samedi, octobre 25, 2008

LE PONT DANS LA JUNGLE (Traven)

Sleigh, dont je n'ai jamais appris le prénom, ne m'invita pas à rester pour la nuit; non qu'il eût honte de ne pas être en mesure de m'offrir un lit. Il se pliait simplement à la règle qui veut qu'un homme qui traverse le pays à dos de cheval ou de mule est le mieux placé pour savoir quand et où il veut s'arrêter pour la nuit. On n'oblige personne à modifier ses projets. c'est autre chose quand l'étranger lui-même qui demande un toit pour la nuit. Il peut alors compter sur une hospitalité sans limites. page 16

(une fête se prépare) Chacun attendait , mais personne ne pouvait dire quoi. On avait l'impression que tous espéraient l'arrivée d'un grand musicien, qui aurait donné un sens à un tel concours de peuple car dans la situation présente, un si grand nombre de visiteurs devait nécesairement paraître sans cela dépourvu de sens et de tout but.
Pensez donc: les femmes s'étaient donné beaucoup de peine pour se bichonner en vue de cette soirée. Elles s'étaient lavées au savon parfumé, elles avaient pendant des heures peigné et brossé leurs cheveux. La moindre parcelle d'étoffe qu'eles avaient sur le corps était propre. Elles avaient revêtu leurs plus beaux atours...Les femmes avaient paré leurs robes et leurs cheveux des fleurs les plus rares et les plus belles qu'elles avaient pu trouver, et , finalement, par dessus le marché, elles avaient entrepris la chevauchée de huit, dix ou douze kilomètres à dos de mulet ou de burro à travers la jungle humide. Elles avaient dû traverser des marécages, franchir des rivières en pataugeant. Et tous ces efforts auraient été consentis en vain?
C'était tout simplement impossible. Chacun voulait ramener le lendemain matin, à la maison le souvenir d'aventures qui alimenteraient les conversations pendant au moins deux mois. En efffet, à part ces occasions, il ne se passe rien dans ces petits villages perdus dans la savane et la jungle.
Personne ne pouvait porter la culpabilité au maître pompeur. Il n'y pouvait rien. Il avait fait tout ce qu'il pouvait pour avoir les musiciens. En outre, ça n'aurait servi à personne si on avait rendu quelqu'un ou quelque chose responsable du fait que la fête soit ratée. Il fallait qu'il en soit ainsi. C'était le destin. page 47
Ignacio, l'homme qui savait si bien comment les magnats du pétrole gagnent leurs millions s'éloigna de nous. Il se mit à la recherche d'un nouveau public auquel il pourrait en imposer par son savoir. Il avait réussi à susciter l'admiration du très respecté maestro maquinista, et cela , il ne l'oublierait pas de sitôt. Le maître pompeur pouvait désormais lui demander tout ce qu'il voudrait; il l'obtiendrait. L'homme ferait n'importe quoi pour quelqu'un qu'il admire. page 59
La Garcia arriva en provenance du pont. (Son petit garçon est introuvable).Elle marchait à présent plus vite , comme si, tout d'un coup, elle était pressée. A peine arrivée devant nous, elle dit:"Je ne trouve ce garçon nulle part, que je cherche ici ou là. Je ne sais pas où il peut être.Où croyez-vous qu'il ait pu aller?"
Son visage , encore radieux et souriant d'un quart d'heure auparavant, avait déjà pris dans les dix dernières minutes une expression de gravité. Mais, à présent, il trahissait le souci et l'inquiétude. ce n'était pas encore de la peur. Elle levait les sourcils, ouvrait grands les yeux, nous regardait fixement et scrutait nos visages l'un après l'autre. Pour la première fois, il apparut dans ses yeux quelque chose comme le soupçon que nous puissions savoir ou supposer quelque chose que, pour une raison ou pour une autre, peut-être par pitié, nous lui cachions. Elle nous regarda , une fois de plus, comme un animal blessé. Elle transperçait carrément nos visages de ses regards brûlants. Mais elle ne trouvait rien, hocha la tête et joignit les mains sur la poitrine.
