samedi, mai 28, 2022

CELUI QUI VEILLE (Louise ERDRICH) 2022

 Dakota du Nord, 1953. Thomas  Wazhashk, veilleur de nuit dans l'usine de pierres d'horlogerie proche de la réserve de Turtle Mountain, n'est pas près de fermer l'oeil. Il est déterminé à lutter contre le projet du gouvernement fédéral censé "émanciper " les Indiens, car il sait bien que ce texte est en réalité une menace pour les siens.  Contrairement aux autres jeunes employés chippewas de l'usine, Pixie, la nièce de Thomas ne veut pour le moment ni mari, ni enfants.  Pressée de fuir un père alcoolique, insensible aux sentiments du seul professeur blanc de la réserve, comme à ceux d'un jeune boxeur indien, elle brûle de partir pour Minneapolis retrouver sa sœur aînée, dont elle est sans nouvelles. Pour "celui qui veille" , n'ayant de cesse d 'écrire aux sénateurs dans le but d'empêcher l'adoption de la loi, quitte à se rendre lui-même à Washington, comme pour Pixie, qui entreprend le premier voyage de sa jeune existence, un long combat commence. Il va leur révéler le pire, mais aussi le meilleur de la nature humaine.   

Inspirée par la figure de son grand-père maternel, qui a lutté pour préserver les droits de son peuple, Louise Erdrich nous entraîne dans une aventure humaine peuplée de personnages inoubliables. Couronné par le prix Pulitzer, ce majestueux roman consacre la place unique qui est la sienne dans la littérature américaine contemporaine.   

Elle, (Pixie ou Patrice) était la première de la famille à avoir un travail. pas un travail qui revenait à poser des pièges, chasser ou ramasser des baies. Un travail de Blanc. Leur mère ne disait rien mais laissait voir sa gratitude. Cette année, Pokey avait des chaussures neuves, pour l'école. Vera quant à elle avait reçu  une robe en tissu écossais, un nécessaire à permanente et des socquettes blanches pour son voyage à Minneapolis. Et Patrice ( Pixie)  économisait chaque mois un peu de son salaire afin de suivre sa sœur, qui avait peut-être disparu. page 27

Un jour, elle aurait une montre. patrice ( Pixie) rêvait d'un moyen précis pour savoir l'heure. parce que le temps n'existait pas pour elle. Ou plutôt, c'était la façon de le mesurer comme à l'école ou au travail qui n'existait pas. Il y avait un petit réveil marron sur le tabouret près de son lit, mais à chaque heure qui passait, il prenait cinq minutes de retard. Elle devait compenser en réglant l'alarme, et si d'aventure, elle oubliait de le remonter, tout était perdu.  Son travail dépendait aussi de l'accès à une voiture. De Doris ou de Valentine. Sa famille n'avait pas de vieux véhicule, qu'elle aurait pu tenter de réparer.  Ni même une vieille carne qu'elle aurait pu monter.  page 36      Aujourd'hui, la famille n'avait plus que Patrice, élevé chippewa mais parfaitement  à l'aise en anglais, initiée du savoir de sa mère mais aussi devenue catholique. Elle connaissait les chants de Zhaanat tout en étant première de sa classe. page 37

..;un texte du Congrès censé émanciper les Indiens. Tel était le mot repris dans la presse. " Emanciper". .... " Chuis au courant, tu penses. ça a l'air d'être une bonne chose, dit Eddy. Paraît que je pourrai vendre mes terres. Tout ce que j'ai , c'est une dizaine d'hectares". - Mais alors, tu n  'aurais plus d'hôpital. Plus de dispensaire, plus d'école, plus d'agent agricole, plus rien. Nulle part où ne serait-ce que poser ta tête". - J'ai besoin de rien....- C'est une mort plus moche que tu ne crois. page 41

" Je me bats contre un truc de Washington, reprit Thomas. Je ne sais pas quoi exactement Archie, mais je peux dire que ça  n'augure rien de bon". page 82

Mais lorsqu'elle se recula,  Zhaanat  mère de Pixie ou Patrice) sourit en regardant les chaussures cirées de sa fille, son manteau pimpant, son rouge à lèvres etses cheveux apprêtés après une nuit de boucles forcées. Valentine lui avait prêté ses gants.  " Tu ressembles à une femme blanche " dit Zhaana en chippewa.  Patrice rit. Son déguisement les réjouissait tous les deux.  page 89

Il avait beau très bien parler anglais, il était plus expressif dans sa langue maternelle. page 92

