jeudi, novembre 09, 2017

UN BRUIT DE BALANCOIRE  ( Christian Bobin)
 
Sa vie, c'est d'écrire. A la main, toujours. D'un seul souffle. Christian Bobin compose un livre entièrement  fait de lettres. Chacune est rare, précieuse. Elles sont adressées à sa mère, à l'ami, à un nuage, à une sonate. Au poète Ryokan aussi, ce moine  et ermite japonais, génie de l'enfance. La lettre est ici le lieu de l'intime, l'écrin des choses vues et aimées. Elle célèbre le simple, le miracle d'exister. Et d'une page à l'autre, nous invite au recueillement  et à la méditation.
 
"Ce qui parle à notre cœur-enfant est ce qu'il y a de plus profond. J'essaie d'aller par là. J'essaie seulement. Je rêve d'une écriture qui ne ferait pas plus de bruit qu'un rayon de soleil heurtant un verre d'eau fraîche. Ils ont ça, au Japon. Un de leurs maîtres du dix-neuvième siècle, Ryokan, est venu me voir: il n'a qu'une présence discrète dans le manuscrit. Il se cache derrière le feuillage de l'encre comme le coucou dans la forêt. C'est ce que je crois vital aujourd'hui de prendre le contrepied des tambours modernes:   désenchantement, raillerie, nihilisme.  Ce qui nous sauvera -  si quelque chose doit nous sauver -  c'est la simplicité inouïe d 'une parole. Ryokan, je ne le connaissais pas il y a deux ans. Et puis, je le découvre et je revois des pans de ma vie: moi aussi j'avais trente ans, aucune place dans le monde, comblé de jouer pendant des heures avec des enfants. Moi aussi, j'aimais - et j'aime de plus en plus à présent qu'ils sont menacés - la course des nuages, les joues timides de l'automne, le bleu bravache des étés. je n'ai pas écrit un livre sur Ryokan mais un livre avec lui.  C'est assez simple:  je ne crois qu'au concret, au singulier. Aux maladresses de l'humain - pas au prestige des machines. Les livres sont des âmes, les librairies des points d'eau dans le désert du monde. Les lettres manuscrites sont comme des feuilles d'automne: parfois, un enfant ramasse l'une d'elles, y déchiffre l'ampleur d'une vie à venir.   Ce qui parle à notre cœur - enfant est ce qu'il y a de plus profond. j'essaie d'aller par là. j'essaie seulement."

Je suis rentré dans la maison où mon enfance m'attendait.  Je me suis trouvé devant moi-même à huit ans. Je me suis donné un feutre.  Tiens, écris, moi, je vais me promener.  Je reviendrai te voir quand tu auras fini. L'enfant- moi a souri puis il a plongé la tête, sa grosse tête butée,  granitique, picorée de flammes, dans le papier blanc. Je  suis sorti. Il m'a semblé qu'il écrivait des lettres. Il ne sait écrire que ça.  Sa vie n'est rien qu'écrire.  Le panda mange l'eucalyptus , et lui de l'encre. pages 11 et 12.

Je ne crois pas à ce qu'on me dit. je crois à la façon dont on me le dit. page 14

La vie écrit au crayon. La mort passe la gomme. page 17

Le cœur quand il existe , se voit de loin. page 18

La vie de mon père a commencé  de se défaire comme toi, déchirée doucement, peu à peu , sur les bords. Je me souviens de ses yeux dans la nuit inhabitée de l'Hôtel-Dieu: deux anges en sueur d'avoir triomphé de la mort à venir. Et l'amoureuse, nuage, l'amoureuse. Je revois son avancée de soleil triomphant. Tout ce qui la précédait était elle, déjà : une bonne humeur de l'air, un frémissement  de l'invisible. Quelle chance de ne plus pouvoir rien faire, juste mâcher et remâcher l'herbe sainte de son prénom. Et puis elle s'est effacée du bleu, c'était un jour d'été, on appelle cela "mourir" - moi, je dis que c'est rejoindre la terre immaculée des poèmes. page 19

Un jour, il nous faudra traverser une vitre sans la briser. L'effort sera terrible, qui changera notre cœur en rayon de soleil. Mourir sans effrois est le privilège des nuages. page 21

Le cœur est la seule destination. On y arrive quand on ne croit plus à rien. page25

