais, Grete a travaillé chez Hélène , la mère de Ian, Mme Coleman, comme femme de ménage, une altercation a eu lieu entre MMe Coleman et Grete.)
- Mainntenant? dit Lukas, en regardant sa montre. On va faire encore quelques courses et puis, on va rentrer.
- Non, pas cet après-midi, je veux dire....vous allez rester au village?
- En fait; dit Grete, on va suivre le conseil de Mme Coleman.
- Non, Vous ne pouvez pas partir à cause de ça.
- Ce n'est pas à cause de ça, dit Lukas. On se dit seulement...
- Ce n'est pas que l'Angleterre ne nous tienne plus à coeur, reprit Grete.
- C'est seulement qu'on a l'impression qu'il y a d'autres pays où la vie sera plus facile pour nous.
- Quels pays?
- On ne sait pas trop.page 499

"Alors, c'est vrai. demanda Stefano au bout d'un temps de réflexion, il y a six Anglais autour de cette table et pas un qui aurait voté pour sortir?  Vous n'êtes pas un échantillon très représentatif.
.....Cameron, ce n'est jamais qu'une partie de l'histoire, poursuivit Charlie. Selon moi, tout a changé en Angleterre en mai 1979 et, quarante ans plus tard, on en paie encore les conséquences. Vous voyez, Benjamin et moi, on est des enfants des années soixante-dix. On n'était peut-être que des gosses, mais c'est dans ce monde-là qu'on a grandi. L'Etat-Providence, le système de santé, tout ce qui a été mis en place après  guerre. Seulement, tout se délite depuis 1979 et continue à se déliter. le voilà le fond de l'affaire. je ne sais si le Brexit en est un symptôme ou s'il fait diversion. Mais, en gros, le processus arrive à son terme aujourd'hui. Tout aura bientôt fichu le camp.  page 538

( Benjamin et sa soeur Lois ont acheté une maison en France et y vivent)

samedi, décembre 21, 2019

LA PASSAGERE DU VENT ( Alonso CUETO) 2018

Après avoir combattu les guérilleros du Sentier lumineux, le soldat Angel Serpe prend sa retraite et retourne à Lima, pour y mener une vie paisible. Un emploi de vendeur d'ustensiles de cuisine, puis une chambre exiguë et les déjeuners du dimanche chez son frère devraient lui permettre  de s'éloigner du souvenir de la guerre, cet enfer dont il fut l'un des protagonistes.
Or, le passé n'est jamais très loin du présent. Il prend ici la forme d'une jeune femme qui entre un jour dans le magasin d'Angel, comme si elle revenait de la mort. Fragile, insaisissable, elle va se muer en obsession, au point de devenir presque irréelle. Angel ira jusqu'au bout de ses forces pour la protéger, mais sans savoir vraiment qui ( ou quoi) il veut sauver.
Plongeant dans l'histoire récente du Pérou, ce roman nous invite à suivre la trajectoire de cet homme brisé par la violence, mais dont la rédemption passera par un sacrifice sans  concession. A la fois enquête historique sur les années de guerre contre le Sentier lumineux, thriller psychologique faisant affleurer les fantômes, et  interrogation sur la mémoire d'un pays. La passagère du vent nous invite à suivre un héros attachant et paradoxal dans  sa quête d'une renaissance - ou peut-être,d 'une forme de pardon. 

Il avait maintenant quitté l'armée. Cette après-midi, en sortant du bâtiment, il tomba sur les voitures qui filaient sur l'avenue comme si elles étaient folles de joie. ...Il voulait le dire  à nouveau. Il avait quitté l'armée.  page 14

Cette après-midi là, il se dit que la solitude revenait à dériver sur un bateau au mât élevé, dont on avait perdu l'ancre à jamais. page 19

Il remarqua qu'une femme  était entrée dans la boutique.
Il ne l'avait pas vue arriver. Elle était immobile, debout, tout près de lui.
...Angel ne pouvait la quitter des yeux. Il sentait un vertige dan stout son corps.  C'était comme si le monde s'était divisé en deux et qui lui était en chute libre dans un grand trou.
...Oui, c'était elle.  page 25

La cliente qui se trouvait dans le véhicule était la  femme sur qui il avait tiré et qu'il avait vue tomber, morte. C'était le cadavre qu'il avait abandonné par un petit matin de glace, des années auparavant, sur un chemin non loin de la caserne. Mais elle était revenue ...page 29

