samedi, décembre 21, 2019

LA PASSAGERE DU VENT ( Alonso CUETO) 2018

Après avoir combattu les guérilleros du Sentier lumineux, le soldat Angel Serpe prend sa retraite et retourne à Lima, pour y mener une vie paisible. Un emploi de vendeur d'ustensiles de cuisine, puis une chambre exiguë et les déjeuners du dimanche chez son frère devraient lui permettre  de s'éloigner du souvenir de la guerre, cet enfer dont il fut l'un des protagonistes.
Or, le passé n'est jamais très loin du présent. Il prend ici la forme d'une jeune femme qui entre un jour dans le magasin d'Angel, comme si elle revenait de la mort. Fragile, insaisissable, elle va se muer en obsession, au point de devenir presque irréelle. Angel ira jusqu'au bout de ses forces pour la protéger, mais sans savoir vraiment qui ( ou quoi) il veut sauver.
Plongeant dans l'histoire récente du Pérou, ce roman nous invite à suivre la trajectoire de cet homme brisé par la violence, mais dont la rédemption passera par un sacrifice sans  concession. A la fois enquête historique sur les années de guerre contre le Sentier lumineux, thriller psychologique faisant affleurer les fantômes, et  interrogation sur la mémoire d'un pays. La passagère du vent nous invite à suivre un héros attachant et paradoxal dans  sa quête d'une renaissance - ou peut-être,d 'une forme de pardon. 

Il avait maintenant quitté l'armée. Cette après-midi, en sortant du bâtiment, il tomba sur les voitures qui filaient sur l'avenue comme si elles étaient folles de joie. ...Il voulait le dire  à nouveau. Il avait quitté l'armée.  page 14

Cette après-midi là, il se dit que la solitude revenait à dériver sur un bateau au mât élevé, dont on avait perdu l'ancre à jamais. page 19

Il remarqua qu'une femme  était entrée dans la boutique.
Il ne l'avait pas vue arriver. Elle était immobile, debout, tout près de lui.
...Angel ne pouvait la quitter des yeux. Il sentait un vertige dan stout son corps.  C'était comme si le monde s'était divisé en deux et qui lui était en chute libre dans un grand trou.
...Oui, c'était elle.  page 25

La cliente qui se trouvait dans le véhicule était la  femme sur qui il avait tiré et qu'il avait vue tomber, morte. C'était le cadavre qu'il avait abandonné par un petit matin de glace, des années auparavant, sur un chemin non loin de la caserne. Mais elle était revenue ...page 29

Il y ce type , un soldat que tout le monde appelle le sergent Centurion, qui est spécialiste de la torture. De temps en temps, il arrive des prisonniers, le chef de patrouille nous dit toujours on a trouvé des fils de pute, mais les femmes sont pour le capitaine, ça c'est sûr, et les autres directement chez le sergent Centurion.
Centurion adorait pendre les prisonniers et les recouvrir de fil électrique pour les voir tressaillir sous les décharges....page 33
Les morts appartiennent  très vite au passé. le passé, c'est comme l'enfer, car personne n'en revient. page 34

(Angel s'est réfugié dans la montagne pour ne pas voir les sévices)
A son retour, quelques heures plus tard, un soldat s'approcha d'Angel.
- Le capitaine veut te voir., lui dit-il.
Il se leva..;Lorsqu'il entra , le capitaine était en train d'écrire.
-Oui? demanda-t-il
Le capitaine leva la tête.
-Tu avais disparu.
- Je ne peux supporter de voir ce qu'ils font.Je ne peux pas.
Le capitaine l'observa.
- Tu ferais mieux de t'habituer, soldat. Tu aurais dû être là aujourd'hui.
- Je suis désolé.
Le capitaine lui désigna l'autre bout de la pièce. Il s'y trouvait une pile de  sacs de jute. Les cadavres étaient à l'intérieur.
-.....Emmène-les au bord du chemin et dépose-les là-bas. Tu sais quoi faire.....Ils sont tous morts, dit le capitaine en notant quelque chose. Mais au cas où, si  ça bouge, tu tires. fais attention à la fille qui est sur le haut. Tu tires si elle bouge, tu sais quoi faire.
...;Angel roula sur le chemin pavé...Il sortit les sacs. Il comprit qu'il y avait trois hommes et deux femmes. La femme qu'il avait vue se trouvait là.
- " Je suis désolé, je suis désolé" dit-il à tous, tout en se  sentant irrémédiablement ridicule. Que faisait-il à leur demander pardon, ou à leur parler à cet instant...
A cet instant, il remarqua que le dernier sac remuait. Un visage apparut soudain. C'était celui de la femme. Cette femme. Elle.
Il la vit se redresser....
- S'il te plaît, lui dit-elle. Aide-moi. Mes enfants. Il faut que je retrouve mes enfants. S'il te plaît.
....Alors les mains d'Angel vinrent se poser sur son arme. Elles lui appartenaient mais agissaient comme si elles n'avaient pas besoin de lui pour se mouvoir. ..;Il leva le bras et mit la femme en joue et tira.
...Elle était revenue. C'était cette même femme qui venait d'entrer dans sa boutique, ce matin-là pour acheter des verres.  page 40

