mercredi, mai 23, 2018

LA CIVILISATION, MA MERE!... (Driss Chraïbi)

Deux fils racontent leur mère, à laquelle ils vouent un merveilleux amour. Le plus jeune d'abord, dans le Maroc des années 30. Menue, fragile, gardienne  des traditions, elle est saisie  dans des gestes ancestraux , et vit à un rythme lent, fœtal. radio, cinéma, fer à repasser, téléphone  deviennent des objets magiques, prétextes d'un haut comique.  Puis, Nagib, le frère aîné, prend le relais. Durant les années de guerre, ma mère s'intéresse au conflit, adhère aux mouvements de libération des femmes, et, globalement, de son peuple et du Tiers Monde. Elle en est même le chantre. Elle sait conduire, s'habille à l'européenne, réussit tous ses examens. Elle est toujours semblable: simple, et pure, drôle, et toujours tendre.
 
Première partie : ETRE.
Je revenais de l'école, jetais mon cartable dans le vestibule et lançais d'un voix de crieur public:
- Bonjour maman!
En français.
Elle était là debout, se balançant d'un  pied sur l'autre et me regardant à travers deux boules de tendresse noire: ses yeux. page 15
 
Je venais parfois m'asseoir à côté  d'elle, filant et tissant à la lumière d'un bougie en suif. Lui parlais de ma journée  d'école, de mathématiques,  de Victor Hugo ou de latin. Elle me regardait en silence , de ses yeux immenses et sans cils, me montrait ses mains aux lignes profondes  comme des sillons dans un champ labouré . Cela. Seulement ses mains qui ne s'exprimaient pas avec des mots....
Personne ne lui avait rien appris depuis qu'elle était venue au monde. Orpheline à six mois. Recueillie par des parents bourgeois à qui elle avait servi de bonne. A l'âge de treize ans, un autre bourgeois l'avait épousée sans l'avoir jamais vue. Qui pouvait avoir l'âge de son père. Qui était son père. pages 20, 21

Par un  après-midi de juillet... deux déménageurs vêtus uniquement de shorts et de rus de sueur...transportaient une sorte de cercueil....
- Qu'est-ce que c'est? Ne les laisse pas entrer, Nagid, tu entends? Ce sont des voyous, des bandits. Va appeler les gendarmes.; vite, vite...
- C'est la radio disait Nagid  (son frère)  de sa voix de fonte....
- Quelle radio?  criait maman. Qu'est-ce que ça veut dire? page 27
 
- "C'est la radio a répondu Nagib. La radio quoi!
" C'est une boîte qui parle.
- Qui parle? Une boîte qui parle?  Vous me prenez pour une femme du Moyen-Age ou pour un haricot? page 32
 
Cette pure émotion, couleur et substance de vérité, elle était là, sur le visage de ma mère quand Nagib lui a mis la poire électrique pendant au-dessus de son lit et lui a dit - Allume, Presse le bouton. Vas-y.
Un moment d'indécision a sauté dans ses yeux, d'un œil à l'autre, vélocement....Puis , elle a pressé sur le bouton de la poire et la lumière fut dans la chambre, le soleil sur son visage. page 35
 
Ce que fit ma mère de cette cuisinière qui pesait 227 kilogrammes? elle la lava à grande eau. L'essuya, la cira avec de la graisse de bœuf . Puis, elle la bourra de charbon. L'alluma. C'était la nuit de Noël. page 44
 
C'était un fer à repasser, en acier chromé et brillant comme la joie. Electrique. Habituée aux plaques en fonte, ma mère le mit sur la brasero. Pour le chauffer. Si la résistance grille, personne ne l'entendit. page 51
Apprendre à ma mère  les rudiments de l'électricité? En quelle langue?  page 52
En 1940, quand on nous installa le téléphone, j'ai tenté de parler à ma mère de Graham Bell et des faisceaux hertziens. Elle avait sa logique, à elle -  diluante comme le rire pour diluer l'angoisse. page  53
- Quoi, il faut te payer pour que je parle? En quel siècle vivons-nous?  Qu'Est-ce que je t'ai demandé après tout?  D'aller chercher ma cousine tout simplement. Et tu me demandes une fortune? ...
Mon  père régla la communication. Il régla sans y faire allusion toutes celles que maman obtint par la suite. page 57
 
(Les deux fils ont acheté à leur mère une robe et des talons aiguilles. Le père parti à sa ferme, le dimanche, la maman et ses deux fils sortent. )
Grandie par les hauts talons, moulée dans cette robe longue à ramages, brusquement, nous découvrions qu'elle a les jambes élancées, une taille fine, des hanches, une poitrine...page 63
Il fallait brûler les étapes. Pour sa seconde sortie, nous l'emmenâmes au cinéma. ...Quand nous entrâmes, les spectateurs se levèrent d'un bloc. Jamais, il n'y venait de femme. page 77
 
Sa solitude était d'autant plus âcre et vaste que son activité quotidienne était débordante: elle moulait le blé, le tamisait, fabriquait de la pâte, faisait le pain, le cuisait, jouait du tambourin, dansait pieds nus, nous racontait des histoires pour nous égayer, chassait les mouches,  faisait la lessive, le thé, des gâteaux, le pitre quand nous étions tristes, repassait le linge, brodait ; sans se plaindre, - sans se plaindre. Ne se couchait que lorsque nous étions endormis, se levait à l'aube - et le reste du temps, elle nous écoutait. Pourquoi aurait-elle été malheureuse ainsi? le bonheur ne s'apprend qu'avec la liberté. page 83
Elle ne cherchait pas à savoir mais à comprendre, à être et non à avoir ou posséder. page 84
 