Il y ce type , un soldat que tout le monde appelle le sergent Centurion, qui est spécialiste de la torture. De temps en temps, il arrive des prisonniers, le chef de patrouille nous dit toujours on a trouvé des fils de pute, mais les femmes sont pour le capitaine, ça c'est sûr, et les autres directement chez le sergent Centurion.
Centurion adorait pendre les prisonniers et les recouvrir de fil électrique pour les voir tressaillir sous les décharges....page 33
Les morts appartiennent  très vite au passé. le passé, c'est comme l'enfer, car personne n'en revient. page 34

(Angel s'est réfugié dans la montagne pour ne pas voir les sévices)
A son retour, quelques heures plus tard, un soldat s'approcha d'Angel.
- Le capitaine veut te voir., lui dit-il.
Il se leva..;Lorsqu'il entra , le capitaine était en train d'écrire.
-Oui? demanda-t-il
Le capitaine leva la tête.
-Tu avais disparu.
- Je ne peux supporter de voir ce qu'ils font.Je ne peux pas.
Le capitaine l'observa.
- Tu ferais mieux de t'habituer, soldat. Tu aurais dû être là aujourd'hui.
- Je suis désolé.
Le capitaine lui désigna l'autre bout de la pièce. Il s'y trouvait une pile de  sacs de jute. Les cadavres étaient à l'intérieur.
-.....Emmène-les au bord du chemin et dépose-les là-bas. Tu sais quoi faire.....Ils sont tous morts, dit le capitaine en notant quelque chose. Mais au cas où, si  ça bouge, tu tires. fais attention à la fille qui est sur le haut. Tu tires si elle bouge, tu sais quoi faire.
...;Angel roula sur le chemin pavé...Il sortit les sacs. Il comprit qu'il y avait trois hommes et deux femmes. La femme qu'il avait vue se trouvait là.
- " Je suis désolé, je suis désolé" dit-il à tous, tout en se  sentant irrémédiablement ridicule. Que faisait-il à leur demander pardon, ou à leur parler à cet instant...
A cet instant, il remarqua que le dernier sac remuait. Un visage apparut soudain. C'était celui de la femme. Cette femme. Elle.
Il la vit se redresser....
- S'il te plaît, lui dit-elle. Aide-moi. Mes enfants. Il faut que je retrouve mes enfants. S'il te plaît.
....Alors les mains d'Angel vinrent se poser sur son arme. Elles lui appartenaient mais agissaient comme si elles n'avaient pas besoin de lui pour se mouvoir. ..;Il leva le bras et mit la femme en joue et tira.
...Elle était revenue. C'était cette même femme qui venait d'entrer dans sa boutique, ce matin-là pour acheter des verres.  page 40

Angel et Daniel (son frère) avaient souvent pris leur petit déjeuner ensemble. Ils pouvaient manger en silence, sans avoir  besoin de s'interrompre, comme eux hommes habitués l'un à l'autre.  page 94

Le dimanche,  très souvent, son frère Daniel venait lui rendre visite. Don Paco aussi. Il lui raconta que le patron l'avait rapidement remplacé par un jeune type nommé Lucito , qui dérobait quelques verres de temps en temps. Mais je suis trop vieux maintenant pour dénoncer quelqu'un. page 124

Au fil de l'audience, Angel entrevoyait le visage de Daniel, assis , au premier rang. Il était ému par la constance de sa générosité: son soutien économique, ses visites régulières, ses interventions auprès du ministère de la Justice. Il se sentait redevable envers lui, sans que ce soit exactement cela. La générosité de Daniel lui faisait honte mais l'inspirait aussi, et lui donnait , d'une certaine façon, une raison de continuer. Son frère se trouvait là, pendant le procès, avec cet air de consternation, alors qu'il aurait pu aisément rester au bureau ou auprès de sa famille. Il lui fallait répondre à cette présence d'une manière ou d'une autre. page 127
- Je veux te remercier Daniel, dit-il en tendant la main. je ne sais pas comment j'aurais fait sans toi. Même avant d'arriver ici, je ne sais pas comment j'aurais fait. Je serais mort sans  toi. Je ne sais pas où je serais. Et pas seulement parce que tu m'as aidé. Aussi parce que j'ai l'impression de compter , au moins pour quelqu'un. Je ne sais pas comment te remercier, mon frère. Je le pense vraiment. je t'assure.  page 134

