samedi, mai 28, 2022

CELUI QUI VEILLE (Louise ERDRICH) 2022

 Dakota du Nord, 1953. Thomas  Wazhashk, veilleur de nuit dans l'usine de pierres d'horlogerie proche de la réserve de Turtle Mountain, n'est pas près de fermer l'oeil. Il est déterminé à lutter contre le projet du gouvernement fédéral censé "émanciper " les Indiens, car il sait bien que ce texte est en réalité une menace pour les siens.  Contrairement aux autres jeunes employés chippewas de l'usine, Pixie, la nièce de Thomas ne veut pour le moment ni mari, ni enfants.  Pressée de fuir un père alcoolique, insensible aux sentiments du seul professeur blanc de la réserve, comme à ceux d'un jeune boxeur indien, elle brûle de partir pour Minneapolis retrouver sa sœur aînée, dont elle est sans nouvelles. Pour "celui qui veille" , n'ayant de cesse d 'écrire aux sénateurs dans le but d'empêcher l'adoption de la loi, quitte à se rendre lui-même à Washington, comme pour Pixie, qui entreprend le premier voyage de sa jeune existence, un long combat commence. Il va leur révéler le pire, mais aussi le meilleur de la nature humaine.   

Inspirée par la figure de son grand-père maternel, qui a lutté pour préserver les droits de son peuple, Louise Erdrich nous entraîne dans une aventure humaine peuplée de personnages inoubliables. Couronné par le prix Pulitzer, ce majestueux roman consacre la place unique qui est la sienne dans la littérature américaine contemporaine.   

Elle, (Pixie ou Patrice) était la première de la famille à avoir un travail. pas un travail qui revenait à poser des pièges, chasser ou ramasser des baies. Un travail de Blanc. Leur mère ne disait rien mais laissait voir sa gratitude. Cette année, Pokey avait des chaussures neuves, pour l'école. Vera quant à elle avait reçu  une robe en tissu écossais, un nécessaire à permanente et des socquettes blanches pour son voyage à Minneapolis. Et Patrice ( Pixie)  économisait chaque mois un peu de son salaire afin de suivre sa sœur, qui avait peut-être disparu. page 27

Un jour, elle aurait une montre. patrice ( Pixie) rêvait d'un moyen précis pour savoir l'heure. parce que le temps n'existait pas pour elle. Ou plutôt, c'était la façon de le mesurer comme à l'école ou au travail qui n'existait pas. Il y avait un petit réveil marron sur le tabouret près de son lit, mais à chaque heure qui passait, il prenait cinq minutes de retard. Elle devait compenser en réglant l'alarme, et si d'aventure, elle oubliait de le remonter, tout était perdu.  Son travail dépendait aussi de l'accès à une voiture. De Doris ou de Valentine. Sa famille n'avait pas de vieux véhicule, qu'elle aurait pu tenter de réparer.  Ni même une vieille carne qu'elle aurait pu monter.  page 36      Aujourd'hui, la famille n'avait plus que Patrice, élevé chippewa mais parfaitement  à l'aise en anglais, initiée du savoir de sa mère mais aussi devenue catholique. Elle connaissait les chants de Zhaanat tout en étant première de sa classe. page 37

..;un texte du Congrès censé émanciper les Indiens. Tel était le mot repris dans la presse. " Emanciper". .... " Chuis au courant, tu penses. ça a l'air d'être une bonne chose, dit Eddy. Paraît que je pourrai vendre mes terres. Tout ce que j'ai , c'est une dizaine d'hectares". - Mais alors, tu n  'aurais plus d'hôpital. Plus de dispensaire, plus d'école, plus d'agent agricole, plus rien. Nulle part où ne serait-ce que poser ta tête". - J'ai besoin de rien....- C'est une mort plus moche que tu ne crois. page 41

" Je me bats contre un truc de Washington, reprit Thomas. Je ne sais pas quoi exactement Archie, mais je peux dire que ça  n'augure rien de bon". page 82

Mais lorsqu'elle se recula,  Zhaanat  mère de Pixie ou Patrice) sourit en regardant les chaussures cirées de sa fille, son manteau pimpant, son rouge à lèvres etses cheveux apprêtés après une nuit de boucles forcées. Valentine lui avait prêté ses gants.  " Tu ressembles à une femme blanche " dit Zhaana en chippewa.  Patrice rit. Son déguisement les réjouissait tous les deux.  page 89

Il avait beau très bien parler anglais, il était plus expressif dans sa langue maternelle. page 92

Il était veilleur de nuit depuis plusieurs mois. Au début, ses tâches de président du conseil tribal de Turtle Mountain pouvaient  être accomplies entre la fin de l'après-midi et le début de la soirée. En général, il arrivait à dormir le matin, en sortant du travail.....Mais voilà que, de temps à autre, le gouvernement se souvenait  de l'existence des Indiens. Et s'efforçait alors toujours de les résoudre. Pour nous résoudre, se dit Thomas, ils  se débarrassent de nous. Et prennent-ils alors la peine de nous prévenir? La bonne blague. Il n'avait reçu aucune notification de la part des autorités. C'est en lisant le Minot Daily News qu'il avait découvert que quelque chose se tramait...page 105

"Les Mormons...Leur religion leur demande de changer les Indiens en Blancs. " page 119

