jeudi, mai 17, 2018

LE VOYANT - L'AVEUGLE RESISTANT- (Jérôme Garcin)

"Le visage en sang, Jacques hurle.: "Mes yeux! Où sont mes yeux? " Il vient de les perdre à jamais. En ce jour d'azur, de lilas et de muguet, il entre dans l'obscurité où seuls, désormais, les parfums, les sons et les formes auront des couleurs.
Né en 1924, aveugle à huit ans, résistant à dix-huit, membre du mouvement Défense de La France , Jacques Lusseyran est arrêté en 1943 par la Gestapo, incarcéré à Fresnes, puis déporté à Buchenwald. Libéré après un an et demi de captivité, il écrit: " Et la lumière fut" et part  enseigner la littérature aux Etats -Unis, où il devient  "The Blind Hero of the French Resistance " . Il est mort en 1971, dans un accident de voiture, il avait quarante-sept ans.
 
Vingt ans après Pour Jean Prévost ( Prix Médicis essai en 1994) , Jérôme Garcin  fait le portait d'un  autre écrivain-résistant  que la France a négligé et que l'Histoire a oublié.
 
De son handicap, il fit un privilège. Il en tira une fierté qui interdisait la charité et intimidait la compassion. Il y trouva comme un supplément de gravité, lui , qui, dans  Le  puits ouvert, un roman demeuré inédit, écrivait : " En se penchant sur mon berceau, il y a un cadeau que les bonnes fées ont oublié de me faire, c'est la frivolité". Il lui arrivait  de mépriser ceux qui,  s'apitoyant sur son sort, se flattaient  d'avoir un regard d'aigle et de tutoyer l'horizon. Toujours, il se moqua des gémissants et des  vaniteux. Le mot qu'il détestait le plus et tenait pour un défaut, pour une démission, pour une lâcheté, c'était celui de "banalité" . Sa vie brève n'y tomba jamais. Elle fut une  exception française. page 14
 
La cécité a changé mon regard, elle ne l'a pas éteint". Et il ajoutait: " Elle est mon plus grand bonheur". page 18
J'étais atteint de cécité totale, écrira-t-il , longtemps après ( l'accident a eu lieu le 3 mai 1932, à l'école). j'avais été à deux pouces de la mort par méningite. J'étais aveugle : on me le dit aussitôt. Je fus à peine déçu. Je ne le crus pas vraiment. Je ne le crois pas encore. On me dit que j'étais aveugle:  je n'en fis pas l'expérience. J'étais aveugle pour les autres. ..Plus tard, il dira: " Je ne voyais plus avec mes yeux de mon corps, je voyais avec les yeux de mon âme. " page32
Et cinq mois  après l'accident, dans l'école même où il a eu lieu, Jacques est admis à reprendre la classe avec ses camarades. page 34
 
Jacques Lusseyran  se rappellera toujours de son premier été sans yeux. "Quand, plus tard, entrant au lycée, j'appris que le premier des poètes de la Grèce avait été aveugle, j'éprouvai une joie reconnaissante. Moi, j'ai été le conteur de la plage." (à Pornichet, la famille passait des vacances). page 37
"Je voulais jouer ma vie, non pas la regarder venir; je voulais prendre." Il s'exprime déjà comme un adulte. Ses yeux sans yeux lui confèrent un surcroît de gravité. Il a toujours l'air de penser, même quand il rêvasse. C'est un garçon rayonnant et obscur. page 38
 
"J'ai su très tôt, dira-t-il plus tard en se souvenant de son  enfance, que la cécité me protègerait contre une grande misère: celle d'avoir à vivre avec les égoïstes et les sots." Car seuls venaient à lui ceux qui étaient capables de générosité et de compréhension. page 44
 
Rentré en France, il capte la radio allemande  et entend, le 12 septembre 1938, le discours que prononce Hitler devant le congrès de Nuremberg....C'est une voix qui en même temps le terrifie et l'intrigue...A quatorze ans à peine, il comprend que le Mal a le verbe haut et puissant, il mesure la redoutable séduction des langages totalitaires et il trouve, en revanche, aux avocats de la paix une bien pâle rhétorique...Accablé, il note: " je n'étais plus un enfant; mon corps me le disait. Mais toutes les choses que j'avais aimées, quand j'étais gosse, je les aimais encore. Ce qui m'attirait et me terrifiait à la fois dans la radio allemande, c'est  qu'elle était en train de détruire  mon enfance. Les ténèbres extérieures, c'était elle. " pages 55, 56