Le père Esteban. " Oui, plusieurs femmes me l'ont raconté. Torturées, violées, blessées, à jamais , paralysées. Une vie détruite, sans la consolation de pouvoir mourir. Des hommes, des femmes , et même des enfants.  Sans personne pour en répondre...
..Les llakis, ce sont les pensées douloureuses. les souvenirs qui demeurent en elles. Ils ne disparaissent jamais..;; "Se souvenir pour oublier." C'est-à-dire que ce n'est pas  comme les Occidentaux, qui l'affrontent. C'est autre chose. On se souvient ensemble pour oublier, aussi ensemble.  page 148

Je crois qu'on peut vivre dans la pauvreté , mais pas sans espoir page 149

Et moi, que puis-faire, Esteban ?  (Qui est prêtre) je me sens mieux ici que dehors, parce que vivre m’est toujours très difficile.
-la première chose à faire, c’est de te pardonner à toi-même. Je ne sais trop comment . C’est très difficile. Mais tu dois faire quelque chose . Travailler pour te pardonner. Faire quelque  chose pour quelqu'un.  Venir en aide à quelqu’un. Si tu as causé beaucoup de tort à quelqu'un, et que tu ne peux y remédier fais une bonne action qui compense. Je ne sais pas quoi.... viens en aide à autant de personnes que possible. Page 151
-Le passé,  ce n’est pas ce qui a eu lieu, tu le sais bien, lui dit-il. Le passé, c’est ce qui va avoir lieu.
....Explique-moi.
- Dans la civilisation andine, la perception du temps n’est pas la même que pour les Occidentaux. le mot quechua  nawpa veut dire passé, mais aussi "en avant".
_ça veut dire que le passé, c'est ce qui nous attend, c'est ça?
- Le passé est devant nous parce que nous le connaissons. En revanche, le futur est derrière nous parce qu'il nous est inconnu.  Yuyay signifie "penser"  , mais aussi" se souvenir". le souvenir et la connaissance, c'est la même chose. Voici ce que nous devons apprendre à faire: affronter notre passé. C'est là que tu trouveras le moyen de te pardonner, si c'est possible. Mais tu le feras pour que cette culpabilité te soit utile à quelque chose. Pour une vie meilleure en compagnie des autres, au minimum. Tu le savais déjà, c'est seulement que tu l'avais oublié. page 152

- Alors comme ça, tu retournes dans le monde, lui dit Salvador....
Angel sourit à peine. Il avait passé trois années en prison.  page 190
- Marina nous attend  à la maison, ajouta Daniel.
Angel avait du mal à en croire ses yeux: toutes ces rues pleines de gens, toutes ces personnes qui avançaient, occupées à se rendre d'un endroit à un autre. Les vendeurs ambulants, les lampadaires, les façades d'immeubles aux larges fenêtres, tout lui semblait appartenir à un rêve qui se réalisait subitement. Les conducteurs de voitures....Tous l'ignoraient mais leurs visages lui redonnaient ce que l'on peut appeler une confiance en la vie.  page 191

L'abondance et le chaos, dit Daniel. Voilà ce que nous sommes.Il y a de tout dans ce monde, mais toujours un grand désordre. page 193

(Angel est entré dans la maison en ruine de l'homme qu 'Eliana a tué et pour lequel il a été emprisonné). Angel comprit que l'homme avait été enfermé en ces lieux et que quelqu'un ne tarderait pas à lui livre de la nourriture ou à l'emmener ailleurs.  Quelqu'un qui ne voulait pas s'embarrasser du vieillard et qui lui rendait de rares visites pour lui apporter un quignon de pain.
Il avait un jour lu un article dans le journal. Des vieux abandonnés dans des maisons  vides. Des hommes malades y vivent dans la misère. Ils ne sortent jamais. parfois, un proche leur apporte de quoi manger, mais cela est rare. La situation est due au fait que leurs familles ne veulent pas vivre avec eux, et n'ont pas l'argent nécessaire pour payer la maison de retraite. On les laisse là, dans une maison abandonnée, parce qu'on ne sait pas quoi faire  d'eux.  page 215

Au début du mois de décembre, ce mois de chaleur et d'animation, Angel épousa Julia en l'église Sainte Beatriz de Lince.  Le père Vincent célébra le mariage. Cela faisait presque deux ans qu'Angel était sorti de prison.page 232