Thomas était de la génération d'après le bison, celle des qui-sommes- nous- désormais. Il était né sur la réserve, avait grandi sur la réserve, et tenait pour acquis qu'il mourrait sur la réserve. IL possédait une montre mais n'avait jamis appris à lire l'heure en étudiant la position du Soleil et de la Lune. Il avait d'abord parlé l'ancienne langue, puis aussi l'anglais avec un petit quelque chose de lui et une infime trace d'accent...Sa génération devait se définir.  Qui était indien? Qu'est-ce- que ça voulait dire?  qui? Qui?  qui? et comment?  comment leur identité pouvait-elle dépendre  d'un pays qui , les ayant vaincus,  essayait par tous les moyens de les abandonner?  Ce pays continuait à manifester sa haine frontalement , certes, mais le plus souvent maintenant , ça passait par un déversement de  sentiments glorieux.....page 127

Cette maudite année-là, Son père avait le visage creusé, les pommettes saillantes. Thomas avait faim tout le temps. ...Les écoles de la réserve fournissaient  un seul repas par jour., alors que le pensionnat financé par le gouvernement  vous nourrissait matin, midi et soir. Ce n'était qu'à une journée de chariot si on se mettait en route bien avant l'aube. Lorsqu'il partit, sa mère se cacha le visage  dans les mains....en larmes. Jusqu'au dernier moment, elle avait hésité à lui couper  les cheveux. C'était ce qu'ils feraient , là-bas.  Or, chez eux, se couper les cheveux signifiait  que quelqu'un était mort.  C'était une façon de faire son deuil. Juste avant le départ, elle avait tranché  la natte de Thomas avec un couteau  - elle la suspendrait dans les bois afin que le gouvernement  ne puisse  pas garder son fils, pour qu'il rentre chez eux. Et de fait, il était rentré. page 129

"Nous ne sommes plus rien. Notre travail sert à des tas de gens. Il y a les enseignants, les infirmières, mes médecins, les bureaucrates toujours portés sur le marchandage comme les marchands de bestiaux   . Et puis, les autres directeurs de ceci , de cela. Il y a les employés du département foncier et ceux qui tiennent les registres.....Fais leur comprendre à Washington. On commence  tout juste à se mettre debout. A gagner assez  pour avoir trois sous en poche.  A faire tourner nos fermes. A exceller à l'école, comme toi. Tout ça, en pâtira. Sera balayé.  Et les malades, où iront-ils?  Ils nous ont donné la tuberculose. .....Ils font comme si on n'avait été pas signé de contrat, et n'avaient pas de loyer à payer. ...page 152

" Tu sais, Louis, on devrait  réfléchir à monter une délégation. - C'est si grave que ça?  - Je crois. -Aller à Washington, comme les Anciens. - Je n'arrive pas à comprendre, fit Louis, en baissant les yeux. Mon fils a risqué sa vie. - Comme Falon, répondit  Thomas...Il paraît qu'il veut ( un sénateur Watkins) nous apprendre à être autonomes, à être debout tout seuls. page 175

Zhaanat ( mère de Pixie ou Patrice) n'était pas comme tous ces autres adultes, enseignants, prêtres ou bonnes sœurs, qui avaient cherché déchiffrer le ponde pour Patrice. Son intelligence fonctionnait différemment. Sa pensée n'était pas compartimentée, ou peut-être les compartiments y étaient-ils d'une autre nature, ou invisibles. Les Indiens, comme elle,  se voyaient affublés par les Blancs de l'étiquette bêtes et bornés. Mais l'intelligence  de Zhaanat donnait le vertige tant elle était vaste. Il lui arrivait de savoir des choses qu'elle n'aurait pas dû savoir....page 231

' Une délégation d'Indiens au palais de Fargo pour le projet du gouvernement)  " Nous sommes ici pour discuter des lois prévues suite au vote de la House Concurrent Resolution 108, qui doit mettre un terme aux aides fédérales destinées à l'agence Turtle Mountain. ....Thomas sentit que l'air  commençait à manquer dans la pièce. De brefs  éclats de phrase retenaient son attention, laquelle s'égarait dans la densité du passage suivant. Gary Hommes lisait  d'une voix calme et éraillée. Il s'interrompait souvent pour se racler la gorge ou émettre un long " hummm". Réallocation des propriétés fédérales...;qu'un terme puisse être mis à... ces Indiens ...au vu  de la conséquente inutilité de ces derniers....procéder à la vente de ces terres et allouer les sommes acquises...la gestion en fiducie des affaires de la Bande  et de ses membres est terminée, ...terminaison;;;terminer. page 238...Comme des générations d'Indiens avant  eux, ils tentaient à présent de comprendre un homme blanc appliqué à lire un document interminable. page 239

" Depuis que l'homme blanc est arrivé en 1492, il a dépouillé l'Indien de ses richesses. "  page 244