La maman apprend à lire, à écrire, l'histoire, la géographie  etc....grâce à ses fils.
L'Histoire était sa passion parce que, selon ma mère "elle était pleine à craquer d'histoires". Je lui appris les dates, les traités, les grandes batailles.
- Non , pas les guerres, pas de dates. Quand tu te bagarres avec Nagib, est-ce que je m'en souviens? . Ces coups de poing doivent-ils passer à la postérité? Raconte-moi le fond vrai de l'Histoire, je ne sais pas moi....Quelque chose de bien.
La géographie était aussi sa passion: tant de peuples qui parlaient tant de langues et avaient des vies différentes...
Je lui appris son corps. Oui. Avec un acharnement tranquille. ...Tabous, pudeurs, hontes , je les mettais à bas., voile après voile....
Ce que je visais, tenacement, c'était la carapace d'ignorance, d'idées reçues et de fausses valeurs qui la maintenait prisonnière au fond d'elle-même....pages 89, 90
 
Et nous la voyions naître. Elle découvrait la réalité brute, l'adaptait à sa nature...Nous lui donnions de l'argent, avec le mode d'emploi...Page 94 Maman découvrait les autres.. Ceux qui n'étaient pas de son enfance, ni du monde de mon père. Et cela était bon.
Elle nous découvrait, nous. Ses enfants. Existant de nous-mêmes, en dehors de  notre père, en dehors d'elle. Lorsqu'elle  se rendit compte que nous ....n'étions plus ses petits enfants suspendus à ses jupes,: ses yeux furent réglés comme les lentilles d'une paire de jumelles. Et elle nous vit. page 95
- La liberté est poignante, dit-elle à mi-voix. Elle fait parfois souffrir.
- Comment ça?
- Elle ne résout pas le problème de la solitude....Je me demande si vous avez bien fait, Nagib et toi , d'ouvrir la porte de ma prison.
- Je ne comprends pas;, maman.
- Mais si. Réfléchis. Cette prison, je suis  bien obligée d'y rentrer  le soir...Comme avant....comme avant...
- Maman, tu aimes, ton mari? Dis, tu l'aimes?
- Qu'est cc qu''est , aimer? ...Quand je suis entrée dans cette maison, j'étais une enfant. Devant un homme qui me faisait peur...Seule avec lui., comprends-tu? ...Je ne me posais pas de questions, je ne savais pas qui j'étais. Tandis que maintenant....
- Je suis grande maintenant. page 98
 
Deuxième partie: AVOIR
( C'est Nagib qui parle dans cette partie du livre , son frère est à Paris, en médecine)
"As-tu vu le général De Gaulle? Est-il vrai qu'il est aussi grand que moi? - avec son képi, bien entendu. Il est venu à Casablanca  avec Churchill et Roosevelt...Maman est allée lui rendre visite. je vais te raconter. pages 103, 104
C'est merveilleux , s'est écriée  ma mère. Les quatre grands sont avec nous. Regarde, ils nous ont dépêché des gardes du corps pour nous escorter.
...."De Gaulle est là?
- Le soldat - Qui ça?
- Le général de Gaulle.
- Le soldat: " il y a plein de généraux ici. Va donc savoir!
-  ( d'une voix douce) Le général De Gaulle, Le chef
...Le général Charles de Gaulle. Le chef des Forces Libres, le chef de la France. page 116
...Et c'est alors qu'une fenêtre de la  ville  s'est ouverte.
Un grand impavide coiffé d'un képi apparut. Longtemps, il nous considéra comme si nous faisions partie de sa personne. Et ma mère le considéra aussi...puis il leva les bras au ciel, les mains nouées et la pomme tressautante. Le quartier d'Alfa tout entier l'applaudit...page 125
 
Eh bien, disait la voix. J'ai grandi, moi aussi. tu ne t'es pas encore rendu compte? (La mère a une discussion houleuse avec son  mari) Quand je suis entrée dans cette maison, Je n'avais pas toutes mes dents. J'en ai trente-deux maintenant, je les ai comptées, regarde! ...Ma taille s'est allongée et j'ai pris du poids. Mais, mon âme, dis? mon âme?
....Dis? mon âme?  Où est-elle? Qui est-elle?  Que fait-elle? . Pourquoi? En ai-je une?  Pourquoi? Qu'est-elle devenue? A-t-elle grandi, elle aussi?  Pourquoi? A qui ressemble -t -elle? A une gousse d'ail que l'on écrase dans un mortier ou à un balai qu'on remise derrière la porte?  et pourquoi? ...Tant de peuples relèvent la tête, acquièrent leur liberté alors, pourquoi pas moi? pages 130, 131

Je n'ai pas besoin d'aide, poursuivit la voix. Ni de toi, ni de personne. Je suis , à présent, consciente, entièrement responsable de ma vie, entends-tu? Je ne suis pas en train de me libérer de la tutelle de ton père pour venir te demander ta protection, tout grand gaillard sue tu es. Je sais ce que j'ai à faire. page 137
Elle disait qu'elle n'apprenait pas pour apprendre, ni même savoir. Mais pour nourrir et régénérer son sang. Elle avait dormi jusqu'à l'anémie, elle était maintenant bien réveillée, jusqu'à l'éternité. page 154

jeudi, mai 17, 2018

LE VOYANT - L'AVEUGLE RESISTANT- (Jérôme Garcin)

"Le visage en sang, Jacques hurle.: "Mes yeux! Où sont mes yeux? " Il vient de les perdre à jamais. En ce jour d'azur, de lilas et de muguet, il entre dans l'obscurité où seuls, désormais, les parfums, les sons et les formes auront des couleurs.
Né en 1924, aveugle à huit ans, résistant à dix-huit, membre du mouvement Défense de La France , Jacques Lusseyran est arrêté en 1943 par la Gestapo, incarcéré à Fresnes, puis déporté à Buchenwald. Libéré après un an et demi de captivité, il écrit: " Et la lumière fut" et part  enseigner la littérature aux Etats -Unis, où il devient  "The Blind Hero of the French Resistance " . Il est mort en 1971, dans un accident de voiture, il avait quarante-sept ans.
 