Tous les soirs, avant de rentrer chez lui, Angle racontait sa journée à son frère. Désormais, Daniel dirigeait aussi une entreprise de transports bien plus grande, dans la zone nord. page 238

les souvenirs, on peut lutter contre les souvenirs mais pas contre le passé.
La route goudronnée sur laquelle on tente de racheter ses péchés n'est pas le chemin de terre sur lequel on les a commis.  page  249

Angel s'était inculpé du meurtre de Huaron, il avait expié sa culpabilité et pensait que le temps lui permettrait de retrouver une vie normale, entre son travail, sa femme et  son fils. Il avait fait une promesse à sa solitude et pensait être ressorti des couloirs de ce purgatoire après avoir gagné sa place au ciel. mais le pardon était aussi irréel que la faute, que la rédemption, que toute forme de compensation ou de prix à payer. Rien de tel existait, ni n'existerait jamais. Il n'y avait que le geste, la tentative, une main tendue dan le vide. page 251

Elle (Eliana) avait toujours été orpheline. L'enfance dans une hutte de hameau, abandonnée à la pauvreté, où elle avait découvert comment se protéger en se couvrant de cartons et de tissus troués. Le sol et les murs en terre et le visage des ses frères et soeurs à côté du sien. La mort sur le seuil le jour de sa naissance, la traquant au coin du berceau, la destinant à ce petit matin où elle avait été jetée dans l'herbe avec son mari et ses enfants depuis disparus. page 252

Résister c'était s'interroger...Pourquoi personne n'avait empêché les soldats d'entrer chez elle et de l'emmener?  Pourquoi  personne ne les avait empêchés de la torturer en riant cette nuit-là et de la violer et de la laisser comme morte? Pourquoi n'avait-on pas pu éviter que ses enfants et son mari soient assassinés par les terroristes?  Oui..Il aurait fallu que quelqu'un puisse empêcher tout cela et aussi cette putain de guerre, ces putains de chemins pestilentiels, de têtes tranchées, de détonations.....page 253

Les souvenirs savent revêtir tant de masques pour révéler nos visages...On peut lutter contre les souvenirs, mais pas contre le passé. page 256

mercredi, décembre 18, 2019

LA PASSAGERE DU VENT ( Alonso Cueto) 2018

Après avoir combattu les guerilleros du Sentier lumineux, au cœur des Andes, le soldat Angel Serpa prend sa retraite et retourne à Lima, pour y mener  une vie paisible. Un emploi de vendeur d'ustensiles de cuisine, une chambre exiguë et les déjeuners du dimanche chez son frère devraient lui permettre de s'éloigner du souvenir de la guerre, cet enfer dont il fut l'un des protagonistes.
Or, le passé n'est jamais très loin du présent. Il prend ici la forme d'une jeune femme qui entre, un jour, dans le magasin d''Angel, comme si elle revenait de la mort. Fragile, insaisissable, elle va se muer en obsession, au point de devenir irréelle. Angel ira jusqu'au bout de ses forces pour la protéger, mais sans savoir vraiment qui ( ou quoi) il veut sauver.
Plongeant dans l'histoire récente du Pérou, ce roman nous invite à suivre la trajectoire de cet homme brisé par la violence, mais dont la rédemption passera par un sacrifice sans concession. A la fois, enquête historique sur les années de la guerre contre le Sentier lumineux, thriller psychologique faisant effleurer des fantômes, et interrogation sur la mémoire d'un pays, La Passagère du Vent nous invite à suivre un héros attachant et paradoxal dans sa quête d'une renaissance - ou peut-être d'une forme de pardon.
Il avait maintenant quitté l'armée. Cette après-midi, en sortant du bâtiment, il tomba sur des voitures qui filaient sur l'avenue, comme si elles étaient folles de joie. Il se dit qu'il devrait monter à bord  de l'une d'elles pour s'enfuir. Il descendit l'escalier quatre à quatre. Il voulait le dire à nouveau. Il avait quitté l'armée.  page 14
(Une femme entre dans le magasin où il travaille) Oui. C'était elle.
Revenant de son passé, dans  sa tenue noire, ce corps élancé, c'était elle. Ses cheveux avaient  de toute évidence poussé et son visage était propre, mais dans ses yeux habitait un éclair pâle qu'il reconnaissait.  page 25
La cliente qui se trouvait dans le véhicule était la femme sur qui il avait tiré et qu'il avait vue tomber, morte. C'était le cadavre qu'il avait abandonné par un petit matin de glace, des années auparavant, sur un chemin non loin de la caserne. Mais elle était  revenue et il l'emmenait quelque part. page 29