" Mais j'ai entendu dire que vous obtiendrez la citoyenneté.. Ne voulez-vous pas être citoyens américains? - Hein, dit Thomas. Mais nous l'avons déjà, la citoyenneté. - Mais voter? Vous pouvez voter? - Bien sûr, on a obtenu le droit de vote en 1924. après l'homme noir et les femmes. Mais on l'a obtenu. ..." Est-ce que vous ne voulez pas payer d'impôts? - Non, répondit poliment  Thomas; Nous payons des impôts comme vous. Si nous gagnons suffisamment d'argent, nous payons. La seule différence, c'est qu'il n'y a pas d'impôt foncier....Cette loi va morceler nos terres, voyez-vous, poursuivit Thomas. Pour le moment, nous la possédons collectivement. ...On peut vendre les uns aux autres, mais ça reste dans la tribu. page 261

( Lettre de Thomas Wazhashk Minnie Cloud,  à l'université de Minnesota)...Je vous écris pour vous demander si vous accepteriez  de participer aux auditions qui auront lieu devant  le Comité  aux affaires indiennes du Sénat des Etats Unis. On nous dit que cela aura lieu en mars....page 312

Millie envisageait une carrière de juriste. Elle n'était pas très populaire et n'attirait  guère les hommes,  Ce dont elle se fichait, du moins le plus souvent. Elle était la fille unique de sa mère et voyait son père de temps à autre- Elle avait même logé chez lui au moment de son enquête de terrain sur les conditions de vie économiques et matérielles de la réserve. Elle avait fait du porte-à-porte, consignant chaque fois le type de construction, l'état de la toiture et des fenêtres - quand il y avait des fenêtres- ainsi que le mode  de chauffage et le nombre  d'occupants. On l'invitait souvent à rentrer, car elle avait beau être bourrue, elle savait se montrer amicale avec des inconnus. Le fait que son père était très apprécié jouait aussi. ...Ses recherches et les conclusions qu'elle en avait tirées étaient devenues son mémoire de maîtrise et ce long séjour sur la réserve comptait beaucoup pour elle. page 315

Il (Thomas) avait mis à profit l'instruction qu'il avait reçue d'eux  pour améliorer  la situation de son peuple.- il oubliait souvent que c'était pour ça  qu'il avait étudié. page 332

" Parfois,  quand je me promène, confia  Wood Mountains, j'ai l'impression qu'ils m'accompagnent , ces gens des temps anciens. je n'en parle à personne . mais ils sont tout autour de nous.  Je ne pourrai  jamis partir d'ici. page 388

Thomas;  La date était fixée.  Les auditions  auraient lieu la première semaine de mars. Ce qui donnait au conseil consultatif de Turtle Mountain environ deux mois pour sauver la tribu de la diaspora.  Millie. Assise par terre dans son manteau   d'hiver,  Millie Cloud  était penchée sur un cahier qu'elle pressait contre ses cuisses, y consignant les notes rapides sur les funérailles de Paranteau.  (  père de Patrice ). Elle n'avait jamis assisté  à un tel événement, jamis entendu  ces chants répétitifs, étrangement agréables malgré leur fausseté.  Jamis non plus, elle avait entendu parler chippewa,  au-delà de quelques  mots prononcés chez  les   Pipestrone; pendant son enquête, on s'était presque toujours adressé à elle en anglais. Elle comprenait maintenant que l'anglais lui était réservé er que  la plupart des gens, y compris Louis et Grace , parlaient  ici la langue traditionnelle. Fascinant.  page 398

Deux mois et quelques jours pour sauver sa terre  et son peuple.  Alors pourquoi avec si peu de temps devant lui, se retrouvait -il  à contempler le vide, ou à écrire des phrases décousues, non pas à des gens essentiels à leur combat mais à des parents, des amis?  Pourquoi gribouillait-il? ...Pourquoi ne pouvait-il pas se concentrer  et tout donner? Parce qu'il avait peur, voilà pourquoi.  Quelle attitude  fallait-il adopter à Washington? Comment s'y rendraient-ils?  Où logeraient y-ils?  Et si Arthur V. Atkins  ne faisait de lui qu'une bouchée? Le sénateur avait sa réputation. Il démolissait les Indiens  avec ses mots et ses mœurs. Et si Thomas échouait? S'il n'arrivait pas à se faire entendre?  A défendre leur cause?  Si la tribu était dissoute et que tout le monde perdait sa terre et devait partir à Minneapolis et que lui-même devait quitter sa maison? Que deviendrait sa famille?  Que  deviendrait Biboon? page 403

Watkins ( un sénateur) venait par ailleurs de refuser qu'on alloue un budget adapté aux Navajos - lesquels se trouvaient dans une situation désespérée, là-bas dans le désert du Sud-Ouest - au motif qu'ils étaient habitués à la pauvreté". Mais sa remarque avait suscité de nombreuses réactions et peut-être en éprouvait-il quelques remords. Thomas décidé de tout miser sur la détresse économique. On aurait dit que le sénateur voulait à la fois  que les Indiens disparaissent et qu'ils lui soient reconnaissants de cette disparition.  page 455

...Patrice parcourut la galerie qui donnait sur l'hémicycle de la Chambre des Représentants. C'était la veille de l'audition; ils essayaient  de prendre leurs marques au Capitole.  Elle s'assit. Jeta un oeil las aux gens d'alentour....page 473

Le sénateur Young parla bien et dit exactement ce que les membres du comité tribal avaient espéré qu'il dirait. ...Thomas prit la parole. D'abord présentations, politesses, demande exprès que soit mentionné que le voyage des membres de la tribu à Washington avait été payé par la générosité des leurs et non par le gouvernement. page 479