Vingt ans après Pour Jean Prévost ( Prix Médicis essai en 1994) , Jérôme Garcin  fait le portait d'un  autre écrivain-résistant  que la France a négligé et que l'Histoire a oublié.
 
De son handicap, il fit un privilège. Il en tira une fierté qui interdisait la charité et intimidait la compassion. Il y trouva comme un supplément de gravité, lui , qui, dans  Le  puits ouvert, un roman demeuré inédit, écrivait : " En se penchant sur mon berceau, il y a un cadeau que les bonnes fées ont oublié de me faire, c'est la frivolité". Il lui arrivait  de mépriser ceux qui,  s'apitoyant sur son sort, se flattaient  d'avoir un regard d'aigle et de tutoyer l'horizon. Toujours, il se moqua des gémissants et des  vaniteux. Le mot qu'il détestait le plus et tenait pour un défaut, pour une démission, pour une lâcheté, c'était celui de "banalité" . Sa vie brève n'y tomba jamais. Elle fut une  exception française. page 14
 
La cécité a changé mon regard, elle ne l'a pas éteint". Et il ajoutait: " Elle est mon plus grand bonheur". page 18
J'étais atteint de cécité totale, écrira-t-il , longtemps après ( l'accident a eu lieu le 3 mai 1932, à l'école). j'avais été à deux pouces de la mort par méningite. J'étais aveugle : on me le dit aussitôt. Je fus à peine déçu. Je ne le crus pas vraiment. Je ne le crois pas encore. On me dit que j'étais aveugle:  je n'en fis pas l'expérience. J'étais aveugle pour les autres. ..Plus tard, il dira: " Je ne voyais plus avec mes yeux de mon corps, je voyais avec les yeux de mon âme. " page32
Et cinq mois  après l'accident, dans l'école même où il a eu lieu, Jacques est admis à reprendre la classe avec ses camarades. page 34
 
Jacques Lusseyran  se rappellera toujours de son premier été sans yeux. "Quand, plus tard, entrant au lycée, j'appris que le premier des poètes de la Grèce avait été aveugle, j'éprouvai une joie reconnaissante. Moi, j'ai été le conteur de la plage." (à Pornichet, la famille passait des vacances). page 37
"Je voulais jouer ma vie, non pas la regarder venir; je voulais prendre." Il s'exprime déjà comme un adulte. Ses yeux sans yeux lui confèrent un surcroît de gravité. Il a toujours l'air de penser, même quand il rêvasse. C'est un garçon rayonnant et obscur. page 38
 
"J'ai su très tôt, dira-t-il plus tard en se souvenant de son  enfance, que la cécité me protègerait contre une grande misère: celle d'avoir à vivre avec les égoïstes et les sots." Car seuls venaient à lui ceux qui étaient capables de générosité et de compréhension. page 44
 
Rentré en France, il capte la radio allemande  et entend, le 12 septembre 1938, le discours que prononce Hitler devant le congrès de Nuremberg....C'est une voix qui en même temps le terrifie et l'intrigue...A quatorze ans à peine, il comprend que le Mal a le verbe haut et puissant, il mesure la redoutable séduction des langages totalitaires et il trouve, en revanche, aux avocats de la paix une bien pâle rhétorique...Accablé, il note: " je n'étais plus un enfant; mon corps me le disait. Mais toutes les choses que j'avais aimées, quand j'étais gosse, je les aimais encore. Ce qui m'attirait et me terrifiait à la fois dans la radio allemande, c'est  qu'elle était en train de détruire  mon enfance. Les ténèbres extérieures, c'était elle. " pages 55, 56

Ils sont quarante-sept. Plus qu'un groupe, déjà un mouvement. leur mot d'ordre n'est pas la patrie, c'est la liberté...Ils considèrent que la défaite est provisoire...page 61
Les lycéens se réunissent pour la première fois, le 21 mai 1941, dans l'appartement des Lusseyran, boulevard de Port-Royal...Le 14 juillet de la même année, ils  seront cent quatre-vingts. Ensemble, ils choisissent  des 'appeler  les Volontaires de la Liberté.   et font , officiellement enregistrer leur mouvement par Londres. page 62
...il vécut la défaite de la France en cinq semaines et son occupation comme un nouvel accident, un autre traumatisme. Neuf ans après avoir perdu la vue, il perdait son pays. C'était comparable , selon lui,  à une seconde cécité. : "Après la lumière extérieure, on m'ôtait la liberté intérieure. page 66
...le 20 juillet 1943, à cinq heures trente du matin,  on frappe brutalement à la porte des Lusseyran...Le père va ouvrir et réveille aussitôt son fils. Il n'est pas étonné. "La police allemande  te demande". page 78
Après un voyage de trente-six heures, ...Jacques pénètre à Buchenwald, le 21 janvier 1944, sous une neige abondante, des coups de crosse et les aboiements des chiens-loups.  Il porte le matricule 41978  page 95
Certains jours, Jacques monte sur un banc, récite à haute voix des poèmes de Villon, de Ronsard, de Baudelaire - La Mort des Amants - , de Rimbaud, d'Aragon ou d'Eluard. Même les déportés qui ne parlent pas le français l'écoutent avec ferveur comme si c'étaient des mélodies. Ensuite, il sollicite la mémoire de ses auditeurs, leur demande  de retrouver  eux aussi des poèmes.. "Je découvrais qu'il y a dans la tête des hommes des gisements de poésie et de musique que personne, dans la vie ordinaire , ne s'avise d'exploiter. " page 100
 