Il était veilleur de nuit depuis plusieurs mois. Au début, ses tâches de président du conseil tribal de Turtle Mountain pouvaient  être accomplies entre la fin de l'après-midi et le début de la soirée. En général, il arrivait à dormir le matin, en sortant du travail.....Mais voilà que, de temps à autre, le gouvernement se souvenait  de l'existence des Indiens. Et s'efforçait alors toujours de les résoudre. Pour nous résoudre, se dit Thomas, ils  se débarrassent de nous. Et prennent-ils alors la peine de nous prévenir? La bonne blague. Il n'avait reçu aucune notification de la part des autorités. C'est en lisant le Minot Daily News qu'il avait découvert que quelque chose se tramait...page 105

"Les Mormons...Leur religion leur demande de changer les Indiens en Blancs. " page 119

Thomas était de la génération d'après le bison, celle des qui-sommes- nous- désormais. Il était né sur la réserve, avait grandi sur la réserve, et tenait pour acquis qu'il mourrait sur la réserve. IL possédait une montre mais n'avait jamis appris à lire l'heure en étudiant la position du Soleil et de la Lune. Il avait d'abord parlé l'ancienne langue, puis aussi l'anglais avec un petit quelque chose de lui et une infime trace d'accent...Sa génération devait se définir.  Qui était indien? Qu'est-ce- que ça voulait dire?  qui? Qui?  qui? et comment?  comment leur identité pouvait-elle dépendre  d'un pays qui , les ayant vaincus,  essayait par tous les moyens de les abandonner?  Ce pays continuait à manifester sa haine frontalement , certes, mais le plus souvent maintenant , ça passait par un déversement de  sentiments glorieux.....page 127

Cette maudite année-là, Son père avait le visage creusé, les pommettes saillantes. Thomas avait faim tout le temps. ...Les écoles de la réserve fournissaient  un seul repas par jour., alors que le pensionnat financé par le gouvernement  vous nourrissait matin, midi et soir. Ce n'était qu'à une journée de chariot si on se mettait en route bien avant l'aube. Lorsqu'il partit, sa mère se cacha le visage  dans les mains....en larmes. Jusqu'au dernier moment, elle avait hésité à lui couper  les cheveux. C'était ce qu'ils feraient , là-bas.  Or, chez eux, se couper les cheveux signifiait  que quelqu'un était mort.  C'était une façon de faire son deuil. Juste avant le départ, elle avait tranché  la natte de Thomas avec un couteau  - elle la suspendrait dans les bois afin que le gouvernement  ne puisse  pas garder son fils, pour qu'il rentre chez eux. Et de fait, il était rentré. page 129

"Nous ne sommes plus rien. Notre travail sert à des tas de gens. Il y a les enseignants, les infirmières, mes médecins, les bureaucrates toujours portés sur le marchandage comme les marchands de bestiaux   . Et puis, les autres directeurs de ceci , de cela. Il y a les employés du département foncier et ceux qui tiennent les registres.....Fais leur comprendre à Washington. On commence  tout juste à se mettre debout. A gagner assez  pour avoir trois sous en poche.  A faire tourner nos fermes. A exceller à l'école, comme toi. Tout ça, en pâtira. Sera balayé.  Et les malades, où iront-ils?  Ils nous ont donné la tuberculose. .....Ils font comme si on n'avait été pas signé de contrat, et n'avaient pas de loyer à payer. ...page 152

" Tu sais, Louis, on devrait  réfléchir à monter une délégation. - C'est si grave que ça?  - Je crois. -Aller à Washington, comme les Anciens. - Je n'arrive pas à comprendre, fit Louis, en baissant les yeux. Mon fils a risqué sa vie. - Comme Falon, répondit  Thomas...Il paraît qu'il veut ( un sénateur Watkins) nous apprendre à être autonomes, à être debout tout seuls. page 175

Zhaanat ( mère de Pixie ou Patrice) n'était pas comme tous ces autres adultes, enseignants, prêtres ou bonnes sœurs, qui avaient cherché déchiffrer le ponde pour Patrice. Son intelligence fonctionnait différemment. Sa pensée n'était pas compartimentée, ou peut-être les compartiments y étaient-ils d'une autre nature, ou invisibles. Les Indiens, comme elle,  se voyaient affublés par les Blancs de l'étiquette bêtes et bornés. Mais l'intelligence  de Zhaanat donnait le vertige tant elle était vaste. Il lui arrivait de savoir des choses qu'elle n'aurait pas dû savoir....page 231