" Quand j'( Patrice)ai regardé la maison, j'ai su que Vera reviendrait. J'ai pensé  à ton amour pour Achille ( le bébé de Vera). Peut-être que je savais déjà qu'en voyant le bébé, tu te reconnaîtrais en elle. " - Oui; Elle  et moi, c'est pareil. " Il avait l'ai content, et elle se sentit plus légère, come si , débarrassée de ce poids étrange et pouvait passer à autre chose. Ils ( Patrice et Wood Mountain)  retournèrent ensemble à la maison et Vera leva les yeux vers eux lorsqu'ils entrèrent. Elle était en train de terminer  un panier - dont elle tissait  des lanières rouge  de saule fraichement coupé sur les cadres en lamelles de frêne préparés par Wood Mountain. L'odeur du saule était forte, souterraine. patrice se dit qu'elle devait  passer outre  à ses propres sentiments. Elle approuverait tout ce qui pourrait réparer  le cœur dévasté de sa sœur. page 519

Millie travailla tard à préparer une matrice pour diffuser à toute la tribu  le compte rendu du président du conseil. page 521

Thomas se souvint du petit pain à la confiture qui attendait dans sa gamelle. Rose lui avait fait du café fort et brûlant. Il secoua la tête , se frotta les yeux et se remit au travail, soulignant certains mots des messages préimprimés sur les cartes d'anniversaire et ajoutant de son écriture soignée des vieux personnels, jusqu'à ce qu'il soit l'heure de pointer et de faire la dernière ronde  de nuit. page 534

( L'auteur) Je me suis rendu compte que ce qu'avait accompli mon grand-père - avec d'autres membres de la tribu-  ainsi que des alliés non indiens- avait changé le cours e la terminaison et défié le rouleau compresseur fédéral en visant à enterrer les promesses légales, sacrées et immuables, scellées par les traités de nation à nation. page 539 Il est troublant de constater que le souvenir de la terminaison s'efface. page 540

Pour finir,  dussiez-vous douter un jour qu'une suite de mots secs dans un texte officiel soit capable de tuer l'espoir  et de briser des vies, puisse ce livre vous ôter  ce doute. Inversement, dussiez-vous croire un jour que nous sommes impuissants à changer  ces mots secs , puisse ce livre  vous donner du courage. page 243




vendredi, mai 20, 2022

POINT DE PASSAGE ( Konstantinos TZAMIOTIS) 2021

 Par une nuit d'hiver, alors qu'un terrible orage se déchaîne, un bateau chargé de migrants fait naufrage en mer Egée: plus de trois cents survivants se retrouvent sur une petite île dont la population hors saison atteint à peine cent trente âmes. Comment prendre soin de tous alors que le gros temps empêche l'aide extérieure, le ravitaillement, la livraison de médicaments? Par leur arrivée, les rescapés réactivent et exacerbent toutes les tensions existant entre des habitants isolés, qui se sentent eux-mêmes abandonnés par l'Europe. 

Ce récit choral des quelques jours partagés par les réfugiés et leurs hôtes révèle sous diverses  facettes la générosité, la peur, la surprise des rencontres improbables, l'opportunisme glaçant, la détresse, la méfiance et la grandeur d'âme. Comment faire une place à son prochain, l'accueillir et l'accepter comme il est? Avec son regard complexe, qui sonde chaque individu, sans le juger, Konstantinos Tzamiotis signe un roman d'humanité, profond et universel, volontiers cocasse, sur l'une des questions les plus brûlantes de ce début du XXI ème siècle. 

Pour qu'on vienne   frapper à ses volets à une heure pareille et par ce temps de chien, c'est qu'il s'était passé quelque chose. De fait, bien qu'elle eût encore la tête embrouillée de sommeil, Vassiliki enfila comme  elle put ses chaussures de sport, choisit son anorak le plus chaud, mit sa capuche, s'emmitoufla dans son écharpe et sortit de chez elle à toute vitesse. En voyant peu après le groupe amassé au sommet des rochers qui surplombaient les maisons du vieux port, elle eut la certitude qu'il s'était produit quelque chose de grave. Ce n'est que lorsqu'elle eut escaladé toute la pente où commençait l'estacade qu'elle eût la vision complète de la catastrophe et, elle comprit que cette soirée ne ressemblait à aucune de celles qui avaient précédé. ....C'était la première fois qu'elle voyait un spectacle pareil. après bientôt deux ans passés sur l'île, elle pensait s'y être habituée. Il ne se passait pas une semaines sans  un canot ou une embarcation remplie de réfugiés n'étaient pas rares; mais un navire de cette taille  et dans une telle situation, elle n' en avait jamais vu. page 16

Oussama ouvrit les yeux, affolé, et essaya de comprendre où il était. mais; couché sur le ventre, le visage contre terre, il  ne pouvait pas voir grand- chose. Il réussit péniblement à se relever mais n'alla pas jusqu'à se tenir debout et il fut obligé de se mettre à genoux. Anxieux, il inspecta son corps pour voir s'il avait du sang sur ses blessures mais tout semblait normal. Il était juste complètement sonné. Il avait très froid....Quand il fut suffisamment remis, il fouilla dans ses poches  avec frayeur en quête de son téléphone et ne le trouva pas. Il chercha à quatre pattes autour de lui, sans succès. S'il n'avait pas été déjà désespéré, il aurait éclaté en sanglots. Son téléphone était ce qu'il avait le plus précieux. Il avait enregistré les numéros de tous ceux qu'il devait appeler au cours de ses transferts, et ceux de ses proches au pays, au cas où il aurait besoin d'argent. Sans lui, il était perdu. page 59