A partir de mars 1945, Buchenwald devient sur la colline, un étrange camp retranché. Chaque nuit, des avions vrombissent dans le ciel et bombardent Weimar. ..Le 10 avril, les S.S. proposent aux détenus de partir, escortées par des gardes....Jacques Lusseyan  décide de rester dans son Block...Le 11 au matin, les blindés de la troisième armée américaine dirigée par le général Patton arrivent aux portes de l'enfer. Le 15 avril , de Buchenwald, il dicte à un de ses camarades sa première lettre  d'homme libre. pages 106, 107
Du camp de Buchenwald, un homme sans regard, si maigre qu'il semble flotter dans sa tenue rayée et puis s'y noyer, a pu écrire: " J'ai appris ici à aimer la vie". Même si l'on en comprend le sens - il  a appris ici à refuser de mourir, à se battre pour survivre -, cette phrase n' a pas d'équivalent dans toute la littérature concentrationnaire. Elle explose comme une bombe, à la tête de tous les bourreaux. Elle les tue. page 108
Le 22 avril 1945, en fin d'après-midi, Jacques Lusseyan est de retour à Paris, dans cet appartement familier et familial du boulevard de Port-Royal. page 117
Née en septembre 1921, à Paris, Jacqueline est la fille d'un  riche industriel, ancien pilote d 'aviation,, héros  de la Grande Guerre, qui possède des châteaux, des automobiles et des maîtresses. Elle a tout pour plaire à Jacques. page 119
Vivre avec un aveugle est un défi quotidien. D'autant que Jacques est aussi généreux que possessif, aussi solaire que ténébreux. page 124
 
Il a trente-quatre ans lorsque, en aôut 1958, Jacques Lusseyran  arrive à New-York à bord du paquebot américain The Independence. page 148
Depuis septembre, Jacques Lusseyran a donc pris   ses fonctions au Hollins College, Virginie.
Chaque été, il revient en France. Il a la nostalgie des odeurs. Il a besoin de respirer les arbres, les fleurs, les saisons, l'air de son pays. C'est un rituel olfactif....Le 27 juillet 1971, avec Marie, qui tient le volant d'une  voiture louée à Paris, il va chercher à l'aéroport  de Nantes, une amie américaine.....Soudain , près d' Ancenis, ...la voiture fait une embardée pour une raison inexpliquée, après un virage et s'écrase contre un arbre. La violence du choc est elle que la conductrice  et son passager sont éjectés hors de l'habitacle et projetés sur le macadam...Marie et Jacques avaient respectivement trente et  quarante-sept ans. pages 178 et 179.
Il ne reste pas grand-chose de la vie brève de Jacques Lusseyran , dont la philosophie et l'éthique reposent sur un principe élémentaire: c'est au-dedans que le regard exerce son vrai pouvoir, que le vaste monde se donne à voir et que vivent, en harmonie, se tenant par la main, les vivants et les morts. S'exercer à fermer les yeux est aussi important que d'apprendre à les ouvrir. page 184
 
 

lundi, mai 14, 2018

PRINCIPAL DE COLLEGE OU IMAM DE LA REPUBLIQUE? ( Bernard Ravet)
 
Quinze années durant, Bernard Ravet  s'est tu. Parce que son statut  de principal de collège le lui imposait - le devoir de réserve du fonctionnaire. parce que, dans les collèges de ZEP classés "violence" qu'il dirigeait, les journées étaient rythmées par une alternance du grave et de l'urgent qui ne laissaient pas une seconde à l'introspection. mais aussi pour ne pas craquer.
Aujourd'hui, à la  retraite, il s'est décidé à parler. A raconter sa vie, qui est celle de tout le personnel envoyé dans ces établissements ghetto.  La violence. La montée du religieux. Les familles au mieux absentes, au pire fracassées. L'hypocrisie et le clientélisme des politiques. L'immense solitude des personnels de direction et des enseignants qui ressentent un profond sentiment d'abandon par leur hiérarchie.
Une vie qui tient de celle du commissaire de police du directeur d'ONG pédagogique et, de plus en plus, face à la montée du religieux, d'imam de la république. Avec, pourtant, chevillée au corps, la conviction qu'il est encore possible d'agir pour que des élèves otages de leur environnement échappent à cette fatalité.
 
Bernard Ravet est né en 1953. retraité depuis 2015, il a été principal pendant quinze ans dans des collèges   du centre-ville et des quartiers nord de Marseille.

jeudi, mai 10, 2018

LE PETIT TERRORISTE  ( Omar Youssef Souleimane)
 
 
"Omar Youssef Souleimane dit ici adieu à son enfance, celle d'un petit Syrien élevé dans une famille  salafiste "normale", c'est-à-dire, comme la plupart des garçons autour de lui, en petit terroriste. Adieu à la Syrie gangrenée par l'état syrien. Adieu à la langue arabe par la mise au monde d'une écriture littéraire française. Adieu à l'Orient par la description minutieuse - comme pour ne rien oublier - des événements qui l'ont conduit à adopter, puis à rejeter son éducation, à devenir dissident, sur le long chemin des réfugiés vers la France.. Ce monde-là qu'il  dépeint n'est pas occidentalisé, il est pétri  d'islam, de sensibilité et d'humour. C'est le livre d'un voyage: entre deux pays, deux civilisations, deux langues. Le livre d'un Français. "
 
Première partie: La Rue de Paradis 
Il est quatre heures du matin. En descendant de l'avion, je regarde le ciel. Parmi toutes les lumières qui éclairent l'aéroport Charles-De-Gaulle flotte un  croissant de lune. En Syrie, c'est l'heure où ma mère se réveille. Où elle sort dans le jardin faire ses prières. ....Dans ma main, une petite feuille avec l'adresse où je me rends. cette adresse, c'est une chambre de bonne, rue de paradis.page 9
 
En mars 2012, je vis dans un grenier. Le plafond, lorsque je suis couché sur le matelas, est à un mètre et demi de ma poitrine. Cela fait trois mois que je me cache à Damas, changeant régulièrement de logis, impuissant alors que la Révolution arabe bat son plein. Page 13
C'est à ce moment que je décide  de quitter la Syrie, en me persuadant que je reviendrai vite,  dès que la situation s'améliorera. page 14
On ne m'a pas rendu ma carte d'identité, en guise de passeport, un simple papier me permet de me déplacer en Jordanie. page 23
 