' Une délégation d'Indiens au palais de Fargo pour le projet du gouvernement)  " Nous sommes ici pour discuter des lois prévues suite au vote de la House Concurrent Resolution 108, qui doit mettre un terme aux aides fédérales destinées à l'agence Turtle Mountain. ....Thomas sentit que l'air  commençait à manquer dans la pièce. De brefs  éclats de phrase retenaient son attention, laquelle s'égarait dans la densité du passage suivant. Gary Hommes lisait  d'une voix calme et éraillée. Il s'interrompait souvent pour se racler la gorge ou émettre un long " hummm". Réallocation des propriétés fédérales...;qu'un terme puisse être mis à... ces Indiens ...au vu  de la conséquente inutilité de ces derniers....procéder à la vente de ces terres et allouer les sommes acquises...la gestion en fiducie des affaires de la Bande  et de ses membres est terminée, ...terminaison;;;terminer. page 238...Comme des générations d'Indiens avant  eux, ils tentaient à présent de comprendre un homme blanc appliqué à lire un document interminable. page 239

" Depuis que l'homme blanc est arrivé en 1492, il a dépouillé l'Indien de ses richesses. "  page 244

" Mais j'ai entendu dire que vous obtiendrez la citoyenneté.. Ne voulez-vous pas être citoyens américains? - Hein, dit Thomas. Mais nous l'avons déjà, la citoyenneté. - Mais voter? Vous pouvez voter? - Bien sûr, on a obtenu le droit de vote en 1924. après l'homme noir et les femmes. Mais on l'a obtenu. ..." Est-ce que vous ne voulez pas payer d'impôts? - Non, répondit poliment  Thomas; Nous payons des impôts comme vous. Si nous gagnons suffisamment d'argent, nous payons. La seule différence, c'est qu'il n'y a pas d'impôt foncier....Cette loi va morceler nos terres, voyez-vous, poursuivit Thomas. Pour le moment, nous la possédons collectivement. ...On peut vendre les uns aux autres, mais ça reste dans la tribu. page 261

( Lettre de Thomas Wazhashk Minnie Cloud,  à l'université de Minnesota)...Je vous écris pour vous demander si vous accepteriez  de participer aux auditions qui auront lieu devant  le Comité  aux affaires indiennes du Sénat des Etats Unis. On nous dit que cela aura lieu en mars....page 312

Millie envisageait une carrière de juriste. Elle n'était pas très populaire et n'attirait  guère les hommes,  Ce dont elle se fichait, du moins le plus souvent. Elle était la fille unique de sa mère et voyait son père de temps à autre- Elle avait même logé chez lui au moment de son enquête de terrain sur les conditions de vie économiques et matérielles de la réserve. Elle avait fait du porte-à-porte, consignant chaque fois le type de construction, l'état de la toiture et des fenêtres - quand il y avait des fenêtres- ainsi que le mode  de chauffage et le nombre  d'occupants. On l'invitait souvent à rentrer, car elle avait beau être bourrue, elle savait se montrer amicale avec des inconnus. Le fait que son père était très apprécié jouait aussi. ...Ses recherches et les conclusions qu'elle en avait tirées étaient devenues son mémoire de maîtrise et ce long séjour sur la réserve comptait beaucoup pour elle. page 315

Il (Thomas) avait mis à profit l'instruction qu'il avait reçue d'eux  pour améliorer  la situation de son peuple.- il oubliait souvent que c'était pour ça  qu'il avait étudié. page 332

" Parfois,  quand je me promène, confia  Wood Mountains, j'ai l'impression qu'ils m'accompagnent , ces gens des temps anciens. je n'en parle à personne . mais ils sont tout autour de nous.  Je ne pourrai  jamis partir d'ici. page 388

Thomas;  La date était fixée.  Les auditions  auraient lieu la première semaine de mars. Ce qui donnait au conseil consultatif de Turtle Mountain environ deux mois pour sauver la tribu de la diaspora.  Millie. Assise par terre dans son manteau   d'hiver,  Millie Cloud  était penchée sur un cahier qu'elle pressait contre ses cuisses, y consignant les notes rapides sur les funérailles de Paranteau.  (  père de Patrice ). Elle n'avait jamis assisté  à un tel événement, jamis entendu  ces chants répétitifs, étrangement agréables malgré leur fausseté.  Jamis non plus, elle avait entendu parler chippewa,  au-delà de quelques  mots prononcés chez  les   Pipestrone; pendant son enquête, on s'était presque toujours adressé à elle en anglais. Elle comprenait maintenant que l'anglais lui était réservé er que  la plupart des gens, y compris Louis et Grace , parlaient  ici la langue traditionnelle. Fascinant.  page 398