Il se produisit de nouveau une transformation dans ses yeux. Le léger pressentiment qui l'avait effleurée quelques secondes auparavant était devenu presque une certitude maintenant . Elle tentait de toutes ses forces de se débarrasser de ce sentiment mais n'y arrivait pas. page 64
La Garcia fixait l'obscurité dans laquelle les deux muletiers venaient de disparaître...Bien sûr, elle n'avait jamais eu de grandes espérances, mais à présent, elle était de nouveau submergée par la certitude qui l'avait envahie dès le début, dès la disparition du petit garçon. Ce que personne ne pouvait savoir, elle, la mère, le savait evec conviction: son fils ne reviendrait jamais. Son coeur et son instinct, l'infaillibilité des simples, d'une mère indienne, lui disaient la vérité. Même si tous les autres avaient de l'espoir, elle, elle n'en avait plus. D'ailleurs, elle n'avait jamais douté de son sentiment. Elle s'était joué la comédie pour ne pas perdre la raison. Et maintenant qu'elle était sûre de son affaire, elle se ressaisit, et la lueur vacillante disparut de ses yeux. Comme si elle avait pris une décision héroïque, elle se redressa. Tout son corps se raidit. Il fallait agir. Elle devait entreprendre quelque chose pour son enfant. Il n'y avait pas de temps à perdre....Il fallait qu'elle le trouve ... Dans tous les cas, elle voulait retrouver ce qu'il en restait.
page 85
La Garcia se tut. Elle n'avait plus rien à dire. Personne n'aurait pu lui faire croire que les choses s'étaient passées autrement. Elle savait que son fils était au fond de l'eau et qu'elle devait l'en ressortir et toutes ses pensées tournaient maintenant autour de cette tâche. page 91
Ensemble, nous allâmes rejoindre un autre groupe où Sleigh se mit à parler de sujets qui n'avaient rien à voir avec l'enfant. Ce fut une bonne chose. On ne peut sans arrêt parler d'un seul et même sujet. Il fallait que la vie continue, que l'enfant soit mort ou pas. page 98
....(L'auteur se rend compte qu'il est parmi des étrangers) C'est une très bonne chose de savoir tout cela. C'est ainsi qu'on devient fataliste, mieux, je comprends ces Indiens. Ils ne pourraient supporter la vie s'ils n'étaient pas fatalistes, tous autant qu'ils sont.page 134
"Chiquito mio! mon petit!" crie la Garcia
Elle court jusqu'à la rive, et son regard va à la rencontre de Perez (celui qui a trouvé le corps sous le pont)
Avec une indicible dignité, portant dans les yeux cette expression de tristesse compatissante qui n'appartient qu'à l'animal et au primitif, il s'avance à pas lents. Et Perez, dont le travail consiste à abattre les solides arbres de la jungle et à les transformer en charbon de bois, ce même Perez dépose le petit corps imbibé d'eau dans les bras étendus de la mère avec un tel luxe de précautions qu'on est obligé de penser à du verre, du verre si fin et délicat qu'un souffle léger suffirait à le briser. page 141
A cet instant, de nombreuses femmes éclatèrent en sanglots qui résonnaient comme une accusation...
A présent, ce n'était plus seulement sur la mort de l'enfant des Garcia qu'elles se lamentaient . Par sa mort prématurée, le petit garçon était devenu l'enfant de toutes les mères. Seule une mère sait ce qu'une mère éprouve. Personne d'autre, pas même le Dieu du ciel, avec toute sa sagesse épurée, avec toute son auguste sérénité , n peut éprouver les mêmes sentiments qu'une mère à qui son enfant a été arraché. page 142
Face à la douleur de cette mère, les hommes devenaient petits, abjects et misérables et leur âme était vide.
Personne n'osait toucher cette femme de peur de faire une bétise.
La femme du maître pompeur approcha. Sans dire un mot, elle étreignit fermement la Garcia.Elle couvrit son visage de baisers, faisant disparaître ses larmes qui roulaient sur ses joues. Elle souleva le bord de sa robe du dimanche, en sécha les larmes d ela mère et lui essuya le nez. Ensuite, elle l'embrassa de nouveau, ne cessant de lui donner des baisers. Les deux femmes pleuraient et sanglotaient toutes deux si fort qu'on les entendait d'un bout à l'autre de la vaste place.