De la langue française, je ne connais que six mots. "Bonjour", "au revoir", "merci", "pardon", et liberté. Ce dernier mot est le titre d'un poème de Paul Eluard....J'ai aussi lu Aragon, Baudelaire, Prévert....Je Franchis le pas: je deviens un étranger. La ,nation d'Aragon et d'Eluard sera la mienne quelque temps, et lorsque le  régime de  Bachar al- Assad sera renversé, je  reviendrai chez moi...d'un élan, j'appelle l'ambassade de France et demande un  rendez-vous en urgence page 34
L'ambassadrice me dit qu'il est dangereux pour moi de rester un jour de plus en Jordanie...Une heure plus tard, elle me donne un "laissez-passer" grâce auquel je pourrai circuler librement en France. page 37
Paris n'est pas une ville, mais un monde. Je ne sais pas où elle commence  et où elle finit...A Paris, chaque rue est une époque. des bâtiments, espacés de dix mètres, le sont de dix siècles. page 41
Au début de l'année 2013, la préfecture m'a inscrit à des cours de français. Je parle et lis l'anglais mais j'ai dû réapprendre les caractères et leur agencement pour assimiler cette langue latine. Si c'est là que j'ai appris la grammaire, la langue, c'est en parlant avec les gens autour de moi, et grâce à des chansons françaises. Jacques Brel ou Edith Piaf sont très écoutés dans les pays arabes. You Tube a perfectionné mon éducation. page 43
 
Je marche dans Paris. chaque pas me rend plus certain que ce n'est pas seulement, comme les Arabes l'imaginent, la ville des parfums, de la mode, des Champs Elysées. Paris, pour un exilé, ce sont les bureaux administratifs, le métro, les cafés,...Créer des ponts, c'est l'ambition de tout étranger qui vit entre deux chaises de café. page 45
 
Sur la place,  des manifestants brandissent des pancartes.....Des slogans résonnent: " Charlie- Charlie-Charliberté. ..je revis le rêve des premières manifestations en Syrie. La différence, c'est qu'ici, il n'y a pas de militaires qui ouvrent le feu face aux manifestants. En Syrie, nous manifestons contre une dictature; en France, après Charlie, contre un islam terroriste. Et finalement, c'est la même chose. Mais pour le peuple aussi, c'est la même chose: il cherche la lumière. page 49
 
Deuxième partie;: une ville de fer. 
(En Arabie saoudite) Le premier cours auquel j'ai assistai portait sur le monothéïsme le professeur nous parlait du principe islamique du sacrifice des animaux....page 55
Refusant de remettre les pieds au collège, je suis resté deux mois sans étudier. Il n'est pas facile de trouver un autre établissement en milieu d'année. Finalement, Rateb a parlé à mon père du collège  Al-Sanabol, "Les Blés". Le programme d'étude était coranique, le règlement intérieur très strict. Quatre de mes livres portaient sur la religion: la jurisprudence, le hadith; l'interprétation, le monothéisme. Les autres matières...étaient peu ambitieuses. Je me suis rendu rapidement compte  que j'avais déjà tout appris en Syrie. ...Ryad est sortie du désert au début du XXè siècle. Damas existait déjà il y a dix mille ans. Là-bas, quand on regarde par la fenêtre, on voit des terrasses, des oiseaux, des pierres qui parlent de civilisation . page 64
Depuis mon arrivée en Arabie saoudite,  je n'ai vu aucun visage de femme hormis celui de ma mère et de son assistante. page 68

Pendant l'été, nous ne sortions que le vendredi pour nous rendre à la mosquée. Mon père travaillait toute la semaine....J'ai profité de tout ce temps pour lire les livres de  Khali Gibran, les poèmes  d'amour de Paul Eluard et le Fou d'Elsa d'Aragon. Ces livres étaient interdits en Arabie saoudite.... Mon père m'avait encouragé à lire ces œuvres. pages 78, 79
Aucun de nos professeurs était saoudien, excepté  celui qui enseignait le monothéisme, la matière la plus importante. Pour cet enseignement, l'administration ne faisait pas confiance à un étranger. page 81
Mon père m'a tendu un autre cliché, celui d'un jeune homme glabre aux cheveux peignés avec soin. C'était lui.  Je lui ai demandé pourquoi il n'avait pas de barbe. Il m'a  répondu que  cette photographie avait été prise en 1982, l'année de l'affrontement entre  Hafez-al-Assad et les Frères musulmans. A m'époque, tout signe religieux islamiste  suffisait à faire arrêter celui qui l'arborait et à l'accuser  d'appartenir à la confrérie. page 101
 
Troisième partie: Un chemin dans le néant.
Mon père a violemment poussé la porte de la salle à manger: "Le World Trade Center  a été bombardé"...." Allah s'est vengé des Américains pour les crimes commis en Palestine..." page 107
Quand elle se trouvait à la maison, ma mère  passait son temps à suivre les informations concernant Ben Laden...page 112
Ma famille m'a toujours appelé le petit Omar pour me différencier de mon oncle, le grand Omar. Ce surnom m'a accompagné alors que j'avais grandi. Et voilà que je décidai d'en changer: je m'appellerai  désormais le petit terroriste, en signe de la découverte de la vraie religion, dans ce monde du Mal. page 124
le nouveau professeur chargé du monothéisme était jeune, petit et frêle. J'ai demandé à Ahmed s'il avait des nouvelles de l'ancien enseignant. Il m'apprit que celui-ci avait été condamné à dix ans de prison et mille coups de fouet pour avoir collaboré avec al-Qaida. page 127
..."Les gens disent des djihadistes que ce sont des terroristes. Mais toi, quel est ton problème? (le professeur)
- Il ne faut pas dire cela, ils protègent les musulmans." (répond Ahmed , un élève) page 129
 