ON apprend certaines chose quand on rejoint l'armée. Les subalternes sont nos assistants, ils sont à notre service mais on doit leur dire de se préparer aux inspections. Le mieux, c'est de tuer les femmes violées avant la venue des inspecteurs pour qu'ils voient qu'il n'y a personne. Entre-temps certaines femmes sont pour nous, les officiers, mais pas toutes. Les meilleures sont pour le capitaine page 33

...Ceux qui ont vécu, on n' a pas le temps de penser à eux, tu le savais en arrivant, celui qui meurt, on prie pour lui une fois et ensuite, on le laisse derrière soi, à pourrir, tu as oublié? Les morts appartiennent très vite au passé. le passé, c'est comme l'enfer, car personne n'en revient. page 34

( Voir l'article suivant, même  titre, mais notes complètes))

samedi, décembre 07, 2019

LE CLOU. ( Zhang Yueran) 2019

La trentaine un peu cabossée. Li Jiaqi et Cheng Gong se retrouvent après des années. Elle  rentre de Pékin où elle était rédactrice de mode; lui habite encore avec sa tante sur le campus  de la Faculté de médecine. C'est là que tout a commencé. Parce que leurs grands-pères - l'un éminent chirurgien, l'autre directeur adjoint de l'hôpital universitaire - s'y sont côtoyés aux heures les plus sombres de la révolution  culturelle. ....En une fresque incroyablement vivante,  peuplée de souvenirs d'enfance,  de conflits familiaux,  et de révélations, ils se racontent leurs vies parallèles et avancent une à une les pièces manquantes du drame.
Zhang Yueran explore comme en apnée la vie de ces générations heurtées dans un roman unique, ultrasensible et très contemporain.
 
Li Jiaqi. Je pourrais sans doute pleurer, en effet, pas pour lui, ( son grand-père) mais pour tout ce qui va disparaître avec lui. Pourtant, je ne me résous  pas à appeler l'hôpital. A la minute, sa mort deviendrait une affaire publique, sans plus de rapport avec moi. Infirmiers et médecins,  étudiants et collègues, dignitaires officiels, sans compter les médias....Tous ces gens se presseraient autour de lui, ils s'empareraient des derniers instants de sa vie en déployant tout le faste approprié. Sa mort alors serait à la mesure de sa vie. Le naufrage d'un paquebot. Je ne devrais pas  priver un grand homme d'une mort grandiose, je le sais bien, mais c'est moi  qui tiens, à présent , et je ne compte pas le lâcher. Pendant toutes ces années je ne lui ai rien demandé, ni son attention, ni son amour, ni sa célébrité....Je n'ai rien voulu de lui. Maintenant, je veux simplement que sa mort soit à moi.  J'attends  qu'une voix qui n'existe pas m'annonce que tout est fini. page 14

Le bonheur est fondamentalement factice, alors un bonheur médiocre n'est pas plus factice qu'un bonheur parfait. page 23

Tu redoutais la médiocrité. Tu avais peur de mener une vie insipide, peur d'une vie qui ne laisserait pas plus de traces qu'un caillou lancé  dans l'eau du fleuve. page 25
 
A l'époque, je croyais que le mariage de mon père avec ma mère était la principale raison de cette brouille. C'en était une, en effet,  mais j'ai découvert plus tard que c'était précisément pour  s'opposer à Grand-Père qu'il l'avait épousée.
...Si mon père n'avait pas été envoyé à la campagne comme "tous les jeunes instruits", il ne l'aurait jamais connue.  "Les jeunes instruits à la campagne!" , sans ce slogan, je ne serais pas de ce monde.  Devoir ma naissance à un slogan, voilà qui relativise  la valeur de la vie.  Mais je devrais m'en réjouir car, dans ce pays, il y a  encore plus d'enfants qu'un autre slogan a empêché de voir le jour. page 68
 
L'année de son mariage, mon père  n'entretint aucune relation avec mon grand-père.
Mon père passait la semaine à l'université et rentrait le week-end à la maison.  Du lundi au samedi,  il étudiait Tolstoï, discutait poésie et philosophie avec ses professeurs et condisciples, allait voir des films, dans la petite salle des fêtes de l'université, puis le dimanche, il rentrait à la maison, avec son linge sale, il réparait le fourneau.... page 72