Soudain, il n'en pouvait plus d'être là.  Il n'aurait même pas dû se trouver  sur cette île. Par un choix inconséquent et prétendument romantique,  au lieu de travailler imperturbablement à son livre, dans son joli bureau, il s'était venu s'enfermer en plein hiver dans ce trou, et risquait de voir son destin lié à celui des gens  dont il ne voulait pas entendre parler. C'était dur, peut-être, mais lui aussi avait ses priorités. Ce qui se passait sous  ses yeux ne le concernait pas . page 84   

Si seulement il avait choisi d'autres études et n'avait pas fait avocat.  S'il avait opté pour  médecin ou polytechnique, comme Karanikolas qui allait quitter le pays  sitôt dégagé du service.  Il y avait de la demande à l'étranger, pour les médecins et les ingénieurs. Mais les avocats, ce n'était pas la même histoire. C'est que le droit grec  et le droit anglais  n'étaient pas du tout les mêmes. S'il voulait travaillet et gagner sa vie décemment, il allait devoir reprendre un doctorat, tout recommencer à zéro. Mais, tous ça coûtait de l'argent. , tous ça.... page 96

" Je ne supporte plus cette situation, explosa-t-elle, et elle tira une chaise pour s'asseoir. ça fait deux ans  maintenant que les gens arrivent ici, sans arrêt, j''en ai ma claque. J'en ai ma claque de la misère; Ma claque de les voir se noyer. Ma claque de les voir espérer qu'une vie meilleure les attend.  Comment te faire comprendre? J'en ai marre que ma vie tourne autour d'eux. Je sais, j'ai l'air horrible. comme ceux qui ne pensent qu'à eux, mais je n'en peux plus  de faire comme si tout allait bien.. Moi, j'ai un toit sur la tête alors qu' eux, ils ont tout perdu. A la fin,  ce n'est pas ma faute que le sort s'acharne sur eux. Pourquoi je dois souffrir avec eux? page 101..." Tu te souviens des sacs à dos qu'on repêchait en mer? continua Ingrid d'une voix tremblante. Je les prenais, je les lavais avec tout ce qu'ils contenaient,, je les remettais à neuf.  Et comme ça,  les suivants, quand ils avaient perdu les leurs, ils allaient  en retrouver un autre, plein de choses utiles.  J'aimais être utile. L'idée d'aider les autres m'apportaient de la joie, du bonheur même. Mais, voilà trop longtemps que ça dure.  Je ne peux plus faire semblant d'être forte, ni pour eux, ni pour qui que ce soit. Et je ne vais pas m'excuser d'avoir un toit  au-desus de ma tête et de manger à ma faim. Il faut que je pense à moi. " page 102

" Ne comptez pas sur l'aide de la grande île...- Raison de plus  pour oublier les belles paroles et voir d eplus près comment s'y prendre pour protéger  notre île et nos biens, continua l'ancien maire.... Et autre chose.... Ces gens-là, ils sont qui?  Qu'est-ce qui nous garantit qu'il n'y a pas un criminel parmi eux? " page 114

" L'Europe n'est pas le paradis dont ils rêvent. Du moins, pas pour tout le monde. "- " Vous m'accorderez que l'enfer  non plus n'est le même pour tous.  répliqua sèchement Rachid. page 114

Beaucoup de travail l'attendait, trois cents miches avant midi. On lui avait promis de l'aide, mais elle savait que c'étaient des paroles en l'air et qu'elle aurait probablement tout à  faire seule. En habituée, elle estima d'un coup d'oeil la quantité de sacs de jute empilés, en prit un, le  déchira par le haut avec le couteau qu'elle gardait à cet effet et mit la farine dans le pétrin métallique. Elle ajouta la levure, le sel et enfin l'eau. Ayant tracé au-dessus des ingrédients le signe de croix, elle mit l'appareil en marche.....page 122

" Tu ne comprends pas vraiment rien? fit le maire, scandalisé. Ces gens sont désespérés. C'est méprisable de profiter des comportements odieux de quelques-uns pour calomnier tout le monde.  - Vous insistez pour les voir comme des victimes innocentes alors qu'ils sont en majorité des centaines de clandestins, qui n'ont rien à faire chez nous.  - Tu devrais avoir honte. .;Un réfugié est sacré.. Page 138....La moitié de l'Asie et de l'Afrique sera passée par ici, ça va bien maintenant. Pour qui ils nous prennent? On est un pays minuscule. C'est écrit qu'on est obligés de les nourrir, habiller, héberger tous ceux qui passent? Et avec ça, faudrait les traiter avec tous les égards?. Tu étais là, tu as vu ce qui aurait pu se passer tout à l'heure. Ces fumiers ont vite fait de te faire bouffer ta charité dès que ça ne se passe pas comme prévu.  page 139