Angel et Daniel (son frère) avaient souvent pris leur petit déjeuner ensemble. Ils pouvaient manger en silence, sans avoir  besoin de s'interrompre, comme eux hommes habitués l'un à l'autre.  page 94

Le dimanche,  très souvent, son frère Daniel venait lui rendre visite. Don Paco aussi. Il lui raconta que le patron l'avait rapidement remplacé par un jeune type nommé Lucito , qui dérobait quelques verres de temps en temps. Mais je suis trop vieux maintenant pour dénoncer quelqu'un. page 124

Au fil de l'audience, Angel entrevoyait le visage de Daniel, assis , au premier rang. Il était ému par la constance de sa générosité: son soutien économique, ses visites régulières, ses interventions auprès du ministère de la Justice. Il se sentait redevable envers lui, sans que ce soit exactement cela. La générosité de Daniel lui faisait honte mais l'inspirait aussi, et lui donnait , d'une certaine façon, une raison de continuer. Son frère se trouvait là, pendant le procès, avec cet air de consternation, alors qu'il aurait pu aisément rester au bureau ou auprès de sa famille. Il lui fallait répondre à cette présence d'une manière ou d'une autre. page 127
- Je veux te remercier Daniel, dit-il en tendant la main. je ne sais pas comment j'aurais fait sans toi. Même avant d'arriver ici, je ne sais pas comment j'aurais fait. Je serais mort sans  toi. Je ne sais pas où je serais. Et pas seulement parce que tu m'as aidé. Aussi parce que j'ai l'impression de compter , au moins pour quelqu'un. Je ne sais pas comment te remercier, mon frère. Je le pense vraiment. je t'assure.  page 134

Le père Esteban. " Oui, plusieurs femmes me l'ont raconté. Torturées, violées, blessées, à jamais , paralysées. Une vie détruite, sans la consolation de pouvoir mourir. Des hommes, des femmes , et même des enfants.  Sans personne pour en répondre...
..Les llakis, ce sont les pensées douloureuses. les souvenirs qui demeurent en elles. Ils ne disparaissent jamais..;; "Se souvenir pour oublier." C'est-à-dire que ce n'est pas  comme les Occidentaux, qui l'affrontent. C'est autre chose. On se souvient ensemble pour oublier, aussi ensemble.  page 148

Je crois qu'on peut vivre dans la pauvreté , mais pas sans espoir page 149

Et moi, que puis-faire, Esteban ?  (Qui est prêtre) je me sens mieux ici que dehors, parce que vivre m’est toujours très difficile.
-la première chose à faire, c’est de te pardonner à toi-même. Je ne sais trop comment . C’est très difficile. Mais tu dois faire quelque chose . Travailler pour te pardonner. Faire quelque  chose pour quelqu'un.  Venir en aide à quelqu’un. Si tu as causé beaucoup de tort à quelqu'un, et que tu ne peux y remédier fais une bonne action qui compense. Je ne sais pas quoi.... viens en aide à autant de personnes que possible. Page 151
-Le passé,  ce n’est pas ce qui a eu lieu, tu le sais bien, lui dit-il. Le passé, c’est ce qui va avoir lieu.
....Explique-moi.
- Dans la civilisation andine, la perception du temps n’est pas la même que pour les Occidentaux. le mot quechua  nawpa veut dire passé, mais aussi "en avant".
_ça veut dire que le passé, c'est ce qui nous attend, c'est ça?
- Le passé est devant nous parce que nous le connaissons. En revanche, le futur est derrière nous parce qu'il nous est inconnu.  Yuyay signifie "penser"  , mais aussi" se souvenir". le souvenir et la connaissance, c'est la même chose. Voici ce que nous devons apprendre à faire: affronter notre passé. C'est là que tu trouveras le moyen de te pardonner, si c'est possible. Mais tu le feras pour que cette culpabilité te soit utile à quelque chose. Pour une vie meilleure en compagnie des autres, au minimum. Tu le savais déjà, c'est seulement que tu l'avais oublié. page 152