Qui eût jamais cru que la femme du maître pompeur, cette femme si fière , tenue en aussi haute estime que si elle avait été l'épouse du président, que cette femme hautaine s'oublierait un jour à ce point et se déferait de toutes ses manières ?! Voilà les mères, oui, les mères. les mères sont ainsi . Dans l'affliction, elles se comprennent mutuellement .
Les hommes se sentirent de plus en plus misérables en voyant les deux femmes pleurer ensemble comme si elles n'étaient plus qu'un seul être. Ils avaient de plus en plus honte de ...oui, de quoi donc...? Ils ne le savaient pas. Ils n'avaient en cet instant qu'un seul désir, celui de pleurer comme ces deux mères. page 145-146
(L'auteur se penche sur le corps de l'enfant) Je posai ma main sur la poitrine de l'enfant, repoussai la chemise et collai mon oreille dans la réégion du coeur. Je savais bien depuis longtemps que l'enfant était mort ou du moins inconscient et donc à moitié mort avant même de tompber à l'eau. Que cinq minutes après le moment où j'avais entendu le plouf , il était certainement mort. Mais quoi, qui parle de plouf ? J'avais entendu un poisson sauter hors de
l'eau...C'était un poisson qui avait causé ce bruit. Je pouvais jurer que c'était un poisson. Je ne voulais pas en démordre jusqu'à la fin de mes jours. Je n'avais aucune envie d'être persécuté toute ma vie par ce bruit , par ce plouf.....Par cet examen du coeur, si dénué de sens qu'il fût, j'avais tout de même montré que j'étais prêt à aider. Cela me permettait d'être accepté, d'être intégré à la communauté en deuil. page 150
Sleigh (-qui n'est pas Indien) pensait que tous les Indiens jouissaient de pouvoirs mystérieux et possédaient une grande science du surnaturel. Il croyait tout ce qu'ils racontaient ou ce qu'il entendait dire par sa femme. On pouvait penser qu'il doutait de la virginité de la Mère de Dieu , mais , tout ce que les Indiens croyaient , il ne le mettait jamais en doute.
Peut-être était-ce le milieu, peut-être était-ce la foi inébranlable de Sleigh. En tout cas, je dus constater à mon grand étonnement que je commençai, moi aussi, à vouloir contourner une explication rationnelle, et je trouvais très agréable de ne pas aller au fond des choses.(la découverte du corps de l'enfant est un miracle pour les Indiens). Et pourquoi n'aurais-je pas laissé finalement toute cette histoire en sommeil? La vie est plus facile, plus heureuse, en meilleure harmonie avec le cosmos si on ne se casse pas la tête sans arrêt sur des choses dont l'explication et l'analyse ne sauraient en aucune façon nous rendre plus joyeux. En général même pas les plus riches, dans la mesure où nous sommes à l'affût des richesses.