Il s'approcha d'une des femmes qui préparaient le repas du soir. " Je veux aider, lui dit-il en la regarda    nt dans les yeux. Dites-moi ce que je peux faire.   La femme sourit, lança un coup d'oeil à la dérobée à sa voisine et lui fit signe de la suivre. page 152

" ça peut faire un gentil petit pactole insista Zacharias. - Sans blague, la moitié de ceux qui arrivent sont pleins aux as, ajouté Mitsos. - Ne me dites pas que ce sont des choses bien? intervint le capitaine.  - C'est la loi de l'offre t de la demande, poursuivit Zacharias dans sa lancée Tant qu'il s'en trouvera pour acheter, il y en aura pour vendre.  ça s'appelle le commerce, c'est mal?  - Ce n'est pas bien de profiter de ceux qui sont dans le besoin. , c'est ce que je veux dire, dit le vieil homme en secouant tristement la tête. page 156

Je ne vais pas vous mentir. ça fait cinq mois que je suis là. Au début, même si c'était dur,  j'ai essayé d'être compréhensif envers tout le monde. je dis ça parce qu'il  faudrait pas croire que je suis un type gâté qui se fut d ela lisère du monde . mais  plus le temps passe, plus c'est dur.  -- "Après tout ce que j'ai vu ici, il a peur qu'en rentrant à Athènes, plus rien ne l'impressionne, ni la misère , ni les gens qui dorment dehors, ni quoi que ce soit qu'on voit ici tous les jours." - " C'est pas qu'on devienne indifférent,...C'est juste qu'à un moment, il faut  qu'on se protège,. .On ne peut pas compatir à la douleur du monde entier,  ce n'est pas normal, ce n'est pas humain.  " - " Pourtant, tout à l'heure, quand quelqu'un est venu vous demander de lui prêter votre portable, vous l'avez fait sans hésiter. " - "ça s'est fait comme ça. Depuis ce matin, 'ai fit non à une dizaine d'autres. page 196

" Faire ce qu'on peut, c'est déjà beaucoup, fit remarquer  Vassiliki en essayant de rester à une certaine distance de lui. page 201

Le maire, come la plupart des habitants se tenait encore devant le café lorsque le bateau disparut à l'horizon....." Si les choses ne s'étaient pas passées comme elles se sont passées, si....- -  Si, au lieu de les rejeter , nous les avions gardées. Quel mal y aurait-il?     - ça me navre de voir des jeunes mourir, mais ça me navre aussi de voir qu'ils ne veulent pas de nous. Qu'est-ce qu'on leur a fait pour qu'ils veuillent partir?  C'est mieux, là où ils vont? Le maire repartit d'un éclat de rire.  " C'est les maisons vides qui manquent? Ou les champs de blé en friche qu'on ne vont pas donner de pain? Qu'on les confie à des gens qui n'ont pas peur de travailler, et tout ça, va revivre. Tu sais combien ils nourrissaient  de personnes autrefois, ces champs que vous , les jeunes,  vous voyez comme des déserts? Ce ne sont pas nos compatriotes qui vont s'en occuper. ...Les vergers pourraient  renaître...Page 209

" Et nous, quand on s'est fait chasser d'Anatolie, on avait l'air de quoi en arrivant ici?  J'aurais voulu t'y voir, pour qu'on comprenne dans quelle misère on  a été jusqu'à ce que ça s'arrange. On était de vrais sauvages. Pour une poignée de câpres, tu te faisais défoncer le crâne. ...page 210

Un cri retentit.  Tout le monde se tourna du côté d ela petite place. Quelqu'un arrivait pour prévenir que, sur l'autre côté de l 'île, trois barques venaient d'apparaître, pleines de monde. page 209




vendredi, mai 13, 2022

LE LAC DE NULLE PART ( Pete Fromm ) 2022

 Cela fait bientôt deux ans que Trig et Al, frère et soeur jumeaux, n'ont plus de contact avec leur père. Et voilà qu'il réapparaît dans leur vie et réclame "une dernière aventure": un mois à sillonner ensemble en canoë les lacs du Canada. A la fois excités à l'idée de retrouver leur complicité de leur enfance et intrigués par ces retrouvailles soudaines, les jumeaux acceptent de partir au milieu de nulle part. Mais, dès leur arrivée, quelque chose ne tourne pas rond, les tensions s'installent. Contrairement à ses habitudes, leur père paraît mal préparé à l'expédition, qui s'annonce pourtant périlleuse par ce mois de novembre froid et venteux. Tous les trois devront naviguer avec la plus grande prudence entre leurs souvenirs et la réalité. 

Le nouveau roman de Pete Fromm est un voyage inattendu à travers les étendues glacées du Canada où la surface de l'eau sert de miroir à nos peurs, colères et espoirs. 

" Au fur et à mesure qu'ils s'enfoncent dans le parc provincial de  Quetico, remontent en eux des souvenirs d'enfance, leurs joies partagées lorsqu'ils étaient encore une famille unie. Mais se glissent des souvenirs plus douloureux, cachés, des non-dits, des silences pesants qui entretiennent un malaise ambiant."

