dimanche, novembre 26, 2017

KNULP (Hermann HESSE)
 
"L'Allemagne, au début du XXè siècle,. Knulp, un vagabond vieillissant, sorti de l'hôpital, revient au village de son enfance; il est malade, épuisé par des années d'errance. Sans logis, il va de maison en maison , s'installe au gré de sa fantaisie chez l'un ou l'autre. Mais l'accueil qu'il reçoit est faussement chaleureux. Méfiance  et rancune sont dans les têtes. Ses anciens camarades lui reprochent d'avoir gâché les dons qu'il possédait et s'être abandonné à la vacuité de la vie de bohême...
Avec Knulp, Hermann Hesse a brossé l'un des plus beaux  portraits littéraires. Celui d'un être libre qui, pour orienter son existence , a préféré le rêve aux conventions sociales. Roman magique, apologie de la désinvolture et du désintéressement, Knulp est aussi une superbe méditation sur les blessures secrètes, la solitude et l'échec."
 
Knulp avait raison de suivre sa nature. En cela, peu de gens étaient capables de l'imiter, il avait raison de parler à tout le monde, comme un enfant et de gagner tous les cœurs , de raconter de belles histoires, à toutes les femmes et de croire que chaque jour est  dimanche. page 27
 
C'est à chacun de nous de se faire une idée de la vérité et de l'ordre du monde. Cela , on ne peut pas l'apprendre dans un livre, voilà mon avis. page 31
 
 
Par les petits carreaux de la fenêtre, un timide rayon de soleil entrait dans la pièce, glissait sur la table et les cartes,  jouait, capricieux et fragile,  avec les ombres vagues du plancher et formait sur le plafond badigeonné de bleu, des ronds de lumière tremblante. Knulp considérait toutes ces choses, en clignant des yeux : les jeux du soleil de février, la douce paix  de la maison, le visage d'honnête artisan de son ami, et les regards voilés  de la jolie femme. page 35
 
Il se mit à siffler:
Tu voudrais me suivre partout.
Moi, je n'y tiens pas du tout.
Apprends d'abord, en vérité,
A te conduire en société.
 
Il évoquait, non sans ironie, les propos sentencieux du tanneur sur la douceur du foyer et l'amour conjugal.
Il savait bien que ceux qui se vantent de leur bonheur ou de leur vertu, le font, le plus souvent sans motif....On peut se permettre d'observer les hommes , de rire de leur sottise ou d'en avoir pitié mais il faut les laisser libres de suivre leur chemin. page 43
 
Quel silence ! dis-je
- Oui, et s'il y avait un peu plus de silence, on entendrait parler les morts. ('Knulp et une jeune fille sont dans un cimetière) page 55
 
Quand deux jeunes gens s'aiment et se marient ou bien quand deux êtres se lient d'amitié, cela est beau précisément parce que cela est fait pour durer et non pour prendre fin aussitôt.
Knulp me regarda attentivement, puis cligna des cils noirs et dit pensivement:
- D'accord. mais cela prendra fin un jour nécessairement, comme toutes choses. Bien des choses peuvent détruire une amitié et un amour aussi.
- En effet, mais on n'y pense pas avant que ça se réalise.
- Je ne sais pas. Vois-tu, j'ai aimé deux fois dans ma vie, ce qui s'appelle aimer. Chaque fois , j'étais certain que ça durerait toujours et que ça ne cesserait qu'à la mort et, chaque fois ça a pris fin et je ne suis pas mort.
J'ai eu, aussi, un ami, chez nous, dans notre ville; je n'aurais jamais cru que nous pourrions nous séparer. Pourtant, nous nous sommes quittés depuis longtemps. "
Il se tut, je ne savais que dire. je ne connaissais pas encore la souffrance qui s'attache à toutes les relations humaines, et je ne savais pas encore qu'il existe toujours entre deux êtres, si unis soient-ils, un abîme sur lequel l'amour - et un amour sans défaillance  - ne peut que jeter une fragile passerelle. page 58
 
 Knulp: Ce que j'ai dit de l'amitié et de l'amour est peut-être vrai. Finalement, chacun de nous a en lui quelque chose d'unique qu'il ne peut avoir en commun avec les autres. page 59
 
Il parlait (Knulp) des gens instruits comme un enfant doué parle des adultes; tout en reconnaissant volontiers leur supériorité intellectuelle, il méprisait leur impuissance à passer aux actes et à résoudre le moindre problème. page 60
 
Knulp dit que nul ne peut mêler son âme à l'âme d'un autre. Deux êtres peuvent aller l'un vers l'autre, parler ensemble,  mais leurs âmes sont comme des fleurs enracinées, chacune à sa place; nul ne peut rejoindre l'autre, à moins de rompre ses racines; mais cela précisément est impossible. Faute  de pouvoir les rejoindre, elles délèguent leur parfum et leurs graines; mais la fleur ne peut choisir l'endroit où tombera la graine; c'est l'œuvre du vent et le vent va et vient à sa guise: il souffle où il veut.
J'ai souvent songé à mes parents. Ils croient que je suis leur enfant, que je suis comme eux. Mais , malgré l'affection que je leur porte, je suis pour eux un étranger qu'ils ne peuvent comprendre. Et ce qui fait que je suis moi, ce qui, peut-être,  constitue mon âme, c'est cela qu'il leur semble accessoire, et qu'ils mettent sur le compte de la jeunesse ou d'un caprice passager. Cela ne les empêche pas de m'aimer et de me vouloir du bien. Un père lègue à son enfant son nez, ses yeux et même son intelligence; il ne lui transmettra pas son âme. Tout être humain a une âme neuve. page 66

On est saint quand on prend vraiment au sérieux ses idées et ses actes. Il faut croire ce qu'on croit être bon. page 67

J'ai mené la vie qui me convenait. J'ai eu la part de liberté et de beauté, mais je suis toujours resté seul.

