mercredi, mai 23, 2018

LA CIVILISATION, MA MERE!... (Driss Chraïbi)

Deux fils racontent leur mère, à laquelle ils vouent un merveilleux amour. Le plus jeune d'abord, dans le Maroc des années 30. Menue, fragile, gardienne  des traditions, elle est saisie  dans des gestes ancestraux , et vit à un rythme lent, fœtal. radio, cinéma, fer à repasser, téléphone  deviennent des objets magiques, prétextes d'un haut comique.  Puis, Nagib, le frère aîné, prend le relais. Durant les années de guerre, ma mère s'intéresse au conflit, adhère aux mouvements de libération des femmes, et, globalement, de son peuple et du Tiers Monde. Elle en est même le chantre. Elle sait conduire, s'habille à l'européenne, réussit tous ses examens. Elle est toujours semblable: simple, et pure, drôle, et toujours tendre.
 
Première partie : ETRE.
Je revenais de l'école, jetais mon cartable dans le vestibule et lançais d'un voix de crieur public:
- Bonjour maman!
En français.
Elle était là debout, se balançant d'un  pied sur l'autre et me regardant à travers deux boules de tendresse noire: ses yeux. page 15
 
Je venais parfois m'asseoir à côté  d'elle, filant et tissant à la lumière d'un bougie en suif. Lui parlais de ma journée  d'école, de mathématiques,  de Victor Hugo ou de latin. Elle me regardait en silence , de ses yeux immenses et sans cils, me montrait ses mains aux lignes profondes  comme des sillons dans un champ labouré . Cela. Seulement ses mains qui ne s'exprimaient pas avec des mots....
Personne ne lui avait rien appris depuis qu'elle était venue au monde. Orpheline à six mois. Recueillie par des parents bourgeois à qui elle avait servi de bonne. A l'âge de treize ans, un autre bourgeois l'avait épousée sans l'avoir jamais vue. Qui pouvait avoir l'âge de son père. Qui était son père. pages 20, 21

Par un  après-midi de juillet... deux déménageurs vêtus uniquement de shorts et de rus de sueur...transportaient une sorte de cercueil....
- Qu'est-ce que c'est? Ne les laisse pas entrer, Nagid, tu entends? Ce sont des voyous, des bandits. Va appeler les gendarmes.; vite, vite...
- C'est la radio disait Nagid  (son frère)  de sa voix de fonte....
- Quelle radio?  criait maman. Qu'est-ce que ça veut dire? page 27
 
- "C'est la radio a répondu Nagib. La radio quoi!
" C'est une boîte qui parle.
- Qui parle? Une boîte qui parle?  Vous me prenez pour une femme du Moyen-Age ou pour un haricot? page 32
 
Cette pure émotion, couleur et substance de vérité, elle était là, sur le visage de ma mère quand Nagib lui a mis la poire électrique pendant au-dessus de son lit et lui a dit - Allume, Presse le bouton. Vas-y.
Un moment d'indécision a sauté dans ses yeux, d'un œil à l'autre, vélocement....Puis , elle a pressé sur le bouton de la poire et la lumière fut dans la chambre, le soleil sur son visage. page 35
 
Ce que fit ma mère de cette cuisinière qui pesait 227 kilogrammes? elle la lava à grande eau. L'essuya, la cira avec de la graisse de bœuf . Puis, elle la bourra de charbon. L'alluma. C'était la nuit de Noël. page 44
 
C'était un fer à repasser, en acier chromé et brillant comme la joie. Electrique. Habituée aux plaques en fonte, ma mère le mit sur la brasero. Pour le chauffer. Si la résistance grille, personne ne l'entendit. page 51
Apprendre à ma mère  les rudiments de l'électricité? En quelle langue?  page 52
En 1940, quand on nous installa le téléphone, j'ai tenté de parler à ma mère de Graham Bell et des faisceaux hertziens. Elle avait sa logique, à elle -  diluante comme le rire pour diluer l'angoisse. page  53
- Quoi, il faut te payer pour que je parle? En quel siècle vivons-nous?  Qu'Est-ce que je t'ai demandé après tout?  D'aller chercher ma cousine tout simplement. Et tu me demandes une fortune? ...
Mon  père régla la communication. Il régla sans y faire allusion toutes celles que maman obtint par la suite. page 57
 
(Les deux fils ont acheté à leur mère une robe et des talons aiguilles. Le père parti à sa ferme, le dimanche, la maman et ses deux fils sortent. )
Grandie par les hauts talons, moulée dans cette robe longue à ramages, brusquement, nous découvrions qu'elle a les jambes élancées, une taille fine, des hanches, une poitrine...page 63
Il fallait brûler les étapes. Pour sa seconde sortie, nous l'emmenâmes au cinéma. ...Quand nous entrâmes, les spectateurs se levèrent d'un bloc. Jamais, il n'y venait de femme. page 77
 
Sa solitude était d'autant plus âcre et vaste que son activité quotidienne était débordante: elle moulait le blé, le tamisait, fabriquait de la pâte, faisait le pain, le cuisait, jouait du tambourin, dansait pieds nus, nous racontait des histoires pour nous égayer, chassait les mouches,  faisait la lessive, le thé, des gâteaux, le pitre quand nous étions tristes, repassait le linge, brodait ; sans se plaindre, - sans se plaindre. Ne se couchait que lorsque nous étions endormis, se levait à l'aube - et le reste du temps, elle nous écoutait. Pourquoi aurait-elle été malheureuse ainsi? le bonheur ne s'apprend qu'avec la liberté. page 83
Elle ne cherchait pas à savoir mais à comprendre, à être et non à avoir ou posséder. page 84
 