- Alors comme ça, tu retournes dans le monde, lui dit Salvador....
Angel sourit à peine. Il avait passé trois années en prison.  page 190
- Marina nous attend  à la maison, ajouta Daniel.
Angel avait du mal à en croire ses yeux: toutes ces rues pleines de gens, toutes ces personnes qui avançaient, occupées à se rendre d'un endroit à un autre. Les vendeurs ambulants, les lampadaires, les façades d'immeubles aux larges fenêtres, tout lui semblait appartenir à un rêve qui se réalisait subitement. Les conducteurs de voitures....Tous l'ignoraient mais leurs visages lui redonnaient ce que l'on peut appeler une confiance en la vie.  page 191

L'abondance et le chaos, dit Daniel. Voilà ce que nous sommes.Il y a de tout dans ce monde, mais toujours un grand désordre. page 193

(Angel est entré dans la maison en ruine de l'homme qu 'Eliana a tué et pour lequel il a été emprisonné). Angel comprit que l'homme avait été enfermé en ces lieux et que quelqu'un ne tarderait pas à lui livre de la nourriture ou à l'emmener ailleurs.  Quelqu'un qui ne voulait pas s'embarrasser du vieillard et qui lui rendait de rares visites pour lui apporter un quignon de pain.
Il avait un jour lu un article dans le journal. Des vieux abandonnés dans des maisons  vides. Des hommes malades y vivent dans la misère. Ils ne sortent jamais. parfois, un proche leur apporte de quoi manger, mais cela est rare. La situation est due au fait que leurs familles ne veulent pas vivre avec eux, et n'ont pas l'argent nécessaire pour payer la maison de retraite. On les laisse là, dans une maison abandonnée, parce qu'on ne sait pas quoi faire  d'eux.  page 215

Au début du mois de décembre, ce mois de chaleur et d'animation, Angel épousa Julia en l'église Sainte Beatriz de Lince.  Le père Vincent célébra le mariage. Cela faisait presque deux ans qu'Angel était sorti de prison.page 232

Tous les soirs, avant de rentrer chez lui, Angle racontait sa journée à son frère. Désormais, Daniel dirigeait aussi une entreprise de transports bien plus grande, dans la zone nord. page 238

les souvenirs, on peut lutter contre les souvenirs mais pas contre le passé.
La route goudronnée sur laquelle on tente de racheter ses péchés n'est pas le chemin de terre sur lequel on les a commis.  page  249

Angel s'était inculpé du meurtre de Huaron, il avait expié sa culpabilité et pensait que le temps lui permettrait de retrouver une vie normale, entre son travail, sa femme et  son fils. Il avait fait une promesse à sa solitude et pensait être ressorti des couloirs de ce purgatoire après avoir gagné sa place au ciel. mais le pardon était aussi irréel que la faute, que la rédemption, que toute forme de compensation ou de prix à payer. Rien de tel existait, ni n'existerait jamais. Il n'y avait que le geste, la tentative, une main tendue dan le vide. page 251

Elle (Eliana) avait toujours été orpheline. L'enfance dans une hutte de hameau, abandonnée à la pauvreté, où elle avait découvert comment se protéger en se couvrant de cartons et de tissus troués. Le sol et les murs en terre et le visage des ses frères et soeurs à côté du sien. La mort sur le seuil le jour de sa naissance, la traquant au coin du berceau, la destinant à ce petit matin où elle avait été jetée dans l'herbe avec son mari et ses enfants depuis disparus. page 252

Résister c'était s'interroger...Pourquoi personne n'avait empêché les soldats d'entrer chez elle et de l'emmener?  Pourquoi  personne ne les avait empêchés de la torturer en riant cette nuit-là et de la violer et de la laisser comme morte? Pourquoi n'avait-on pas pu éviter que ses enfants et son mari soient assassinés par les terroristes?  Oui..Il aurait fallu que quelqu'un puisse empêcher tout cela et aussi cette putain de guerre, ces putains de chemins pestilentiels, de têtes tranchées, de détonations.....page 253

Les souvenirs savent revêtir tant de masques pour révéler nos visages...On peut lutter contre les souvenirs, mais pas contre le passé. page 256

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