Tout ne convient pas à tous, c'est vrai, mais la vérité , elle, convient à tous. page 68

Où était maintenant mon ami? (Knulp) J'avais cru - négligemment ses paroles- comprendre un peu son âme et avoir part à sa vie. Et maintenant , il était loin, j'étais seul, déçu, reconnaissant ma faute; il ne me restait plus qu'à goûter cette solitude  où vit, selon Knulp, chacun de nous et à laquelle je n'avais jamais voulu croire vraiment. Elle fut amère et pas seulement le premier jour; par la suite, elle s'est faite quelquefois plus légère mais depuis lors, elle ne veut plus me quitter tout à fait. page 75
 
Sans hâte, il continua sa promenade, n'oubliant rien, ni le tilleul de l'église, ni le barrage du moulin, en haut de la ville, lieu d'élection de ses baignades d'enfant. Il fit halte devant la petite maison où son père avait habité autrefois et s'adossa un instant, tendrement à la vieille porte; il voulut revoir le jardin: par-dessus une clôture en fil de fer, d'aspect rébarbatif, il découvrit des plantations nouvelles.  Les les marches de pierre usées par la pluie et le gros cognassier rond à côté  de la porte étaient toujours là...Il avait goûté, en ces lieux, un bonheur complet, une joie sans mélange, une félicité sans ombre, des étés radieux, les délices secrètes du voleur de cerises, les plaisirs éphémères du jardinage, les soins attentifs que réclamaient ses fleurs: giroflées jaunes qu'il aimait tant, joyeux liserons, pensées de velours fin; dans son atelier, il avait construit des clapiers, des cerfs-volants, des aqueducs avec de la moelle de sureau, des roues de moulin avec des bobines de fil et leurs aubes, avec des  planchettes. Pas un toit dont il n'eût connu les chats, pas un jardin où il n'est goûté les fruits, pas un arbre où il n'eût grimpé pour cacher ses rêveries au milieu des frondaisons...pages 101, 102
 
Le lilas du voisin était desséché par l'âge et couvert de mousse et dans l'autre jardin, il ne restait presque plus rien de la cabane en planches: on pouvait bien construire à sa place ce qu'on voulait , rien ne serait jamais aussi beau, aussi bon , aussi juste  que ce qui avait été. page 104
 
Si elle (Franziska) ne m'avait pas laissé dans mes illusions aussi longtemps, pensait Knulp, les choses auraient  pris une autre tournure. Même ayant raté ses études, j'aurais eu la force et la santé de réussir. Comme la vie était simple et claire. Il s'était avili, avait tout rejeté et la vie avait accepté  qu'il se conduisît comme il l'avait fait, ne lui avait rien réclamé. Il était resté à l'écart, bohème, éternel spectateur; entouré dans sa jeunesse. Il se  retrouvait seul, l'âge et la maladie venus. page 105
 
 
Parfois, il achetait dans un village un morceau de pain; il se nourrissait aussi de noisettes. Il passait ses nuits dans les cabanes de rondins des bûcherons ou dans les champs entre les bottes de paille. page 110
 
Depuis quelques jours, il se voyait en présence de Dieu, lui parlant sans cesse; il savait que Dieu ne peut nous faire de mal. Ils parlaient ensemble, Dieu et Knulp, de la gratuité de la vie, de ce qui aurait pu en changer le cours, de l'orientation qu'elle avait prise. "Tout s'est joué, insistait Knulp, quand Franziska m'a abandonné. A ce moment-là, ma vie aurait pu prendre une autre tournure. Mais quelque chose s'est cassé en moi et je n'ai plus été  bon à rien. Au fond, tu as eu tort de ne pas me faire mourir à quatorze ans. Alors ma vie aurait été aussi belle et aussi parfaite qu'une pomme mûre " Dieu souriait et parfois sa face disparaissait complètement dans la tourmente de neige.
"Allons Knulp, disait-il pour l'apaiser, pense un peu à ta jeunesse, à l'été dans les forêts d l'Odenwald, au temps passé à Laechsetten! Ne dansais-tu pas alors comme un chevreuil, ne sentais-tu pas la vie palpiter en toi? Ne savais-tu pas chanter et jouer de l'harmonica? Ne voyais-tu pas les larmes de joie dans les yeux des filles? Te rappelles-tu les jours ensoleillés de Beauerswill? Et Henriette, ta première amie? Tout cela n'a-t-il pas existé?
Knulp réfléchissait: comme des feux allumés sur des montagnes lointaines, les plaisirs de sa jeunesse resplendissaient devant ses yeux, exhalaient un parfum lourd et sucré comme le mile et le vin, grondaient comme du dégel dans une nuit de printemps. Mon Dieu, oui, tout cela était bon, les peines comme les joies et comme il aurait été insensé de perdre un seul de ces jours!  Ah oui, c'était beau, c'était bon , admit-il, luttant encore, larmoyant comme un enfant malade. C'était une belle vie...C'était le bon temps. pages 111, 112.
 
"Tu ne regrettes plus rien, maintenant? " dit la voix de Dieu.
"Plus rien" répondit Knulp avec un petit air timide, en hochant la tête.
"Tout est-il bien? tout est-il juste? "
"Oui, dit-il, tout est juste.
La voix de Dieu se fit plus basse, elle lui rappelait tantôt la voix de sa mère, tantôt celle d'Henriette,  tantôtt la bonne et douce voix de Lisabeth. page 114

lundi, novembre 20, 2017

BLUE BOOK ( Elise Fontenelle Ni'Diaye)
 
 Un génocide oublié, méconnu, la cruauté et l'horreur.
 