Je vois ce cheval. j'entends son galop depuis la prison bienheureuse de ma lecture. Page 32
 
C'est ma plus belle vie , écrire. D'ailleurs, "je n'ai guère d'autre titre d'existence."  page 33
 
Mon dieu, comme la vie change nos vêtements, faute de changer d'âme...T'entendre, c'est sentir mon cœur tapissé d'or. page 34

Incline-toi vers celui qui a tout raté pour s'être émerveillé de tout. page35
 
N'être rien, peu y parviennent. page 36
 
Ils sont partout sauf en eux, ces gens qui font le tour du monde. Le plus long voyage que j'ai fait, c'était les yeux d'un chat. Les bêtes sont des anges. Leur silence est proche de celui des livres. leur silence est l'encre. Il entre  dans notre cœur et il parle. De l'intérieur de nous. Sans mots. Les livres qui n'ont pas cette grâce ne sont que marchandises, pesanteur et poison. Les livres - anges, les livres -  animaux  s'endorment une joue plaquée contre la paroi intérieure de notre cœur. page 41

Pour sa couture, ma mère renversait sur la table noire, une boîte en fer remplie de boutons de toutes les couleurs. Les boutons brillaient comme des larmes. La main qui fouillait, écartait, retenait était celle du Jugement dernier. page 46
 
Alors, c'est vrai que désormais on ne verra plus d'écriture manuscrite, plus de main humaine et qui danse, nulle part, c'est vrai? page 47
 
L'humain est un tissu qu'on déchire facilement. page 48
 
Je n'ai rien fait de ma vie, rien, juste bâti un nid d'hirondelle sous la poutre du langage.
J'ai interrogé  les livres et je leur ai demandé quel était le sens de la vie., mais ils n'ont pas répondu.  J'ai frappé aux portes du silence, de la musique et même de la mort, mais personne ne m'a ouvert. J'ai aimé les livres pour ce qu'ils étaient, des blocs de paix, des respirations si lentes qu'on les entend à peine. J'ai aimé le silence, la musique et la mort pour ce qu'ils ouvraient en moi, cette clairière dans mon cerveau, ce trou dans les étoiles, un peu de vide, enfin. page 50
 
Ces enveloppes dites à fenêtre" -  leur fenêtre n'ouvre sur rien. page 59
La lecture est un billet d'absence, une sortie du monde. page 60
 
La vie est ce jeu  où il s'agit d'approcher au plus près de soi sans s'en apercevoir. page 63
 
Je veux passer ma vie à lire des poèmes en attendant que le grand Poète me cueille. page 66
 
La voix de mon père est en moi de plus en plus faible comme une onde de radio qui s'éloigne: on est à côté de la fréquence, plus au centre. Cette voix craquait de soleil comme un vieux saphir.  Un soir d'été, j'allume une cigarette que je lui tends. Le brasier sur lequel tire mon père, ce petit point de couture du rouge dans la nuit bleue, ni la mort ni les ans n'ont su l'éteindre. page 68
 
J'ai entendu ta voix dans la nuit comme si tu venais de traverser ta mort dans l'autre sens et que cela t'avait épuisée, qu'il ne te restait plus assez de force pour faire un pas de plus.
Je dormais. Ta voix était  retenue, presque hésitante, inquiète. Tu n'as rien dit, que mon prénom, comme si tu voulais simplement t'assurer que j'étais là. J'ai répondu de façon interrogative: "Oui? ", puis les puissances du sommeil m'ont repris. page 71
Tu n'es jamais revenue. Ta voix tremble dans ma mémoire comme la lune dans un seau d'eau. page 73

Mon père, c'était très difficile de lui faire un cadeau d'anniversaire. Quand on lui demandait  ce qu'il voulait, il répondait : "rien". C'est hors de prix, loin du monde. page 76

Une main pousse chacun dans sa vie. Nous ne sommes rien dans nos choix: moi? la main s'est plaquée sur mes épaules et m'a tenu longtemps, très, très longtemps. page 81

Chaque personne a un secret qui se montre au soleil. Tu marches un mètre devant moi.  Tu serres la main d'autres fantômes. Les amitiés vraies sont fondées sur ce sentiment inexprimable d'un autre monde. page84

Enfant, avant la merveilleuse catastrophe d'apprendre à lire, je dévorais les pages de la lumière. page 85
Il y a plusieurs vies. La plus apparente est faite de briques de langage. Et puis, il y a cette autre vie flottant au-dessus du monde comme les couleurs au-dessus des prés. Elle n'est pas faite de briques, mais de vide, d'intervalles, de silence.  Le mieux serait  de parler le moins possible - ou alors, come fait le mimosa.  page 85
 
Vivre n'est rien d'autre que donner sa lumière, traverser la voie lactée des épreuves. Aucune lumière donnée ne se perd.
Aimer quelqu'un c'est le lire.
 