La maman apprend à lire, à écrire, l'histoire, la géographie  etc....grâce à ses fils.
L'Histoire était sa passion parce que, selon ma mère "elle était pleine à craquer d'histoires". Je lui appris les dates, les traités, les grandes batailles.
- Non , pas les guerres, pas de dates. Quand tu te bagarres avec Nagib, est-ce que je m'en souviens? . Ces coups de poing doivent-ils passer à la postérité? Raconte-moi le fond vrai de l'Histoire, je ne sais pas moi....Quelque chose de bien.
La géographie était aussi sa passion: tant de peuples qui parlaient tant de langues et avaient des vies différentes...
Je lui appris son corps. Oui. Avec un acharnement tranquille. ...Tabous, pudeurs, hontes , je les mettais à bas., voile après voile....
Ce que je visais, tenacement, c'était la carapace d'ignorance, d'idées reçues et de fausses valeurs qui la maintenait prisonnière au fond d'elle-même....pages 89, 90
 
Et nous la voyions naître. Elle découvrait la réalité brute, l'adaptait à sa nature...Nous lui donnions de l'argent, avec le mode d'emploi...Page 94 Maman découvrait les autres.. Ceux qui n'étaient pas de son enfance, ni du monde de mon père. Et cela était bon.
Elle nous découvrait, nous. Ses enfants. Existant de nous-mêmes, en dehors de  notre père, en dehors d'elle. Lorsqu'elle  se rendit compte que nous ....n'étions plus ses petits enfants suspendus à ses jupes,: ses yeux furent réglés comme les lentilles d'une paire de jumelles. Et elle nous vit. page 95
- La liberté est poignante, dit-elle à mi-voix. Elle fait parfois souffrir.
- Comment ça?
- Elle ne résout pas le problème de la solitude....Je me demande si vous avez bien fait, Nagib et toi , d'ouvrir la porte de ma prison.
- Je ne comprends pas;, maman.
- Mais si. Réfléchis. Cette prison, je suis  bien obligée d'y rentrer  le soir...Comme avant....comme avant...
- Maman, tu aimes, ton mari? Dis, tu l'aimes?
- Qu'est cc qu''est , aimer? ...Quand je suis entrée dans cette maison, j'étais une enfant. Devant un homme qui me faisait peur...Seule avec lui., comprends-tu? ...Je ne me posais pas de questions, je ne savais pas qui j'étais. Tandis que maintenant....
- Je suis grande maintenant. page 98
 
Deuxième partie: AVOIR
( C'est Nagib qui parle dans cette partie du livre , son frère est à Paris, en médecine)
"As-tu vu le général De Gaulle? Est-il vrai qu'il est aussi grand que moi? - avec son képi, bien entendu. Il est venu à Casablanca  avec Churchill et Roosevelt...Maman est allée lui rendre visite. je vais te raconter. pages 103, 104
C'est merveilleux , s'est écriée  ma mère. Les quatre grands sont avec nous. Regarde, ils nous ont dépêché des gardes du corps pour nous escorter.
...."De Gaulle est là?
- Le soldat - Qui ça?
- Le général de Gaulle.
- Le soldat: " il y a plein de généraux ici. Va donc savoir!
-  ( d'une voix douce) Le général De Gaulle, Le chef
...Le général Charles de Gaulle. Le chef des Forces Libres, le chef de la France. page 116
...Et c'est alors qu'une fenêtre de la  ville  s'est ouverte.
Un grand impavide coiffé d'un képi apparut. Longtemps, il nous considéra comme si nous faisions partie de sa personne. Et ma mère le considéra aussi...puis il leva les bras au ciel, les mains nouées et la pomme tressautante. Le quartier d'Alfa tout entier l'applaudit...page 125
 
Eh bien, disait la voix. J'ai grandi, moi aussi. tu ne t'es pas encore rendu compte? (La mère a une discussion houleuse avec son  mari) Quand je suis entrée dans cette maison, Je n'avais pas toutes mes dents. J'en ai trente-deux maintenant, je les ai comptées, regarde! ...Ma taille s'est allongée et j'ai pris du poids. Mais, mon âme, dis? mon âme?
....Dis? mon âme?  Où est-elle? Qui est-elle?  Que fait-elle? . Pourquoi? En ai-je une?  Pourquoi? Qu'est-elle devenue? A-t-elle grandi, elle aussi?  Pourquoi? A qui ressemble -t -elle? A une gousse d'ail que l'on écrase dans un mortier ou à un balai qu'on remise derrière la porte?  et pourquoi? ...Tant de peuples relèvent la tête, acquièrent leur liberté alors, pourquoi pas moi? pages 130, 131

Je n'ai pas besoin d'aide, poursuivit la voix. Ni de toi, ni de personne. Je suis , à présent, consciente, entièrement responsable de ma vie, entends-tu? Je ne suis pas en train de me libérer de la tutelle de ton père pour venir te demander ta protection, tout grand gaillard sue tu es. Je sais ce que j'ai à faire. page 137
Elle disait qu'elle n'apprenait pas pour apprendre, ni même savoir. Mais pour nourrir et régénérer son sang. Elle avait dormi jusqu'à l'anémie, elle était maintenant bien réveillée, jusqu'à l'éternité. page 154

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