Prendre la vie comme elle vient. Ici, dans la jungle, et peut-être partout dans le monde. Voilà tout le sens de la vie. Que veut-on de plus? Qu'espère -t-on de l'autre? Tout est négation de la vie, et en plus, c'est de la bêtise. C'est de la bêtise que proviennent toutes les souffrances, les chagrins et les maux qui infestent le monde . page 176
L'un après l'autre, les nouveaux arrivants ...entrèrent dans la cabane , tête nue, pour voir le garçon mort et pour prodiguer leurs condoléances à la mère. Chacun, sans être vraiment intéressé par la manière dont ça s'était produit, demanda à la mère de raconter le déroulement des faits. Ce n'était pas de la curiosité. C'étaient des gens intelligents. Ils voulaient simplement distraire la mère de son chagrin. Dès qu'elle avait commencé, la Garcia racontait toute l'histoire depuis le début avec beaucoup d'empressement...Quand finalement elle raconta l'histoire pour la vingtième fois, ses propres mots ne lui apparurent plus que comme un bavardage vide. C'est à cet instant que la Garcia , sans elle-même le savoir, commença à prendre congé de son enfant....La Garcia pleurait , et tout en pleurant ainsi, elle remarqua , bouleversée, que ses larmes n'étaient pas seulement versées sur l'enfant. A présent, elle pleurait plus sur elle-même que sur son garçon. Le destin l'avait durement frappée, et presque inconsciemment, elle se mit à haïr plusieurs de ces femmes présentes, simplement parce qu'elles tenaient un enfant sur le bras. Elle pleurait parce que, désormais, elle n'avait plus d'enfant à submerger de son amour maternel...Regardant autour d'elle, elle vit sept femmes dont elle savait qu'elles aussi avaient perdu des enfants, des enfants pour lesquels elles avaient exactement le même amour qu'elle pour son petit Carlos. C'est ainsi qu'elle commença à comprendre qu'elle n'était qu'une mère comme toutes les autres et que le destin l'avait pas élue pour supporter des épreuves monstrueuses. Ce qu'elle subissait ce soir, des milliers, des millions de mères l'avaient subi avant elle. Des milliers le subissaient en ce moment même, et des millions le subiraient encore. Pages 187, 188
Parmi les Indiens qui arrivèrent à ce moment-là, il y avait aussi un très pauvre paysan. Il n'avait pratiquement que des haillons sur le corps, mais ils étaient propres. Son cheval n'avait pas de selle, seulement une natte de raphia. Il entra avec les autres dans la cabane, contempla l'enfant et alla trouver la mère. Il lui dit combien l'enfant était mignon et combien il était bien habillé, tout à fait comme le Saint-Enfant de la Madre Santisima de l'église. Désormais, l'enfant devait être certainement avec les anges , tellement il avait l'air gentil. La Garcia sourit fièrement.Tout son corps se redressa, et elle le remercia pour ses amicales paroles élogieuses. Quand le paysan pauvre ressortit de la cabane, il promena autour de lui un regard inquisiteur jusqu'à ce qu'il ait trouvé un banc libre. Il s'assit et sortit un vieux livre qui ressemblait à un livre de prières. Il le feuilleta pendant quelques minutes comme s'il cherchait la bonne page et se mit à chanter. Cet homme ne savait absolument pas lire. Il connaissait par coeur le texte de son cantique et ne regardait le livre que parce que, à l'église, il avait vu les autres le faire. ..Les hommes et pratiquement toutes les femmes , se joignaient à son chant...Le paysan dépenaillé , lui, chantait tout le temps....Le chanteur n'était payé par personne . Il chantait par pure compassion envers cette mère durement frappée. Uniquement pour l'aider à surmonter sa perte sans qu'il subsiste trop de cicatrices. L'enfant serait enterré sans la bénédiction d'un prêtre et sans le certificat de décès d'un médecin. Le prêtre et le médecin coûtaient de l'argent. Même si tous les voisins qui participaient au deuil avaient donné la moitié de l'argent liquide qu'ils possédaient, ils
n'auraient pas réuni de quoi payer de telles dépenses. pages 191, 192, 193
Parmi les femmes qui arrivaient maintenant, beaucoup apportaient de pleines brassées
de fleurs. D'autres avaient des couronnes qu'elles avaient tressées en toute hâte avec des branches et enveloppées de papier doré et argenté. Elles posaient leurs fleurs et leurs couronnes, sans rien dire, pour que la Garcia n'ait pas à les remercier spécialement pour cela. Ces pauvres gens , dont les condoléances étaient tellement sincères, ne connaissaient pas l'usage du monde civilisé consistant à fixer aux fleurs des cartes imprimées pour que la famille en deuil sache bien qui a donné quelque chose ou non, et pour que les noms de ceux qui ont exprimé leurs condoléances soient bien orthographiés dans les colonnes de la presse locale. Ici, nul ne se souciait de savoir qui donnait des fleurs ou autre chose ou ne donnait rien. Si quelqu'un n'apportait rien, c'était tout simplement qu'il n'avait rien à donner. Il n'en était pas moins estimé que les autres..Tout ce que faisaient les visiteurs et les voisins, ils le faisaient par sympathie sincère envers la mère.