Deux mois et quelques jours pour sauver sa terre  et son peuple.  Alors pourquoi avec si peu de temps devant lui, se retrouvait -il  à contempler le vide, ou à écrire des phrases décousues, non pas à des gens essentiels à leur combat mais à des parents, des amis?  Pourquoi gribouillait-il? ...Pourquoi ne pouvait-il pas se concentrer  et tout donner? Parce qu'il avait peur, voilà pourquoi.  Quelle attitude  fallait-il adopter à Washington? Comment s'y rendraient-ils?  Où logeraient y-ils?  Et si Arthur V. Atkins  ne faisait de lui qu'une bouchée? Le sénateur avait sa réputation. Il démolissait les Indiens  avec ses mots et ses mœurs. Et si Thomas échouait? S'il n'arrivait pas à se faire entendre?  A défendre leur cause?  Si la tribu était dissoute et que tout le monde perdait sa terre et devait partir à Minneapolis et que lui-même devait quitter sa maison? Que deviendrait sa famille?  Que  deviendrait Biboon? page 403

Watkins ( un sénateur) venait par ailleurs de refuser qu'on alloue un budget adapté aux Navajos - lesquels se trouvaient dans une situation désespérée, là-bas dans le désert du Sud-Ouest - au motif qu'ils étaient habitués à la pauvreté". Mais sa remarque avait suscité de nombreuses réactions et peut-être en éprouvait-il quelques remords. Thomas décidé de tout miser sur la détresse économique. On aurait dit que le sénateur voulait à la fois  que les Indiens disparaissent et qu'ils lui soient reconnaissants de cette disparition.  page 455

...Patrice parcourut la galerie qui donnait sur l'hémicycle de la Chambre des Représentants. C'était la veille de l'audition; ils essayaient  de prendre leurs marques au Capitole.  Elle s'assit. Jeta un oeil las aux gens d'alentour....page 473

Le sénateur Young parla bien et dit exactement ce que les membres du comité tribal avaient espéré qu'il dirait. ...Thomas prit la parole. D'abord présentations, politesses, demande exprès que soit mentionné que le voyage des membres de la tribu à Washington avait été payé par la générosité des leurs et non par le gouvernement. page 479

" Quand j'( Patrice)ai regardé la maison, j'ai su que Vera reviendrait. J'ai pensé  à ton amour pour Achille ( le bébé de Vera). Peut-être que je savais déjà qu'en voyant le bébé, tu te reconnaîtrais en elle. " - Oui; Elle  et moi, c'est pareil. " Il avait l'ai content, et elle se sentit plus légère, come si , débarrassée de ce poids étrange et pouvait passer à autre chose. Ils ( Patrice et Wood Mountain)  retournèrent ensemble à la maison et Vera leva les yeux vers eux lorsqu'ils entrèrent. Elle était en train de terminer  un panier - dont elle tissait  des lanières rouge  de saule fraichement coupé sur les cadres en lamelles de frêne préparés par Wood Mountain. L'odeur du saule était forte, souterraine. patrice se dit qu'elle devait  passer outre  à ses propres sentiments. Elle approuverait tout ce qui pourrait réparer  le cœur dévasté de sa sœur. page 519

Millie travailla tard à préparer une matrice pour diffuser à toute la tribu  le compte rendu du président du conseil. page 521

Thomas se souvint du petit pain à la confiture qui attendait dans sa gamelle. Rose lui avait fait du café fort et brûlant. Il secoua la tête , se frotta les yeux et se remit au travail, soulignant certains mots des messages préimprimés sur les cartes d'anniversaire et ajoutant de son écriture soignée des vieux personnels, jusqu'à ce qu'il soit l'heure de pointer et de faire la dernière ronde  de nuit. page 534

( L'auteur) Je me suis rendu compte que ce qu'avait accompli mon grand-père - avec d'autres membres de la tribu-  ainsi que des alliés non indiens- avait changé le cours e la terminaison et défié le rouleau compresseur fédéral en visant à enterrer les promesses légales, sacrées et immuables, scellées par les traités de nation à nation. page 539 Il est troublant de constater que le souvenir de la terminaison s'efface. page 540

Pour finir,  dussiez-vous douter un jour qu'une suite de mots secs dans un texte officiel soit capable de tuer l'espoir  et de briser des vies, puisse ce livre vous ôter  ce doute. Inversement, dussiez-vous croire un jour que nous sommes impuissants à changer  ces mots secs , puisse ce livre  vous donner du courage. page 243




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