Mon père, lui, n'a pas divorcé, il ne s'est pas non plus entiché d'une camarade d'études....J'imagine que ce n'est pas par amour pour ma mère qu'il s'est entêté dans son mariage, mais plutôt pour s'opposer à mon grand-père.
Il a essayé de réduire la distance qui se creusait  avec ma mère. Il l'a envoyée suivre des cours du soir, l'a encouragée à passer des examens en candidat libre. Pendant des années, elle a étudié par intermittence , sans jamais  parvenir à rien.
Dès que j'ai commencé à comprendre le monde, j'ai su que mon père n'aimait pas sa femme. Ils ne vivaient ensemble que parce qu'ils étaient mariés.....Jour après jour, en grandissant, j'ai appris à observer ma mère à travers le prisme de mon père. Je guettais ses incorrigibles manies de paysanne...page 74

Chaque année, à l'approche de la Fête du printemps,  Maman m'emmenait faire les magasins pour m'acheter les vêtements neufs que je porterais chez Grand-Père au Nouvel An.  page 79

La plupart du temps, j'oubliais que j'avais un père. Il rentrait toujours en pleine nuit, empestant l'alcool, les yeux injectés de sang. Il n'avait jamais vraiment travaillé mais prenait toujours un air surmené. Il buvait comme un trou et jouait beaucoup jusqu'à perdre sa chemise, comme si c'était le seul moyen délibérer son trop-plein d'énergie. Si d'aventure, il lui en restait, il battait maman.
D'aussi loin que je me souvienne, il l'a toujours battue. Elle s'en était accommodée, tout ce qu'elle espérait c'est que je sois endormi quand l'orage éclatait....page 87
J'aimais la voir blessée: elle paraissait alors plus belle. page 88

C'est après les persécutions subies par mon grand-père (celui de Cheng Gong) pendant la Révolution culturelle, quand il est devenu un légume, qu'elle s'est transformée aussi. (la grand-mère)  . Quant à mon grand-père, avant de sombrer dans le coma, c'était également une pointure en matière de cruauté: il était directeur adjoint de l'hôpital et il faisait la pluie et le beau temps, tout le monde le craignait. Va savoir si c'est une question de gènes.
Ma grand-mère détestait ma mère. Elle aurait, de toute façon, détesté n'importe quelle femme épousée par  mon père.  page 90

Un jour, au réveil, j'ai trouvé la maison vide. Ma mère avait disparu. Elle était partie sans rien emporter, mais c'était comme si elle n'avait rien laissé non plus. page 92

Cheng Gong Je tiens bien l'alcool mais dès que je me mets à boire, je ne pense qu'à atteindre l'ivresse, je perds tout sens du raisonnable. L'alcool est une sorte d'interdit qu'il faut transgresser. Rien ne remplace l'allégresse et le spleen démesuré de l'ivresse.
C'est seulement quand j'ai bu que je peux parler de Grand-Père;  page 130

Quand j'ai revu Grand-Père à l'hôpital, ma tante m'a expliqué que c'était un légume.
- Un légume,  c'est quelqu'un qui ne peut ni parler, ni bouger , et qui reste tout le temps au même endroit.
Sur le rebord de la fenêtre, elle a désigné une orchidée desséchée dans son pot.
- Regarde, c'est pareil. page 131
Etre oublié, c'est, sans doute, la pire souffrance pour un homme - légume. page 133....

...Ainsi, dans notre classe, les enfants des dirigeants ou de professeurs d'université constituaient la catégorie supérieure, les enfants d'enseignants ordinaires, la catégorie intermédiaire, et nous venions ensuite. Cette structure s'est mise  en place de façon spontanée. page 161

Li Jiaqi. Je  n'avais jamais imaginé que ma mère envisagerait de se remarier.  Je pensais qu'après le départ de mon père, elle continuerait à vivre pour toujours dans la douleur, comme moi. Je me disais aussi qu'elle n'avait aucune aptitude au bonheur.  C'était peut-être le cas , mais c'est le bonheur qui l'a trouvée. Une jolie femme n'a pas besoin de faire grand-chose, il lui suffit d'attendre sans bouger. page 201

Je commençais à prendre conscience que tout amour est voué à l'échec, comme le ballon de basket mal lancé qui rate le panier page 202