L'espace d'une seconde, nous sommes douloureusement conscients qu'une personne manque à l'appel. Comment affronter le gouffre de l'absence, le fait que l'un de nous doit pagayer seul  à présent? ( les parents ont divorcé) - Pas de problème...;J 

 ( Trig, le fils) "Sérieusement, on va où? C'est classé top secret ou quoi? Histoire d'avoir une idée de notre itinéraire?  - Il ( le père ) me dévisage. - Quoi? Bien sûr qu'on peut consulter les cartes. Il n'y a jamis eu de secrets entre nous.  - Jamais?  il n'y a que des secrets entre nous. " Papa plisse le front et baisse les yeux, feignant la perplexité. .;.les secrets? par où commencer? Le divorce peut-être? le jour où Papa et Maman nous ont assis dans le salon pour lâcher la bombe? Papa allait "s'absenter un moment" page 65

" Pourquoi ce voyage Papa? Si on n'est pas censés en parler à Maman? Qu'est-ce qu'on fait là?  Puisqu'il n'y a pas de secrets entre nous? ....." Je ne suis pas au top de ma forme, dit Papa, le souffle court. ..;Maman est morte, il y a deux ans. - J'étais à l'enterrement, papa, tu t'en souviens pas?  " Je me suis retrouvé tout seul dans le Wiscousin. Ma présence là-bas n'était plus justifiée et mon boulot.....disons j'aurais préféré démissionner plutôt que d'avoir à le supporter une journée de plus.  T'as déjà installé des panneaux solaires à soixante ans? ....On se pose des questions , c'est tout.   - C'est tout dis-je après quelques coups de pagaie. ...." Soudain, plus rien n'avait de sens. Voilà,  Ma vie n'avait plus de sens. Par ma faute. ...Toi...Comment j'ai fait pour en arriver là.;;On était devenus  des étrangers. A l'enterrement, tu n'étais qu'un inconnu de plus, un ami de ma mère, une figure du passé....Tu vis seul dans une maison vide, les membres de ton ancienne famille, celle que tu as fondée, celle où tu es né, sont morts et ton autre famille, vit à mille kilomètres de là, tu ne la fréquentes plus, et tu sais que c'est de ta faute. ..;J'ai pensé qu'il était temps d'agir, de  sortir de ma tanière, j'ai voulu vous revoir là où on était  heureux. - Si tard? On aurait pu....- Plus tard, ç'aurait été trop tard, tu comprends, Trig?  Si t'attends un beau jour, tu attends toujours.....Ne t'inquiète pas Trig. dit-il alors. Je voulais juste vous revoir. Rien de plus.   ça te va comme explication. ? - ça me va. Je n'imaginais pas que c'était si dur pour toi, là-bas. Je pensais que tu passais ton temps à pagayer , à pêcher, à faire des deux de camp....pages 67; 67; 68, 69.

" Alors, tu ne trouves vraiment pas qu'il est un peu à côté de ses pompes? - Al se penche vers moi.  - Pas plus que d'habitude, tu veux dire." page 103

Ah,  j'étais sûr que Papa et Maman savouraient quelques  instants  de tranquillité, la petite goutte, les fauteuils de camping, l'odeur de la fumée de bois pendant que leurs enfants sauvages batifolaient sur l'eau . A présent, je me dis que nous étions peut-être la seule chose qui les liait encore. En grandissant, nous les avons laissés en tête à tête, avec nulle autre préoccupation que de regarder  se creuser les fissures qui étaient apparues entre eux. page 120

" Papa, qu'est-ce qu'on fout là? " Sans se départir de son sourire, il se tourne vers moi. - Exactement ça, dit-il. J'approche mon visage du sien. - Planer? - Etre ensemble, comme avant. Tous les trois dans la nature. Merde, Trig, une aurore boréale, quand même! - On était quatre, avant.  murmure Al. page 124

Papa énumère les lacs. - Batchewaung, Pickerel, maria, Jesse, Elizabeth, Walter, Lonely.  " Je , comprends qu'il est déjà venu ici, seul, comme si un endroit pouvait  réparer sa vie. - Quand? dis-je - Quoi? - Quand est-ce que tu es venu ici?  Il hausse les épaules. - Il y a quelques années. Mais le séjour ne s'est pas passé comme prévu. C'était super, ne vous méprenez pas....Je me retenais de me retourner pour vous sourire, comme quand vous étiez gosses. Comme si je ne vous avais jamis abandonnés. ...Des fois, j'étais sûr que vous étiez avec moi. L'aventure la plus solitaire de ma vie. - On est sur le lac Lonely?, là? demande Al. Papa hoche la tête - Je crois....Je pensais que c'était l'endroit  parfait pour vous dire que vous l'avez manqué. Et que j'ai eu tort de vous quitter, dit Papa. page 125

- La glace s'est épaissie, mais on peut encore pagayer. - Aucun signe de Papa? " Elle ne peut s'empêcher de poser la question, pourtant elle sait que si j'avais repéré le moindre signe, je lui aurais aussitôt fait part.  - On devrait partir le plus tôt possible." Nous mangeons en silence, soufflant des nuages de vapeur que la chaleur du café rend plus épais encore. ....Al démonte la tente, alors je suis obligé d'admettre que nous partons sans lui. Je jette un oeil à sa tente couverte de neige, pense aux deux canoês. Al range la tente dans la housse et la pose à côté du Duluth.  - Si on laissait celle de Papa? dis-je.  - Sa tente? - Au cas où." Elle hoche la tête... " On pourrait laisser le hamac, aussi. - Et son fauteuil.  - Toutes ses affaires, en fait. Sauf ses chaussures. Et les moufles. page 220 ( le père a disparu une nuit)

