mercredi, octobre 08, 2008

LES AMANTS DE XI'AN (Judith Michael)

(A l'aéroport, Miranda , américaine vient de débarquer pour un voyage d'affaires, Yuan Li l'a aperçue dans la foule, essayant en vain de se frayer un passage) "Il suffit de faire comme si ces gens n'existaient pas. C'est le seul moyen de survivre en Chine. Et maintenant, ajouta-t-il comme ils atteignaient un taxi en tête de station, je vais vous accompagner en ville et m'assurer que vous arriverez à bon port". page 12
Autour de lui, les visages inexpressifs qu'adoptent les Chinois dans les endroits publics: fonçant droit devant eux, concentrés sur leur destination, sans permettre à personne de pénétrer dans les quelques centimètres d'espace vital dont ils s'enveloppent comme d'une armure pour avancer. page 61
Une petite voiture noire était garée en double file au coin de l'hôtel. Absorbé dans la lecture d'un quotidien, son chauffeur était insensible au concert de klaxons que déclenchait son stationnement dans une rue déjà fort encombrée.
-En Amérique, il est illégal de se garer comme ça, fit Miranda.
Li sourit en prenant place à ses côtés sur le siège arrière.
-Ici, ce qui est illégal, c'est de coller sur son pare-brise un autocollant critiquant le gouvernement.
-Vraiment? Un malheureux autocollant?
-Oui, s'il est considéré comme subversif. page 62
Je m'apprêtais à défendre l'Amérique. Mais les pauvres ne sont nulle part les bienvenus, j'imagine. On préfère les rendre invisibles pour continuer à se croire riches et heureux.
- Vous l'êtes, vous riche et heureuse.
- Oh, nous n'avons jamais été riches.
- Non? Qu'étiez-vous donc alors?
- Eh bien, nous étions à la limite de la pauvreté. Nous n'avions pas faim mais nous regardions au centime près.
- Et vous appelez ça de la pauvreté?
- Oui, comparé à...Miranda s'interrompit. Qu'est-ce qui vous fait sourire?
- Seul, un enfant gâté définit la pauvreté par comparaison. Les vrais pauvres savent que la pauvreté ne se compare pas, qu'elle est absolue. Ils meurent de faim littéralement.
- Un enfant gâté, dites-vous?
- Je ne parlais pas de vous , mais de votre pays. C'est l'Amérique, l'enfant gâté. Trop d'argent, trop de richesses, trop de biens de consommation. Les Américains n'ont aucune idée de ce qu'est la vraie pauvreté, ajouta encore Li, ça n'a rien à voir avec vous, je ne voulais pas vous blesser.
- La pauvreté ne rend pas supérieur, rétorqua froidement Miranda.Vous n'êtes pas meilleurs que nous, moins gâtés, plus mûrs, parce que vous avez connu une pauvreté pire que la nôtre. Nous en donnons une définition différente mais cela ne veut pas dire que nous ne la connaissons pas. page 72
(au marché, à Pékin) Miranda poussa un soupir.
- Il y a trop de choses à voir. c'est comme au cirque, mais en mieux.Tout est si coloré. Sauf les gens.
Li fut aussitôt sur la défensive. Il était vrai, pourtant, que tous ces gens étaient vêtus de teintes tristes, bleu foncé, brun, gris, noir, taches sombres sur la toile vibrante de couleurs du marché.
- On s'occupera des couleurs quand on aura le temps et les moyens de le faire., dit-il comme ils reprenaient la promenade.
- Et alors , vous vous sentirez plus heureux?
Li lui jeta un regard perçant.
- Pourquoi dites-vous ça?
- Parce que tout le monde a l'air sinistre ici. Non, rectifia Miranda, pas vous, bien sûr, mais votre fils, par exemple et tous les gens que nous croisons. On dirait qu'ils n'imaginent pas avoir jamais une raison de sourire. Peut-être, est-ce le cas après tout, peut-être ont-ils la vie trop dure. Mais quand elle sera plus facile, quand ils connaîtront l'espoir, ils porteront les couleurs de l'espoir, des couleurs vives.
- Comme les Américains,
- Eh bien... oui... pourquoi pas? ça fait du bien de vivre dans l'espoir.
- Les Américains font plus que vivre dans l'espoir. Ils s'attendent au bonheur. Ils le réclament.
Miranda le dévisagea.
- Pas vous?
- Personne en Chine n'attend autre chose de la vie que des difficultés. Il y en a toujours eu. Sauf que nous commençons à ressembler un peu aux Américains, nous apprenons à espérer. Un de ces jours, nous attendrons nous aussi des choses de la vie. Peut-être même en exigerons -nous. Comme les Américains. Exigeants toujours. pages 81-82
"Vous avez entendu parler de la Révolution culturelle, n'est-ce pas? dit Li , en remplissant à nouveau leurs verres.
- Oui, bien sûr. C'était une époque horrible.
- Une époque horrible, oui. Elle nous a appris que celui qui se conduit comme un être civilisé a perdu d'avance. Que ce qu'il gagne, c'est de l'indifférence, l'insensibilité, la cruauté, la brutalité. Voilà la leçon de la Révolution culturelle.
...Comment a-t-on pu laisser faire une chose pareille? demanda Miranda. Je ne comprends pas.
- C'est pourtant simple: les gagnants veulent rester les maîtres- ce n'est pas plus compliqué que cela. Ce qu'ils redoutent le plus, c'est de sombrer dans la masse anonyme des perdants. En 1965, quelques gouvernants ont vu leur pouvoir menacé; ils ont imaginé le conserver en déchirant le pays. Ils ont convaincu les jeunes- des adolescents, pour la plupart- que le paradis était au prix de la destruction de la vieille société. Les jeunes les idolâtraient, à cause du monde idéal qu'ils leur faisaient miroiter, mais surtout, à cause de la liberté d'agir qu'ils leur donnaient. Ils les ont incités à défier leurs parents, leurs professeurs, à les dénoncer au Parti : toute critique du régime , tout éloge de la culture occidentale, de l'éducation classique, de la liberté de la presse, de la démocratie étaient suspects...
- Vos enfants ont fait partie de ces jeunes?
- Non, ils étaient trop petits, mais ils ont grandi dans cette atmosphère et peu à peu, ils se sont dressés contre moi....Pour nous, ce fut une époque de chaos reprit-il enfin; pour les enfants, ce furent dix ans de vacances. Le régime a ordonné qu'on les laisse voyager gratuitement en train dans tout le pays, qu'on les nourrisse tout aussi gratuitement, partout et chaque fois qu'ils l'exigeaient. On leur demandait d'abattre tout ce qui appartenait au passé. Ainsi, ces gosses erraient comme des meutes de chiens sauvages, détruisant tout sur leur passage au nom des lendemains qui chantent. Mais les lendemains n'ont pas chanté. On a fermé les écoles, donc plus personne ne recevait d'éducation. On a démoli des centaines de nos plus beaux temples, de nos plus belles oeuvres d'art, brûlé des bibliothèques entières. Ces jeunes ont ruiné des centaines de milliers de vies par de fausses accusations, ils ont conduit des gens à la mort. Dans le même temps, le régime envoyait des millions de professeurs, écrivains, médecins, hommes d'affaires dans les campagnes reculées pour les faire travailler comme manoeuvres. Ils disaient que nous avions besoin de nous rapprocher du peuple. En vérité, leur vrai but était d'anéantir toute pensée indépendante. pages 111, 112

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