"Stimulée par le centenaire de la Grande Guerre , Elise Fontenelle Ni'Diaye a voulu écrire sur son arrière grand-père, le Général Charles Mangin dit "le Boucher du Maroc, " le Broyeur de Noir(s) , le Boucher de Verdun" Alors qu'elle suit le Chemin des Dames, avec ses troupes noires, puis après la victoire  dans la Rhénanie vaincue, elle en vient à s'intéresser à l'histoire des colonies allemandes et découvre que l'Allemagne avait investi le Sud Ouest africain.
 
"Il est une chose dont peu se souviennent , c'est que l'Allemagne fut une puissance coloniale. De 1883 à 1916, elle occupa ce qu'on appelle alors le Sud-Ouest africain, l'actuelle Namibie. Il en est une autre que beaucoup ignorent, c'est que cette colonie  fut le théâtre du premier génocide du XXè siècle. Un génocide occulté  même car le premier rapport officiel  - le fameux Blue Book - sur le massacre des Hereros et des  Namas fut soustrait à la connaissance du public en 1926. Si ce livre vise à ranimer  cette sombre page du colonialisme, il ne se veut pas un ouvrage de spécialiste. Quelque part entre le désert du Kalahari et la presqu'île de Shark Island, .. s'est déroulée une macabre répétition générale, préfiguration des génocides à venir."
 
En 1885, le partage de l'Afrique y a été entériné (à Berlin) . Le partage du continent noir se fait "entre amis" et au nom de la civilisation. Il s'agit d'apporter les Lumières de l'Europe à ceux qui demeurent encore dans les ténèbres. page 34
 
A l'esclavage succède la colonisation page 34
Cette même année 1885, où en France, Jules Ferry parle de races inférieures et de races supérieures, ce qui suscite l'ire mordant de
Clémenceau , à l'Assemblée, en 1885: "Le Français est une race inférieure à l'Allemand"? . Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est une race inférieure .Depuis ce temps, je l'avoue, je regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme  et une civilisation et de prononcer un homme ou une civilisation inférieur.
Mais Clémenceau est bien un des rares à contester  cette hiérarchie des races, qui prévaut presque partout et justifie tant d'atrocité  de part le monde. page 35
 
Les colons se sont emparés de meilleures terres et voilà la peste bovine  a anéanti les troupeaux . des Hereros affamés, sans terres, ni cheptel, errent autour des missions. page 91

Il (Lothar Von Trotha) est venu  avec un Vernichtungsbefehl - Ordre d'extermination totale. page 113
 
Eugène Fisher, médecin anthropologue est l'un des plus brillants étudiants d'Alfred Ploetz, fondateur de l'eugénisme en Allemagne. Engagé en 1895, dans un combat contre une prétendue "dégénérescence raciale," Ploetz a fondé , en 1905, la Société d'Hygiène  raciale à Berlin dont l'objectif  revendiqué est l'amélioration  de la race allemande...Ploetz défend âprement la suprématie  de la race blanche  - aryenne - sur toutes les autres. page 157
 
Une fois rentré à Berlin, en 1908, Fisher écrira une thèse  sur les Basters...et la conclusion de ses recherches est toujours la même: le métissage mène la race blanche à sa perte...Hitler lira en prison son ouvrage principal. Il s'inspirera de cette lecture pour écrire Mein Kampf...Fisher sera un nazi fervent et de haut rang. ...Il formera le docteur Mengele qui sera, pendant des années, son disciple et son premier assistant. Il sera le mentor de la plupart des "grands médecins nazis" qui séviront plus tard dans les camps d'extermination. pages 161, 162
 
Là, nous avons  une vieille femme hérero de cinquante ou  soixante ans qui creusait le sol à la recherche d'oignons sauvages. Von Trotha était là. Un soldat nommé Koenig  a alors sauté de cheval , il a sorti son pistolet et s'est avancé vers la femme. Il lui a dit : " je vais te tuer" et elle a répondu : "merci". Il lui a alors collé son arme sur le front et a pressé la détente.
 
Les universités allemandes étant très demandeuses  de crânes nègres, pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose des rails pour les prisonnières de Shark Island et de  Swakopmund. Une fois que l'on a pendu les hommes, on leur tranche la tête et on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d'en extraire les yeux, la langue, le cerveau, puis, de racler la chair jusqu'à l'os avec des tessons de bouteilles , celles que les soldats avaient  vidé la veille.
La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousin, Shark Island devient l'île des mortes-vivantes.
L'Ile de Shark Island , c'est là qu'on parquera les derniers Hereros, les prisonnières et leurs enfants, les hommes sont presque tous morts. Les femmes, il en restera quelques milliers. Il faut bien s'en occuper et aussi des petits, sans cela, ils vont grandir  et vouloir se venger un jour.

jeudi, novembre 16, 2017

VIVRE UNE VIE PHILOSOPHIQUE (Michel Onfray)
 
THOREAU LE SAUVAGE.
 
"Thoreau est un philosophe rare - de ceux qui ont mené une vie philosophique. Il a, en même temps, pensé sa vie et vécu sa pensée. L'enfant qu'il fut  a été bien été le père  de l'homme qu'il a été. " M. O.

Ce livre est un hommage en même temps qu'une percutante introduction à la vie et à l'œuvre de ce "penseur des champs" ou "romantique indien" solitaire et rebelle , qui a prôné, toute  sa vie, une existence farouchement libre.
Le philosophe dégage un portrait  double de Thoreau , écologiste  et libertaire et, par - delà, celui d'un modèle de vie où la pensée contemplative associée à l'action créent les conditions d'une existence authentique.
Un modèle auquel Michel  Onfray s'apparente, qui invite chaque philosophe  et chacun d'entre nous à mettre en adéquation sa pensée et ses actions.
 
