mercredi, janvier 21, 2009

L'ETRANGERE AUX YEUX BLEUS (Youri Rytkhéou)

(le roman se passe dans un petit village au bord du Détroit de Béring, la tribu des Tchouktches )
C'était d'une oreille à la fois méfiante et curieuse que Rinto écoutait les grands discours sur le pouvoir des pauvres, l'égalité des peuples, des hommes et des femmes. En même temps, il se gardait toujours de prendre part à ces conversations, surtout s'il était question de kolkhozes. page 33
...Les études ethnographiques des rites chamaniques ne sortaient pas de la description superficielle du phénomène en mettant l'accent sur la dimension esthétique et spectaculaire , sur l'art d'envoûter le public ou le malade, sur la force surnaturellede cette pratique. Aux yeux des savants, le chaman se présente comme un magicien aux secrets impénétrables, alors que le mystère le plus grand et le plus indéchiffrable de son être réside dans son immense expérience...Si j'ai bien compris, l'acquisition de la vérité secrète qui préside à la vie se fait au prix d'insoutenables souffrances physiques et de solitude. page 49
Un nom...A l'origine, un simple mot, le signe d 'une révélation instantanée, il se transforme avec le temps d'un son en une partie intégrante de l'individu. Il partage avec lui le fardeau de la vie, il souffre, se réjouit, tombe malade, endosse la responsabilté des actes commis, meurt enfin. Il suffit parfois qu'on le prononce pour qu'on voie se dessiner l'image de celui qui le porte avec tout ce qu'il a d'unique. Parfois, il arrive qu'une erreur se produit dans l'attribution d'un nom. Il arrive aussi qu'on passe trop de temps à le choisir et que la personne soit alors poursuivie toute sa vie par un sobriquet d'enfance. Il se peut qu'un surnom s'attache à quelqu'un à un moment donné de sa vie, comme à son ami Mletkyn, le chaman d'Ouelen qui, après de longues années passées dans la ville américaine de San Francisco, était revenu au pays natal sous le nom de Frank Mletkyn en se faisant appeler Frank jusqu'au jour de son arrestation. La vie nouvelle arrivant, les bolcheviks apportèrent la coutume d'attribuer des prénoms russes aux Tchouktches et aux Esquimaux. Dès son entrée à l'école, un enfant se voyait baptisé à la russe. Page 106
"Autrefois, pour acquérir le don d'entendre les Paroles Secrètes, le chaman novice était soumis à de rudes épreuves corporelles et morales. Il devait errer dans la toundra, longuement sans vivres et sans logis etc...La grand-mère Guivèvnéou considérait que cela ne servait à rien au futur chaman; que l'essentiel n'était pas de voyager aux limites de la folie mais d'acquérir un savoir. Elle m'apprenait à comprendre le monde environnant, le mouvement des étoiles, les nuages, les changements de temps, les plantes utiles à l'homme et contre les maladies. Elle m'a transmise les anciennes légendes, les contes magiques, les histoires qui couraient sur les origines et les exploits de nos aïeux...Elle disait que le chaman est un serviteur des hommes et non des Dieux." page 113
Les Européens n'ont qu'une pensée: instruire, civiliser, inculquer les manières, les habitudes de l'homme moderne, cet "être de culture". Ce n'est là rien de plus que le désir d'un dresseur d'apprivoiser un animal exotique. Oui, c'est bien cela. Le chamanisme, on ne souligne que le côté rituel, costumé. La sauvagerie! Une sauvagerie terrifiante, débridée, qui brise toutes les convenances! Et personne n'a voulu y voir un fond d'humanité, la volonté de préserver l'homme des forces maléfiques, de conjurer celles qui, de naissance, se nichent en chacun de nous....page 172
Le rêve d'Ataca (un Tchouktche qui a renié son peuple) , c'était que toute la population de sa Tchoukotka natale rattrape d'ici peu les Russes avec les kolkozes aussi performants. Il imaginait son village d'Ounazik construit de maisons en bois à la place des yaranga. Les gens dormaient dans les lits hauts sur pied, se lavaient toutes les semaines aux bains, mangeaient avec de couteaux, des fourchettes au lieu d'y mettre les mains...Les habits aussi devaient changer.. Bien sûr, on aurait du mal à remplacer la koukhlianka d'hiver en fourrure de laine: même les savants bolcheviques les plus doués n'avaient rien inventé de mieux. page 217

jeudi, janvier 15, 2009

LES AMES GRISES (Philippe Claudel)

On dit souvent qu'on craint ce que l'on ne connaît pas. Je crois plutôt que la peur naît quand on apprend un jour ce que la veille on ignorait encore. (page 43)

Pour essayer de comprendre les hommes, il faut creuser jusqu'aux racines. Et il ne suffit pas de pousser le temps d'un coup d'épaule pour lui donner des airs avantageux: il faut creuser dans ses fissures et lui faire rendre le pus. Se salir les mains. Rien ne me dégoûte. C'est ma besogne. Dehors, il fait nuit, et la nuit, qu'est-ce-que je pourrais faire d 'autre sinon reprendre les vieux draps et les repriser un peu, encore et encore....Il avait l'art de se servir des mots pour leur faire dire des choses auxquelles d'ordinaire, ils n'étaient pas destinés. pages 107, 108

C'est curieux, la vie, ça ne prévient pas. Tout s'y mélange sans qu'on puisse y faire le tri et les moments de sang succèdent aux moments de grâce, comme ça. On dirait que l'homme est un de ces petits cailloux posés sur les routes, qui reste des jours entiers à la même place, et que le coup de pied d'un trimardeur parfois bouscule et lance dans les airs, sans raison. Et qu'est-ce-que peut un caillou? page 169

(Les 2 déserteurs ont été capturés) La foule grossit et, on ne sait pas pourquoi, peut-être parce que c'est toujours très bête une foule, elle se fait menaçante, serre de plus en plus les prisonniers. Des poings se brandissent, des insultes volent, des cailloux aussi. Une foule, c'est quoi? c'est rien, des pécores inoffensives si on leur cause yeux dans les yeux. Mais mis ensemble, presque collés les uns aux autres, dans l'odeur des corps, de la transpiration, des haleines, la contemplation des visages, à l'affût du moindre mot, juste ou pas, ça devient de la dynamite, une machine infernale, une soupière à vapeur prête à péter dans la gueule, si jamais on la touche. page 179
Je sais qu'il ya quelque chose de plus fort que la haine, c'est les règles d'un monde.Destianat et Mierck faisaient partie du même, celui des bonnes naissances, des éducations en dentelle, des baisemains, des voitures à moteur, des lambris et de l'argent. Au-delà des faits et des humeurs, plus haut que les lois que les hommes peuvent pondre, il y a cette connivence et ce renvoi de politesse: "Tu ne m'embêtes pas, je ne t'embête pas". Penser qu'un des siens peut être un assasin, c'est penser que soi-même on peut l'être. C'est désigner à la face de tous ceux qui tortillent de la bouche et nous regardent de très haut, comme si nous étions des fientes de poule, ont une âme pourrie, comme tous les hommes, qu'ils sont comme tous les hommes. Et ça, c'est peut-être le début de la fin, de la fin de leur monde. C'est donc insupportable. page 215
On sait toujours ce que les autres sont pour nous, mais on ne sait jamais ce que nous sommes pour les autres. page 254