lundi, novembre 06, 2017

LES VIVANTS AU PRIX DES MORTS.  ( René Frégni)
 
René Frégni est l'auteur d'une quinzaine de romans, imprégnés de son expérience. Il a exercé plusieurs métiers, dont celui d'infirmier psychiatrique, et  a longtemps animé des ateliers d'écriture à la prison des Baumettes. Il vit à Manosque . Son dernier roman Je me souviens de tous vos rêves, a paru chez Gallimard.
 
 
On compare parfois la cruauté de l'homme à celle des fauves, c'est injure à faire à ces derniers.  (Dostoïevski)
 
Le monde est un livre  et ceux qui ne voyagent pas n'en lisent qu'une page. Saint Augustin
 
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien:
Mais l'amour infini me montera dans l'âme. Arthur  Rimbaud page 11

Elle (Christiane ) avait accroché quelques cadeaux à un cerisier. Au bout d'une branche, il y avait  ce cahier, rouge comme la maison et l'écorce de l'arbre. J'ai décidé, en rentrant, d'écrire chaque jour quelques mots, parler des nuages qui se déchirent sur la cage de fer qui domine le clocher, des mésanges bleues qui viennent déchiqueter les petits fruits orange des buissons ardents, des gens que je vois passer sur la route, au-dessus de la maison , trois ou quatre par jour. page 13

Presque chaque jour, je pars marcher dans les collines. J'aime être seul sur les chemins. Dès qu'on quitte le petit vallon d'Isabelle, ça grimpe dans l'odeur des pins. Par ici, les entiers sont ocre; ils sont pourpre après la pluie. page 24

Il n'y a pas trois semaines que j'ai commencé ce journal de nuages et d'oiseaux  et soudain, en quelques secondes,  j'ai senti que tout pouvait s'écrouler, mes rêves, le silence, la brume, mes après-midi dorés sur le sommet des collines, toutes ces routes qui partent de la vallée et s'en vont à travers les forêts vers de fontaines qui chantent encore, on ne  sait pourquoi, seules dans la solitude d'un hameau ruiné, enseveli depuis près d'un siècle sous des tumulus de ronces, de lierre et de sureau , parfois crevés par la flèche d'or d'un clocher qui cherche la lumière.
La simple sonnerie  de mon petit téléphone rouge et j'ai senti  que tout ce  silence pouvait s'effondrer...Ce lumineux silence  posé comme un globe de verre sur ma vie,  sur le bourdonnement  si intime des  mots, sur ce cahier.page 31
J'ai ouvert mon vieux Samsung qui fait sourire ma fille: "Jette cette antiquité, papa, fais comme tout le monde, achète-toi un iphone"
Sans doute,  n'aurais-je jamais dû faire ce petit geste, à cette seconde, soulever l'écran de c evieux téléphone. Voilà, je l'ai fait et ce simple geste va peut-être changer le cours paisible de ce journal et celui de ma vie.
-Oui?
-C'est Kader.
-....
- Kader...L'atelier d'écriture aux Baumettes, bâtiment D...Kader...Derka...Le mec qui voulait écrire....
-Tu m'appelles de la prison?
- Non, je viens de m'arracher...page 32
 
Dans ce long silence peuplé de songes, l'irruption fracassante de Kader était une joie et un danger. j'avais mis tant d'années à construire patiemment mes cités intérieures de mots. Ces mots que je trouve dans les collines et le soir, dans le regard paisible et vert d'Isabelle. page 35
 
"Pourquoi tu m'as appelé, moi,  Kader? Tu connais le monde, tu n'as que des amis.
- Je t'ai écouté, je t'ai observé pendant trois ans, René . Tu m'as appris des choses qui m'ont aidé, là où j'étais. J'ai souvent repensé aux livres  dont tu parlais, aux histoires que tu nous racontais...J'ai confiance en toi. Tu vis dans ton monde, l'argent ne t'intéresse pas. Tout de suite, j'ai pensé à toi, sans réfléchir.
- C'est une responsabilité. j'ai une vie tranquille.
- Je sais, je te demande beaucoup. Tu n'est pas obligé d'accepter...Page 36
 
J'avais besoin de comprendre pourquoi j'avais accepté, pourquoi j'avais presque devancé l'appel au secours de Kader. Il était si simple de ne pas parler de mon appartement, de gagner du temps, d'éluder. Quel était ce besoin maladif d'inventer une ombre , de la créer? page 46
 