Le plus grand des hommes est souvent celui qui, pour les autres, ne passe pas pour tel, mais ne fait pas de bruit et traverse son existence sur la pointe des pieds ontologiques. Ses combats sont contre lui-même, ses victoires aussi. Ses champs de bataille? Lui-même encore. Ses embuscades ou ses assauts, ses rixes et ses offensives? Encore et toujours lui-même. page 13
 
Napoléon fut grand tant qu'il crut aux faits et aux événements; il a dompté la Révolution française en lui permettant de survivre dans des institutions durables. ...En revanche, Napoléon fut petit quand il a cessé de croire aux faits et aux événements pour se soumettre aux simulacres , quand le démocrate est devenu un tyran. page 19
 
Emerson  affirme aussi que le grand homme, c'est l'homme représentatif. Sa grandeur  réside dans sa représentativité. Plus l'homme représente son temps, son époque, sa civilisation, sa culture, son continent géographique, historique, culturel, mental, plus il est grand. Paradoxalement, c'est en portant son individualité à son point d'incandescence que l'homme parvient à l'universel et qu'il devient grand. Montaigne fut ainsi, Emerson aimait beaucoup Montaigne. page 20

Thoreau est issu d'une famille anglo-normande. Sa famille paternelle habitait en effet Saint-Hélier , à Jersey. Venant de France, du Poitou plus particulièrement, elle y est arrivée en 1685, après la révocation de l'Edit de Nantes. Elle a quitté l'île en 1773 pour embarquer sur un bateau  corsaire en direction des Etats-Unis....Ses parents militent pour l'abolition de l'esclavage, ils reçoivent , chez eux, des  esclaves fugitifs, des militants de la cause abolitionniste. Ils pratiquent la philanthropie...Page 28
 
 
Thoreau est un élève brillant. Il traduit le grec et le latin. Mais il fait souvent l'école buissonnière avec son frère Jack...Nous disposons d'écrits de jeunesse qui sont ses devoirs qu'il rendit à ses professeurs, des sujets de dissertation rédigés quand il avait entre 16 et 20 ans. Les questions alors posées aux élèves sont de haute tenue, les réponses données par Thoreau d'une étonnante maturité.
Ainsi cette question: "Je vis comme un prince: non pas pour ce qui est de la pompe dans la grandeur, mais pour ce qui est de l'orgueil et de la liberté; maître de mes livres et de mon temps". Parlez des plaisirs et des privilèges d'un lettré. Question à laquelle Thoreau répond par une citation d'une épître de Horace en latin: "Tous ceux qui se mêlent d'écrire aiment les bois et fuient les villes"...page 32
 
Il propose un double mouvement: refuser les fausses valeurs de la civilisation - la mode, l'argent, les honneurs, les richesses, le pouvoir, la réputation, les villes, l'art, l'intellectualisme, le succès, les mondanités - et vouloir les vraies valeurs de la nature - la simplicité, la vérité, la justice, la sobriété, le génie, le sublime, la volonté, l'imagination, la vie. page 38
 
Il invite à ce que chacun se prenne en charge pour travailler sur soi et se faire le créateur de lui-même. page 63
 
Il publie Walden en 1854. Il s'agit d'un authentique et grand livre de philosophie. On n'y trouve aucun concept, aucun personnage corporel, mais une réflexion sur les conditions de possibilité d'une   expérience existentielle: comment mener une vie philosophique? Thoreau n'invite pas à ce qu'on l'imite, mais il montre comment on peut faire, à charge pour chacun d'inventer son chemin, de trouver sa voie. ....Se féliciter de la splendeur de chaque matin; opposer  une volonté de jouissance au mouvement naturel de la négativité qui nous tire vers le pessimisme; désirer le bonheur qui n'est pas donné, mais à construire; se mettre ou se remettre au centre de soi; transformer les inconvénients en avantages; rechercher le positif dans le négatif; vouloir faire de sa vie, une fête.
Il invite également à refuser " la vie mesquine". La vie mesquine, c'est la vie tournée vers les fausses valeurs: l'argent, les honneurs, le pouvoir, les richesses, la propriété, la réputation. C'st la vie salie par les vices de la société de consommation: convoiter, acheter, posséder, consommer, remplacer. C'est aussi une fausse vie avec autrui: une vie réduite à la surface, aux apparences, à la mondanité, aux salons, au bavardage. pages 68, 69

Il est serein face à la mort parce qu'il sait qu'elle est , non pas disparition, mais dilution dans le grand Tout. page 71

Revenons aux exercices spirituels Voici  six formules: "Explore-toi toi-même"; "Vivre la vie qu'on a imaginée"; "Aime ta vie";  "Simplifiez, simplifiez";  Fais-toi un corps parfait";  Vivez libres et sans liens. page 71

Une utopie concrète que chacun  peut commencer à pratiquer dès l'instant où il le décide.  Thoreau enseigne la vraie révolution... celle qui permet, en se changeant  et en invitant autrui à se changer, de changer l'ordre du monde. page 78
 
La liberté, pour lui,  c'est l'autonomie, l'indépendance, la souveraineté sur soi-même. C'est l'art de   se donner ses propres règles et de vivre en leur regard, sans jamais nuire à autrui.  page 80
 
Thoreau ne veut ni suivre , ni guider, ni avoir un maître, ni être commandé, ni commander. page 80
 
Marcher, c'est donc marcher vers son destin, ce qui suppose le dépouillement total afin de se retrouver seul face à soi-même, pour se construire avec ce matériau purifié par la marche. page87
 