...Les visiteurs étaient tous incroyablement pauvres. Les femmes qui venaient d'arriver marchaient pieds nus. Elles portaient des robes de coton usées, pleines de trous. Les épines ne font preuve d'aucune compréhension pour la pauvreté d'une femme indienne, obligée de chevaucher à travers la jungle. Leurs têtes étaient protégées du soleil par des voiles de crêpe noir. page 202, 2003
Quoique ces gens fassent ou disent, ce n'était jamais de la réthorique apprise. Tout venait du coeur. C'était leur coeur qui parlait à travers eux. C'est leur coeur qui leur ordonnait d'entreprendre une longue marche pour consoler la mère, et c'est leur coeur qui leur ordonnait de se taire quand ils pensaient que leur silence était le meilleur moyen d'exprimer la compassion la plus profonde...Pendant les douze dernières heures, j'avais de plus en plus pris conscience du bon goût de ces gens et du tact délicat qui marquait de son empreinte leur commerce avec les autres. Je les avais observés, et je m'étais laissé imprégner de tous leurs actes et de toutes leurs paroles. Quand j'étais arrivé, je ne voyais dans ces gens que les simples paysans indiens avec leur politesse qui leur est particulière et qu'on trouve partout dans l'Amérique espagnole, où il ne vient pas de touristes américains qui massacrent le paysage, essaient de faire comprendre aux indigènes à quel point les bénédictions de la civilisation sont grandioses et leur répètent dix fois par jour combien ils sont crasseux et graisseux et combien leur pays est mal administré. Il fallait apparemment une occasion comme celle dont j'avais été témoin pour découvrir les gens tels qu'ils sont vraiment.. Alors, on ne voit pas seulement la saleté et leurs haillons , mais aussi leur coeur et leur âme, et cela, c'est bien davantage. C'est la seule chose qui compte vraiment chez l'homme. Les appareils de radio, les voitures Ford et les records de vitesse ne comptent absolument pas. Tout cela n'est que balivernes quand viendra l'heure du dernier bilan.page 206
C'est la religion qui enseigne à l'homme d'aimer son prochain. c'est elle qui sèche les larmes d'une mère qui a perdu son enfant, et c'est elle qui ordonne à celui qui possède deux chemises d'en donner une au pauvre qui n'a rien pour couvrir sa nudité. Est-ce vraiment de la religion? La mort fournit en général l'occasion de déployer les hypocrisies religieuses dans tout leur faste vide et emphatique....Ici, je ne pouvais pas découvrir la moindre trace de la pompeuse religion de l'homme blanc. Jusqu'à présent, je n'avais pas entendu de prière. Personne n'avait fait défiler un chapelet entre ses doigts. Et quand l' agrarista chantait ses cantiques, cela n'avait que très peu de chose à voir avec la religion catholique car son chant proclamait l'éternel contenu profane de l'Evangile: un bienfait pour les hommes. pages 206,207
On devient philosophe quand on vit au milieu de gens appartenant à une autre race et parlant une autre langue que nous. Mais quoiqu'il puisse arriver, mieux s'en tenir à la conviction qu'il n'existe pas au monde de plus beau pays que le propre pays de Dieu, le pays des hommes libres. Alors, on a la paix, et on est un citoyen estimé.Mis à part le fait que cette philosophie s'avère payante pourvu qu'on sache bien l'appliquer, l'expérience m'a enseigné que les grands voyages ne forment que celui qui apprend aussi quelque chose, même quand il ne fait que bourlinguer un peu dans son propre pays. Quelqu'un qui se promène dans le monde les yeux ouverts, verra et apprendra plus de choses lors d'une brève excursion que mille autres en faisant le tour du monde. Si quelqu'un vient dans la jungle d'Amérique centrale pour regarder ce que les Indiens font de beau auprès d'un pont, ne verra jamais ni la jungle, ni le pont, ni les Indiens tant qu'il sera convaincu que la société d'où il vient lui-même est la seule civilisation qui compte pour de bon. Quiconque part en voyage et veut vraiment regarder autour de lui devrait toujours bien se dire que beaucoup de ce qu'il a appris à l'école et à l'université est faux. page 208