(Kamel) Qu'est-ce qu'on apprend le nez collé contre un mur?... La vie du mur...On pense avec le cerveau du mur...Mon cousin Djamel, oui, s'est servi du mur pour devenir quelqu'un. En prison, il a tout lu. Il a lu pendant vingt ans...Même avec des menottes, je l'ai vu lire...Il m'a parlé de Platon, de Descartes, de Socrate,  de Feud,  de Nich. J'y comprends rien, je l'écoute parce que ce qu'il dit est beau. page 51
 
Les jours commencent à grandir, les arbres, les oiseaux  et les renards se concentrent pour vivre. les premières fleurs blanches de la roquette éclairent  les prairies, sous les arbres, les ombres sont bleues de myosotis. Il a neigé sur les trois amandiers de la colline, au-dessus de la maison.
Moi, je regarde Isabelle râper des zestes de citron et battre des œufs , mettre à gonfler des abricots et  des pruneaux dans du thé infusé, peser du sucre ou de la farine, beurre un moule... Je la regarde découper ce dimanche matin  des images et des mots pour ces  vingt-huit enfants  poser ses ciseaux pour  badigeonner , au paprika et à l'huile d'olive, un joli filet mignon de porc, enfourner  un tagine  ou un gâteau à l'orange. page 64

Aurais-je dû écarter la main égarée de Kader? Refuser d'entendre l'appel si sombre de sa solitude? Poursuivre ma vie, en ouvrant chaque jour ce cahier sur de belles pages de silence? Oublier les démons qui rôdent en5ore autour de moi, pour dessiner à l'encre bleue la lumière des saisons qui me restent à vivre? page 67

En un seul jour, le 2 février, et mon cahier a explosé. Ma vie a explosé. La paisible lumière de notre vie, avec Isabelle, a explosé. Quelles heures dévastatrices qui ont tout emporté, le calme, les certitudes, la force de la tendresse. Heures terribles. (Kader a tué un homme venu l'abattre) page 66

Brusquement, il y avait un mort dans ma cuisine, dans cette cuisine où j'avais pris des milliers de repas avec ma fille, fait avec elle, chaque soir, sous la lampe, des jeux, des devoirs,  des découpages.  Un homme était étendu sur le carrelage où elle avait joué, couchée par terre avec son chat. page  77

Depuis le 2 février....J'essaie d'ouvrir un livre. je lis trois pages et je m'aperçois que je ne comprends pas ce que je lis. J'allume la télé et les images défilent sans que je les voie. Je ne vois qu'une chose, cette tombe, là-bas, dans les collines, cet homme qui pourrit dans l'humus et le soufre. page 90

(Isabelle) "Depuis que tu héberges cet homme, cet ancien détenu que je n'ai jamais vu, tu n'es plus le même, René, tu es souvent sombre, silencieux. Je ne sais pas ce qui t'inquiète, tu ne ris plus. page 94

Si je regarde par la fenêtre de la cuisine, je vois le printemps. Un vol de mésanges bleues vient de s 'abatte sur l'abricotier. L'abricotier est bleu. j'ai vu défiler des millions d'images sur les écrans, écouté toutes les ondes, et je n'ai pas vu le printemps. Je ne suis pas sorti le matin, marcher dans l'herbe tiède constellé d'or. Je  n'ai pas senti dans mon corps cette force divine qui me soulève, chaque année , lorsque craque l'hiver. Envie de sortir, de courir, de me jeter sur tout ce qui est vivant. page 136

Je suis tombé  sur Giono: " La vie est un fruit, notre rôle est de le manger, vivre n'a d'autre sens que cela". page 141

(Au commissariat) "Qu'alliez-vous chercher dans les prisons, Monsieur Frégni?  Des émotions fortes?...L'inspiration?...
-Ce que j'y ai trouvé, Monsieur Thalès. A dix-neuf ans, j'étais dans une prison militaire , un brave aumônier m'a apporté des livres. J'ai découvert la lecture, moi qui avais été viré de tous les lycées de Marseille. Pendant des mois, dans cette cellule, j'ai lu. L'aumônier continuait à m'apporter, chaque semaine , des vieux livres qui partaient en lambeaux, rongés par l'humidité de cette prison dans la  Meuse. Je suis devenu écrivain grâce à ces lambeaux de livres. J'ouvrais un livre, le matin, et c'est comme si l'aumônier m'avait donné les clés de la prison, je partais en voyage...Voilà ce que je vais faire depuis vingt ans dans les prisons, j'apporte les clés et personne ne s'évade...Personne ne naît monstrueux, monsieur Thalès,  ce sont certains quartiers et les prisons qui nous rendent monstrueux. je ne leur apporte aucune arme, je leur apporte des mots. Je leur apporte ce qu'ils n'ont jamais eu.    page  157
 

 

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