La presse transforme l'accessoire en essentiel, elle s'attarde sur le futile et nous détourne de ce qui est fondamental  - la vie philosophique. page90
 
Le meilleur des gouvernements, c'est celui qui gouverne le moins. page 96

Le philosophe mène une vie philosophique, autrement dit, il vit sa pensée et il pense sa vie. page100

Il sait qu'il va mourir. Il est serein, calme, en paix. Il envisage les choses avec naturel. Il s'est préparé. Un ami s'inquiète de son état d'esprit avant de quitter ce monde pour un autre. Il répond: "un monde à la fois"...Il meurt le lendemain, à Concord, à 9 heures, le 6 mai 1962. Le matin est toute promesse de beauté. Les pommiers sont en fleurs. page 105
 
 

 
 
 

jeudi, novembre 09, 2017

UN BRUIT DE BALANCOIRE  ( Christian Bobin)
 
Sa vie, c'est d'écrire. A la main, toujours. D'un seul souffle. Christian Bobin compose un livre entièrement  fait de lettres. Chacune est rare, précieuse. Elles sont adressées à sa mère, à l'ami, à un nuage, à une sonate. Au poète Ryokan aussi, ce moine  et ermite japonais, génie de l'enfance. La lettre est ici le lieu de l'intime, l'écrin des choses vues et aimées. Elle célèbre le simple, le miracle d'exister. Et d'une page à l'autre, nous invite au recueillement  et à la méditation.
 
"Ce qui parle à notre cœur-enfant est ce qu'il y a de plus profond. J'essaie d'aller par là. J'essaie seulement. Je rêve d'une écriture qui ne ferait pas plus de bruit qu'un rayon de soleil heurtant un verre d'eau fraîche. Ils ont ça, au Japon. Un de leurs maîtres du dix-neuvième siècle, Ryokan, est venu me voir: il n'a qu'une présence discrète dans le manuscrit. Il se cache derrière le feuillage de l'encre comme le coucou dans la forêt. C'est ce que je crois vital aujourd'hui de prendre le contrepied des tambours modernes:   désenchantement, raillerie, nihilisme.  Ce qui nous sauvera -  si quelque chose doit nous sauver -  c'est la simplicité inouïe d 'une parole. Ryokan, je ne le connaissais pas il y a deux ans. Et puis, je le découvre et je revois des pans de ma vie: moi aussi j'avais trente ans, aucune place dans le monde, comblé de jouer pendant des heures avec des enfants. Moi aussi, j'aimais - et j'aime de plus en plus à présent qu'ils sont menacés - la course des nuages, les joues timides de l'automne, le bleu bravache des étés. je n'ai pas écrit un livre sur Ryokan mais un livre avec lui.  C'est assez simple:  je ne crois qu'au concret, au singulier. Aux maladresses de l'humain - pas au prestige des machines. Les livres sont des âmes, les librairies des points d'eau dans le désert du monde. Les lettres manuscrites sont comme des feuilles d'automne: parfois, un enfant ramasse l'une d'elles, y déchiffre l'ampleur d'une vie à venir.   Ce qui parle à notre cœur - enfant est ce qu'il y a de plus profond. j'essaie d'aller par là. j'essaie seulement."

Je suis rentré dans la maison où mon enfance m'attendait.  Je me suis trouvé devant moi-même à huit ans. Je me suis donné un feutre.  Tiens, écris, moi, je vais me promener.  Je reviendrai te voir quand tu auras fini. L'enfant- moi a souri puis il a plongé la tête, sa grosse tête butée,  granitique, picorée de flammes, dans le papier blanc. Je  suis sorti. Il m'a semblé qu'il écrivait des lettres. Il ne sait écrire que ça.  Sa vie n'est rien qu'écrire.  Le panda mange l'eucalyptus , et lui de l'encre. pages 11 et 12.

Je ne crois pas à ce qu'on me dit. je crois à la façon dont on me le dit. page 14

La vie écrit au crayon. La mort passe la gomme. page 17

Le cœur quand il existe , se voit de loin. page 18

La vie de mon père a commencé  de se défaire comme toi, déchirée doucement, peu à peu , sur les bords. Je me souviens de ses yeux dans la nuit inhabitée de l'Hôtel-Dieu: deux anges en sueur d'avoir triomphé de la mort à venir. Et l'amoureuse, nuage, l'amoureuse. Je revois son avancée de soleil triomphant. Tout ce qui la précédait était elle, déjà : une bonne humeur de l'air, un frémissement  de l'invisible. Quelle chance de ne plus pouvoir rien faire, juste mâcher et remâcher l'herbe sainte de son prénom. Et puis elle s'est effacée du bleu, c'était un jour d'été, on appelle cela "mourir" - moi, je dis que c'est rejoindre la terre immaculée des poèmes. page 19

Un jour, il nous faudra traverser une vitre sans la briser. L'effort sera terrible, qui changera notre cœur en rayon de soleil. Mourir sans effrois est le privilège des nuages. page 21

Le cœur est la seule destination. On y arrive quand on ne croit plus à rien. page25

Je vois ce cheval. j'entends son galop depuis la prison bienheureuse de ma lecture. Page 32
 
C'est ma plus belle vie , écrire. D'ailleurs, "je n'ai guère d'autre titre d'existence."  page 33
 
Mon dieu, comme la vie change nos vêtements, faute de changer d'âme...T'entendre, c'est sentir mon cœur tapissé d'or. page 34