(La grand-mère a la jambe droite dans le plâtre). Pendant cette période, j'ai découvert Grand-Père. Ou plutôt, je commençais à le connaître un peu. Je me souviens encore du soir où il est rentré de  voyage, quand, au premier coup d'œil, il a découvert Grand-Mère allongée sur le lit,. Un trait secret de son caractère apparut tout à coup sur son visage. C'était une expression de répulsion, une  absence totale  d'empathie et de tendresse, le désir de se débarrasser de tout ça au plus vite, qui s'effaça aussitôt. Affichant alors un masque de douceur, il s'assit sur une chaise à côté du lit et demanda à Grand-Mère comment elle se sentait. En tant que médecin, il devait savoir s'occuper d'un malade mieux que personne, pourtant, il semblait désemparé. ...Sa vie reprit comme avant, inchangée , à la différence qu'il devait prendre le journal  et le courrier lui-même dans la boîte aux lettres. IL rentrait toujours très tard, et parfois continuait à travailler après son retour à la maison. Bientôt, il repartit en mission. page 216

Cheng Gong. Elle ( la Grand-Mère) passait un temps considérable à m'expliquer certains mots comme " Révolution culturelle" ou "étable". Je finis par comprendre le second, mais plus elle m'expliquait le premier, plus grande était ma confusion, car de nouveaux mots ne cessaient  de faire leur apparition, "Dazibao", "contre- révolution", ' Garde rouge". ...Je finis par en acquérir une connaissance sommaire.
L'événement malheureux s'est produit  en 1967. La Révolution culturelle venait de commencer, le personnel de l'hôpital était divisé en deux factions rivales. Grand-Père, qui était alors directeur adjoint de l'hôpital, faisait partie des "légitimistes". Il y avait aussi les "rebelles". ...;Les rebelles se sont mis à faire la critique des "légitimistes"....selon ma tante, cela désignait le fait d'infliger de mauvais traitements , physiques et psychiques, à une personne. Grand-Père avait précisément  subi ce genre  de sévices, puis on l'avait enfermé dans une étable. ...Lors d'une séance de critique, on l'a roué de coups, meurtri de la tête aux pieds, puis on l'a enfermé dans la tour. Le lendemain, quand ma grand-mère l'a ramené à la maison, il avait l'esprit confus, il ne pouvait plus parler, ne supportait plus la lumière et vomissait sans cesse. ...On procéda  à une batterie d'examens et la radiographie révéla la présence, dans  son crâne, d'un clou de cinq centimètres enfoncé près de la tempe....L'oxydation du métal avait provoqué une infection e tune  putréfaction du tissu cérébral.
L'opération fut une réussite totale, on retira le clou....Il ne mourut pas, il ne se réveilla pas non plus. page 230
 
(Cheng Gong veut savoir ce qu'est l'âme pour parvenir à une relation avec son Grand-Père) Après cet immense travail,  je revins au point de départ, je me remis au travail à partir de l'idée d'origine.: " L'âme est une sorte d 'onde électromagnétique...page 248

Li Jiaqi. Le retour de mon père , tout juste après une semaine avant le mariage de ma mère, fut l'événement le plus important de cet hiver 1993. Un après-midi de décembre, il vint me trouver à l'école. ...je ne sais pas pourquoi , je sentis aussitôt qu'il était malheureux. Mon cœur se serra, les larmes roulaient sur mes joues.
Me voyant pleurer, il baissa la tête et écrasa un mégot qu'il venait de jeter par terre. ..;Il avait beaucoup maigri, sa peau était année, ses cheveux avaient poussé et il portait une barbe de trois jours.
Il semblait épuisé...Je remarquai que sa main tremblait. page 253
 
Il n'était pas simplement malheureux: tout son etre n'était plus que défaite et désolation.  Quelque chose en lui était mort. page 257
Mon père était alcoolique, c'était une évidence....L'homme  d'autrefois, lucide, perspicace, plein d'ambition,  n'existait plus. Celui d'aujourd'hui se révélait  apathique,  confus, décrépit. ...Pour la première fois, je pris conscience que toute possession humaine était fragile et instable, que les dispositions innées n'étaient pas solides comme le  roc, que l'on pouvait en etre dépouillé, , et que toute qualité morale  pouvait se trouver altérée. Un etre humain pouvait  se transformer, devenir une autre personne. page 261
 
(Li Jiaqi a rejoint son père à Pékin) " Quand nous serons là-haut, tu passeras un coup de fil à ta grand-mère et à ta mère. Tu n'en fais qu'à ta tete, tu ne penses qu'à ton plaisir, et jamais aux autres.
-  Pardon.... Mais tu m'avais dit  que tu m'emmènerais à Pékin...
- Ce n'était  pas pour maintenant, ma vie est déjà  une vraie  pagaille...page 290
(Le lendemain, le père de Li Jiaqi meurt dans un accident de voiture)
 