Quelques notes de l'interview que C. Bobin a donnée à la librairie Mollat à Bordeaux le 17 octobre 2017 et d'autres interviews.
La solitude met fin à tout isolement.
La solitude est extrêmement peuplée.
La vie est faite d'alternances. Quand on arrive à une pensée, à une vérité, il faut se souvenir de la pensée,  de la vérité contraires.
Tomber amoureux, cette catastrophe splendide...
On peut voir tout de quelqu'un en une seconde.

Célébrer la vie, saluer la vie meurtrière...Dans une vie  banale, toute vie est hors de prix.
La vérité est passante.
Donner à voir pour donner à manger.
On a besoin d'autrui pour dire qui on est et ce qu'on a fait,c'est élégant.
Ne pas infliger aux autres nos propres abîmes.
Mes propres pierres, je vais les porter.
L'amour c'est quand   quelqu'un se met à vous parler comme une rivière, comme une étoile.
Aimer, c'est savoir lire toutes les phrases dans le cœur de l'autre et en lisant, le délivrer.
 L'amour n'est pas mesurable à ce qu'on fait.
Qui n'a pas connu l'absence, ne connaît  rien à l'amour.
Parfois, je me demande si la grande solitude  - au sens d'une solitude souffrante, subie, passive, ne se trouve pas dans les couples, au milieu du couple...Je me demande si la solitude n'est pas , parfois, en plein milieu du monde.
Les mariages usent l'amour, le fatiguent, le tirent vers le sérieux, le lourd.
Le couple , c'est le lieu de la vie soustraite.
L'église, c'est une incarcération dans une   cellule.
Le divin, c'est l'humain. C'est la joie de partager quelque chose avec un inconnu.
L'auteur de la vie est aussi celui de la mort.
Il n'y a pas de mal dans la, mort.
L'or qui fait le fond de cette vie est bonté. Il n'y a pas d'abandon total, absolu.
Personne ne peut traverser cette vie sans marcher  pieds nus sur le feu.
Je crois que le temps de vie est bref et le sens de ce temps de vie , dire que ce temps est incomparable.
La place du pouvoir est toujours occupée, elle n'est jamais vide.
C'est une misère de croire qu'on peut quelque chose pour les autres.
Vivre c'est gravir peu à peu une montagne enneigée  et en avoir les yeux brûlés.
L'humain est un tissu qu'on déchire facilement.
Nos pensées sont des éponges imbibées de culture et de propagande.
Chacun n'est soi et friable que par instants.
Nos actes sont des pas sur la plage que la marée efface sans les lire.
La religion, c'est du tartre sur les dents d'un ange.
Un livre heureux , c'est parce qu'il m'entend.
 Le manque est la lumière qui nous est donnée.
Je suis fait de tout ce que je traverse, je suis fait de ce soleil, des gens que j'ai traversés.
Presque chaque fois ,je revenais (de voir son père) avec un trésor dans ces endroits de misère. J'ai vu beaucoup plus d'intelligence , de bonté, de vérité que dans un conseil 'administration d'une grande banque.
La maladie nous désencombre de tout ce qui n'est pas, de toutes nos couronnes de carton auxquelles nous tenons tant. Il n'y a plus de rois, ni de reines, il n'y a plus que vous êtes assis en face de quelqu'un ...On a son âme en direct ...Les effets majeurs de cette maladie: elle enlève le monde  de cette personne, elle nettoie le visage, elle lave le visage...C'est un alphabet de l'invisible , j'ai appris lettre après lettre, mot après mot de quoi le fond de la vie était fait...Quelque chose qui est là , ce qui est mis en sommeil, c'est la personne sociale, mais la personne profonde est là.

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