Incline-toi vers celui qui a tout raté pour s'être émerveillé de tout. page35
 
N'être rien, peu y parviennent. page 36
 
Ils sont partout sauf en eux, ces gens qui font le tour du monde. Le plus long voyage que j'ai fait, c'était les yeux d'un chat. Les bêtes sont des anges. Leur silence est proche de celui des livres. leur silence est l'encre. Il entre  dans notre cœur et il parle. De l'intérieur de nous. Sans mots. Les livres qui n'ont pas cette grâce ne sont que marchandises, pesanteur et poison. Les livres - anges, les livres -  animaux  s'endorment une joue plaquée contre la paroi intérieure de notre cœur. page 41

Pour sa couture, ma mère renversait sur la table noire, une boîte en fer remplie de boutons de toutes les couleurs. Les boutons brillaient comme des larmes. La main qui fouillait, écartait, retenait était celle du Jugement dernier. page 46
 
Alors, c'est vrai que désormais on ne verra plus d'écriture manuscrite, plus de main humaine et qui danse, nulle part, c'est vrai? page 47
 
L'humain est un tissu qu'on déchire facilement. page 48
 
Je n'ai rien fait de ma vie, rien, juste bâti un nid d'hirondelle sous la poutre du langage.
J'ai interrogé  les livres et je leur ai demandé quel était le sens de la vie., mais ils n'ont pas répondu.  J'ai frappé aux portes du silence, de la musique et même de la mort, mais personne ne m'a ouvert. J'ai aimé les livres pour ce qu'ils étaient, des blocs de paix, des respirations si lentes qu'on les entend à peine. J'ai aimé le silence, la musique et la mort pour ce qu'ils ouvraient en moi, cette clairière dans mon cerveau, ce trou dans les étoiles, un peu de vide, enfin. page 50
 
Ces enveloppes dites à fenêtre" -  leur fenêtre n'ouvre sur rien. page 59
La lecture est un billet d'absence, une sortie du monde. page 60
 
La vie est ce jeu  où il s'agit d'approcher au plus près de soi sans s'en apercevoir. page 63
 
Je veux passer ma vie à lire des poèmes en attendant que le grand Poète me cueille. page 66
 
La voix de mon père est en moi de plus en plus faible comme une onde de radio qui s'éloigne: on est à côté de la fréquence, plus au centre. Cette voix craquait de soleil comme un vieux saphir.  Un soir d'été, j'allume une cigarette que je lui tends. Le brasier sur lequel tire mon père, ce petit point de couture du rouge dans la nuit bleue, ni la mort ni les ans n'ont su l'éteindre. page 68
 
J'ai entendu ta voix dans la nuit comme si tu venais de traverser ta mort dans l'autre sens et que cela t'avait épuisée, qu'il ne te restait plus assez de force pour faire un pas de plus.
Je dormais. Ta voix était  retenue, presque hésitante, inquiète. Tu n'as rien dit, que mon prénom, comme si tu voulais simplement t'assurer que j'étais là. J'ai répondu de façon interrogative: "Oui? ", puis les puissances du sommeil m'ont repris. page 71
Tu n'es jamais revenue. Ta voix tremble dans ma mémoire comme la lune dans un seau d'eau. page 73

Mon père, c'était très difficile de lui faire un cadeau d'anniversaire. Quand on lui demandait  ce qu'il voulait, il répondait : "rien". C'est hors de prix, loin du monde. page 76

Une main pousse chacun dans sa vie. Nous ne sommes rien dans nos choix: moi? la main s'est plaquée sur mes épaules et m'a tenu longtemps, très, très longtemps. page 81

Chaque personne a un secret qui se montre au soleil. Tu marches un mètre devant moi.  Tu serres la main d'autres fantômes. Les amitiés vraies sont fondées sur ce sentiment inexprimable d'un autre monde. page84

Enfant, avant la merveilleuse catastrophe d'apprendre à lire, je dévorais les pages de la lumière. page 85
Il y a plusieurs vies. La plus apparente est faite de briques de langage. Et puis, il y a cette autre vie flottant au-dessus du monde comme les couleurs au-dessus des prés. Elle n'est pas faite de briques, mais de vide, d'intervalles, de silence.  Le mieux serait  de parler le moins possible - ou alors, come fait le mimosa.  page 85
 
Vivre n'est rien d'autre que donner sa lumière, traverser la voie lactée des épreuves. Aucune lumière donnée ne se perd.
Aimer quelqu'un c'est le lire.
 
Quelques notes de l'interview que C. Bobin a donnée à la librairie Mollat à Bordeaux le 17 octobre 2017 et d'autres interviews.
La solitude met fin à tout isolement.
La solitude est extrêmement peuplée.
La vie est faite d'alternances. Quand on arrive à une pensée, à une vérité, il faut se souvenir de la pensée,  de la vérité contraires.
Tomber amoureux, cette catastrophe splendide...
On peut voir tout de quelqu'un en une seconde.