(Ahmed et le "petit terroriste passent devant  la base des forces aériennes à Ryad)  Cette base est pleine de militaires américains qui forment nos soldats saoudiens. Ils sont partout. Nous n'avons pas de  véritable armée. sans les Américains, Saddam  Hussein nous aurait envahi en deux jours lors de la guerre du Golfe.  Leurs officiers boivent  de l'alcool en compagnie de leurs concubines et personne ne peut rien leur dire. Tu sais  quel est le salaire d'un officier saoudien?  Dix mille riyals.  Celui d'un Américain est de trente mille...page 131
Depuis mon retour vers Allah, je jeûnais  le lundi et le jeudi pour apaiser ma soif de sexe. page 137
 
Quatrième partie: Dieu et le diable.
Nous avons pris une douche, coupé nos ongles, revêtu les deux pièces de tissu de la tenue du pèlerin et accompli nos génuflexions....Dans le car , les pèlerins venaient du monde entier...Il nous a fallu vingt-quatre heures pour atteindre La Mecque.  ..Il est interdit aux femmes de se couvrir le visage  pendant le pèlerinage.  page 147

Le tombeau a été bâti par le Messager à son départ de La Mecque pour Médine. ..Mon père , les larmes aux yeux et la voix tremblante, m'a dit :
- Le Messager de Dieu est ici, tu te rends compte?
Mais je ne ressentais rien. ...Nous avons déambulé  dans les rues étroites et tortueuses...Mais rien dans cette ville ne mène à lui, si ce n'est à sa tombe. pages 152, 153
j'ai effectué les sept tours ( de la Kaaba)... Cela m'a fait penser à un jeu de cache-cache de mon enfance. Sauf qu'ici, personne ne voulait attraper personne.
On payait cher ces  circonvolutions, alors que nous aurions pu faire  la même chose autour de n'importe quel bâtiment dans une ville quelconque. Quelle est la différence? Allah n'est-il  présent qu'à La Mecque? page 160
 
Cinquième partie: Le salut.
Après deux semaines loin de Ryad, rien n'avait changé.
Mon père est entré dans ma chambre  pour m'annoncer la mort de ma grand-mère.  De longues minutes de silence  ont suivi avant qu'il se lève. ...."Nous allons revenir au pays...Je ne peux plus rester ici, il y a trop de problèmes avec  le propriétaire du dispensaire (lui et son épouse sont dentistes). nous allons partir  pendant les vacances. page 177
"Je doute de l'existence du paradis, de l'enfer, et de la véracité du Coran. J'imagine Allah dans le ciel et je ne ressens pas sa présence dans ma vie".
" Allah n'a jamais répondu à mes prières...Je me suis dit que l'islam était une mafia: il suffisait d'une seule phrase - "Je témoigne qu'il n'y a  d'autre dieu qu'Allah et que Mahommed est son Messager-  pour y entrer, mais il est impossible d'en sortir. page 178
Mon père ajouta alors que le président syrien ne saluait en fait que des moukhabarats habillés en civil devant les caméras pour montrer au monde qu'il était ouvert et aimait son peuple. Soudain, il s'est tu. j'ai lu sur son visage qu'il était allé trop loin. Rien ne nous garantissait qu'il n'y ait pas d'agent syrien dans l'assistance....C'est la première fois que j'ai entendu mon père critiquer en public le régime de son pays. page 184
 
Mon père avait tenu sa promesse  et m'avait offert un ordinateur. page 186
Ceux qui attestent qu'il n'y a d'autre dieu qu'Allah, que Mohamed est son Messager et s'acquittent de la prière, du jeûne, de l'aumône et du pèlerinage ne resteront pas pour toujours en enfer....Donc, tous les élèves saoudiens s'y retrouveront....C'est un cauchemar. En revanche,  resteront dans les flammes tous les génies -  Aristote, Platon Einstein, Taha Hussein, Aragon, Eluard, Rimbaud - et toutes les belles actrices - Marilyn Monroe,  Cameron Diaz, ....J'étais un hérétique. sans aucun doute Allah était en colère contre moi. Je voulais qu'il me fasse mourir immédiatement, afin d'aller en enfer le plus vite possible et d'y rencontrer tous ces philosophes, ces poètes et ces femmes magnifiques. page 195
Mohammed n'était pas un simple prophète, il était aussi un chef d'état, un militaire, un juge. L'islam intervient  dans tous les domaines de la vie: de la façon d'entrer  dans les toilettes jusqu'au choix du dirigeant suprême. page 200
 
"C'est grâce au Coran que je suis devenu athée" (l'auteur à son interlocuteur Mohammed 99 lors d'un chat.) ...le musulman doit croire tout ce que dit le Coran. Comment faire pour supprimer les versets incitant les gens à la violence et limitant leur liberté individuelle? page 201
-  Mais nous aujourd'hui, on n' a rien apporté au monde, à part le sous-développement.
- C'est parce que nous nous sommes éloignés de l'islam.
 - Mais non, c'est parce que nous sommes restés fidèles! Les Arabes ont beaucoup répété ce slogan: "L'islam est la solution"; il est désormais temps de dire que "le problème , c'est l'islam."
..regarde  un peu notre histoire à l'époque du califat. Ce n'est pas l'Occident qui a massacré deux cent mille personnes pendant les guerres de conquête au début de l'islam, qui a violé des femmes et forcé des gens à  se convertir. Pas plus qu'il n'a opprimé les philosophes et les penseurs...Page 202
Puis Mohammed 99 s'est déconnecté. ...J'ai senti que la montagne qui reposait sur mes épaules avait disparu. Mon interlocuteur était la première personne au courant de mes pensées les plus secrètes. page 204
 