Tout ce qui existe sous le soleil peut être transformé en dollars ou en pesos. Qu'il s'agisse des larmes d'une mère, du rire d'un enfant ou de la misère des pauvres, c'est sans importance. Partout, il y a de l'argent à prendre. L'homme doit payer pour ses joies, pour son honnêteté comme pour ses escapades. Même pour sa dernière demeure, sous la terre, où il ne dérange plus personne, doit être payée. Page 210
Elle (la fille qui prépare les repas de Sleigh) se rendit dans un coin sombre de la cabane où un panier était suspendu à une poutre soutenant le toit. Dans ce panier, l'oeil endormi, une poule était confortablement installée. Elle méditait apparemment sur la question de savoir pouquoi elle était obligée de rester installée là, alors que toutes les autres poules pouvaint courir en liberté et multiplier les séductions envers le coq. La fille attrapa la poule par le col et la jeta hors du panier, d'où elle sortit quatre oeufs avant de revenir au foyer. La poule caquetait bruyamment et courait de-ci de-là, dans la cuisine, toute excitée....et courut vers son panier. Elle resta un moment perchée sur le bord et contempla le contenu. Puis elle sauta à l'intérieur, poussa les oeufs de-ci de-là, les compta avec les pattes et, comme il ne lui en manquait aucun, finit par s'installer tranquillement et ferma les yeux. Elle était réconciliée avec le monde. Elle était heureuse, satisfaite de tout ce qui existe sur la terre du Bon Dieu, simplement parce qu'elle ne savait pas compter correctement. La faculté de compter est responsable de bien des malheurs qui nous font souffrir, nous autres hommes. Depuis que les machines à calculer ont pratiquement rendu les erreurs impossibles, les tragédies en rapport avec l'acte de compter sont devenues de plus en plus nombreuses et de plus en plus terribles. page 212
Les musiciens jouèrent un air qui allait bien avec le costume marin ( dont on a revêtu l'enfant mort), It isn't going to rain anymore, le morceau le plus récent de leur répertoire. Pourtant, le simple fait que ce tube soit joué ici, dans la jungle comme une marche funèbre,était une preuve catégorique du fait que cette émanation de notre civilisation, au moins dans ce coin de terre., s'était heurtée à un mur infranchissable. Ces gens comprennent la mort , mais ce qu'ils ne comprennet pas , c'est l'hypocrisie avec laquelle nous autres, les fidèles du Christ, nous enterrons nos défunts. Ainsi, les musiques de danse américaine ne pouvaient jeter le trouble dans leurs sentiments, alors que les chants religieux et de pieux chorals n'auraient fait que les effaroucher. A leur sens, cela ne convenait absolument pas à ce grand mystère qu'est l'extinction de la vie. Page 228
Nous faisons beaucoup trop de manières avec nos morts. Nous les considérons comme divins ou saints, et nous les traitons en conséquence. Qui est mort est mort. Il nous a quittés, et nous devrions le laisser en paix. On devrait l'oublier dès q u'il s'est décomposé sous la terre ou s'est envolé en fumée. Les milliards que nous dépensons pour nos morts, rendraient de meilleurs services à l'humanité si on les consacrait au financement de la construction d'hôpitaux , aux soins médicaux ou à la recherche médicale. Cet argent que nous dépensons pour les morts, il serait bien plus humzin et plus civilisé d'en faire profiter les vivants afin qu'ils restent plus longtemps parmi nous , sains de corps et d'esprit....page 241