Célébrer la vie, saluer la vie meurtrière...Dans une vie  banale, toute vie est hors de prix.
La vérité est passante.
Donner à voir pour donner à manger.
On a besoin d'autrui pour dire qui on est et ce qu'on a fait,c'est élégant.
Ne pas infliger aux autres nos propres abîmes.
Mes propres pierres, je vais les porter.
L'amour c'est quand   quelqu'un se met à vous parler comme une rivière, comme une étoile.
Aimer, c'est savoir lire toutes les phrases dans le cœur de l'autre et en lisant, le délivrer.
 L'amour n'est pas mesurable à ce qu'on fait.
Qui n'a pas connu l'absence, ne connaît  rien à l'amour.
Parfois, je me demande si la grande solitude  - au sens d'une solitude souffrante, subie, passive, ne se trouve pas dans les couples, au milieu du couple...Je me demande si la solitude n'est pas , parfois, en plein milieu du monde.
Les mariages usent l'amour, le fatiguent, le tirent vers le sérieux, le lourd.
Le couple , c'est le lieu de la vie soustraite.
L'église, c'est une incarcération dans une   cellule.
Le divin, c'est l'humain. C'est la joie de partager quelque chose avec un inconnu.
L'auteur de la vie est aussi celui de la mort.
Il n'y a pas de mal dans la, mort.
L'or qui fait le fond de cette vie est bonté. Il n'y a pas d'abandon total, absolu.
Personne ne peut traverser cette vie sans marcher  pieds nus sur le feu.
Je crois que le temps de vie est bref et le sens de ce temps de vie , dire que ce temps est incomparable.
La place du pouvoir est toujours occupée, elle n'est jamais vide.
C'est une misère de croire qu'on peut quelque chose pour les autres.
Vivre c'est gravir peu à peu une montagne enneigée  et en avoir les yeux brûlés.
L'humain est un tissu qu'on déchire facilement.
Nos pensées sont des éponges imbibées de culture et de propagande.
Chacun n'est soi et friable que par instants.
Nos actes sont des pas sur la plage que la marée efface sans les lire.
La religion, c'est du tartre sur les dents d'un ange.
Un livre heureux , c'est parce qu'il m'entend.
 Le manque est la lumière qui nous est donnée.
Je suis fait de tout ce que je traverse, je suis fait de ce soleil, des gens que j'ai traversés.
Presque chaque fois ,je revenais (de voir son père) avec un trésor dans ces endroits de misère. J'ai vu beaucoup plus d'intelligence , de bonté, de vérité que dans un conseil 'administration d'une grande banque.
La maladie nous désencombre de tout ce qui n'est pas, de toutes nos couronnes de carton auxquelles nous tenons tant. Il n'y a plus de rois, ni de reines, il n'y a plus que vous êtes assis en face de quelqu'un ...On a son âme en direct ...Les effets majeurs de cette maladie: elle enlève le monde  de cette personne, elle nettoie le visage, elle lave le visage...C'est un alphabet de l'invisible , j'ai appris lettre après lettre, mot après mot de quoi le fond de la vie était fait...Quelque chose qui est là , ce qui est mis en sommeil, c'est la personne sociale, mais la personne profonde est là.

lundi, novembre 06, 2017

LES VIVANTS AU PRIX DES MORTS.  ( René Frégni)
 
René Frégni est l'auteur d'une quinzaine de romans, imprégnés de son expérience. Il a exercé plusieurs métiers, dont celui d'infirmier psychiatrique, et  a longtemps animé des ateliers d'écriture à la prison des Baumettes. Il vit à Manosque . Son dernier roman Je me souviens de tous vos rêves, a paru chez Gallimard.
 
 
On compare parfois la cruauté de l'homme à celle des fauves, c'est injure à faire à ces derniers.  (Dostoïevski)
 
Le monde est un livre  et ceux qui ne voyagent pas n'en lisent qu'une page. Saint Augustin
 
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien:
Mais l'amour infini me montera dans l'âme. Arthur  Rimbaud page 11

Elle (Christiane ) avait accroché quelques cadeaux à un cerisier. Au bout d'une branche, il y avait  ce cahier, rouge comme la maison et l'écorce de l'arbre. J'ai décidé, en rentrant, d'écrire chaque jour quelques mots, parler des nuages qui se déchirent sur la cage de fer qui domine le clocher, des mésanges bleues qui viennent déchiqueter les petits fruits orange des buissons ardents, des gens que je vois passer sur la route, au-dessus de la maison , trois ou quatre par jour. page 13

Presque chaque jour, je pars marcher dans les collines. J'aime être seul sur les chemins. Dès qu'on quitte le petit vallon d'Isabelle, ça grimpe dans l'odeur des pins. Par ici, les entiers sont ocre; ils sont pourpre après la pluie. page 24

Il n'y a pas trois semaines que j'ai commencé ce journal de nuages et d'oiseaux  et soudain, en quelques secondes,  j'ai senti que tout pouvait s'écrouler, mes rêves, le silence, la brume, mes après-midi dorés sur le sommet des collines, toutes ces routes qui partent de la vallée et s'en vont à travers les forêts vers de fontaines qui chantent encore, on ne  sait pourquoi, seules dans la solitude d'un hameau ruiné, enseveli depuis près d'un siècle sous des tumulus de ronces, de lierre et de sureau , parfois crevés par la flèche d'or d'un clocher qui cherche la lumière.
La simple sonnerie  de mon petit téléphone rouge et j'ai senti  que tout ce  silence pouvait s'effondrer...Ce lumineux silence  posé comme un globe de verre sur ma vie,  sur le bourdonnement  si intime des  mots, sur ce cahier.page 31
J'ai ouvert mon vieux Samsung qui fait sourire ma fille: "Jette cette antiquité, papa, fais comme tout le monde, achète-toi un iphone"
Sans doute,  n'aurais-je jamais dû faire ce petit geste, à cette seconde, soulever l'écran de c evieux téléphone. Voilà, je l'ai fait et ce simple geste va peut-être changer le cours paisible de ce journal et celui de ma vie.
-Oui?
-C'est Kader.
-....
- Kader...L'atelier d'écriture aux Baumettes, bâtiment D...Kader...Derka...Le mec qui voulait écrire....
-Tu m'appelles de la prison?
- Non, je viens de m'arracher...page 32
 
Dans ce long silence peuplé de songes, l'irruption fracassante de Kader était une joie et un danger. j'avais mis tant d'années à construire patiemment mes cités intérieures de mots. Ces mots que je trouve dans les collines et le soir, dans le regard paisible et vert d'Isabelle. page 35
 