Le mois de juillet 2003 a été particulièrement chaud en Arabie saoudite... Mon père avait obtenu le renouvellement de nos passeports. J'avais suivi chaque étape avec inquiétude, craignant qu'une erreur ne nous oblige à rester ici plus longtemps. Le plus difficile était de préparer nos bagages...
Qu'allions-nous faire une fois rentrés en Syrie?
Nous avons passé toute une nuit à charger nos affaires dans le bus e tla maison s'est vidée peu à peu.  Mon père  s'était rasé la barbe: les services de renseignements syriens auraient pu penser qu'il était salafiste. s'il l'avait conservée. Je lui ai dit qu'il avait rajeuni. Il m'a répondu qu'il avait désobéi à Dieu. puis, je me suis regardé  dans le miroir brisé: j'y ai retrouvé un visage familier, celui qui était le mien à mon arrivée en Arabie saoudite. Mes yeux étaient limpides, vides de croyances et prêts à accueillir le monde tel qu'il était.
J'avais empaqueté tous mes livre sauf un....Sans Dieu, , c'est comme si désormais ma vie était pleine.
Nous serions à Damas dans vingt-quatre heures. ...Mon cœur était celui d'un oiseau, l'avenir était à moi....
Mon père m'a demandé où était le Coran  afin d'en lire quelques passages pendant le voyage....On aura beau le chercher, on ne le trouverait jamais. pages 205, 206, 207
 
 

samedi, mai 05, 2018

LA ROUTE DES CLAMEURS ( Ousmane Diarra)
 
On est au Mali, dans un sanglant bouillon d'intolérance , sous la férule des islamistes conduits par le calife Mabu Maba dit Fieffé Ranson Kattar Ibn Ahmad Almorbidonne, et aux prises avec la férocité des gamins imans. Un artiste peintre, par ailleurs ancien  condisciple du faux calife, est pris dans la nasse de l'obscurantisme. On détruit la famille, on détruit son atelier, ses tableaux et ses sculptures partent en fumée. Seule lui reste encore sa tête pleine d'ironie pour tenir tête aux envahisseurs, inoubliable figure de notre époque plombée par le fascisme, père à la fierté frêle et ulcérée, artiste à l'humour ravageur, homme à la dignité désemparée et exemplaire...C'est un enfant qui raconte.
 
Ouais, mon vieux papa , il connaissait bien la brousse mais les œufs  de mort, moi, je les connaissais mieux que quiconque....J'avais vu des tas de gars se les ramasser en plein bidon. Et boum! Leurs jambes partaient au nord pendant que la tête et les reste fonçaient tout droit au sud. page 16
 
Mais à chaque fois que je me fâchais et brandissais mon sabre étincelant et mon kalach pour bousiller tous ces misérables, il me disait, mon papa, de rengainer mes armes tout de suite, et me répétait que c'est  dans les sociétés arriérées que la moquerie et les méchancetés sont les plus développées,  de même que la peur et les superstitions....C'est vrai que mon papa était d'accord avec peu de gens, surtout depuis l'invasion du pays par le calife Mabu Maba dit...et c'est pourquoi beaucoup de gens voulaient sa peau..page 18

Mon papa était donc le plus grand peintre et sculpteur du pays, le seul à n'avoir pas pris la poudre d' escampette aux premiers cris d'orfraie des gamins imams des nouvelles mosquées, ou renoncé à sa liberté en échange de la promesse du jardin des délices éternelles. page 23
Quand tout un peuple choisit dramatiquement de vivre à travers les rêves d'autrui, il est foutu! Et c'est notre cas! On ne peut vivre les rêves des autres. Il nous faut réinventer nos propres rêves de bonheur, de conquête du paradis! Rêver par les tête d'autrui est toujours fatal; page 24
Les œuvres de mon papa voyageaient  dans le monde entier et se vendaient comme des petits pains. Notre famille était riche et généreuse. Et tous les parents proches et lointains dormaient chez nous...Mon papa il distribuait son argent à tout le monde, comme s'il le ramassait par terre. Et c'était peut-être pourquoi tout le monde lui foutait la paix....Il y avait déjà plus de quinze mosquées dans le quartier. Et mon papa n'en fréquentait aucune. Il  n'en avait  tout simplement pas le temps. Son travail était sa prière et c'était accepté de tous....Mais les choses ont commencé à changer avec l'apparition de nouvelles mosquées  dirigées par des enfants imams à la barbichette de bouc nain. page 25, 26
 
Et pour ne rien arranger, les gamins imams des nouvelles mosquées commencèrent à tenir, dans leurs prêches du vendredi, des propos malveillants sur le travail de mon papa. Notre mère fut la première à en être affectée. Elle proposa  à mon papa de changer de métier....Comment pouvait-il changer de métier à son âge?...il lui répondit qu'il ne savait et ne saurait jamais rien faire d'autre de sa putain de vie! Il était né pour peindre et sculpter, comme d'autres pour emmerder le monde avec leurs prédications imbéciles. pages 29, 30
 
Un gamin imam, il était au-dessus de tout le monde, même du Président de la République qu'il pouvait sermonner et insulter à sa guise à travers ses prêches enregistrées et diffusées dans toutes les radios et télés publiques et privées que le Grand Calife en cours de route avait achetées et mises  au pas. page 38
 
...Je ne dois ni ramper comme un reptile, ni marcher à quatre pattes comme une bête de somme. parce que je ne suis pas un reptile ni une bête de somme mais un  homme, un être humain comme les sept milliards d'autres qui peuplent la terre! Et je dois la mériter, mon humanité! Mériter mon authenticité  d'être humain! page 45