Ce qui luttait là (le professeur est tombé, dans la fosse, pendant son discours)pour sortir de la tombe,- ce n'était pas le professeur. Je ne voyais là qu'un grand amour fraternel du prochain. C'est lui qui était tombé, qui se démenait maintenant pour remonter. Je peux rire de mille choses et de mille situations, y compris des brutalités du fascisme, qui ne sont à mes yeux rien d 'autre que que les excès d'une lâcheté sans bornes des plus comiques. Mais je ne peux rire de l'amour que leurs prochains portent à ceux qui souffrent et peinent. Cet amour dont j'étais témoin venait droit du coeur . C'était un amour vrai et sincère comme seul peut l'être un amour pour lequel on n'attend pas de remerciements car chacun d'entre nous qui étions rassemblés là, y compris le professeur, avait perdu un enfant cher à son coeur. page 249
En quoi cet enfant me concerne-t-il? Un petit garçon indien auquel j'avais à peine prêté attention. Et pourtant, je le pleure. Peut-être, est -il finalement mon garçon, tout comme il est le garçon de tous les autres, ici. Mon garçon, comme celui de toutes les mères du monde. Pourquoi serait-il le garçon de quelqu'un d'autre? C'est mon garçon, mon petit frère, mon prochain. Il pouvait souffrit comme moi, rire comme moi et mourir comme je mourrai un jour. page 251

mercredi, octobre 08, 2008

LES AMANTS DE XI'AN (Judith Michael)

(A l'aéroport, Miranda , américaine vient de débarquer pour un voyage d'affaires, Yuan Li l'a aperçue dans la foule, essayant en vain de se frayer un passage) "Il suffit de faire comme si ces gens n'existaient pas. C'est le seul moyen de survivre en Chine. Et maintenant, ajouta-t-il comme ils atteignaient un taxi en tête de station, je vais vous accompagner en ville et m'assurer que vous arriverez à bon port". page 12
Autour de lui, les visages inexpressifs qu'adoptent les Chinois dans les endroits publics: fonçant droit devant eux, concentrés sur leur destination, sans permettre à personne de pénétrer dans les quelques centimètres d'espace vital dont ils s'enveloppent comme d'une armure pour avancer. page 61
Une petite voiture noire était garée en double file au coin de l'hôtel. Absorbé dans la lecture d'un quotidien, son chauffeur était insensible au concert de klaxons que déclenchait son stationnement dans une rue déjà fort encombrée.
-En Amérique, il est illégal de se garer comme ça, fit Miranda.
Li sourit en prenant place à ses côtés sur le siège arrière.
-Ici, ce qui est illégal, c'est de coller sur son pare-brise un autocollant critiquant le gouvernement.
-Vraiment? Un malheureux autocollant?
-Oui, s'il est considéré comme subversif. page 62
Je m'apprêtais à défendre l'Amérique. Mais les pauvres ne sont nulle part les bienvenus, j'imagine. On préfère les rendre invisibles pour continuer à se croire riches et heureux.
- Vous l'êtes, vous riche et heureuse.
- Oh, nous n'avons jamais été riches.
- Non? Qu'étiez-vous donc alors?
- Eh bien, nous étions à la limite de la pauvreté. Nous n'avions pas faim mais nous regardions au centime près.
- Et vous appelez ça de la pauvreté?
- Oui, comparé à...Miranda s'interrompit. Qu'est-ce qui vous fait sourire?
- Seul, un enfant gâté définit la pauvreté par comparaison. Les vrais pauvres savent que la pauvreté ne se compare pas, qu'elle est absolue. Ils meurent de faim littéralement.
- Un enfant gâté, dites-vous?
- Je ne parlais pas de vous , mais de votre pays. C'est l'Amérique, l'enfant gâté. Trop d'argent, trop de richesses, trop de biens de consommation. Les Américains n'ont aucune idée de ce qu'est la vraie pauvreté, ajouta encore Li, ça n'a rien à voir avec vous, je ne voulais pas vous blesser.
- La pauvreté ne rend pas supérieur, rétorqua froidement Miranda.Vous n'êtes pas meilleurs que nous, moins gâtés, plus mûrs, parce que vous avez connu une pauvreté pire que la nôtre. Nous en donnons une définition différente mais cela ne veut pas dire que nous ne la connaissons pas. page 72
(au marché, à Pékin) Miranda poussa un soupir.
- Il y a trop de choses à voir. c'est comme au cirque, mais en mieux.Tout est si coloré. Sauf les gens.
Li fut aussitôt sur la défensive. Il était vrai, pourtant, que tous ces gens étaient vêtus de teintes tristes, bleu foncé, brun, gris, noir, taches sombres sur la toile vibrante de couleurs du marché.