"Pourquoi tu m'as appelé, moi,  Kader? Tu connais le monde, tu n'as que des amis.
- Je t'ai écouté, je t'ai observé pendant trois ans, René . Tu m'as appris des choses qui m'ont aidé, là où j'étais. J'ai souvent repensé aux livres  dont tu parlais, aux histoires que tu nous racontais...J'ai confiance en toi. Tu vis dans ton monde, l'argent ne t'intéresse pas. Tout de suite, j'ai pensé à toi, sans réfléchir.
- C'est une responsabilité. j'ai une vie tranquille.
- Je sais, je te demande beaucoup. Tu n'est pas obligé d'accepter...Page 36
 
J'avais besoin de comprendre pourquoi j'avais accepté, pourquoi j'avais presque devancé l'appel au secours de Kader. Il était si simple de ne pas parler de mon appartement, de gagner du temps, d'éluder. Quel était ce besoin maladif d'inventer une ombre , de la créer? page 46
 
(Kamel) Qu'est-ce qu'on apprend le nez collé contre un mur?... La vie du mur...On pense avec le cerveau du mur...Mon cousin Djamel, oui, s'est servi du mur pour devenir quelqu'un. En prison, il a tout lu. Il a lu pendant vingt ans...Même avec des menottes, je l'ai vu lire...Il m'a parlé de Platon, de Descartes, de Socrate,  de Feud,  de Nich. J'y comprends rien, je l'écoute parce que ce qu'il dit est beau. page 51
 
Les jours commencent à grandir, les arbres, les oiseaux  et les renards se concentrent pour vivre. les premières fleurs blanches de la roquette éclairent  les prairies, sous les arbres, les ombres sont bleues de myosotis. Il a neigé sur les trois amandiers de la colline, au-dessus de la maison.
Moi, je regarde Isabelle râper des zestes de citron et battre des œufs , mettre à gonfler des abricots et  des pruneaux dans du thé infusé, peser du sucre ou de la farine, beurre un moule... Je la regarde découper ce dimanche matin  des images et des mots pour ces  vingt-huit enfants  poser ses ciseaux pour  badigeonner , au paprika et à l'huile d'olive, un joli filet mignon de porc, enfourner  un tagine  ou un gâteau à l'orange. page 64

Aurais-je dû écarter la main égarée de Kader? Refuser d'entendre l'appel si sombre de sa solitude? Poursuivre ma vie, en ouvrant chaque jour ce cahier sur de belles pages de silence? Oublier les démons qui rôdent en5ore autour de moi, pour dessiner à l'encre bleue la lumière des saisons qui me restent à vivre? page 67

En un seul jour, le 2 février, et mon cahier a explosé. Ma vie a explosé. La paisible lumière de notre vie, avec Isabelle, a explosé. Quelles heures dévastatrices qui ont tout emporté, le calme, les certitudes, la force de la tendresse. Heures terribles. (Kader a tué un homme venu l'abattre) page 66

Brusquement, il y avait un mort dans ma cuisine, dans cette cuisine où j'avais pris des milliers de repas avec ma fille, fait avec elle, chaque soir, sous la lampe, des jeux, des devoirs,  des découpages.  Un homme était étendu sur le carrelage où elle avait joué, couchée par terre avec son chat. page  77

Depuis le 2 février....J'essaie d'ouvrir un livre. je lis trois pages et je m'aperçois que je ne comprends pas ce que je lis. J'allume la télé et les images défilent sans que je les voie. Je ne vois qu'une chose, cette tombe, là-bas, dans les collines, cet homme qui pourrit dans l'humus et le soufre. page 90

(Isabelle) "Depuis que tu héberges cet homme, cet ancien détenu que je n'ai jamais vu, tu n'es plus le même, René, tu es souvent sombre, silencieux. Je ne sais pas ce qui t'inquiète, tu ne ris plus. page 94

Si je regarde par la fenêtre de la cuisine, je vois le printemps. Un vol de mésanges bleues vient de s 'abatte sur l'abricotier. L'abricotier est bleu. j'ai vu défiler des millions d'images sur les écrans, écouté toutes les ondes, et je n'ai pas vu le printemps. Je ne suis pas sorti le matin, marcher dans l'herbe tiède constellé d'or. Je  n'ai pas senti dans mon corps cette force divine qui me soulève, chaque année , lorsque craque l'hiver. Envie de sortir, de courir, de me jeter sur tout ce qui est vivant. page 136

Je suis tombé  sur Giono: " La vie est un fruit, notre rôle est de le manger, vivre n'a d'autre sens que cela". page 141

(Au commissariat) "Qu'alliez-vous chercher dans les prisons, Monsieur Frégni?  Des émotions fortes?...L'inspiration?...
-Ce que j'y ai trouvé, Monsieur Thalès. A dix-neuf ans, j'étais dans une prison militaire , un brave aumônier m'a apporté des livres. J'ai découvert la lecture, moi qui avais été viré de tous les lycées de Marseille. Pendant des mois, dans cette cellule, j'ai lu. L'aumônier continuait à m'apporter, chaque semaine , des vieux livres qui partaient en lambeaux, rongés par l'humidité de cette prison dans la  Meuse. Je suis devenu écrivain grâce à ces lambeaux de livres. J'ouvrais un livre, le matin, et c'est comme si l'aumônier m'avait donné les clés de la prison, je partais en voyage...Voilà ce que je vais faire depuis vingt ans dans les prisons, j'apporte les clés et personne ne s'évade...Personne ne naît monstrueux, monsieur Thalès,  ce sont certains quartiers et les prisons qui nous rendent monstrueux. je ne leur apporte aucune arme, je leur apporte des mots. Je leur apporte ce qu'ils n'ont jamais eu.    page  157