" Al? - Qu'est-ce que tu fais? - Eteins la lumière." Je m'exécute." Incroyable, non? " Je la dévisage sans comprendre. Elle tire la pampille sur le bonnet de Papa jusqu'à ce que je regarde le ciel. Une aurore boréale embrase la nuit. Le spectacle, la semaine dernière, n'était qu'un échauffement. Je n'ai jamais rien vu de pareil. " Il paraît que les aurores boréales sont les esprits des morts. Ou les torches censées les mener à  au-delà, murmure Al. " Je hoche la tête.  " Les esprits ont dû penser que Papa avait besoin de beaucoup de lumière. page 266

vendredi, mai 06, 2022

CONNEMARA Nicolas MATHIEU) 2022

 Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l'Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d'architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence: se tirer, changer de milieu, réussir. Et pourtant, le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu. Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n'a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n'est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts , les grandes décisions, l'âge des choix. Aujourd'hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu'il a tout raté. Et pourtant, il croit dur comme fer que tout est encore possible. Connemara c'est une histoire des comptes qu'on règle avec le passé et le travail aujourd'hui, entre PowerPoint et open space. C'est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quan le décor est bien planté et que l'envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d'un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi. 

Hélène avait fait un effort pour sourire.  Une génération à peine la séparait de Lison, et déjà, elle ne comprenait plus rien aux usages amoureux qui avaient  cours. En l'écoutant, elle avait découvert les possibilités de rencontres, la durée des relations, l'intérêt qu'on se portait ensuite, l'enchaînement des  histoires, la tolérance pour  les affaires simultanées, le tuilage, ou la synchronicité des amours, les règles en somme, de la baise et du sentiment avaient  subi des mutations  d'envergure. page 18

Avec Manuel, ils avaient tout d'abord repris de vive voix  nombre de propos tenus virtuellement , comme pour se vérifier, l'un finissant les phrases de l'autre,  dans ce drôle de moment où chaque parole faisait un peu figure de mot de passe....Page 54...Au troisième verre, la situation s'était encore gâtée quand Hélène reconnut  une meuf en terrasse, qui avait fréquenté  le même collège qu'elle autrefois. Sonia Magin, une blonde  à la peau rosée, orpheline de père  à douze ans, qui fumait déjà en cinquième et comptait  quatre grands frères plus azimuts les uns que les autres. page 55

Elle consulta sur Facebook les profils des uns et des autres pour voir ce qu'ils étaient devenus. Beaucoup avaient grossi, les hommes perdaient leurs cheveux, les femmes aussi en fait. Tous faisaient mine d'être heureux...page 62

A treize ans, Hélène est une petite bêcheuse. C'est en tout cas ce que pense sa mère , parce qu'elle ne veut rien foutre à la maison. , qu'elle parle mal, corrige ses parents quand ils font une faute de français, se met en colère pour un oui ou pour un non et vit dans une bulle où Jim Morrison et Luke Perry occupent la meilleure place. page 65

Mireille ( mère d'Hélène) est une femme énergique aux cheveux courts, incapable de prendre un gramme et dont les yeux clairs jettent continuellement des éclairs d'exaspération, notamment sur ceux qui n'ont pas la chance d'être aussi énergique qu'elle, les empotés, sa fille. Elle a quitté l'école à quatorze ans, bossé dans une filature,, puis s'est élevée au poste de secrétaire dans les bureaux, à force de cours du soir. C'est ainsi qu'à vingt-quatre ans, elle a pu intégrer une étude notariale. Elle en tire un orgueil libéral même si ses journées consistent à  trier des papiers et répondre au téléphone. ..De ce fait, elle est plus ou moins convaincue d'être l'intellectuelle de la famille, et considère son mari, Jean,  avec un rien de condescendance. Ce dernier ne s'en formalise pas. Il admet cette domination qui se compose ailleurs et lui évite d'avoir à se taper tout ce qui relève de la paperasse...Page 70

Les parents d 'Hélène ont voulu que celle-ci  fréquente un bahut privé parce que cet établissement a  le double avantage de se trouver à proximité de l'étude où bosse Mireille et d'accueillir les gosses des notaires qui l'emploient. page 79

Pourtant, on s'aime dans cette maison, mais de cette manière maladroite et contrariée, où le manque de mots  se compense  par la profusion de dépenses. Parce que si Gérard se casse le cul douze heures par jour dans s a boutique, ce n'est pas pour se serrer la ceinture...Quant à Sylvie, elle donnerait un bras pour le bonheur de ses enfants. Elle veille d'ailleurs à leur réussite scolaire, avec un succès mitigé toute fois. page 108

Hélène n'était certes plus de ce monde des rouspétances où elle avait grandi et qui la dégoûtaient un peu à présent.  D'ailleurs, elle ne rendait plus visite à ses parents qu'aux occasions indispensables, Noël et la bonne année, une fois l'été, leur montrer les filles et les leur laisser une semaine au bon air des Vosges. Mais , malgré elle, elle conservait en soubassement des réflexes de gagne-petit, une sorte d'instinct de cocu qui faisait voir tout de suite la stupidité des ordres verticaux...page 135