- On s'occupera des couleurs quand on aura le temps et les moyens de le faire., dit-il comme ils reprenaient la promenade.
- Et alors , vous vous sentirez plus heureux?
Li lui jeta un regard perçant.
- Pourquoi dites-vous ça?
- Parce que tout le monde a l'air sinistre ici. Non, rectifia Miranda, pas vous, bien sûr, mais votre fils, par exemple et tous les gens que nous croisons. On dirait qu'ils n'imaginent pas avoir jamais une raison de sourire. Peut-être, est-ce le cas après tout, peut-être ont-ils la vie trop dure. Mais quand elle sera plus facile, quand ils connaîtront l'espoir, ils porteront les couleurs de l'espoir, des couleurs vives.
- Comme les Américains,
- Eh bien... oui... pourquoi pas? ça fait du bien de vivre dans l'espoir.
- Les Américains font plus que vivre dans l'espoir. Ils s'attendent au bonheur. Ils le réclament.
Miranda le dévisagea.
- Pas vous?
- Personne en Chine n'attend autre chose de la vie que des difficultés. Il y en a toujours eu. Sauf que nous commençons à ressembler un peu aux Américains, nous apprenons à espérer. Un de ces jours, nous attendrons nous aussi des choses de la vie. Peut-être même en exigerons -nous. Comme les Américains. Exigeants toujours. pages 81-82
"Vous avez entendu parler de la Révolution culturelle, n'est-ce pas? dit Li , en remplissant à nouveau leurs verres.
- Oui, bien sûr. C'était une époque horrible.
- Une époque horrible, oui. Elle nous a appris que celui qui se conduit comme un être civilisé a perdu d'avance. Que ce qu'il gagne, c'est de l'indifférence, l'insensibilité, la cruauté, la brutalité. Voilà la leçon de la Révolution culturelle.
...Comment a-t-on pu laisser faire une chose pareille? demanda Miranda. Je ne comprends pas.
- C'est pourtant simple: les gagnants veulent rester les maîtres- ce n'est pas plus compliqué que cela. Ce qu'ils redoutent le plus, c'est de sombrer dans la masse anonyme des perdants. En 1965, quelques gouvernants ont vu leur pouvoir menacé; ils ont imaginé le conserver en déchirant le pays. Ils ont convaincu les jeunes- des adolescents, pour la plupart- que le paradis était au prix de la destruction de la vieille société. Les jeunes les idolâtraient, à cause du monde idéal qu'ils leur faisaient miroiter, mais surtout, à cause de la liberté d'agir qu'ils leur donnaient. Ils les ont incités à défier leurs parents, leurs professeurs, à les dénoncer au Parti : toute critique du régime , tout éloge de la culture occidentale, de l'éducation classique, de la liberté de la presse, de la démocratie étaient suspects...
- Vos enfants ont fait partie de ces jeunes?
- Non, ils étaient trop petits, mais ils ont grandi dans cette atmosphère et peu à peu, ils se sont dressés contre moi....Pour nous, ce fut une époque de chaos reprit-il enfin; pour les enfants, ce furent dix ans de vacances. Le régime a ordonné qu'on les laisse voyager gratuitement en train dans tout le pays, qu'on les nourrisse tout aussi gratuitement, partout et chaque fois qu'ils l'exigeaient. On leur demandait d'abattre tout ce qui appartenait au passé. Ainsi, ces gosses erraient comme des meutes de chiens sauvages, détruisant tout sur leur passage au nom des lendemains qui chantent. Mais les lendemains n'ont pas chanté. On a fermé les écoles, donc plus personne ne recevait d'éducation. On a démoli des centaines de nos plus beaux temples, de nos plus belles oeuvres d'art, brûlé des bibliothèques entières. Ces jeunes ont ruiné des centaines de milliers de vies par de fausses accusations, ils ont conduit des gens à la mort. Dans le même temps, le régime envoyait des millions de professeurs, écrivains, médecins, hommes d'affaires dans les campagnes reculées pour les faire travailler comme manoeuvres. Ils disaient que nous avions besoin de nous rapprocher du peuple. En vérité, leur vrai but était d'anéantir toute pensée indépendante. pages 111, 112