C'est plus tard, quand les enfants imams ont enfin réussi à coloniser nos consciences pourries de nègres afro-africains vissés au bled-continent, que j'ai compris que Zabani Zabata ( son frère) n'avait pas tort de reprocher pas mal de choses à mon papa. En autres , le refus entêté de décamper alors qu'il était temps, de notre bien fichu bled où tout semblait, dans une compétition rageuse vouée à la médiocrité, se liguer contre l'intelligence et le talent. Nous amener sous d'autres cieux où l'on enseigne aux enfants l'art de vivre et non de mourir n'aurait , en  effet, rien coûté à son orgueil de nationaliste fieffé. Mais il s'était entêté à rester, mon vieux papa. "Je ne fuira pas mon pays"! qu'il me disait.  page 55

La frousse avait pondu son œuf de mort infaillible dans le cœur et l'esprit de tout le monde. page 59
 
A part les nouvelles mosquées des gamins imams,...rien ne devait rester debout. Parmi ce chaos  généralisé où , au-dessus de la ville, l'on ne voyait plus rien d'autre que la poussière et la fumée. Page 64
C'était l'occupation. c'est mon papa qui me l'a appris  un jour. Quand  quelqu'un d 'autre vient chez vous, vous prend tout , y compris votre ombre, et vous impose ses  lois, vous êtes sous occupation. ..On ne devait plus chanter, ni danser. On ne devait plus sortir dans la rue, sauf pour aller dans les mosquées de gamins imams. Même les radios et les télévisions publiques et privées rachetées par  le Calife..., elles avaient définitivement arrêté de diffuser  nos chansons parce que  nos chansons étaient païennes. Nos langues étaient des langues païennes. Nos habits étaient des habits païens. Le français que nous apprenions à l'école était une langue d'infidèles qu'il ne fallait plus utiliser.  L'anglais était tolérable en attendant l'imposition de la langue d'Allah à tout le monde. Et même le nom de notre pays avait changé, le Mali, à terme, il devait être changé, parce qu'il était d'origine païenne...page 66
 
(Le narrateur est embrigadé dans les Morbidonnes et suit des formations diverses.) Ma décision ne se fit pas attendre. Dès le lendemain, je demandai à Zabani Zabata (son frère)  de m'emmener avec lui pour apprendre à me battre. De toute façon , je préférais cela à la perspective d'être obligé de me coltiner les salmigondis que les autres gamins apprenaient, lesquels ne m'auraient conduit à rien. page 101
La vie d'un seul Morbidonne vaut celle de dix mille infidèles . page 107
Le problème dans tout ça,  c'est le fait que le paradis d'Allah du Calife Mabu...., c'est toujours après la mort. Et malgré ce que lui-même, il n'arrête pas de raconter à tout le monde, on n' a jamais vu personne revenir de la mort pour raconter ce qu'il a vu de ses propres yeux! C'est tout ça que je trouve curieux. page 126
Je me suis jeté, avec toutes mes forces et toute mon intelligence mais sans mon âme, dans l'apprentissage du Coran, ou plutôt sa récitation. Parce que je voulais revoir mon papa. Il me manquait tellement. je ne savais pas s'il était mort ou en vie page 132
 
Je pensais que le calife allait encore me laisser entre les mains de mon maître ou me donner à un autre pour parfaire ma formation coranique. Mais , à ma grande surprise, il m'a libéré à la fin de la cérémonie. Ou du moins, il m'autorisa à aller voir mon papa. J'ai bondi de joie...page 137
...je retrouvai mon papa. Il  était assis dans la cour, sur un tapis de prière. En le voyant, je pensai qu'il était en train de prier ou de faire son chapelet. mais il ne priait pas. Il était assis, comme ça, placide, le regard perdu. page 137
Ma mère était , elle aussi accroupie sur un tapis de prière, face à l'est. Mais contrairement à mon papa, elle, elle priait pour de vrai...page 138
Enfin le calife finit par prendre la parole. Il ne fut pas long. Il félicita Zabani Zabata et moi pour les immenses services rendus à la religion. Il remercia mon papa d'avoir accepté, non seulement de se convertir à la seule et vraie religion, mais surtout d'avoir sacrifié sa fortune et toute sa famille à la cause d'Allah... "Imposteur! coupa mon papa en sortant subitement de son silence. Je ne me suis pas converti! Et je  ne le ferai jamais! parce que la pire des  colonisations est celle  qui se  fait par la conscience. " Le calife laissa parler mon papa, mais ne donna aucune importance à ses propos. page 148
...C'était de prononcer  le divorce de ce faux couple, et pour l'intérêt de ma mère! Ce qu'il allait faire. Car une musulmane ne peut rester l'épouse légitime d'un mécréant. La foule applaudit. Ma mère éclata en sanglots. Elle se roula dans les gradins en criant come une enfant. Là, c'était trop! Je ne pouvais  pas le laisser passer. J'allais étrangler  le Calife, le tuer de mes propres mains. ...Je voulus me lever mais mon papa, fermement me retint par la main.page 165
 
Un premier coup de feu éclata dans le palais. C'était le moment. La bête allait se réveiller et tout serait foutu. Il fallait agir , et très vite.
Je visai le cœur du Calife. Il dormait comme un bébé. Je fermai les yeux, et, de toutes mes forces, j'y enfonçai le couteau à cran d'arrêt...Quand quelques minutes plus tard, je sortis de la résidence,... Je retrouvai mon papa à la porte...Je dis à Zabani Zabata (son frère)  : "Zabani Zabata, j'ai tué le cochon.!" Zabani Zabata: "Chouette, je le remplace!"...Il me fit monter dans le pickup ...à côté de mon papa. page 168
 
Soudain, on entendit un grand fracas au-dessus de nos têtes...Je commençai à paniquer. Mais curieusement, mon papa souriait. Même il semblait  de plus en plus joyeux.
Mort de peur, je me tournai vers mon papa: " Mon papa, cette fois, c'est la fin du monde pour de vrai.  Allah s'est fâché contre les hommes ..." - Mon papa me dit: " Non Bassy, c'est  le début du monde". pages 171, 172