Ils sont quarante-sept. Plus qu'un groupe, déjà un mouvement. leur mot d'ordre n'est pas la patrie, c'est la liberté...Ils considèrent que la défaite est provisoire...page 61
Les lycéens se réunissent pour la première fois, le 21 mai 1941, dans l'appartement des Lusseyran, boulevard de Port-Royal...Le 14 juillet de la même année, ils  seront cent quatre-vingts. Ensemble, ils choisissent  des 'appeler  les Volontaires de la Liberté.   et font , officiellement enregistrer leur mouvement par Londres. page 62
...il vécut la défaite de la France en cinq semaines et son occupation comme un nouvel accident, un autre traumatisme. Neuf ans après avoir perdu la vue, il perdait son pays. C'était comparable , selon lui,  à une seconde cécité. : "Après la lumière extérieure, on m'ôtait la liberté intérieure. page 66
...le 20 juillet 1943, à cinq heures trente du matin,  on frappe brutalement à la porte des Lusseyran...Le père va ouvrir et réveille aussitôt son fils. Il n'est pas étonné. "La police allemande  te demande". page 78
Après un voyage de trente-six heures, ...Jacques pénètre à Buchenwald, le 21 janvier 1944, sous une neige abondante, des coups de crosse et les aboiements des chiens-loups.  Il porte le matricule 41978  page 95
Certains jours, Jacques monte sur un banc, récite à haute voix des poèmes de Villon, de Ronsard, de Baudelaire - La Mort des Amants - , de Rimbaud, d'Aragon ou d'Eluard. Même les déportés qui ne parlent pas le français l'écoutent avec ferveur comme si c'étaient des mélodies. Ensuite, il sollicite la mémoire de ses auditeurs, leur demande  de retrouver  eux aussi des poèmes.. "Je découvrais qu'il y a dans la tête des hommes des gisements de poésie et de musique que personne, dans la vie ordinaire , ne s'avise d'exploiter. " page 100
 
A partir de mars 1945, Buchenwald devient sur la colline, un étrange camp retranché. Chaque nuit, des avions vrombissent dans le ciel et bombardent Weimar. ..Le 10 avril, les S.S. proposent aux détenus de partir, escortées par des gardes....Jacques Lusseyan  décide de rester dans son Block...Le 11 au matin, les blindés de la troisième armée américaine dirigée par le général Patton arrivent aux portes de l'enfer. Le 15 avril , de Buchenwald, il dicte à un de ses camarades sa première lettre  d'homme libre. pages 106, 107
Du camp de Buchenwald, un homme sans regard, si maigre qu'il semble flotter dans sa tenue rayée et puis s'y noyer, a pu écrire: " J'ai appris ici à aimer la vie". Même si l'on en comprend le sens - il  a appris ici à refuser de mourir, à se battre pour survivre -, cette phrase n' a pas d'équivalent dans toute la littérature concentrationnaire. Elle explose comme une bombe, à la tête de tous les bourreaux. Elle les tue. page 108
Le 22 avril 1945, en fin d'après-midi, Jacques Lusseyan est de retour à Paris, dans cet appartement familier et familial du boulevard de Port-Royal. page 117
Née en septembre 1921, à Paris, Jacqueline est la fille d'un  riche industriel, ancien pilote d 'aviation,, héros  de la Grande Guerre, qui possède des châteaux, des automobiles et des maîtresses. Elle a tout pour plaire à Jacques. page 119
Vivre avec un aveugle est un défi quotidien. D'autant que Jacques est aussi généreux que possessif, aussi solaire que ténébreux. page 124
 
Il a trente-quatre ans lorsque, en aôut 1958, Jacques Lusseyran  arrive à New-York à bord du paquebot américain The Independence. page 148
Depuis septembre, Jacques Lusseyran a donc pris   ses fonctions au Hollins College, Virginie.
Chaque été, il revient en France. Il a la nostalgie des odeurs. Il a besoin de respirer les arbres, les fleurs, les saisons, l'air de son pays. C'est un rituel olfactif....Le 27 juillet 1971, avec Marie, qui tient le volant d'une  voiture louée à Paris, il va chercher à l'aéroport  de Nantes, une amie américaine.....Soudain , près d' Ancenis, ...la voiture fait une embardée pour une raison inexpliquée, après un virage et s'écrase contre un arbre. La violence du choc est elle que la conductrice  et son passager sont éjectés hors de l'habitacle et projetés sur le macadam...Marie et Jacques avaient respectivement trente et  quarante-sept ans. pages 178 et 179.
Il ne reste pas grand-chose de la vie brève de Jacques Lusseyran , dont la philosophie et l'éthique reposent sur un principe élémentaire: c'est au-dedans que le regard exerce son vrai pouvoir, que le vaste monde se donne à voir et que vivent, en harmonie, se tenant par la main, les vivants et les morts. S'exercer à fermer les yeux est aussi important que d'apprendre à les ouvrir. page 184
 
 

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