"Ton père est parti, dit-elle avec gravité en fronçant les sourcils comme s'il était convenu entre nous que personne ne devait pleurer. Demain, tu retournes à Jinan, il ne faut pas que tu assistes aux obsèques. C'est mieux pour toi, tu comprendras plus tard"
Je n'ai opposé aucune résistance. Sa voix était empreinte d'une sincérité qui m'inspirait confiance. Je n'ai pas pleuré non plus, je me contentai de la regarder sans rien dire. ( la femme de son père) page 351
"Ton père et moi étions cabossés: des gens cabossés, ne pouvant vivre qu'un amour cabossé page 353

18 ans plus tard. Cheng Gong. (Il est près de son grand-père, la deuxième femme du père de Li Jiaqi vient tous les jours s'occuper du malade)
- Ce sont des brutes qui ont fait du mal à mon grand-père et qui l'ont mis dans cet état. Il a combattu dans l'Armée de libération autrefois. Il était tireur d'élite....
- Ne raconte à personne que je suis ici, a-t-elle dit avant de partir.
- Je sais, qui fait le bien ne s'en vante pas.
Dès lors , je suis allé la retrouver tous les après-midi dans la chambre 317..page 322
Le lendemain, ma grand-mère courut chercher l'infirmière en chef du vieux bâtiment et lui demanda qui avait donné son accord pour que Wang Luhan s'occupe de mon grand-père....Elle répliqua que personne n'avait envie de s'occuper de mon grand-père. Comme Wang Luhan souhaitait le faire, et qu'elle le faisait très bien, quel problème y avait-il à la garder?  L'hôpital n'avait jamais interdit  le recours aux bénévoles. " Si vous avez des différents, ajouta-t-elle, cela ne me regarde pas, en tous cas, il ne manque pas un cheveu sur la tête depuis qu'il est ici.". Ma grand-mère demanda de changer la serrure de la chambre 317, mais elle essuya un nouveau refus...page 438
... Tante a reçu un coup de fil annonçant que Grand-Père avait disparu...page 439

Je pris conscience pour la première fois que l'o, pouvait vivre san sle moindre espoir, le cœur éteint, et traverser ainsi toue une vie. page 443

" Wang  Luhan, ai-je demandé avec difficulté, elle va bien?
- Nous n'avons aucun contact. Tu ne me crois pas?
- Si, je crois,...Mais vous étiez amies quand vous étiez petites, non?
... Comment était-elle?
-  Elle aimait chanter et dessiner mais elle n'avait pas un grand sens pratique. Pendant les séances de critique qu'ont subies mes parents, je suis restée toute seule, cachée à la maison, elle est venue frapper à ma porte pour m'emmener manger chez elle. Les rayonnages des bibliothèques étaient vides, ils avaient vendu le violon, pourtant, pour une raison que je ne m'expliquais pas, il régnait une atmosphère de petite  bourgeoisie. Plus tard, j'ai compris que c'était parce que ses parents s'aimaient profondément.  page 791

jeudi, décembre 05, 2019

LE ROMAN DE LA FRANCE ( Laurent Joffrin) 2019

Le temps passé est un pays des merveilles. Laurent Joffrin a voulu retrouver ses émotions d'enfance, quand ses professeurs faisaient revivre Vercingétorix, Jeanne d'Arc, Richelieu, Marie - Antoinette ou Mirabeau. Appuyé sur le travail des historiens, il fait resurgir le passé en usant des moyens de son métier, le journalisme. Il ne néglige pas les grands courants d'idées, les mouvements économiques et sociaux. Mais ils ne forment que le décor. Ce sont les personnages qui font la pièce: ce sont eux qui racontent.
Et comme tous les romans, cette histoire a un sens. La France vit de ses racines, de son héritage. Mais elle vit surtout d'une adhésion aux préceptes inscrits au fronton de ses écoles et de ses mairies. Et parmi ces valeurs, il en est une qui a cheminé au fil des siècles et qui gouverne  les autres. Ce principe, c'est la liberté. Cette histoire, onc, est aussi celle de la liberté.
 
De Vercingétorix à Mirabeau: c'est le premier tome.
 J'ai lu avec intérêt ces pages sur notre histoire. Livre très agréable à lire, aéré, bien documenté. Je l'ai lu en 4 semaines.